Kitabı oku: «Sous la neige», sayfa 4
L'entrepreneur se déroba avec sa rondeur habituelle. Il parla de l'affaire sur un ton de plaisanterie, demandant à Frome s'il avait l'intention d'acheter un piano à queue ou bien d'ajouter «une couple5» à sa maison: «Dans ce cas, lui dit-il en riant, pour vous, je travaillerais gratis.»
Ethan fut vite à bout d'expédients, et après un instant de silence embarrassé, il se leva pour prendre congé. Comme il ouvrait la porte du bureau, Hale le rappela brusquement.
– Dites-moi… vous n'êtes pas sérieusement gêné, j'espère?
– Mais non, pas du tout…
L'orgueil de Frome avait dicté sa réponse avant même que sa raison eût le temps d'intervenir.
– Dans ce cas, tout est pour le mieux, car moi-même je le suis un peu, et je voulais précisément vous demander un sursis pour le paiement. Les affaires ne marchent pas très fort, et puis je suis en train d'arranger une petite maison pour Ned et Ruth quand ils seront mariés. Je le fais avec plaisir, mais dame, ça coûte. Les jeunes gens aiment à être bien logés. Vous savez ça par vous-même. Il n'y a pas si longtemps que vous et Zeena vous êtes installés…
Frome remisa ses chevaux dans l'écurie d'Andrew Hale et alla au village pour une autre affaire. La dernière phrase de l'entrepreneur résonnait toujours à ses oreilles, et il songeait avec amertume que les sept années de son union avec Zeena paraissaient sans doute plus courtes aux gens de Starkfield qu'à lui-même.
L'après-midi touchait à sa fin. Déjà quelques vitres pailletaient de lueurs jaunes le crépuscule glacial et semblaient rendre la neige plus blanche encore. La température rigoureuse avait ramené chacun chez soi; Ethan cheminait seul à travers la longue rue. Tout à coup il entendit un léger tintement de clochettes, et un cutter passa vivement près de lui.
Il reconnut le poulain rouan de Michel Eady, que conduisait son fils, coiffé d'une nouvelle casquette de fourrure. Le jeune homme le salua d'un: «Bonjour, Ethan!» et le dépassa au trot rapide de son cheval. Le cutter allait dans la direction de la ferme des Frome, et le cœur d'Ethan se contracta en écoutant le son des grelots qui s'éloignaient… Il était très vraisemblable que Denis Eady, ayant appris le départ de Zeena pour Bettsbridge, profitait de l'occasion pour aller passer une heure auprès de Mattie… Ethan était honteux de la jalousie qui grondait dans son cœur. Il lui semblait offensant pour la jeune fille qu'il éprouvât à son égard des sentiments aussi violents.
Il continua son chemin jusqu'à l'église et entra dans l'ombre que projetaient les sapins des Varnum. C'était l'endroit même où il avait rejoint Mattie la nuit précédente. A quelques pas devant lui, il aperçut, dans la pénombre, la vague silhouette d'un couple enlacé. Il crut entendre un baiser; puis un «Oh!», mi-rieur, mi-confus, lui apprit qu'on l'avait vu. Le couple se sépara brusquement et l'une des deux personnes se glissa par la grille du jardin des Varnum, tandis que l'autre continuait rapidement son chemin.
Ethan sourit en pensant au trouble que son approche avait causé aux amoureux… Qu'est-ce que cela pouvait bien faire à Ned Hale et à Ruth Varnum qu'on les vît s'embrassant? Tout le monde savait leurs fiançailles. Il lui plut de les avoir surpris ainsi à l'endroit même où, la veille, Mattie et lui avaient senti leurs cœurs si proches l'un de l'autre; puis il songea avec un retour de tristesse que Ned et Ruth n'avaient pas besoin, eux, de cacher leur bonheur…
Il sortit ses chevaux de l'écurie de Hale et reprit le chemin de la ferme. Le froid était moins âpre que pendant le jour; de gros nuages moutonneux annonçaient une nouvelle tombée de neige pour le lendemain. De ci, de là, une étoile perçait la nuit et creusait alentour une profondeur bleuissante. Dans une heure ou deux, la lune se lèverait au-dessus de la montagne, derrière la ferme; elle s'ouvrirait un chemin doré à travers les nuages, puis serait de nouveau voilée par eux. Une paix mélancolique s'étendait sur les champs; on eût dit que la diminution du froid leur causait un soulagement, et qu'ils s'assoupissaient plus mollement, de leur long sommeil d'hiver.
