Kitabı oku: «Jeanne de Constantinople», sayfa 7
V
1233 – 1244
Naissance et mort de la jeune Marie, fille de la comtesse. – Sollicitude de Jeanne pour la mémoire de son époux Fernand. – Ses actes nombreux de bienfaisance. – Sa visite aux Frères Mineurs de Valenciennes. – Incidents divers. – Mariage de Jeanne avec Thomas de Savoie. – Portrait de ce prince. – Le comte et la comtesse de Flandre prêtent hommage au roi Louis IX. – Discussion à ce sujet. – Progrès des institutions politiques en Flandre. —Keure octroyée par Jeanne et Thomas à la châtellenie de Bourbourg, à celle de Furnes et à la terre de Berghes-Saint-Winoc. – Guerre en Brabant. – Le comte Thomas prend la ville de Bruxelles et fait prisonnier le duc de Brabant. – Guerre au comté de Namur. – Maladie de la comtesse Jeanne. – Elle se retire à l'abbaye de Marquette. – Sa résignation et sa piété. – Son testament. – Sa mort édifiante.
Des historiens ont dit, d'autres après eux ont répété que Jeanne n'avait jamais eu d'enfants. C'est une erreur. De son union avec Fernand, mais seulement lorsque ce prince fut délivré de sa captivité, naquit une fille qui eut nom Marie, sans doute en souvenance de sa grand'mère Marie de Champagne, la digne épouse de l'empereur Bauduin. Cette enfant, héritière de Flandre et de Hainaut, avait même été promise en mariage à Robert Ier, comte d'Artois, frère de saint Louis. Mais elle mourut trop jeune, le jour de Saint-Etienne, en août 1234162. Les consolations de la maternité manquaient même à celle qui jusque-là avait été privée de toutes les autres!
Une résignation pleine de douceur et de piété préside aux actes qui signalèrent le veuvage de la comtesse de Flandre. Ses premiers soins, après le trépas du comte Fernand, furent d'exécuter religieusement les dernières volontés de ce prince. Mais elle ne s'en tint pas là. Dans la seule année 1233, elle répandit tant de bienfaits sur les pauvres, les hôpitaux, les maisons religieuses, qu'il est aisé de reconnaître là les effets d'une profonde sollicitude pour la mémoire de Fernand. L'expression de cet amour se retrouve à chaque instant dans les actes nombreux que renferment nos archives; et quant aux preuves des pieuses libéralités dont nous parlons, il faut aller les demander, car, sans doute, elles y sont vivantes encore, aux hôpitaux d'Ypres, d'Audenarde, de Saint-Jean à Bruges, de Notre-Dame à Gand, de Saint-Sauveur à Lille, de Saint-Antoine à Paris, à la Maladrerie de Lille dite de Canteleu; aux abbayes de Saint-Aubert à Cambrai, de Marquette; à l'église Notre-Dame de Boulogne, à l'église des Frères Mineurs de Valenciennes, ces vieux compagnons de guerre de l'empereur Bauduin163.
Ces œuvres pies n'empêchaient pas Jeanne de se préoccuper toujours des intérêts politiques de ses sujets, de travailler à leur bien-être matériel et moral. Bientôt nous la verrons, marchant d'un pas plus ferme vers ce but, qu'elle s'efforçait néanmoins d'atteindre sans cesse, consacrer les derniers temps de sa vie à réformer d'une manière plus complète et plus générale la constitution du pays. Elle eût sans doute fait plus encore à cette époque, sans les fléaux qui vinrent frapper son peuple en 1234. Le premier jour de janvier, il gela si fort que les blés furent glacés. La disette de grains amena une horrible famine. Les hommes broutaient, dit-on, l'herbe des champs comme les bêtes; enfin, pour surcroît de malheur, la peste décima de nouveau la Flandre et le Hainaut, et se répandit même en France164.
L'éducation de la jeunesse, dont le gouvernement civil paraît s'être peu occupé en Flandre avant le XVe siècle, fut aussi l'objet de ses soins, à en juger par un décret qu'en 1234 elle donna en faveur des écoles de Sainte-Pharaïlde à Gand.
