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Kitabı oku: «La capitaine»

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Henri Émile Chevalier
La Capitaine

Prologue. La fuite

Les deux époux restèrent seuls.

Durant ce dernier repas de chasse, où il devait dire adieu aux aimables folies de la jeunesse, suivant son expression, M. de Grandfroy avait fait des libations inaccoutumées.

Ses yeux étaient rouges, son teint animé, ses lèvres ardentes.

Il quitta son cigare, le jeta au feu, et, s’établissant sur le canapé où Clotilde travaillait à une tapisserie:

– Palsembleu! ma chère, lui dit-il, vous êtes ravissante, ce soir. Jamais je ne vous vis si belle; les lys et les roses de votre visage effacent les fleurs les plus parfumées; je me sens rajeuni à cet aspect adorable, et je voudrais n’avoir que vingt ans pour jouir de la charmante perspective d’un demi-siècle à passer près de vous.

Avec ces paroles de goût équivoque, et ponctuées d’un regard dont la signification n’était guère douteuse, M. de Grandfroy se pencha vers Clotilde, et essaya de lui dérober un baiser.

Mais la jeune femme fit un mouvement dans le sens opposé, et le baron, perdant son équilibre, roula du canapé vers le garde-feu.

Madame de Grandfroy dissimula un sourire méprisant derrière son ouvrage.

Son mari se releva bravement en s’écriant:

– Palsembleu! j’ai failli tomber! Ces diablesses de nouvelles inventions – et du bout du pied il frappa le canapé – sont tellement étroites et peu profondes, qu’on n’y peut tenir à l’aise. Parlez-moi des sofas, des bons et spacieux fauteuils comme il y en avait jadis. Ah! dans notre temps, en 17…

Mais il se reprit, comme si cette réminiscence lointaine lui paraissait inopportune:

– C’est-à-dire, enfin, quand j’étais à mon printemps. Alors on se disputait mon cœur; c’était la duchesse de L…, la marquise de B…, la petite vicomtesse de R…, une délicieuse créature! Ah! oui; elle vous ressemblait, ma chère. J’étais difficile, pourtant, oh! très difficile: on m’avait tant gâté! croiriez-vous que j’ai fait attendre un an la princesse de P…, et que la présidente D… est morte de chagrin parce que je lui tenais rigueur. Ce n’est pas qu’elle manquât d’attraits, la présidente! Palsembleu! on se l’arrachait à la cour où elle avait ses petites entrées. Grands yeux noirs assassins, nez à la Roxelane, carnation qui faisait pâlir la palette de M. Boucher; fossette au menton, et une bouche! Oh! ma toute belle, une bouche à la vôtre seulement comparable!

Pour confirmer sans doute la justesse de la comparaison, le baron de Grandfroy, qui s’était replacé près de Clotilde, lui passa sournoisement un bras autour de la taille et l’attira à lui.

– Ah! monsieur, vous êtes inconvenant! dit la jeune femme en se dégageant.

– Inconvenant! ma chère, moi, votre mari?

– Permettez que je me retire dans mon appartement.

– Un moment, un moment, ma diva. Causons un peu! Que diable, vous êtes plus sauvage et plus prude qu’au sortir du couvent! Dirait-on jamais qu’il y a un an que vous êtes mariée?

Et il lui prit la main.

– Laissez-moi, monsieur, laissez-moi, je vous prie! dit Clotilde d’un ton suppliant.

– Vous laisser! fit le baron en lui roulant des yeux qui voulaient être tendres et n’étaient que lubriques; vous laisser! Mais si je vous laissais, vous diriez que je suis le plus grand sot du monde, et vous auriez mille fois raison. Allons, rasseyez-vous, mon ange, et faisons la causette comme de bons époux. Eh! je ne suis ni aussi vieux, ni aussi cassé que j’en ai l’air. Demandez à nos amis: à peine pouvaient-ils me suivre à la chasse, aujourd’hui. Et soyez sûre que si je renonce à ce plaisir, ce n’est point par impuissance: c’est afin de vous consacrer désormais tous mes instants! Nous autres hommes nous n’avons point d’âge, voyez-vous, et tant que nous possédons de la vigueur, ô souveraine des Grâces…

Tout en parlant, M. de Grandfroy s’efforçait d’amener doucement la jeune femme sur ses genoux. Clotilde se laissa d’abord rapprocher sans trop de résistance; mais dès qu’elle découvrit le dessein du baron, elle recula précipitamment.

