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Kitabı oku: «Contes de bord», sayfa 7
UN CONTRE-AMIRAL EN BONNE FORTUNE.
Un général de mer se plaisait à tyranniser les officiers de la division qu'il commandait, à peu près comme autrefois certain empereur romain s'amusait, pour passer le temps, à tuer des mouches. En retour de ses mauvais traitemens, tous ses officiers l'envoyaient au diable; mais leurs malédictions ne réussissaient qu'à réjouir le vieil amiral, qui se montrait fier surtout de la haine universelle qu'il inspirait; et les arrêts forcés ne réjouissaient nullement les jeunes officiers.
Lorsque l'amiral riait en montant à bord, on pouvait en conclure qu'il venait de jouer quelque bon tour à l'un des élégans de la division. Rien ne l'égayait autant que de pouvoir dire à son capitaine de pavillon: «Monsieur le commandant, vous ordonnerez les arrêts forcés pour quinze jours à M. un tel, qui s'est permis d'aller faire la belle jambe à terre malgré mes ordres.» Il se serait volontiers pâmé d'aise, lorsqu'après avoir rencontré dans une rue un officier déguisé en matelot, il lâchait aux trousses du pauvre fugitif deux ou trois de ses adjudans. Il appelait cela faire la chasse aux lapereaux. Cet homme aurait fait le meilleur chef de police que l'on pût posséder dans une capitale. Le sort, en se trompant, n'en avait fait qu'un contre-amiral.
Tous les officiers lui rendaient depuis long-temps haine pour vexations, et cette haine était devenue telle, qu'on pouvait dire qu'elle avait fini par dégénérer en esprit de corps. Il était d'usage de détester l'amiral, à peu près comme il est ordinaire, dans le service, de respecter ses chefs. C'était presque un article de l'ordonnance.
Mille fois on se serait vengé de ce damné d'homme, si les règles d'une discipline d'airain avaient pu se prêter aux voeux que les subalternes formaient contre leur injuste et inflexible chef. Mais, comme il le disait lui-même, il était le pot de fer, et il ne redoutait pas les cruches qui auraient osé l'aborder.
Les cruches enrageaient donc de n'avoir pu ébrécher le pot de fer que par quelques piquantes plaisanteries et quelques bonnes épigrammes auxquelles leur puissant adversaire avait toujours riposté par les arrêts forcés ou de mauvaises notes envoyées au ministre.
Un jeune enseigne de vaisseau, malgré les difficultés et les dangers de l'entreprise, résolut cependant de venger tous ses camarades de la longue humiliation sous laquelle la main de l'amiral avait courbé leurs fronts craintifs. «Je veux, leur dit-il, pour peu que le ciel seconde mes projets, couvrir de honte celui qui nous a jusqu'ici accablés de vexations. Faites des voeux pour moi, et laissez-moi faire.»
La division se trouvait mouillée depuis quelques jours dans un port étranger. Le Léonidas qui aspire à arrêter le torrent des mauvais traitemens de l'amiral, ne choisit pas pour compagnons trois cents Spartiates, mais il prend avec lui les deux plus jolis petits aspirans qu'il peut trouver, et il marche aux Thermopyles. Mais quelles sont les Thermopyles de notre officier? une maison de joie qu'il loue pour quelques heures à d'aimables filles dans une des rues les plus fréquentées de la Havane.
Les deux petits aspirans, dont les traits sont doux et malins, et dont la taille est encore petite et svelte, se laissent habiller en jeunes personnes. Leur teint, déjà un peu bruni par l'air brûlant de la mer, reprend toute sa fraîcheur native sous une légère couche de blanc de céruse. Leurs pieds adolescens, long-temps comprimés par des bottes épaisses, recouvrent une élégante flexibilité dans de fins souliers de prunelle. Leurs hanches, comprimées sous la ceinture d'un lourd poignard, se dessinent voluptueusement sous un large ruban rose. Nos deux petits chérubins de bord deviennent enfin, avec un peu d'art et de patience, de jolies petites filles agaçantes, faites pour tromper l'oeil enflammé de plus d'un amateur. Au bout de quelques heures d'exercice à la fenêtre du logis où l'on vient de les installer, elles auraient pu prendre dans leurs filets les passans les moins disposés à se laisser séduire par les agaceries de ce sexe dont l'empire s'étend si facilement de la croisée à la rue.