En 1235, la comtesse Jeanne octroie à la ville de Lille une nouvelle loi échevinale et permet à ses habitants d'ériger une halle; ce qui ne contribuera pas peu à développer parmi eux l'instinct des transactions industrielles et commerciales, germe si fécond de leur prospérité future165. Enfin l'année suivante, au sein de cette même cité pour laquelle elle avait déjà tant fait, elle fonde et dote de grands biens un hospice appelé encore de nos jours l'hôpital Comtesse. Le portrait de la fondatrice est là qui rappellerait à chacun, si on pouvait jamais l'oublier, que depuis six cents ans les pauvres infirmes de Lille doivent à la comtesse Jeanne un asile, du pain et des consolations pour le reste de leurs jours166.
En même temps, la comtesse, dont la vigilance et les soins ne se ralentissaient pas un seul instant, s'occupait du règlement des affaires intérieures de sa maison, fixait d'une façon plus régulière les charges et prérogatives de quelques grands-officiers, tels que le chancelier héréditaire de Flandre et le bouteiller de Hainaut.
Les Flamands et les Haynuiers voyaient avec peine que leur souveraine n'eût pas d'héritier direct; les barons et les communes des deux comtés désiraient vivement qu'elle se remariât.
Marguerite de Provence, la jeune épouse du roi saint Louis, avait quinze oncles et tantes dans la seule maison de Savoie. Elle jeta les yeux sur un prince de cette nombreuse et patriarcale famille pour en faire l'époux de Jeanne de Constantinople. Il s'appelait Thomas, comme son père Thomas I, comte de Savoie. C'était un homme de trente-sept ans, d'une belle prestance167, et, à défaut d'une grande fortune, rempli de solides qualités d'esprit et de cœur. Dès son jeune âge, il s'était livré à l'étude des lettres, car on le destinait à l'Eglise. Cinq de ses frères étaient déjà dans les ordres. Lui-même, paraît-il, avait inutilement prétendu à l'évêché de Lausanne et à l'archevêché de Lyon. Quoi qu'il en soit, ce prince était regardé comme un noble et brave chevalier, digne d'unir sa destinée à celle d'une femme que tant de malheurs et de vertus plaçaient si haut dans l'estime de ses contemporains.
Le mariage fut célébré en octobre 1236, sous les auspices du roi et de la reine de France. C'est ainsi que Jeanne devint, par alliance, la tante de saint Louis. A l'occasion de cette union, Marguerite, sœur de la comtesse et son héritière présomptive, consentit qu'une pension viagère de six mille livres monnaie d'Artois, à percevoir sur les domaines de Flandre et sur le tonlieu de Mons, fût attribuée au comte pour le cas où Jeanne mourrait sans progéniture et avant son mari. C'était un revenu qui équivaudrait aujourd'hui à cinq cent mille francs environ. Plus tard, lorsque Marguerite eut succédé à sa sœur, elle racheta cette rente moyennant soixante mille livres.
Au mois de décembre 1237, Thomas et Jeanne allèrent à Compiègne pour rendre hommage au roi Louis IX. Là, s'éleva une difficulté. Le roi prétendit que le comte devait jurer d'observer le traité de Melun, avant de faire hommage de la Flandre. Le comte disait, au contraire, et il avait raison, qu'il ne devait et ne pouvait rien promettre avant d'avoir, au préalable, satisfait à l'observance d'une formalité essentielle de la constitution féodale; que, tant qu'il n'était reconnu pour comte de Flandre, il ne pouvait, à l'égard du roi, s'engager en cette qualité. Ce différend fut remis à l'arbitrage de trois pairs du royaume, Anselme, évêque de Laon, Robert, évêque de Langres, et Nicolas, évêque de Noyon, qui statuèrent en faveur du comte. Il est à remarquer qu'en prêtant foi et hommage, Thomas et Jeanne donnèrent au roi les sûretés exorbitantes réclamées par le traité primitif de Melun, du mois d'avril 1225, tout en jurant de ne jamais revenir sur ce qui s'était passé antérieurement à la paix de 1226168. Mais tout cela n'était plus que de forme et ne tirait pas aux mêmes conséquences qu'en 1225, où il y avait un comte de Flandre à faire sortir de prison et une somme de cinquante mille livres à payer au roi. Ce que Louis IX voulait, c'était de déterminer les limites de son autorité comme suzerain à l'égard des comtes de Flandre, et surtout de prévenir les envahissements du vassal le plus puissant et le plus à craindre qu'allait bientôt avoir la couronne de France. Saint Louis, comme ses prédécesseurs, en avait eu le pressentiment.