Il la retint avec force.

– Vous me faites mal! vous me brisez les doigts! dit-elle.

– Oh! la petite folle, la petite folle, prononça-t-il en riant et en allongeant son autre main pour la ressaisir par la ceinture.

– Je vous dis que vous me faites mal, et je vous ordonne de me lâcher ou j’appelle vos gens, s’écria Clotilde irritée.

Ses sourcils s’étaient froncés et elle tendait le bras vers le cordon d’une sonnette.

Le baron profita de ce qu’elle avait détourné la tête pour l’étreindre brusquement, l’enlever du parquet et la placer sur ses genoux.

Avant qu’elle fût revenue de sa surprise, il avait imprimé un chaud baiser sur l’épaule nue de la jeune femme.

Elle bondit sous ce baiser comme sous une brûlure, et se précipita au milieu du salon.

– Ah! monsieur, vous êtes ignoble et lâche! proféra-t-elle avec un accent d’horreur et de dédain intraduisible.

Mais, enflammé par la luxure, le baron se leva et courut après elle.

C’était un homme de soixante-cinq à soixante dix ans, petit, maigre, bilieux, cacochyme; une figure de casse-noisettes, montée sur des membres grêles, courts, dont toute la personne offrait le type de l’ancien roué de la Régence, usé, perclus par les excès encore plus que par l’âge, et réduit à l’état de satyre impotent.

– Vraiment, ma belle, balbutia-t-il entre des hoquets, en trébuchant; vraiment, vos drôleries passent les bornes! Pour une péronnelle de votre espèce, vous jouez trop à la reine.

Clotilde se retrancha derrière un guéridon, et, s’armant d’un sucrier, elle s’écria:

– Je vous jure que si vous faites encore un pas, je vous brise cette porcelaine sur la tête!

Déjà grande de taille, malgré ses seize ans à peine accomplis, bien faite, les traits agréables, d’une régularité antique, quoique un peu durs, notamment quand la passion l’excitait, Clotilde était magnifique à voir dans cette attitude.

L’ivresse prêtait au vieux podagre une ardeur dont il n’était plus coutumier depuis longtemps. Cependant, il n’osa point avancer.

– Encore une fois, monsieur, je vous en conjure, laissez-moi m’en aller, reprit la jeune femme en adoucissant le timbre de sa voix.

– Non, répondit-il sèchement, non, vous ne vous en irez pas ainsi. Pendant une année, j’ai joué le rôle de niais; c’est assez. Il faut que cela finisse. Imaginez-vous, madame, que je vous ai épousée par amour platonique? que je vous ai constitué cinquante mille livres de rentes pour passer ma vie à vous admirer comme on admire une peinture ou pour faire généreusement cadeau de vos charmes à mes amis…

– Monsieur! exclama Clotilde blessée jusqu’au fond du cœur par ce trait, vous êtes indigne…

– Ta, ta, ta, des grands mots!

– Oui, vous êtes indigne du titre de gentilhomme. Vous traitez votre femme comme une courtisane, c’est infâme!

– Ma femme! mais est-ce que vous l’êtes, ma femme? ricana-t-il. Nous sommes mariés, voilà tout.

– Eh! que m’avez-vous promis en nous mariant?

– Bah! des promesses qui n’en sont pas.

– Si vous oubliez, monsieur, moi je n’oublie pas. Vous m’avez épousée contre mon gré; j’en aimais un autre…

– Madame! … tonna M. de Grandfroy.

– Je vous répète, dit-elle froidement, en scandant les syllabes, je vous répète que j’en aimais un autre. Je vous le déclarai, espérant que vous abandonneriez vos prétentions et m’aideriez à déjouer les projets de ma belle-mère qui me sacrifiait à son avarice, à sa jalousie: car je vous croyais noble, je vous croyais homme de cœur, M. le baron. Mais je me trompais! ah! je me trompais terriblement, ajouta-t-elle avec un soupir; oui, je me trompais. Loin de vous désister, vous vous êtes ligué avec mes ennemis. Vous m’avez arraché mon consentement; que dis-je, vous l’avez surpris… et vous m’aviez juré, juré devant Dieu, de me traiter comme votre fille…

– Palsembleu, vous êtes plaisante, madame, on se marie pour avoir des filles, et non pour posséder une femme-fille!