L'amiral, le soir même du jour où nos masculines Laïs étaient entrées en fonctions, s'était rendu au spectacle accompagné d'un de ses aides-de-camp. A onze heures il s'en revenait à bord, précédé par deux matelots qui, sur ses pas, avaient soin de projeter la vive clarté de deux énormes fanaux. En passant par une des rues qu'il lui fallait parcourir pour se rendre vers le warf où l'attendait son canot, il fait remarquer à l'aide-de-camp marchant respectueusement à ses côtés, deux fenêtres d'où sortent des voix qu'il croit reconnaître pour des voix de femmes, et de femmes françaises même!
«Quelle drôle de chose, à la Havane, à cette heure, monsieur mon aide-de-camp! Qu'en dites-vous?
– Mon général, je dis que ce n'est pas plus drôle que partout ailleurs. Il y a dans tous les lieux du monde connu, des Françaises qui font ce métier-là.»
– Quel métier entendez-vous donc?
– Mais, mon général, le métier que font probablement ces deux dames.
– Vous avez raison, elles sont deux, et elles me paraissent même être assez gentilles. Ecoutez! elles parlent.... Il me semble même qu'elles parlent de nous.»
Une de ces dames, en effet, en voyant passer le petit cortège, s'était écriée avec le doux accent de la curiosité et de l'intérêt:
«Ah! c'est le général français nouvellement arrivé!
– Voyez-vous, monsieur mon aide-de-camp, reprend l'amiral en recueillant ces paroles tendrement provocatrices, voyez-vous que ce sont des Françaises!… Mesdames, j'ai bien l'honneur de vous saluer....»
Les dames répondent gracieusement à ce salut.... La porte de la rue, près de laquelle les deux passans se sont arrêtés, s'entr'ouvre au même instant. Les matelots qui portaient les fanaux destinés à éclairer le général, se sont arrêtés aussi.... Mais le général leur ordonne de continuer leur route sans lui, en leur recommandant d'avertir leur patron qu'il ira bientôt rejoindre son canot.
Resté seul avec son aide-de-camp, et délivré de la présence importune de ses deux matelots, il reprend plus librement la conversation avec son interlocateur.
«Si, pour la singularité du fait, nous montions, monsieur l'aide-de-camp?
– Chez ces dames?
– Mais où voulez-vous que nous montions, si ce n'est chez elles?
– Y pensez-vous sérieusement, mon général?
– A quoi voulez-vous que je pense, si ce n'est à ce que je vous propose?
– Mais que dira-t-on si l'on vient à savoir que....
– On dira que j'ai fait le galant et vous un peu le cafard, peut-être! Quel mal y aura-t-il à cela? Partout on veut me faire passer pour une espèce de Hun farouche, insensible à toutes les douces séductions du sexe.... J'ai envie de perdre ce soir une aussi fâcheuse réputation.... Allons, soyez aimable une fois en votre vie. Vous aussi vous n'avez pas plus que moi de temps à perdre pour réparer vos longues années d'endurcissement et de rébellion contre le pouvoir des belles. Entrons. Je vais vous donner l'exemple en ma qualité de chef.
– Mais une seule observation, mon général, elle ne sera pas longue.
– Cela ne l'empêchera pas d'être peut-être fort déplacée, votre observation, et encore assez ennuyeuse probablement.
– En entrant dans cette maison, vous ne risquez rien, vous....
– Il me semble cependant que je risque tout autant que vous au moins?
– Ce n'est pas cela que je veux dire. Je veux dire que le rôle que je jouerai en vous suivant pourra, en ma qualité de subalterne, paraître un peu trop complaisant, et que si l'on vient à apprendre plus tard....