Thomas de Savoie venait à peine d'être reconnu par les barons et les communes de Flandre et de Hainaut, en qualité de souverain des deux comtés, ou, pour mieux dire, de bail et mainbour, suivant le protocole du temps, lorsque l'occasion se présenta pour lui d'appeler aux armes les hommes de guerre de sa nouvelle patrie. Guillaume de Savoie, son frère, élu évêque de Liège, était alors en butte aux agressions violentes de Waleran, duc de Limbourg. Thomas s'avança pour porter secours au prélat; mais Waleran n'attendit pas que le comte de Flandre fût arrivé pour faire sa paix, et la chose en resta là.
Il n'y eut pas d'autres expéditions guerrières en Flandre jusqu'en 1242. La paix y régna, sans être troublée par aucune espèce d'événements fâcheux. Cette période de six ans de calme non interrompu permit à Jeanne et à son mari de s'occuper efficacement des réformes politiques que réclamaient la constitution du pays et les progrès sociaux.
Nous avons déjà dit que le Hainaut devait à Bauduin IX, père de la comtesse, des lois générales dont il fit jurer l'observance par les nobles du pays, lois qui peuvent être regardées comme la base du droit public, civil et criminel de ce pays. Jeanne n'eut donc pas à refaire pour le Hainaut ce qui était déjà fait. Aussi ne s'occupa-t-elle que des villes flamandes, qui, du reste, sous tous les rapports, étaient aussi les plus importantes. Comme on l'a vu plus haut, Gand, Bruges, Ypres, Lille, Douai, Seclin, etc., avaient déjà leurs chartes et leurs libertés municipales. De 1239 à 1241, elle confirma, de concert avec le comte Thomas, son époux, les privilèges précédemment accordés à la ville de Damme; lui en concéda de nouveaux, ainsi qu'à la ville de Caprick; réforma l'échevinage de Bruges169, et donna en juillet 1240, à la châtellenie de Bourbourg, à celle de Furnes, et à la terre de Berghes-Saint-Winoc, une keure remarquable, contenant toutes les dispositions de police applicables aux mœurs et aux besoins du temps170.
Nous l'avons dit déjà, ces keures, ces chartes d'affranchissement ne furent pas le résultat de l'insurrection. On ne trouve aucune trace en Flandre, à cette époque, de commotions populaires dont le but aurait été d'obtenir par la force un accroissement de privilèges. Il n'en était pas besoin. En affranchissant les communes, les comtes faisaient tout à la fois preuve de justice et acte de bonne politique. Pour ne parler que de Jeanne, elle avait certes plus à se défier de la noblesse que de la bourgeoisie, comme le prouvent la présence de plusieurs barons flamands dans les rangs de l'armée royale à Bouvines, et l'intrigue dont le faux Bauduin n'avait été que le prétexte et l'instrument.
Cependant la santé de Jeanne, ébranlée par les secousses, les émotions de toute nature qu'elle avait subies durant le cours de sa vie, était fort gravement compromise. La comtesse se retira à l'abbaye de Marquette, qu'elle avait placée sous le vocable touchant de Notre-Dame du Repos et qu'elle affectionnait d'une façon toute singulière; où se trouvait déjà le tombeau de son malheureux époux, le comte Fernand, et où elle se plaisait à résider dans les dernières années de son règne. Elle y avait même fait bâtir un hôtel qu'on voyait encore au XVIIe siècle; c'est là qu'elle allait se reposer des affaires et se livrer à la prière et à la méditation au milieu des religieuses dont elle avait maintes fois ambitionné l'existence pleine de calme et de bonheur. Jeanne envisagea, sans crainte comme sans regrets, la mort qui s'approchait. Lorsque, jetant un regard vers le passé, elle interrogea les souvenirs de sa vie publique et privée, rien ne dut venir troubler sa conscience, car c'est avec une confiante tranquillité d'âme qu'elle attendit le moment suprême.
Lorsque les mires et fisiciens, comme s'appelaient alors les médecins, lui eurent, d'après ses ordres, déclaré que le mal était sans remède, elle se fit revêtir d'un habit de novice et transporter dans l'intérieur du couvent171. Elle vécut encore quelque temps de la sorte, priant et méditant sous la robe de bure, au milieu de la communauté qu'elle édifiait par son exemple. Plus humble que la dernière des humbles filles de ce monastère, la comtesse de Flandre et de Hainaut ne faisait rien sans l'autorisation de l'abbesse. Elle n'ouvrait pas même la bouche pour parler sans permission, au dire des chroniques auxquelles nous empruntons ces détails172.