Il accompagna ce pitoyable jeu de mots d’un bruyant éclat de rire.

Clotilde haussa les épaules.

– Eh bien, dit-elle d’un ton provocateur, j’ai votre parole, monsieur, et je vous obligerai à la tenir si vous ne le voulez pas.

– Il ferait beau voir! riposta-t-il, en marchant sur la jeune femme.

– N’allez pas plus loin, monsieur; ne me défiez pas! dit-elle en brandissant le sucrier.

– À vaincre sans combat, on triomphe sans gloire! répliqua gaillardement le baron, qui avait recouvré sa hardiesse.

Et il se jeta vers le guéridon.

Mais, par malheur, ses pieds heurtant un tabouret, il tomba étendu tout de son long.

Clotilde saisit cette occasion pour quitter le salon, et gagna son appartement.

– Je me passerai de vous, Maria, dit-elle à sa camériste qu’elle rencontra dans le vestibule, et qui se disposait à l’accompagner pour l’aider à faire sa toilette de nuit.

En entrant dans sa chambre à coucher, elle s’enferma, s’enfonça dans un fauteuil devant la cheminée, où pétillait un bon feu de hêtre, et se mit à réfléchir.

Bientôt on frappa à la porte.

– Ah! mon Dieu! dit-elle en fureur, il me poursuivra donc jusqu’ici!

– C’est moi, Clotilde, je ne vous tourmenterai pas, je veux seulement vous souhaiter le bonsoir, dit la voix du baron à travers la serrure.

– Je ne puis; je suis couchée, répondit-elle.

Monsieur de Grandfroy insista.

Elle garda le silence; et, après quelques minutes de supplications et de menaces, elle eut le plaisir de l’entendre partir en grommelant des injures.

– Ah! cette situation n’est plus tenable; il la faut rompre! s’écria la jeune femme en ensevelissant sa tête dans ses mains. Demain, j’aviserai, et si ma belle-mère ne me veut point recevoir, eh bien, j’irai à Paris; j’y travaillerai pour vivre. Mais rester davantage dans cet enfer, non, mille fois non! Pourtant, il m’en coûtera de délaisser ces deux chers petits enfants du baron. Ils sont si jeunes, si intéressants! l’aîné surtout qui commence à parler… Ah! que leur mère a dû être malheureuse! Morte, après trois ans de mariage! Pauvre femme, je suis certaine que c’est ce misérable qui l’a tuée par ses hideuses brutalités. Ah! pourquoi une marâtre m’a-t-elle vendue à lui! Pourquoi ai-je ajouté foi à leurs mensonges! Pourquoi, lasse de leurs obsessions, ai-je prononcé ce oui fatal?… Mais comme il fait froid ici! Est-ce que Maria aurait oublié de fermer la fenêtre? Je sens un courant d’air…

En murmurant ces paroles, Clotilde se leva et se dirigea vers la croisée.

Aux premiers pas, son pied cria sur un corps friable..

– Tiens, dit-elle, on a cassé un carreau. Cette chambre est remplie de verre. Comment se fait-il que Maria ne l’ait pas remarqué! On risque de se blesser.

La jeune femme se baissa pour ramasser un fragment de vitre qui gisait sur le parquet, et elle aperçut un objet blanc près des débris de verre.

Elle prit cet objet dans ses mains et l’examina.

C’était une feuille de papier roulée autour d’un petit caillou.

Clotilde développa le papier. Quelques lignes y étaient tracées au crayon.

À peine la jeune femme eut-elle jeté les yeux sur ces lignes, qu’elle tressaillit et changea de couleur.

– L’écriture de Maurice! fit-elle en serrant le papier dans sa main par un mouvement involontaire, et en regardant, de côté et d’autre, comme si elle avait peur que quelqu’un ne l’épiât.