L'oreille d'Ethan guettait le tintement des clochettes de Eady, mais aucun bruit ne troublait le silence de la route déserte. En approchant de la ferme il aperçut, à travers le léger rideau de mélèzes, une lumière qui tremblotait au loin à une des fenêtres. «Elle est là-haut, pensa-t-il. Elle se prépare pour le souper…» Puis il se rappela le coup d'œil railleur que Zeena avait eu, lorsque, le soir de son arrivée, Mattie s'était mise à table, les cheveux lissés, un ruban autour du cou…
Il passa près du petit monticule enclos, et jeta un regard sur une des plus vieilles pierres tombales. Dans son enfance, il la regardait souvent parce qu'elle portait son nom:
CI-GISENT
ETHAN FROME ET SA FEMME ENDURANCE,
QUI VÉCURENT ENSEMBLE EN PAIX
PENDANT CINQUANTE ANS
Souvent, depuis lors, il s'était dit que cinquante ans c'était un bien long temps pour vivre côte à côte; mais aujourd'hui il comprenait que ce temps pouvait s'écouler avec la rapidité de l'éclair… Puis, dans un soudain accès d'ironie, il songea que pareille inscription serait peut-être placée quelque jour sur leur tombeau, à Zeena et à lui…
Il ouvrit la porte de l'écurie et avança la tête dans l'obscurité. Il éprouvait la vague appréhension de trouver là le poulain de Denis Eady, installé à côté de son cheval; mais le vieil alezan était seul, mâchonnant son râtelier d'une bouche édentée. La joie de Frome fut si grande qu'en préparant la litière de ses bêtes il se mit à siffler, et qu'il versa dans les mangeoires une ration supplémentaire.
Sa voix n'était pas particulièrement harmonieuse, mais de rudes mélodies s'échappèrent de son gosier tandis qu'il fermait l'écurie et montait la pente vers la maison. Il atteignit la porte de la cuisine et tenta en vain de l'ouvrir.
Etonné, il secoua violemment le loquet; puis il réfléchit: «Mattie est seule… Il est naturel qu'elle se soit enfermée à la nuit.» Il écoutait dans l'obscurité, guettant le son d'un pas… Après avoir de nouveau tendu l'oreille, il cria d'une voix joyeuse:
– Holà! Mattie!…
Il n'y eut aucune réponse; mais un instant après il entendit un léger bruit dans l'escalier et vit sous la porte un rayon lumineux. La fidélité avec laquelle les incidents de la veille se répétaient le frappait à ce point qu'il s'imagina presque, lorsque la clef tourna, que sa femme allait surgir devant lui, enveloppée dans son couvre-lit de calicot… La porte s'ouvrit, et ce fut Mattie qui parut…
Elle se tenait exactement comme Zeena, dans le cadre sombre de la cuisine. La lampe, maintenue à la même hauteur, éclairait avec la même netteté la gorge ronde de la jeune fille et son poignet ambré, menu comme celui d'un enfant. Puis elle éleva la lampe et la lumière aviva l'éclat de ses lèvres, mit autour de ses yeux une ombre veloutée, éclaira la blancheur laiteuse de son front au-dessus des longs sourcils noirs.