– Ah! oui, vous craignez en votre qualité de subalterne, n'est-ce pas, que l'on dise que.... Quel enfantillage! Est-ce que dans ces sortes d'aventures tous les rangs ne sont pas égaux! Vous voyez bien même que dans la situation où nous nous trouvons, c'est moi qui fais tous les frais de la négociation; et, le diable m'emporte, je crois que si j'avais une chandelle à la main, je serais obligé de vous la tenir pour vous engager à monter l'escalier, tant ce soir vous paraissez tenir à faire la prude. Allons donc, montons, et que cela finisse!
– Puisqu'il le faut et que vous le voulez décidément, montons, mon général. Mais en grand uniforme....
– Pourquoi pas? personne ne nous voit, et la nuit sauve le scandale.»
Pendant tout ce colloque, nos deux syrènes avaient mis en usage leurs plus agaçantes minauderies pour séduire notre vieux navigateur et son scrupuleux compagnon. Leurs enchantemens n'avaient, hélas! que trop triomphé de la faiblesse de cet autre Ulysse.
En entrant dans l'appartement de nos piquantes Françaises, le général fut agréablement surpris de la richesse qui régnait dans le simple ameublement du lieu.
«Je reconnais bien là, s'écria-t-il pour dire quelque chose, le goût et l'élégance de mes compatriotes.»
Les deux beautés reçurent ce compliment d'introduction en faisant une révérence assez gauche et en baissant modestement la tête pour ne pas éclater de rire.
«Mais par quel hasard, ou plutôt par quel destin favorable pour nous, vous trouvez-vous ici, mes belles dames, au milieu de messieurs les Espagnols?
– Des événemens qu'il serait trop long de vous raconter, nous ont conduits … c'est-à-dire nous ont conduites dans ce pays, et ensuite des malheurs nous y ont retenues....
– Vous me trouverez peut-être un peu indiscret, mais l'intérêt que je porte à toutes les jolies femmes de ma patrie excusera la singularité de ma question.... Mesdames, êtes-vous demoiselles ou mariées?
– Nous étions mariées, monsieur le général.
– Et messieurs vos maris?
– Ne sont plus.... Des chagrins et l'inclémence du climat....
– Ah! j'entends, j'entends … la fièvre jaune, n'est-ce pas?… Ah! ce maudit climat.... (Voyez-vous, monsieur l'aide-de-camp, que ce sont des femmes distinguées: l'inclémence du climat....) Mais, mesdames, il paraît que l'air de la Havane, tout redoutable qu'il est, s'il vous a ravi les objets de votre tendresse, a respecté au moins les roses de votre teint; car il serait difficile, avec cette fraîcheur, que l'on ne vous reconnût pas pour françaises.
– Monsieur le général, vous êtes trop bon!
– Non, je ne suis que sincère. Et à cette taille élégante et à cette tournure qu'on n'a qu'en France, on se sent vraiment fier d'être de son pays.... Et qu'en dites-vous, monsieur l'aide-de-camp?
– Je dis, mon général, que vous avez raison, et que les Françaises sont des femmes charmantes.
– Mais il me semble que ces dames, sans doute pour charmer l'ennui du veuvage, ont adopté les moeurs du pays où elles se trouvent exilées; car voilà une guitare, si je ne me trompe.
– C'est une mandoline, général. Oui, quelquefois ma compagne a la bonté de m'accompagner sur cet instrument, confident discret de nos peines!… Ah!
– Ah! vous en pincez, madame: je vous y prends, et je tiens note de l'aveu.
– Mais j'en pince un peu, monsieur le général, je ne m'en défends pas.
LE GÉNÉRAL A SON AIDE-DE-CAMP.– Hum, mon ami, c'est significatif cela, j'espère. Vous ne vous étiez pas trompé. (A ces dames). Vous allez nous chanter une petite chanson, une chanson de France.
UNE DES DAMES.– Je chante si mal!
L'AUTRE DAME.– J'en pince si peu!
– Modestie que tout cela, modestie! Vous allez chanter et en pincer, aimables friponnes. Nous écoutons.
– Mais avant de nous soumettre à l'épreuve que vous voulez nous faire subir ou subir vous-mêmes, messieurs, voudriez-vous vous rafraîchir?… Domingo! Domingo! apportez des confitures et du Sangari à monsieur le général.
– Si Señora,» répond un gros nègre.
