Kitabı oku: «La clique dorée», sayfa 32
XXXI
Depuis un instant, la fatigue du vieux brocanteur avait disparu. Il s'était redressé, la lèvre frémissante, son œil jaune s'emplissait d'éclairs, sa voix vibrait…
– Seuls, poursuivit-il, les imbéciles n'attachent d'importance qu'aux grands événements… Ce sont les petits, au contraire, ceux qui semblent indifférents, qu'il faut craindre, car seuls ils décident de la vie, de même que ce n'est jamais que par un grain de sable que sont désorganisées les plus puissantes machines…
C'est par une belle après-midi du mois d'octobre que, pour la première fois, Sarah Brandon apparut à Malgat…
C'était alors un homme d'une quarantaine d'années, appartenant à une vieille et honorable famille bourgeoise, de mœurs simples, content de son sort et un peu naïf comme tous ceux qui ont vécu loin des intrigues.
Il n'avait qu'une passion: entasser dans les cinq pièces de son appartement des curiosités de toutes sortes, heureux pour huit jours quand il avait déniché quelque faïence de prix ou un meuble rare qu'il payait bon marché.
Il n'était point riche, tout son patrimoine ayant passé à enrichir sa collection, mais sa place lui valait une quinzaine de mille francs et il était assuré d'une retraite de deux mille écus.
Honnête, il l'était dans la plus magnifique acception du mot, de cette honnêteté instinctive qui ne se raisonne pas, mais qui est dans le sang même.
Depuis quinze ans qu'il était caissier, des centaines de millions avaient passé par ses mains, sans éveiller en lui l'ombre d'une convoitise. Et c'est avec une aussi parfaite indifférence que s'il eût remué des cailloux et des feuilles sèches qu'il maniait les pièces d'or et les billets de banque.
C'était plus que de l'estime, que ses directeurs avaient pour lui, c'était une amitié sincère et dévouée. Si absolue était leur confiance en lui, qu'ils eussent ri au nez de quiconque fût allé leur dire: Malgat est un voleur!..
Tel était l'homme qui était à sa caisse comme tous les jours, de dix à quatre heures, quand, à son guichet, se présenta un gentleman qui venait toucher le montant d'une traite tirée sur la Société d'escompte, par la Banque centrale de Philadelphie.
Ce gentleman, qui n'était autre que sir Elgin, s'exprimait si péniblement en français, que pour plus de facilités, Malgat le pria d'entrer dans son bureau… Il y entra suivi de Sarah Brandon…
Comment vous dire l'éblouissement du pauvre caissier à cette fulgurante apparition!.. C'est à peine s'il put balbutier les explications indispensables, et le gentleman et la jeune fille étaient partis depuis longtemps qu'il demeurait encore abîmé dans une extase idiote…
Une de ces foudroyantes passions, qui guettent les hommes de mœurs pures au passage de la quarantaine venait de fondre sur lui…
Hélas! Sarah n'avait que trop discerné le triomphe de sa beauté. Certes, Malgat était bien loin d'être la dupe conjugale rêvée par ces aventuriers, mais il avait les clefs d'une caisse où affluaient les millions… On pouvait toujours en tirer quelque chose, de quoi attendre… Leur plan fut vite arrêté.
Dès le lendemain, sir Elgin se représentait seul à la caisse pour demander quelques renseignements… Il revint trois jours plus tard avec une nouvelle traite… A la fin de la semaine, il fournit à Malgat l'occasion de lui rendre un léger service…
Si bien que des relations s'établirent, qui au bout d'une quinzaine autorisèrent sir Tom à inviter le caissier à dîner chez lui, rue du Cirque.
Une voix au-dedans de lui, un de ces pressentiments qu'on devrait toujours écouter, criaient à Malgat de refuser cette invitation… Déjà il ne s'appartenait plus.
Il alla dîner rue du Cirque, et en sortit fou à lier…
Il lui avait semblé sentir tout le temps les yeux de Sarah Brandon arrêtés sur lui, ces yeux étranges et sublimes, qui bouleversent l'être jusqu'en ses plus intimes profondeurs, qui dissolvent les plus robustes énergies, qui troublent les sens et égarent la raison, qui éblouissent, qui enchantent, qui fascinent…
La plus vulgaire politesse commandait à Malgat de rendre une visite à sir Tom et à mistress Brian… Cette visite fut suivie de beaucoup d'autres.
Assurément, un homme moins aveuglé eût soupçonné un piége, tant les misérables, harcelés par la nécessité, menèrent vivement leur intrigue…
Six semaines après avoir aperçu Sarah Brandon, Malgat se croyait éperdûment aimé d'elle…
C'était absurde, c'est vrai, stupide, grotesque… N'importe, il le croyait… Il croyait à la vérité des regards de flamme dont elle l'enveloppait, à la vérité des enivrantes caresses de sa voix et de ses rougeurs divines dès qu'il entrait…
C'est alors que commença le second acte de cette ignoble comédie.
Mistress Brian, un jour, tout à coup, parut s'apercevoir de quelque chose, et fort nettement elle pria Malgat de ne plus remettre les pieds rue du Cirque, l'accusant de chercher à suborner sa nièce… Vous voyez d'ici, n'est-ce pas, cet imbécile, protestant de la pureté de ses intentions, jurant qu'il s'estimerait le plus heureux des hommes si on daignait lui accorder la main de Sarah… Mais sir Tom, d'un ton hautain, lui demanda d'où lui venait tant d'outrecuidance, et s'il se croyait fait pour devenir le mari d'une héritière qui portait dans son tablier une dot de deux cent mille dollars.