La pièce était bien close; il n’y avait personne.

Néanmoins, madame de Grandfroy tira les rideaux des fenêtres et alla s’assurer que la porte était verrouillée.

Puis, elle s’approcha d’une lampe, et, tremblante, elle lut le billet.

Il était conçu en ces termes:

«Je suis ici; j’attends dans le parc depuis la chute du jour; j’attendrai toute la nuit, s’il est nécessaire; je veux vous voir, vous parler… Un signe, j’escalade le balcon, je suis près de vous; un refus, demain, vous apprendrez ma mort.»

– Maurice ici! Maurice de retour! dit Clotilde en joignant ses mains avec autant de joie que d’effroi, après avoir lancé le papier au feu. Que vais-je faire? Je ne puis le recevoir! Si on venait… si on le surprenait dans ma chambre… Mais le laisser dans le parc… par cette température glaciale… Et ce suicide… ce suicide dont il parle… Oh! non, non, non… Mais je ne suis plus libre… je ne puis plus disposer de mes actions… je suis mariée! Mariée! … le déshonneur! … N’importe! Maurice est honnête… Je le reverrai cette fois… rien que cette fois… une heure… pas davantage… et nous nous quitterons… pour toujours…

Madame de Grandfroy avait déjà la main sur l’espagnolette de la fenêtre, elle l’ouvrit en frémissant.

Un jeune homme, enveloppé dans un manteau couvert de neige, tomba à ses pieds.

– Clotilde! s’écria-t-il en lui embrassant les genoux.

– Maurice! balbutia-t-elle.

– Ah! continua le jeune homme, je paierais volontiers de mes jours ce moment d’ivresse. Un baiser, ma Clotilde! un baiser! Oh! donne-le moi! que je respire le parfum de tes lèvres…

– Maurice, dit la jeune femme haletante, relevez-vous, de grâce! j’ai été folle de vous ouvrir… Ne me faites pas regretter ma faiblesse… Mais comme il a froid, mon Dieu! … Il grelotte… Quelle imprudence aussi… Venir par cette nuit d’hiver… Voyons, mon bon Maurice, laissez-moi fermer la fenêtre et asseyez-vous…

– Quoi! pas un baiser auparavant! dit-il en l’inondant de ses regards magnétiques.

Vaincue, subjuguée, elle s’inclina languissamment et lui effleura le front.

La croisée fut refermée; et le jeune homme, entraînant madame de Grandfroy à une causeuse, se coucha devant elle.

– Vous me pardonnez donc, lui dit Clotilde d’un ton bas en enroulant son bras au cou de Maurice, dont le manteau dégrafé avait coulé de ses épaules, et qui apparaissait maintenant en uniforme de lieutenant de marine.

– Si je vous pardonne! si je te pardonne! dit-il avec des inflexions caressantes, en renversant sa tête sur les genoux de sa maîtresse et lui jetant aussi les bras autour du col dont il abaissa doucement la tête vers la sienne; si je te pardonne! Eh! ne sais-je pas ta vie, ma pauvre Clotilde? N’ai-je point appris qu’après t’avoir martyrisée on s’était joué de toi! qu’on avait fait courir le bruit que j’étais mort, pour te forcer à épouser ce…

– Maurice, ne prononcez pas son nom, je vous en conjure!

– Oui, j’ai appris tout cela, poursuivit le jeune homme. Il était trop tard… tu étais mariée… J’ai souffert! … Mais à quoi bon parler des souffrances passées, quand la félicité me verse sa coupe d’ambroisie… Oh! qu’ils sont bons, qu’ils sont suaves, tes baisers! Encore, ma bien-aimée, encore…

– Non, assez… assez… Maurice… épargnez-moi… Si vous m’aimez, respectez-moi!

– Vous épargner! C’est vrai! dit le jeune homme en changeant de ton et devenant brusque, c’est vrai, vous avez un mari!

– Maurice! Maurice! Oh! ne me dites pas cela! ne me rudoyez pas ainsi; je ne le mérite pas. Je n’ai pas cessé de vous aimer, pas cessé de vous être fidèle.

– Fidèle! répéta ironiquement le jeune homme.