Le général dépose sur un canapé son épée et son chapeau. L'aide-de-camp en fait autant. Voilà Mars désarmé par l'Amour.
Une des syrènes chante la plaintive romance. Son amie l'accompagne sur sa mandoline, en faisant rouler sur le général des yeux qu'elle s'efforce de rendre caressans et fripons. Le général est transporté d'aise et d'ivresse.
«Comment trouvez-vous cette voix? demande-t-il à son compagnon.
– Un peu forte, mais assez bien timbrée.
– Et la pinceuse de guitare ou de mandoline?
– Elle me paraît avoir les mains assez fortes et le pied un peu épais.
– Vous ne savez ce que vous dites!
– Je sais bien au moins, mon général, ce que je vois.
– Elles sont charmantes, parfaites en tout; c'est moi qui vous le dis, et je m'y connais.»
Le chant a cessé: les tendres émotions commencent; les félicitations et les complimens vont leur train. Les oeillades se croisent et s'enflamment en se croisant. La pinceuse de mandoline se lève pour suspendre son instrument sonore à l'une des cloisons de l'appartement. En se levant avec grâce, elle sent deux mains un peu roides se presser sur la taille qu'elle s'efforce de dessiner d'une manière avantageuse. Ce sont les mains frémissantes du général qui se sont égarées sur ses hanches. La prude veut se fâcher et repousser avec dignité cet attouchement un peu trop leste. Le général devient plus pressant: il avance toujours: la belle recule jusque vers le canapé, et là, pour faire, en présence d'une attaque trop vive, une retraite digne d'elle, elle s'empare de l'épée et du chapeau du héros, et la coquette disparaît, avec la légèreté d'une sylphide, dans une chambre voisine, en poussant de grands éclats de rire. L'amoureux amiral veut la suivre, sûr qu'il paraît être de son triomphe: mais sa conquête lui échappe encore en grimpant les marches d'un escalier obscur qui paraît conduire au second étage.
Attiré par ce bruit, un gros gaillard à la figure basanée, au menton barbu, et à l'air rébarbatif, entre et arrête ses deux gros yeux noirs et irrités, sur le général.... Cet homme semble être un de ces bravos de la Havane, qui vendent au premier venu, une ou deux gourdes, chaque coup de stylet. Il baragouine quelques mots d'espagnol qui signifient qu'il est le chef de l'établissement. Le général à cette vue veut saisir son épée: elle a disparu! L'aide-de-camp cherche aussi la sienne: elle a disparu de même. La violence triomphera.
«Dans quel guêpier nous sommes-nous jetés là, mon cher ami!
– Ce n'est pas un guêpier, général.... Je vous l'avais bien dit.
– Emparons-nous, si vous m'en croyez, de ces barreaux de chaise, et forçons le passage.
– Forçons le passage, puisque nous ne pouvons faire autrement, et tapons, puisque vous le voulez, mon général. Mais c'est là une bien cruelle extrémité.»
Deux autres bravos espagnols s'avancent: les deux dames se tiennent derrière cette force imposante, arrivant tout exprès pour les protéger: elles rient toujours aux éclats en montrant aux deux officiers désarmés les deux épées et les chapeaux dont elles se sont si perfidement emparées.
«Tas de coquines, me rendrez-vous mon épée! s'écrie en les menaçant le général exaspéré.
– Dinero, dinero! s'écrient les bravos.
– Cela veut dire: Payez, payez, messieurs, et l'on vous rendra vos armes, répètent les dulcinées.
– Nos armes! Tiens, dit le général en jetant aux pieds des malheureuses qui le narguent, une bourse d'or pour rançon; tiens, ramasse cet argent, et rends-nous les armes et les chapeaux que tu nous as volés.»
Les bravos se nantissent d'abord de la bourse. Ils descendent ensuite l'escalier: les deux donzelles les suivent sans rien restituer. Le général et son aide-de-camp veulent aussi gagner la rue. Mais les portes par lesquelles le cortège s'est esquivé se referment sur eux, et pour comble de rage, les victimes entendent dans la rue leurs bourreaux crier: A la guarda! à la guarda! Nul doute, la garde va venir.