Mattie était habillée de sa robe habituelle de drap sombre. Elle ne portait pas de nœud au cou, mais dans sa chevelure elle avait disposé une torsade de ruban rouge. Cette marque de coquetterie charma Ethan comme un hommage rendu à ce que la situation avait d'exceptionnel. La jeune fille lui parut plus grande, plus svelte, plus complètement femme par l'allure et le geste. Elle l'accueillit avec un sourire silencieux, puis elle s'éloigna d'un pas souple et posa la lampe sur la table. Ethan vit alors que le couvert avait été soigneusement dressé pour le repas du soir. Il remarqua un plat de doughnuts6 une compote de blueberries7, et, sur un beau plat de verre rouge, ses pickles préférés. Le chat, allongé devant le feu clair qui flambait dans le poêle, surveillait la scène du coin de son œil à demi clos.
Une sensation de bien-être envahit brusquement Ethan. Il gagna l'entrée pour accrocher sa pelisse et retirer ses chaussures mouillées. Lorsqu'il revint, Mattie avait placé la théière sur la table et le chat se frottait familièrement contre sa jupe.
– Prends garde, Puss! tu vas me faire tomber… – s'écria-t-elle, les yeux brillants.
Une fois encore, Frome se sentit mordu par une jalousie soudaine. Était-ce bien son retour qui donnait à la jeune fille ce visage radieux?
– Personne n'est venu, Mattie? – dit-il, en se baissant comme pour surveiller le fonctionnement du poêle.
Elle fit un signe de tête rieur.
– Si, une personne…
Le front d'Ethan se rembrunit.
– Qui donc? – demanda-t-il, se relevant vivement, et la regardant à la dérobée.
Les yeux de Mattie pétillaient de malice:
– Eh, mon Dieu!… Jotham Powell… Il est entré en revenant de la gare et m'a demandé une tasse de café avant de retourner chez lui.
L'inquiétude de Frome se dissipa; une chaleur subite inonda son cœur.
– C'est tout? J'espère bien que vous la lui avez donnée?…
Puis il sentit qu'il était convenable d'ajouter:
Il est arrivé à l'heure pour le train de Zeena?
– Oh! oui, largement.
Le nom de Zeena mit une gêne momentanée entre eux. Ils gardèrent le silence. Puis Mattie reprit, avec un air timide:
– Je pense qu'il est temps de se mettre à table.
Ils s'assirent, et le chat, se faufilant entre eux, sauta sur la chaise de Zeena.
– Oh! Puss, quelle idée!… – s'écria Mattie, et tous deux se mirent à rire de nouveau.
Un moment auparavant, Ethan s'était senti en veine d'éloquence, mais l'évocation de Zeena l'avait glacé. La jeune fille, à son tour, sembla gagnée par le même embarras. Elle s'assit, les yeux baissés, buvant son thé à petites gorgées, tandis que Frome simula un appétit vorace pour les doughnuts et les pickles au sucre. Enfin, après avoir longtemps cherché une entrée en matière, il avala une lampée de thé, et dit:
– On croirait qu'il va encore neiger.
Elle feignit de s'intéresser vivement à cette nouvelle.
– Vraiment? Pensez-vous que cela puisse empêcher Zeena de rentrer?
Elle rougit comme si la question lui avait échappé malgré elle, et posa brusquement sa tasse. Ethan, pour se donner une contenance, étendit sa main ver les pickles.
– A cette époque de l'année on ne sait jamais, – dit-il. – Les tourbillons de neige chassent dru, du côté des Flats…
Encore une fois le nom de Zeena l'avait paralysé. Il lui semblait que sa femme se trouvait dans la pièce, entre eux deux.
Brusquement Mattie poussa un cri:
– Oh, Puss, tu es trop gourmand!
Profitant de leur moment de gêne, le chat avait sauté de la chaise de Zeena sur la table. Sournoisement il allongea son long corps souple vers le pot de lait placé entre Ethan et Mattie.
Tous deux se penchèrent en avant et leurs mains se rencontrèrent sur l'anse de la cruche. Celle de la jeune fille se trouvait en dessous et Ethan y appuya la sienne un peu plus longtemps qu'il n'était nécessaire.