Cependant, la maladie faisant des progrès rapides, la comtesse dicta son testament en présence d'une noble assemblée. Le comte Thomas, son mari, et Marguerite, sa sœur, étaient là près de son lit, et, à côté d'eux, le prieur de l'ordre des Frères Prêcheurs de Valenciennes, avec trois religieux du même ordre, Pierre d'Esquermes, frère Michel et frère Henri du Quesnoi; le prévôt de Marchiennes, le doyen de la Salle, le seigneur Fastré de Ligne, le seigneur Watier de Lens et plusieurs autres barons. Une seule pensée de justice et de charité présida à cet acte suprême, que nous croyons devoir reproduire en substance:
«Au nom du Père et du Fils et de l'Esprit-Saint, ainsi soit-il. Moi, Jeanne, comtesse de Flandre et de Hainaut, pour le salut de mon âme et de celles de mes prédécesseurs et successeurs, je fais mon testament sous la forme ci-après, et je veux qu'il ait force comme testament, sinon, comme codicille, sinon, comme expression de la dernière volonté d'une mourante. – J'entends, par-dessus tout, que mes dettes, de quelque nature qu'elles puissent être, soient pleinement acquittées. Si j'ai injustement occupé l'héritage d'autrui, ou si j'ai détenu des biens pris indûment par mes prédécesseurs, je veux qu'ils soient rendus et restitués partout où ils se trouveront, et je donne pouvoir à mes exécuteurs testamentaires, plus bas nommés, de remettre en leur possession ceux qui auraient des droits à une restitution; je veux aussi qu'ils soient entièrement satisfaits de tous dommages et intérêts. – (Suivent les recommandations et les dispositions les plus scrupuleuses pour que personne n'ait rien à réclamer contre sa mémoire et celle de ses ancêtres. Elle règle ensuite la situation de tous ses serviteurs, en assurant à chacun une honorable aisance. Enfin elle termine en ces termes): – Je veux en outre et j'ordonne que tous mes joyaux, mes reliques, mes livres, mes vases d'or et d'argent, tous les objets et ornements de ma chapelle, tout ce qui sert à ma table, à ma chambre à coucher, à ma cuisine, et autres choses affectées spécialement à mon service, soient remis entre les mains et à la disposition de mes exécuteurs testamentaires, afin qu'ils en usent selon leur conscience pour le bien de mon âme, etc. – Libre d'esprit, jouissant du sain usage de ma raison, j'ai ordonné ce qui vient d'être dit, et j'ai constitué et je constitue expressément pour les exécuteurs de mon testament mes révérends seigneurs en Jésus-Christ, les évêques de Cambrai et de Tournai quels qu'ils soient à l'heure de ma mort, et vénérables et discrètes personnes, le seigneur Watier, abbé de Saint-Jean en Valenciennes; maître Gérard, écolâtre de Cambrai, et maître Eloi de Bruges, prévôt de Saint-Pierre de Douai, etc. – Je veux que ces mêmes exécuteurs testamentaires procèdent pour les restitutions et l'acquit de mes legs, suivant droit et justice et de la manière qui sera la plus profitable au salut de mon âme. Ainsi, qu'ils satisfassent tout d'abord les pauvres, les indigents, et ceux envers lesquels je suis le plus obligée. L'illustre et très cher seigneur, mon époux Thomas, comte de Flandre et de Hainaut, et ma très chère sœur Marguerite, dame de Dampierre, ont promis, de bonne foi, d'observer fermement et inviolablement toutes les dispositions susdites. – Enfin, je supplie ma très chère sœur, mes exécuteurs testamentaires, tous mes fidèles et mes amis, d'agir avec telle diligence et promptitude pour l'exécution de ma volonté que mon âme ne puisse souffrir dommage d'aucun retard. – (Suivent les noms des témoins.) – Fait en l'an du Seigneur 1244, le second dimanche de l'Avent173.»