– Je vous le jure devant Dieu, Maurice; je n’ai pas cessé un seul instant de vous être fidèle! s’écria madame de Grandfroy avec un accent qui émut profondément son amant. Jamais, ajouta-t-elle en se faisant un voile de ses longues paupières pour cacher l’éclat qui animait ses pupilles, jamais, depuis que je l’habite, le baron n’a mis le pied dans cette chambre.

Maurice s’était retourné. Il se souleva sur les genoux, pressa la jeune femme éplorée contre son cœur, et, la contemplant avec une tendresse idolâtre:

– Pardonne, je t’aime! soupira-t-il.

– Oh! pourvu que vous m’aimiez, que vous m’aimiez toujours, Maurice!

– Toujours! dit-il en écho.

Et leurs haleines se confondirent.

Le lendemain, madame de Grandfroy avait disparu du château de T…, dans la Basse-Bourgogne, où elle résidait avec son mari.

On se perdit en conjectures sur cette disparition subite, qui ne laissa aucune trace, et jamais dans le pays, l’on ne sut ce qu’était devenue la baronne.

Première partie. Dans la Nouvelle-Écosse

I. La catastrophe

Halifax, colonie anglaise, dans l’Amérique septentrionale, est une jolie ville de vingt-cinq à trente mille âmes.

Les navires à vapeur, affectés au service trans-atlantique, y font généralement escale, et s’y ravitaillent de charbon, eau, provisions diverses.

Capitale de la Nouvelle-Écosse (péninsule à la pointe est du Nouveau-Monde, et qui offre sur l’Océan un front de deux cent quatre-vingts milles environ d’étendue), Halifax a été bâtie, en 1749, au fond d’une baie, par trois mille huit cents émigrants anglo-saxons, sur l’emplacement d’un poste français célèbre, sous le nom de Chibouctou, dans l’histoire de nos guerres avec la Grande-Bretagne.

Son port est beau, spacieux, commode, mais l’entrée en est encore difficile, quoiqu’on l’ait fort améliorée, dans ces derniers temps surtout.

En 1811, à l’époque où commence notre récit, l’accès de ce port présentait une foule d’écueils redoutés par les marins qui, dans leur langage imagé, l’avaient baptisée l’Avenue du Diable (Old Nick’s Avenue.)

On y voyait des rochers énormes, à fleur d’eau, contre lesquels plus d’un vaisseau s’était brisé, et que les légendes terribles rendaient fameux dans tout le golfe de Saint-Laurent.

Construite en bois, à l’exception de la maison du Gouvernement, et d’un très petit nombre d’habitations particulières, appartenant à des armateurs, la ville faisait déjà un commerce considérable, dont le hareng, la morue et les huiles de poisson formaient les articles principaux.

La pêche était donc l’occupation par excellence de ses habitants, qui y consacraient la plus grande partie de leur temps.

La population, y compris la garnison, s’élevait à dix ou douze mille individus. Elle se composait généralement d’Anglais; mais on y remarquait quelques Canadiens, – descendants de ces malheureux Acadiens qui furent si indignement persécutés par la Grande-Bretagne, à la fin du XVIIe siècle, – et même quelques Français d’outre-mer.

Parmi ces derniers se trouvait une famille riche et très considérée dans le pays.

Son chef se nommait M. du Sault. Il était arrivé dans la Nouvelle-Écosse, quelque vingt ans auparavant, avec sa femme et deux enfants en bas âge.

Aujourd’hui, Bertrand, l’aîné de ces enfants, était âgé de vingt-deux ans; Emmeline, sa sœur, en comptait vingt.

Ils vivaient chez leurs parents, dans une belle campagne sur les bords de la mer, à un demi-mille environ d’Halifax.

Jamais frère et sœur ne s’aimèrent plus qu’eux; jamais natures sensibles ne furent mieux faites pour s’entendre. Toujours ensemble, toujours d’accord, ils n’avaient point de secrets l’un pour l’autre. Ils chérissaient également M. et madame du Sault, qui leur rendaient cette tendresse avec usure.

Cette famille paraissait aussi heureuse qu’on peut l’être en ce monde, et chacun se la proposait pour modèle, chacun enviait sa félicité.