Le chat profita de ce manège pour essayer une prudente retraite, mais, en reculant, il mit la patte dans le beau plat en verre rouge qui contenait les pickles. Le plat tomba sur la plancher avec fracas.
D'un bond, Mattie avait quitté sa chaise et s'était agenouillée à côté de débris.
– Oh! Ethan, Ethan… Le beau plat de Zeena est en morceaux! Que dira-t-elle?
Cet incident rendit à Frome tout son sang-froid.
– Il faudra qu'elle s'en prenne au chat, voilà tout, – répliqua-t-il en riant.
Il s'agenouilla à son tour auprès de Mattie et commença à ramasser les pickles épars. Mais elle tournait vers lui des yeux désolés.
– Vous savez bien qu'elle ne voulait jamais que l'on se servît de ce plat, même quand il y avait du monde. Il était sur la plus haute planche de l'armoire… Elle voudra savoir pourquoi j'ai été l'y dénicher… Pour l'atteindre il m'a fallu monter sur l'escabeau.
En présence d'un tel désastre Ethan fit appel à toute son énergie.
– Elle ne saura rien si vous vous tenez tranquille. J'irai demain acheter un plat semblable. D'où vient-il? Au besoin je pousserai jusqu'à Shadd's Falls…
– Même à Shadd's Falls vous n'en trouverez jamais. C'était un cadeau de noces, vous ne vous souvenez pas? Il a été envoyé de Philadelphie par la tante de Zeena qui a épousé le pasteur. C'est pourquoi elle ne voulait jamais s'en servir. Oh, Ethan, Ethan, que faire?
Elle se mit à pleurer, et à chacune de ses larmes il croyait sentir tomber sur lui une goutte de plomb fondu.
– Je vous en prie, Mattie, je vous en prie, ne pleurez pas ainsi…
Elle se releva. Frome la suivit, désespéré, pendant qu'elle étalait sur le buffet les morceaux de verre. Il lui semblait que ces débris étaient comme le symbole de leur soirée manquée.
– Allons, donnez-les moi, – dit-il tout à coup.
Elle s'écarta, obéissant instinctivement au son autoritaire de sa voix.
– Oh Ethan, qu'allez-vous en faire?
Sans répondre, il rassembla les fragments dans sa large main et s'en fut vers l'antichambre. Il alluma un bout de chandelle, ouvrit l'armoire et tendant son bras jusqu'à la dernière planche, y plaça les morceaux, en ayant soin de les disposer de telle façon qu'il fût impossible de voir d'en bas que le plat était brisé. S'il recollait les débris dès le lendemain matin, des mois pourraient s'écouler avant que sa femme s'aperçût de l'accident; et d'ici là, du reste, il trouverait peut-être à remplacer le plat.
Convaincu que tout danger prochain était écarté il rentra dans la cuisine d'un pas plus léger. Mattie, inconsolable, recueillait les restes des pickles.
– Allons, Mattie, finissons de souper; tout est arrangé, – dit-il.
Rassurée, elle lui jeta un regard souriant à travers ses longs cils encore humides. Le cœur de Frome battait d'orgueil à la voir si soumise à sa parole. Elle ne lui demandait même pas ce qu'il avait fait…
Jamais, sauf lorsqu'il dirigeait la descente d'un grand tronc d'arbre du haut de la montagne, il n'avait éprouvé aussi pleinement la sensation d'être le maître…
V
Après souper, tandis que Mattie levait le couvert, Ethan alla donner un coup d'œil à l'étable. Puis il fit une dernière fois le tour de la maison.
Sous le ciel opaque la terre s'étendait muette et obscure. L'air était si calme que, de temps à autre, on percevait le bruit d'une masse de neige se détachant pesamment d'un arbre, là-bas, à l'orée du taillis.