Le lendemain 5 décembre, le mal empira de telle sorte que l'on comprit qu'il était sans remède et que la fin approchait. La princesse mourante gisait dans la grande salle de pierre de l'hôtel qu'elle s'était fait bâtir dans l'enceinte du monastère. Autour de son lit de douleur se tenaient éplorés le comte de Flandre, son époux, et sa sœur Marguerite de Constantinople, à laquelle elle avait depuis longtemps pardonné le chagrin que lui avait causé sa fatale union avec Bouchard d'Avesnes. Là se trouvaient aussi tous les grands officiers de la cour de Flandre et de Hainaut, et les plus nobles personnages des deux comtés, parmi lesquels se voyaient encore de vieux compagnons d'armes de l'empereur Bauduin qui avaient survécu aux sièges de Zara et de Constantinople, comme au combat désastreux où leur seigneur avait si misérablement succombé; puis les plus jeunes barons que leur conduite héroïque dans les guerres de Flandre et à la bataille de Bouvines avait à jamais illustrés; enfin les prélats et les religieux qui entouraient de leurs suprêmes consolations celle qui allait quitter sans regrets sans doute cette terre où elle avait tant souffert. Elle s'éteignit au milieu des sanglots de cette noble assistance laquelle, au moment où elle allait rendre l'âme, lui eût rappelé un demi-siècle de grandes et tristes choses, si déjà toutes ses pensées et toutes ses aspirations n'eussent été pour Dieu seul174.
Le corps de Jeanne de Constantinople fut, d'après sa volonté, déposé dans un tombeau de marbre qu'elle avait fait ériger au milieu du chœur des dames du monastère de Marquette, à côté de celui du comte Fernand, son premier mari175. «Si la voix du peuple est la voix de Dieu, dit un vieux religieux de l'abbaye de Loos, il ne faut pas doubter qu'elle ne soit sainte, ni s'estonner que le ménologe de Cisteaux l'ait mise dans le cathalogue des bienheureux de l'ordre à la date du 5 décembre, jour de son trépas176.»
La mort si exemplaire et si chrétienne de la fille de l'empereur Bauduin, de celle qui eut l'insigne honneur d'avoir Charlemagne pour ancêtre et Charles-Quint pour arrière-neveu et héritier, avait été le digne couronnement de sa vie.
Après tant d'années d'épreuves de toute nature supportées avec un courage qui ne faiblit jamais, cette femme vraiment forte voulut se détacher entièrement des choses de la terre et demander à Dieu seul le repos que le monde et les grandeurs lui avaient toujours refusé. Elle avait passé en faisant le bien, et c'est la seule gloire que pût ambitionner sa belle âme.
CONCLUSION
Nous avons rappelé tout ce qu'à travers les vicissitudes d'une existence agitée s'il en fut jamais, la comtesse Jeanne de Constantinople avait fait pour le bonheur des peuples dont la destinée lui était confiée. L'extension qu'avec une rare intelligence des besoins de son temps elle donna spontanément aux libertés communales tout en réprimant les velléités tyranniques des châtelains féodaux, les encouragements que l'éducation publique, le commerce et l'industrie reçurent de sa sollicitude éclairée, développèrent, dans une large proportion, les éléments de civilisation et de progrès économique qui, après la féconde période des croisades, préparèrent pour la Flandre un avenir de grandeur et de prospérité sans exemple.
Jeanne, on l'a vu, avait été le palladium de la nationalité flamande après Bouvines. Durant la captivité de Fernand et le veuvage anticipé auquel elle était condamnée, elle accomplit ses devoirs de souveraine et d'épouse avec une sagesse et un dévouement dont témoignent tous les documents de l'histoire et qu'on ne saurait trop admirer. Soit qu'il s'agisse de réparer les maux de la guerre, de travailler à la délivrance de son époux, de lutter contre d'amers chagrins domestiques ou contre les événements aussi étranges qu'imprévus qui vinrent ensuite compromettre non plus seulement son repos, mais encore son honneur et son pouvoir, son inébranlable courage la maintient au niveau de la lourde tâche qui lui est imposée. Voilà pour le rôle politique.
Il importe, pour conclure, d'en résumer rapidement les résultats.