Elle arriva en effet. Le sergent de la patrouille, en ouvrant violemment la porte de la maison où le scandale avait lieu, reconnaît dans les deux officiers désarmés et décoiffés, le général de la division française et l'un de ses aides-de-camp. On s'explique du mieux qu'on peut, en espagnol et en français. Le sergent croit apprendre quelque chose de très-nouveau au général, en lui annonçant qu'il se trouve dans une maison suspecte. Le général demande pour toute grâce au chef de la force armée la faveur d'être reconduit à l'embarcation de son vaisseau, qui l'attendait au warf. Mais dans quel état il parut aux yeux de ses canotiers! sans épée et sans chapeau! Les canotiers ne savent que penser de cette circonstance singulière. Ils se contentèrent de nager jusqu'au vaisseau, et là encore, en montant à bord, le général et son piteux camarade en bonnes fortunes, eurent la honte de passer, en faisant de grands saluts, devant l'officier de garde qui les recevait à la lueur des fanaux allumés pour éclairer leur marche. Le lendemain de cette aventure, les flâneurs de la Havane aperçurent, suspendus à un poteau de réverbère, deux chapeaux et deux épées surmontés de cette inscription: «A VENDRE POUR CAUSE DE DÉPART PRÉCIPITÉ.»
Et puis on entendit dire dans toute l'île que le général commandant la division française avait fait hommage de sa bourse, à la caisse des indigens du pays.
Mais ce qu'il y eut de plus étrange dans tout cela, c'est le bruit qui courut avec la rapidité de l'éclair dans toute la division. Les officiers se disaient que les deux coquines qui avaient si adroitement décoiffé et désarmé leur général, n'étaient autre chose que deux petits aspirans travestis, et qu'en cherchant bien parmi les enseignes de vaisseau, on aurait pu reconnaître peut-être les deux ou trois bravos qui avec leur longue barbe factice et leur teint d'emprunt, avaient si galamment assisté les deux belles. Un des légers échos de ce bruit scandaleux alla frapper assez désagréablement l'oreille inquiète du général. Il devina bientôt toute la vérité, et il s'emporta d'abord comme un lion pris dans un piége. Il appela son aide-de-camp. «Vous savez, monsieur, le tour infâme qu'on nous a joué.
– Général, je commence depuis ce matin à m'en douter un peu.
– Je puis ordonner une enquête terrible, et faire fusiller les scélérats qui ont attenté à mon honneur. Commencez-vous à vous douter un peu aussi de toute l'étendue de mon autorité?
– Jamais, mon général, je n'en ai douté. Vous pouvez, il est vrai, ordonner une enquête: une enquête est même une chose excellente; mais n'y a-t-il pas eu, à votre avis, mon général, assez de scandale comme cela?
– Et comment vous, chef d'état-major, vous mon plus fidèle limier en quelque sorte, qui devriez deviner chaque officier de la division rien qu'à l'allure et au pas, n'avez-vous pas reconnu, flairé, dépisté deux polissons d'aspirans dans ces deux coquines de la nuit d'avant-hier?
– Vous les trouviez si aimables et si gentilles, mon général, que le moindre soupçon m'aurait paru inconvenant.
– Moi, je les trouvais gentilles! allons donc! vous ne voyiez pas que je me moquais d'elles? C'est vous peut-être que je devrais faire casser comme du verre, pour ne vous être pas douté de ce que vous deviez savoir mieux que tout autre.
– Moi, mon général, mais il me semble que vous feriez encore mieux d'ordonner une enquête, comme vous en avez eu d'adord l'idée, si décidément vous tenez à faire quelque chose de décisif.
– Ah! je suis bien malheureux! et ne pouvoir pas me venger sans augmenter le scandale! et dévorer ma honte, si je ne me venge pas!… Monsieur l'aide-de-camp!
– Plaît-il, mon général?
– Allez dire à l'officier chargé des signaux, que je lui ordonne d'annoncer à MM. les commandans de la division, que je mets tous les officiers aux arrêts forcés jusqu'à nouvel ordre!…
– De suite, mon général, j'y cours!