M. du Sault était pauvre en débarquant à Halifax, vers 1792. Ceux-ci disaient qu’il avait fait naufrage, ceux-là qu’il avait été assailli et dépouillé par des pirates; mais on ne savait à laquelle des deux versions s’arrêter. Quant à lui, il était muet sur ce sujet, laissait volontiers causer les gens, et savait éluder la question quand on l’interrogeait directement.

Depuis lors, il avait fait fortune, une fortune princière, évaluée à plusieurs millions. Prévoyant l’importance que les pêcheries ne tarderaient pas à acquérir, il avait, un des premiers, organisé un établissement sur une vaste échelle, et le succès était venu couronner son entreprise. Plus tard, il acheta du gouvernement britannique des terres à vil prix, les engraissa avec des bancs de poissons en décomposition, que le flux avait jetés sur la côte, et obtint des récoltes merveilleuses.

C’était un homme audacieux, mais éclairé, et sage autant que progressiste.

Bertrand et Emmeline reçurent une éducation excellente et une instruction aussi bonne qu’on se la pouvait alors procurer dans les colonies de l’Amérique septentrionale.

On leur apprit l’anglais, le français, un peu de dessin, un peu de musique, l’histoire et les mathématiques.

Bertrand témoignait du goût pour la marine. À quinze ans, on l’envoya à l’école navale en Angleterre. Il revint, au bout de trois années, avec le grade d’enseigne.

Monsieur du Sault demanda et obtînt qu’il fût placé sur un des navires de la station d’Halifax.

De la sorte, le jeune midshipman demeura près des siens, à la grande joie d’Emmeline, que son absence avait plongée dans une mélancolie profonde.

Le service n’est point pénible dans les colonies.

Riche et influent par son père, Bertrand était à peu près le maître de ses actions. Il ne montait guère à bord que pour les revues extraordinaires, et passait tout son temps avec sa sœur.

La journée, ils lisaient ou faisaient de longues promenades, soit à cheval, soit en canot, soit même à pied; quelques visites et quelques réceptions occupaient leurs soirées.

Ils voyaient peu de monde, mais des personnes choisies ou du moins qui semblaient l’être.

Depuis quelques mois, le nombre de leurs amis s’était accru d’un jeune homme étranger, fort élégant, fort brave, fort aimable, dont la présence avait révolutionné Halifax et tourné la tête à la plus charmante moitié de ses habitants.

Cavalier accompli, il parlait avec une facilité égale l’anglais et le français. On ignorait son origine; mais à ses avantages personnels, il joignait des revenus fabuleux, s’il en fallait juger par ses prodigalités, et nul ne songeait à lui faire un crime du mystère dont il enveloppait son existence.

N’avait-il pas, d’ailleurs, ses entrées à l’hôtel du Gouvernement? n’était-il pas cousin du secrétaire particulier de sir George Prévost, qui, lui-même, l’avait présenté à la haute société civile et militaire de la Nouvelle-Écosse? Et sir George Prévost était gouverneur général, c’est-à-dire vice-roi de la colonie.

Ce mortel fortuné se faisait appeler le comte Arthur Lancelot, nom qui pouvait être anglais, comme il pouvait être français.

Le comte Arthur Lancelot s’était donc lié avec la famille du Sault; et si les jeunes misses à marier jalousaient furieusement Emmeline, les jeunes dandys d’Halifax en voulaient sérieusement au comte Arthur de ses préférences pour Bertrand, «après tout un maudit Français dénationalisé (a damn’d denationalized French-man)», disaient-ils.

Cependant, Arthur Lancelot n’avait pas à Halifax une résidence fixe. Il voyageait beaucoup, paraissait et disparaissait subitement. On l’avait épié; on avait cherché à savoir où il allait, d’où il venait. Peines perdues. À bout de perquisitions, ses envieux assuraient, sous le sceau du secret, que c’était un espion du gouvernement anglais, qu’il surveillait les États-Unis, avec lesquels la Grande-Bretagne était alors en hostilités, et qu’il avait établi provisoirement son quartier général dans la capitale de la Nouvelle-Écosse.