Il revint à la cuisine. La scène était celle-là même qu'il avait imaginée le matin… Mattie avait rapproché la chaise de Ethan du poêle et s'était installée à coudre, auprès de la lampe. Il s'assit à son tour, tira sa pipe de sa poche et allongea ses pieds devant le feu. Le dur labeur de la journée au grand air le rendait à la fois paresseux et allègre. Il avait confusément la notion d'être dans un autre monde, où tout serait chaleur, harmonie et paix. La seule ombre à son parfait bonheur venait de ce qu'il ne pouvait apercevoir Mattie de sa place. Mais il était trop indolent pour se déranger; et après un instant il lui dit: «Venez donc vous asseoir ici près du poêle.» Et il désigna le fauteuil à bascules de Zeena, de l'autre côté de la cheminée. Mattie obéit et vint s'y asseoir. Ethan eut un moment d'émotion en voyant la fine tête brune appuyée contre le coussin bigarré que encadrait habituellement le visage décharné de sa femme. Un instant, il eut presque le sensation que la figure de Zeena s'était substituée à celle de l'intruse…
Mattie sembla bientôt partager ce malaise. Elle changea de position, se penchant en avant, la tête sur son ouvrage. Frome ne discernait plus que la pointe de son nez, et le ruban rouge dans ses cheveux. Elle se leva presque aussitôt.
– Je n'y vois pas pour coudre, – dit-elle; et elle alla se rasseoir auprès de la table.
Ethan prit le prétexte de remplir le poêle pour se lever, et quand il revint à son siège il le tourna de façon à voir le profil de la jeune fille, et la lumière de la lampe sur ses mains. Le chat, qui avait guetté tout ce va-et-vient d'un œil curieux, sauta sur le fauteuil de Zeena, s'y pelotonna, et posa sur tous deux son regard somnolent.
Un calme profond emplissait la cuisine. La pendule suspendue au-dessus du buffet faisait entendre son tic-tac. De temps à autre morceau de bois carbonisé s'écroulait dans le poêle, et le parfum âcre et subtil des géraniums se mélangeait à l'odeur du tabac. La fumée formait un brouillard bleu autour de la lampe et tissait ses toiles d'airaignée dans les coin obscurs de la pièce.
Entre Mattie et Ethan toute contrainte s'était dissipée. Ils parlaient maintenant avec aisance et simplicité, s'entretenant de choses quotidiennes, de la neige, de la soirée de la veille à l'église, des amours et des querelles de Starkfield. La banalité même de la causerie donnait à Ethan une illusion de longue intimité qu'aucune explosion sentimentale n'eût pu lui procurer. Il commençait à s'imaginer qu'ils avaient toujours passé leurs soirées ainsi, et que toute leur existence s'écoulerait de la même manière…
– C'est cette nuit que nous devions aller luger, – dit-il enfin, du ton tranquille de l'homme qui est sûr de pouvoir réaliser le lendemain ce qu'il ne fait pas le jour même.
Elle se tourna vers lui, souriante:
– Je me figurais que vous l'aviez oublié!
– Pas du tout… mais il fait trop noir. Nous pourrions y aller demain s'il y a de la lune.
La tête renversée en arrière, elle eut un rire joyeux qui fit jouer la lumière sur ses lèvres et ses dents.
– Ça m'amuserait tant, Ethan!
Il la regardait toujours, émerveillé de la façon dont, à chaque détour de leur causerie, sa figure changeait d'expression, comme un champ de blé qui ondule sous la brise. Il était grisé par l'effet magique que produisaient ses phrases maladroites, et il avait hâte d'en renouveler l'expérience.
– Vous n'auriez pas peur de descendre la côte de Corbury avec moi par une nuit pareille?
Elle rougit.
– Pas plus que vous!
– Eh bien, moi-même, je n'oserais pas. Il y a un mauvais tournant tout en bas, à côté du grand orme. Il faut faire bien attention, sans quoi l'on donnerait en plein dedans.
Il jouissait de la sensation de protection et d'autorité que lui procurait le son de ses paroles. Pour prolonger et accroître cette sensation il ajouta:
– Après tout, nous sommes joliment bien ici…
Les paupières de Mattie s'abaissèrent, avec le mouvement qui était cher à Ethan.
– Oui, nous sommes bien ici, – murmura-t-elle.