– Attendez donc un peu; que diable! aujourd'hui vous êtes bien prompt!
– Qu'y a-t-il encore pour votre service, mon général?
– Il y a pour mon service que, quand vous aurez exécuté l'ordre que je viens de vous donner, vous garderez les arrêts forcés vous-même, pour vous apprendre un autre fois à mieux faire votre devoir.
– Oui … oui … mon … mon général!… J'y vais!
PETIT COMBAT.
GRANDES ÉMOTIONS.
En se rendant par mer de Bréhat à l'Ile-de-Bas, on rencontre, à moitié route à peu près, un petit archipel qui, par rapport au nombre de rochers qui le composent, a reçu le nom des Sept-Iles. Un seul de ces îlots est habité: les autres servent d'asile aux oiseaux de proie qui, lassés de chercher leur nourriture sur les flots que l'on voit s'agiter entre le continent et le petit archipel, vont le soir se reposer dans les cavités de ces rochers battus presque sans cesse par les vagues, la foudre et la tempête.
Entre toutes ces îles, Tomé, la plus rapprochée de la terre ferme, se trouve posée à l'entrée d'une anse assez belle que l'on nomme la rade de Perros. A droite de Tomé, en faisant face au large, on aperçoit les écueils qui hérissent l'embouchure de la rivière de Tréguier. A gauche s'étend la côte qui joint le bourg de Perros au village de la Clarté. Au bas de cette côte se dessine une batterie de quelques canons, destinés à gronder, à l'occasion, sur le petit détroit d'une lieue de large qui sépare l'île de Tomé du rivage des Côtes-du-Nord.
Pendant la guerre, rien n'était plus commun que de voir les croiseurs anglais louvoyer entre les Sept-Iles et la terre de France. Les petits convois de caboteurs avaient bien soin alors de s'assurer, avant de donner dans la passe, qu'aucun navire ennemi ne viendrait troubler leur timide navigation. Quand la plus grande des Sept-Iles avait annoncé, au moyen du sémaphore qu'on avait établi sur son sommet, qu'il n'y avait aucun bâtiment anglais à vue, vite les commandans des convois faisaient appareiller les navires placés sous leur escorte, et on s'efforçait alors de donner dans le courreau avant que l'ennemi pût contrarier la marche de la petite flotte de lougres, de goëlettes et de sloops marchands.
Les Anglais aimaient d'autant plus à s'approcher de cette partie de la côte de Bretagne, que l'île de Tomé, par un privilège assez singulier, leur offrait souvent l'occasion de faire des vivres frais. Ceci a peut-être besoin d'une courte explication topographique.
Pas un arbre ne croît sur cette île qui, avec une demi-lieue de long, ne présente à l'oeil qu'un lambeau de chaîne de montagnes, recouvert d'un peu de bruyère. Pas une source, pas le plus petit ruisseau ne murmure ou ne serpente sur cette terre inculte. Autrefois un cultivateur voulut y établir une ferme et fatiguer son sol dépouillé, pour en tirer quelque chose; mais les ruines de la ferme attestent aujourd'hui l'inutilité des efforts du pauvre fermier. Une seule espèce d'animaux peut se contenter de ce séjour si peu fait pour les hommes. La tradition rapporte qu'un chasseur y jeta une paire de lapins, et depuis ce temps les lapins ont tellement pullulé à Tomé, qu'on ne peut y faire un pas sans rencontrer un de ces insulaires herbivores. Aussi les matelots, dans leur langage pittoresque, disent-ils que Tomé n'est autre chose qu'une colonie de lapins.
Les Anglais manquaient rarement, pour peu qu'ils restassent quelque temps à croiser dans ces parages, d'envoyer des embarcations à Tomé pour y faire du lapin, comme disaient encore les matelots, ainsi qu'on dit qu'un navire a envoyé ses embarcations à terre, pour y faire de l'eau.