Malgré ces rumeurs, et bien d’autres, que nous nous abstiendrons de reproduire, aucun des colons ne pouvait se flatter d’avoir des renseignements exacts sur le comte Arthur, quoique les plus notables courtisassent avidement ses faveurs. Lorsqu’il habitait Halifax, c’était à qui l’aurait à dîner, en soirée, à qui pourrait se vanter, le lendemain, de l’avoir possédé pendant une heure. On copiait sa mise, sa tournure, ses manières; on se disputait ses bons mots. Le journal de la localité, la Nova-Scotia, lui consacrait régulièrement une colonne, chaque semaine, dans ses Weekly Reports.

Enfin, il était, dans ce petit coin du Nouveau-Monde, ce que le beau Brummel fut un peu plus tard à Londres.

Vers la fin de mai 1811, pendant une absence du comte Arthur, le repos de la famille du Sault fut tout à coup troublé par une de ces catastrophes épouvantables, toujours suspendues sur nos têtes, et qui nous frappent sans pitié, alors que, pleins de quiétude pour le présent, d’espérance pour l’avenir, nous nous abandonnons sans crainte, sans appréhension, au bonheur de vivre en répandant le bien et la paix autour de nous.

Bertrand tomba subitement malade.

Ce fut une maladie étrange, rapide, qui le paralysa dès sa première atteinte, confondit la science entière des plus vieux chirurgiens de marine, et mit au défi les soins empressés dont on entoura le jeune homme.

Le lendemain, il ne pouvait plus parler, plus bouger; le jour suivant, il était raide, insensible, glacé.

Les médecins déclarèrent à ses parents qu’il avait cessé d’exister.

Je n’essaierai point de peindre la douleur de ces derniers. Elle fut immense. Emmeline fut prise d’une attaque de nerfs qui mit ses jours en danger, et sa mère faillit devenir folle.

Avant l’ensevelissement, M. du Sault voulut que le corps fût soumis à un nouvel examen. D’autres praticiens furent mandés. Leur rapport ne se rapporta que trop, hélas! avec le premier. Bertrand était mort: la vie était éteinte depuis plus de vingt-quatre heures.

Le jeune homme avait conquis l’estime ou l’affection de tous ceux qui le connaissaient; un concours immense de citoyens accompagna ses restes au cimetière.

La plupart des assistants avaient le visage baigné de larmes. Seul de sa famille à l’enterrement, car il n’est pas d’usage, parmi les Anglais, que les femmes suivent les convois funèbres, M. du Sault ne pleurait pas; mais ses yeux secs, rougis, ses traits altérés disaient assez la violence du chagrin qui rongeait son cœur.

Bertrand fut inhumé, d’après les rites de l’église catholique, dans laquelle il avait été élevé.

Sur la fosse, le prêtre dit l’office des trépassés; puis, tour à tour, et lentement, les amis du jeune homme aspergèrent d’eau bénite son cercueil, le jonchèrent de couronnes d’immortelles, et le fossoyeur arriva avec sa bêche, innocent outil qui, dans ses mains, devient le plus sinistre des instruments.

Déjà le cimetière se vidait; déjà ceux qui avaient pris part aux obsèques perdaient leur air grave et recueilli, et s’entretenaient complaisamment des qualités et des défauts du défunt.

Et, pelletée par pelletée, la terre, la froide terre, tombait, s’entassait avec un bruit sourd, caverneux, monotone, sur le corps du malheureux Bertrand.

Un quart d’heure après, un petit tertre et une croix de bois noir marquaient seuls la place où il gisait.

Le comte Arthur Lancelot arriva dans la soirée de ce jour à Halifax.

On lui apprit la fin prématurée du fils de M. du Sault.

Cette nouvelle le frappa comme un coup de foudre. Il pâlit, chancela, et serait tombé si on ne l’avait soutenu. Mais cette révolution passa, en apparence, avec la rapidité de l’éclair. Le comte se remit de son émotion, causa un moment de Bertrand, comme d’un ami sincère dont la perte l’affligeait vivement, sans toutefois le désespérer, et il regagna la maison qu’il occupait dans la ville.