Longtemps comprimées par l'anarchie féodale des siècles précédents, les provinces du nord des Gaules étaient entrées, au début du treizième, dans l'ère nouvelle que lui avaient ouverte les franchises municipales octroyées surtout par l'empereur Bauduin et son auguste fille. Leur industrieuse activité, secondée par une entière liberté et de précieux privilèges, se trouvait encore favorisée par les débouchés inconnus jusque-là que les expéditions d'Orient avaient créés sur tous les points du Levant, si longtemps inexplorés, et où pouvaient aborder désormais les flottes parties des rivages de l'Océan du Nord pour s'y livrer à un commerce d'échange qui ne tarda pas à prendre, au profit de la fortune publique, d'incalculables proportions. Sous la comtesse Jeanne, les marchés et les foires des villes tudesques ou wallonnes de sa domination étaient déjà célèbres entre tous. Nous avons retracé ailleurs le tableau de ce mouvement prodigieux de progrès matériel au niveau duquel s'élevait en même temps le progrès intellectuel et moral des anciennes provinces de la Gaule Belgique177. En effet, une véritable révolution se manifeste alors dans les esprits. De grands penseurs, de profonds philosophes se révèlent dans la personne des Simon et des Godefroi de Tournai, des Alain de Lille, le Docteur universel, et Henri de Gand, le Docteur solennel. – La langue romane, fille du latin dégénéré et mère de notre français moderne, se transforme et s'épure. Pour la première fois, nous l'avons dit, les actes publics se rédigent en cette langue. De toutes parts les chroniqueurs et surtout les poètes, car la poésie est la première forme que prend toute littérature naissante, produisent des œuvres qui, pour n'avoir pas eu de modèles, n'eurent point d'imitateurs et conservent une originalité qui en fait le charme principal. L'épopée, inspirée par les traditions chevaleresques, rappelle les hauts faits du cycle de Charlemagne, de la Table ronde ou des Croisades. – Tandis que, pour rendre ses légendes plus populaires, Philippe Mouskes les assujettit au rythme, Gandor de Douai écrit le roman de la Cour de Charlemagne, d'Anseïs de Carthage, et achève le Chevalier au Cygne, consacré aux exploits de Godefroi de Bouillon; Gilbert de Montreuil chante Gérard de Nevers; Gautier d'Arras, Eracle l'Empereur; Guillaume de Bapaume, Guillaume d'Orange. Quantité d'autres chansons de geste d'auteurs inconnus, mais appartenant aux provinces du Nord, émerveillaient alors aussi les esprits, entre autres le roman fameux de Raoul de Cambrai, l'un des plus anciens et des plus remarquables monuments de notre littérature nationale. Mais les trouvères ne s'en tiennent pas aux seules compositions épiques. Aux longs poèmes succèdent les chants des ménestrels, les contes, les fabliaux, les satires. Toute une pléiade de joyeux trouvères surgit sur tous les points du pays: les Adam le Bossu et les Jean Bodel d'Arras, les Jacquemars Giélée de Lille, les Mahieu de Gand, les Gilbert de Cambrai, les Jacques de Cysoing, les Durand de Douai, les Audefroi le Bâtard, et une infinité d'autres poètes au milieu desquels figurent de grands seigneurs, tels que Quènes de Béthune, entre autres, qui avait accompagné l'empereur Bauduin à la croisade, et dont les vers sont des modèles de grâce et de sensibilité. – Ne sait-on pas aussi, et nous l'avons dit déjà, que le père infortuné de la comtesse Jeanne cultivait lui-même la poésie, léguant ainsi à son héritière la tradition et le goût des travaux de l'esprit, qu'elle encouragea, on l'a vu plus haut, au milieu des tristes préoccupations qui l'accablaient?
Sous le rapport des arts, la Flandre devait, dans un prochain avenir, occuper un rang célèbre dans l'histoire, et donner à la postérité une école fameuse entre toutes. Déjà, sous la comtesse Jeanne, le goût des grandes et belles œuvres inspirées par le sentiment religieux et encouragé par la munificence souveraine, se manifeste par l'érection d'une multitude de monuments auxquels le style ogival prête déjà ses inimitables créations, en attendant que les basiliques somptueuses dont la Flandre se couvre, s'enrichissent de ces chefs-d'œuvre sculptés et peints qui devaient en faire pour la postérité autant d'incomparables musées.
A travers les orages qui l'ont trop souvent assombri, le règne de Jeanne, si réparateur et si sage, doit donc encore être admiré dans ses conséquences, au point de vue de ce mouvement civilisateur que nous venons d'indiquer sommairement et auquel il a imprimé un incontestable et large essor.
Et maintenant, si, après avoir envisagé la souveraine dans toutes les phases de son existence, nous reportons une dernière fois nos regards sur la femme prédestinée qui, par ses vertus publiques et privées, mérita à tant d'égards d'être appelée depuis six cents ans la bonne comtesse, il nous est permis de dire que, parmi les grandes figures dont sont illustrées les annales flamandes, il n'en est pas qui ait mieux mérité la reconnaissante vénération des contemporains et de la postérité. C'est un hommage que ne cessera de lui rendre l'impartiale histoire.