La petite île, quelque pauvre et inutile qu'elle fût, avait pourtant un propriétaire; mais, par une de ces lois qui ne sont tolérables qu'en temps de guerre, il était défendu au possesseur suzerain de ce fief maritime de visiter sa propriété: les bâtimens de la station de Perros et les pataches de la douane avaient seuls le privilège d'aborder dans cette île, que l'imagination des anciens aurait peuplée peut-être de dieux ou tout au moins d'heureux mortels, mais qui en réalité n'était peuplée que d'assez mauvais gibier, à la chair aussi sèche que le terrain qui le nourrit.
Le privilège exclusif accordé aux péniches et aux pataches qui visitaient Tomé, produisit assez souvent d'étranges rencontres. Pendant qu'une embarcation française, par exemple, abordait l'île par un bout, un canot anglais l'accostait quelquefois par l'autre bout, et alors venaient les coups de fusil entre les Anglais, qui d'un côté tiraient des lapins pour leur compte, et les Français, qui trouvaient plus piquant de brûler leur poudre sur des ennemis, que sur le gibier qu'ils étaient venus chasser.
Lorsque des canots anglais envoyés à Tomé se voyaient surpris par le mauvais temps pendant leur petite expédition, ils attendaient, cachés dans les rochers de l'île, que la bourrasque s'apaisât, pour aller rejoindre les navires auxquels ils appartenaient, et qui, pour éviter les dangers que leur aurait fait éprouver le coup de vent, avaient prudemment gagné le large.
Sur des côtes moins mal gardées que ne l'étaient les nôtres, on aurait pu quelquefois faire d'assez bonnes captures sur l'ennemi; mais les Anglais se montraient si peu disposés en général à opérer des descentes, que l'on daignait à peine se prémunir contre leurs rares tentatives de débarquement.
Un jour toutefois ils surent faire tourner à leur avantage une situation difficile dans laquelle le mauvais temps les avait soudainement placés.
Trois de leurs embarcations, assaillies par un coup de vent pendant qu'elles étaient à Tomé, cherchèrent en vain, malgré la grosseur de la mer et la force de la brise, à regagner leurs navires. Réduites, après d'impuissans efforts, à se réfugier dans les criques de l'île dont elles avaient voulu s'éloigner, elles revinrent, poussées par la lame, s'échouer dans une petite anse où bientôt les matelots réussirent à les haler à terre, de manière à les soustraire au choc des vagues qui auraient fini par les briser si on les eût laissées à flot.
Le coup de vent dura quarante-huit heures, et pendant ce temps-là, les matelots anglais n'eurent d'autre asile que leurs embarcations tirées à sec, et d'autre nourriture que les lapins qu'ils purent tuer.
La mer enfin et le vent s'apaisèrent. On songea à remettre les canots à flot et à regagner les navires qui, revenant du large, ralliaient déjà la côte pour se rapprocher des canots qu'ils avaient laissés à terre.
Au moment où les officiers anglais ordonnaient à leurs matelots de s'embarquer pour quitter l'île hospitalière, ils aperçurent dans le courreau des Sept-Iles, et non loin d'eux, une grande péniche qu'ils prirent d'abord pour française. C'était en effet une patache des douanes qui, voyant les croiseurs anglais trop au large pour avoir à les redouter, se rendait avec toute sécurité de Tréguier à Lannion.
Par malheur, à bord de la patache s'étaient embarqués ce jour-là même une douzaine de préposés qui, devant passer l'inspection d'un de leurs chefs supérieurs, avaient cru très-bien faire en prenant la voie de mer pour se rendre à Lannion. La tenue de ces passagers était parfaite. La plaque et les jugulaires de leurs schakos reluisaient au soleil qui venait de se montrer. Leurs buffleteries, soigneusement blanchies, tranchaient admirablement sur le vert foncé de leurs fracs époussetés et brossés jusqu'à la corde. Rien enfin ne manquait à leur tenue militaire.