Chez lui, sa douleur éclata encore; elle y éclata avec une véhémence navrante. Il s’arracha les cheveux, se tordit les mains, se roula sur le parquet, poussa des cris déchirants, jusqu’à ce que des larmes abondantes vinssent le soulager. Calmé par cette rosée salutaire, Arthur Lancelot sortit, il se fit conduire au cimetière, tomba à genoux sur la tombe de Bertrand et pria longuement.

Le crépuscule étendait ses ombres sur Halifax, quand il se releva.

Il était en proie à une excitation fiévreuse.

– C’est décidé, murmura-t-il; il faut que je le voie… Cette nuit… Oui, cette nuit…

Et il quitta le cimetière après avoir minutieusement observé les lieux et s’être assuré qu’il pourrait les reconnaître, même au milieu des ténèbres.

De retour à son logis, il sonna.

Un homme d’une corpulence énorme et le visage couturé de balafres, qui le rendaient hideux, parut en faisant le salut militaire.

– Oui, maître, dit-il.

– Samson, lui commanda le comte, tu m’accompagneras cette nuit.

– Oui, maître.

– Tu te muniras d’une lanterne sourde.

– Oui, maître.

– De pelles et de pioches.

– Oui, maître.

– Est-ce tout?… Voyons… Non, nous aurons encore besoin de cordes.

– Oui, maître.

– C’est bien.

– Oui, maître.

– Va!

– Oui, maître, répondit le serviteur évoluant sur les talons avec la précision d’un vieux troupier.

– Ah! se ravisa le comte, à minuit tu frapperas à ma porte.

– Oui, maître.

Ces deux mots, changés quelquefois en «non, maître», étaient les seuls qu’on eût jamais entendus sortir de la bouche de Samson. Aussi les curieux, qui avaient tenté de le séduire, pour en tirer quelques informations sur le comte, disaient-ils que c’était un automate ambulant. Ses pas étaient, du reste, toujours comptés, toujours mesurés; ses mouvements avaient la régularité d’une horloge; sa voix conservait toujours la même inflexion. C’était une note brève et sèche, laquelle fatiguait, irritait l’oreille par son uniformité.

Jamais on n’avait vu Samson en colère. Cependant, il ne laissait pas facilement approcher du comte. Plus d’un indiscret, plus d’un importun avaient été méthodiquement appréhendés au corps par l’Hercule et aussi méthodiquement lancés à cinq, dix, quinze ou vingt pas, suivant le degré d’ennui qu’ils avaient causé audit Samson. Les larmes lui étaient étrangères; le rire lui était inconnu. D’émotion, il ne paraissait pas susceptible. C’était une surface de bronze qui ne laissait rien percer de ce qui s’agitait derrière.

Le comte n’avait pas d’autre domestique attitré. Quand il demeurait à Halifax, il louait un laquais et un cocher pour sa voiture, un groom et un valet d’écurie pour ses chevaux. Mais ces gens vivaient au dehors, et il leur était défendu de se présenter à l’appartement du jeune homme.

Comment se nourrissait-il? on l’ignorait. Quand il rendait un dîner, c’était à l’hôtel.

Samson le suivait partout, l’attendait à la porte des maisons où il avait affaire, et rarement se trouvait-il à plus de cent pas de lui.

À minuit sonnant, il heurta trois coups à la porte du comte.

– C’est bien, j’y suis, répondit celui-ci.

Et il ouvrit.

– As-tu les instruments? dit-il.

– Oui, maître.

– Prends aussi des pistolets.

– Oui, maître.

Samson fit trois enjambées dans la chambre, ramena ses pieds en équerre, et décrocha une paire de pistolets d’arçon pendus dans une panoplie à la muraille.

– Es-tu prêt? dit Arthur Lancelot.

– Oui, maître.

Ils descendirent dans la rue.

Tout était noir, silencieux.

On n’entendait que les lointains gémissements de la mer sur les grèves sablonneuses.

Les deux hommes furent bientôt au cimetière, situé aux portes de la ville.

En approchant, ils perçurent des sons de voix, et distinguèrent une faible lumière qui semblait voltiger au milieu des arbres dont les tombeaux sont ombragés.

Yaş sınırı:
12+
Litres'teki yayın tarihi:
30 ağustos 2016
Hacim:
180 s. 1 illüstrasyon
Telif hakkı:
Public Domain
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