Ces mots furent prononcés sur un ton si doux qu'Ethan sentit tressaillir son cœur. Il rapprocha sa chaise de celle de la jeune fille. Puis il posa sa pipe sur la table, et, se penchant en avant, toucha l'extrémité du lai d'étoffe brune que Mattie était en train d'ourler.
– Dites, Mattie, – commença-t-il en souriant, – savez-vous qui j'ai vu sous les sapins des Varnum, en rentrant, tout à l'heure? Une de vos amies que se laissait embrasser.
Toute la soirée il avait eu ces mots sur les lèvres, mais maintenant qu'il les avait enfin prononcés, ils lui semblaient sots et déplacés au delà de toute expression.
Mattie rougit jusqu'à la racine de ses cheveux. Deux ou trois fois, elle poussa rapidement son aiguille à travers son ouvrage, et retira imperceptiblement le lai qu'Ethan frôlait.
– C'était Ruth et Ned sans doute, – dit-elle à mi-voix, comme si subitement ils avaient abordé un sujet grave.
Ethan s'était figuré que son allusion ouvrirait le champ aux plaisanteries d'usage, et que celles-ci pourraient peut-être provoquer quelque caresse innocente, ne fut-ce qu'un simple contact de la main. Maintenant, il lui semblait que la rougeur de la jeune fille la ceignait de feu.
Il savait que la plupart des jeunes gens trouvent tout simple de donner un baiser à une jolie fille; il se souvenait que lui-même, la nuit précédente, il avait glissé son bras autour de la taille de Mattie sans que celle-ci lui résistât. Mais cela s'était passé dehors, à l'ombre de la nuit inconsciente. Près du foyer familial, dans cette pièce où tout rappelait l'ordre et le devoir, la jeune fille lui paraissait plus lointaine et plus inaccessible.
Pour rompre cette gêne, il dit:
– Ils se marieront bientôt, sans doute.
– Oui, je ne serais pas étonnée que le mariage eût lieu aux premiers jours de l'été.
Elle prononça, ce mot de «mariage» avec une inflexion si tendre que son accent évoqua la vision d'un bosquet frissonnant qui conduit à une clairière enchantée.
Ethan en éprouva une sourde douleur. Reculant sa chaise il lui dit:
– Ce serait bientôt votre tour que je n'en serais pas autrement surpris.
Elle rit, un peu gênée:
– Pourquoi répétez-vous toujours cela?
Il rit à son tour.
– Peut-être pour me faire à l'idée.
Il se rapprocha de nouveau de la table. Mattie s'était remise a coudre en silence, les paupières baissées. Ethan la regardait, perdu dans la contemplation de ses mains, qui allaient et venaient au-dessus du lai d'étoffe, comme deux oiseaux voltigeant su-dessus du nid qu'ils construisent. Au bout d'un moment, sans tourner la tête ni lever les yeux, elle reprit à voix basse:
– Vous ne croyez pas que Zeena m'en veuille?
Les anciennes craintes de Frome se réveillèrent brusquement.
– Que voulez-vous dire? – balbutia-t-il.
Elle lui jeta un regard inquiet et laissa choir son ouvrage sur la table.
– Je ne sais pas… La nuit dernière, j'ai eu cette impression.
– Je voudrais bien savoir de quel droit elle vous en voudrait, – grommela-t-il.
– On ne sait jamais avec Zeena…
C'était la première fois qu'ils parlaient si librement de la femme d'Ethan. La répétition de son nom sembla résonner aux quatre coins de la pièce et revenir vers eux en longues répercussions.
Mattie attendit, comme pour laisser mourir l'écho; puis elle continua:
– Elle ne vous a rien dit?
Il fit un geste de dénégation.
– Pas un mot…
D'un vif mouvement elle rejeta les cheveux qui lui tombaient sur le front.
– Alors, c'est que je suis nerveuse… N'y pensons plus!
– Oh! non.... n'y pensons plus, Mattie!