Quelle proie, je vous demande, pour nos Anglais cachés dans les rochers auprès desquels la patache venait virer nonchalamment de bord! Sortir de leur gîte de la nuit, comme des éperviers acharnés; fendre les flots avec la rapidité d'un poisson volant, et se jeter sur la pauvre patache, qui n'y pensait guère, je vous le jure, ne fut que l'affaire d'un moment, d'une minute pour les embarcations ennemies! Les douaniers, surpris et sans doute effrayés de cette attaque si prompte, essayèrent de résister. Ils sautent sur leurs armes; la patache avait un petit canon et deux espingoles: elle fait feu; mais les Anglais, comme agresseurs, étaient disposés à l'attaque, et les douaniers, assaillis à l'improviste, étaient bien loin d'avoir tout préparé pour la défense. Le grand nombre dut avoir l'avantage, et après une inutile résistance, la patache se rendit aux trois péniches.
La joie des vainqueurs dut être grande, lorsque, pour rejoindre les croiseurs qui les attendaient en louvoyant, ils défilèrent sous la Grande-Ile avec leurs trois embarcations et la patache conquise. Le sémaphore placé sur cette Grande-Ile annonça à son confrère le sémaphore situé sur la côte ferme, le triste événement qui venait de se passer dans le courreau des Sept-Iles et presque sous les yeux de la garnison qui gardait le plus important des rochers de l'archipel.
On vit bientôt la frégate ennemie à laquelle appartenaient les canots sortis de Tomé, aller au-devant de la conquête des péniches victorieuses, et prendre à la remorque la pauvre patache. Ce dut être pour elle une capture assez étrange que cette douzaine de préposés de douanes parés, brossés, fourbis, pour aller passer l'inspection à Lannion et arrivant prisonniers de guerre à bord d'une division anglaise.
On parla beaucoup, à Perros, du malheur arrivé à la patache de Tréguier. Les préposés des brigades établies sur les côtes voisines de l'événement, jurèrent de venger leurs camarades sur les Anglais. Plusieurs jours de suite, ils s'embusquèrent dans les rochers de Tomé, pour chercher à surprendre les embarcations des croiseurs qui s'aviseraient de vouloir débarquer dans l'île. Mais leurs tentatives furent vaines. Personne ne parut.
Pour suivre bien le fil des petits détails que j'ai encore à raconter, il est nécessaire de se rappeler succinctement ceux que l'on a déjà lus, et de ne pas oublier surtout l'île de Tomé où venaient aborder les Anglais et les Français; la frégate anglaise avec les douaniers pris en grande tenue, etc.
Lors du dernier événement arrivé à ces pauvres douaniers, je commandais une péniche appartenant à la station de Perros, station très-imposante, composée d'une canonnière qui commandait les forces navales de l'endroit, et de deux mauvaises embarcations dont la mienne faisait partie! Le commandement que l'on m'avait confié, à moi très-jeune aspirant de première classe et futur amiral de France, avait été dans son temps un grand canot de vaisseau. En rehaussant les pavois de ce canot et en plaçant un petit obusier en fonte sur son arrière, on avait cru en faire une péniche. J'oublie de dire qu'on lui avait même donné un nom assez pompeux, mais assez peu convenable à ses qualités: ma péniche se nommait l'Active. Vingt-sept hommes la montaient. Vingt environ à couple pouvaient être bordés, à l'occasion, de l'avant à l'arrière. Un caisson placé au pied du grand mât contenait quelques fusils, une dizaine de pistolets et autant de sabres: c'était là notre arsenal. Un des bancs de l'arrière me servait de cabane; l'autre banc de babord était réservé au chef de timonerie que j'appelais toujours mon second, pour qu'à son tour il m'appelât toujours mon capitaine. Quand il faisait froid, je tapais des pieds sur le tillac, ne pouvant pas me promener faute d'espace. Quand il pleuvait, je me couvrais d'un manteau. Mes hommes faisaient leur soupe à la mer, en plaçant la chaudière, commune à l'état-major et à l'équipage, sur la moitié d'une barrique remplie de sable et au centre de laquelle on allumait du feu. C'était une vie d'Arabes, au milieu des flots; mais à quinze ou seize ans, avec un poignard au côté, des épaulettes en or mélangé de bleu sur le dos, et deux douzaines d'hommes à commander, on se croit général d'armée. Un capitaine de vaisseau ne se promenait pas plus fièrement sur sa dunette, que moi sur le banc qui me servait à la fois de gaillard d'arrière, de chambre à coucher et de banc de quart dans les circonstances solennelles.