L'ardeur soudaine avec laquelle Frome avait prononcé ces paroles fit de nouveau affluer le sang aux joues de la jeune fille. Cette fois elle ne rougit pas brusquement mais peu à peu, délicatement: on eût dit le reflet de la pensée qui lui traversait le cœur. Elle garda le silence, ses mains croisées sur son ouvrage, et il sembla à Ethan qu'un courant de chaleur se dégageait de la bande d'étoffe déroulée entre eux.
Il étendit sa main avec précaution, jusqu'à ce que l'extrémité de ses doigts eût atteint le bout le plus rapproché de l'étoffe. Un léger battement de cils de Mattie parut indiquer qu'elle avait perçu le geste et que la main du jeune homme lui renvoyait la même onde de chaleur… Elle laissa ses mains à elle reposer, immobiles, sur l'autre bout du pan de drap brun.
Tandis qu'ils demeuraient ainsi, Frome entendit un bruit derrière lui. Il tourna la tête et vit le chat qui avait sauté de fauteuil à bascule de Zeena à la poursuite d'une souris derrière le lambris. Ce balancement spectral du siège vide le fit frissonner.
«Elle s'y balancera demain à nouveau», pensa-t-il. «C'est un rêve que j'ai fait… Cette soirée est la seule que je passerai jamais en tête à tête avec Mattie…»
Ce retour à la réalité était aussi douloureux que le retour à la conscience après l'absorption d'un anesthésique. Son corps et son cerveau étaient écrasés sous le poids d'une indicible tristesse. Il ne trouvait rien à dire ni à faire qui pût arrêter la fuite folle des instants.
L'altération de son humeur semblait s'être communiquée à Mattie. Elle leva sur lui des yeux voilés: on eût dit que le sommeil alourdissait ses paupières et qu'il lui en coutât de les soulever. Puis elle posa son regard sur la main de Frome, qui s'était emparé du bout d'étoffe et l'étreignait comme s'il eût été un peu d'elle-même.
Il vit un tremblement à peine perceptible contracter le visage de Mattie, et sans savoir ce qu'il faisait, il baissa la tête et appuya ses lèvres sur l'étoffe. Tandis que sa bouche s'y attardait, il sentit que la jeune fille retirait le drap tout doucement. Puis il vit qu'elle se levait et commençait à replier son ouvrage. Elle l'attacha avec une épingle, et, ramassant son dé et ses ciseaux, elle remit le tout dans la boîte en carton peint qu'il lui avait rapportée un jour de Bettsbridge.
A son tour, Ethan se leva. Son regard fit machinalement le tour de la pièce. La pendule suspendue au mur sonna onze heures.
– N'oubliez pas de couvrir le feu, – lui dit Mattie à voix basse.
Il ouvrit la porte du poêle et tisonna les cendres d'une main distraite. Lorsqu'il se redressa, il la vit qui traînait vers le feu la vieille boîte à savon doublée d'un bout de carpette dans laquelle couchait le chat. Elle traversa à nouveau la chambre, prit dans chacun de ses bras un pot de géranium, et les éloigna de la fenêtre givrée. Ethan la suivit, portant les autres géraniums, les bulbes de jacinthe plantées dans une jatte de faïence ébréchée, et le lierre qui grimpait autour d'un vieil arceau de croquet.
Quand ces besognes quotidiennes furent accomplies, il ne restait plus qu'à chercher dans l'antichambre le bougeoir d'étain, à allumer la chandelle et à souffler la lampe. Ethan tendit le bougeoir à Mattie, et elle sortit de la cuisine en le précédant. Ses cheveux sombres, vus ainsi, contre la lumière, rappelaient une traînée de brume flottant devant la lune.
– Bonne nuit, Mattie, – dit Frome au moment où elle posait le pied sur la première marche de l'escalier.
Elle se retourna et le regarda un instant.
– Bonne nuit, Ethan, – répondit-elle. Puis elle monta.
Lorsqu'elle fut rentrée dans sa chambre Frome se rappela qu'il ne lui avait pas même touché la main…