Malgat sortit en se tenant aux murs, désespéré, résolu à se tuer… Si résolu, qu'en rentrant chez lui, il chercha parmi ses curiosités un vieux pistolet à pierre et se mit à le charger…
Ah! que ne se tua-t-il alors, il eût emporté au tombeau ses décevantes illusions et son honneur intact!..
Il en était à écrire ses dernières volontés, quand on lui apporta une lettre de Sarah.
«Quand une fille comme moi aime, lui écrivait-elle, c'est pour la vie, et elle est à celui qu'elle aime ou elle n'est à personne. Si votre amour, à vous, est vrai, si les obstacles et le danger ne vous épouvantent pas plus que moi, demain soir, à dix heures, vous frapperez à la porte de la cour… j'ouvrirai!..»
Ivre de joie et d'espérances, Malgat se rendit à ce fatal rendez-vous… Savez-vous ce qui advint? Sarah se jeta à son cou, et avec une véhémence extraordinaire:
« – Je t'aime, lui dit-elle, enlève-moi, fuyons!..»
Ah! s'il l'eût prise au mot, si, lui offrant le bras, il lui eût répondu: «Oui, partons!..» l'intrigue était peut-être déjouée, et il eût peut-être été sauvé, car certainement elle ne l'eût pas suivi…
Mais avec cette pénétration qui tient du prodige, et qui semble un don de seconde vue, elle avait jugé le caissier, et elle se risqua, bien sûre qu'il reculerait.
Et en effet, il recula, l'idiot, il eut peur… Il se dit qu'abuser de l'amour de cette jeune fille si pure et si naïvement confiante, pour l'arracher à sa famille, pour la perdre, serait une indigne action…
Et il eut sur lui-même cette étonnante puissance, de la dissuader de fuir, et d'obtenir d'elle qu'elle prendrait patience, qu'elle s'en remettrait un peu au temps, pendant que lui, réfléchirait aux moyens de tourner les obstacles…
Bien des heures après avoir quitté Sarah Brandon, Malgat n'était pas revenu de son étourdissement et il se fût cru le jouet d'un songe sans le parfum pénétrant qui s'était attaché à ses habits à la place où elle avait appuyé sa tête charmante.
Mais quand enfin il essaya d'étudier la situation, il dut reconnaître qu'il s'était bercé d'illusions enfantines, que jamais il ne triompherait des résistances de sir Tom et de mistress Brian…
Il n'était pour lui qu'un moyen, un seul, de la posséder, cette femme éperdûment adorée, et c'était celui qu'elle-même avait osé proposer: un enlèvement.
S'y résoudre, c'était, pour Malgat, briser sa vie, perdre sa position, rompre violemment avec le passé pour se précipiter dans l'inconnu… Mais il songeait bien à cela, en vérité, à un moment où il escomptait par la pensée les plus étonnantes félicités qui puissent combler l'âme humaine.
C'est alors que, résolu à fuir, un obstacle se dressa devant lui auquel il n'avait pas pensé d'abord. L'argent lui manquait. Condamnerait-il donc aux humiliations de la gêne cette riche héritière qui s'abandonnait à lui, cette belle jeune fille accoutumée à toutes les superfluités du luxe? Non, ce n'était pas possible.
Et cependant, c'est à peine si tout son avoir disponible s'élevait à quelques centaines de louis… Sa fortune était représentée par toutes ces curiosités entassées en son logis, qui le charmaient autrefois, qui maintenant lui faisaient hausser les épaules.
Assurément, il en avait là pour deux cent mille francs au bas mot… Mais ce n'est pas du jour au lendemain qu'on trouve à se défaire d'une telle collection… Et le temps pressait.
Plusieurs fois, secrètement, il avait revu Sarah, et à chaque entrevue elle lui avait paru plus triste et plus inquiète… Elle n'avait à lui apporter que des nouvelles désolantes: Mistress Brian prétendait la marier, sir Tom voulait la dépayser.
Et c'est avec de tels soucis que le pauvre caissier accomplissait sa tâche quotidienne, et que machinalement, du matin au soir, il recevait ou payait des millions… Et pourtant jamais, je le jure, la pensée ne lui vint de détourner quelque chose de ces flots d'or qui coulaient entre ses mains…
Il était résolu de vendre en bloc sa collection, à n'importe quel prix, quand un jour, quelques instants avant la fermeture des bureaux, une femme se présenta au guichet, dont un ample vêtement déguisait la taille, et qui cachait son visage sous un épais voile de guipure.
Cette femme souleva son voile… C'était elle!.. C'était Sarah Brandon!..
Eperdu, Malgat la fit entrer… Quel malheur était survenu, capable de la décider à une telle démarche?.. Elle le lui dit en deux mots:
Informé de leurs rendez-vous, sir Tom venait de lui signifier de se tenir prête à partir le lendemain pour Philadelphie.
Ainsi, l'heure décisive était venue, où il fallait opter entre l'un de ces deux partis: Fuir le jour même ou être séparés à jamais.
Ah! jamais Sarah n'avait été si belle qu'en ce moment où elle semblait affolée de douleur, jamais de sa personne exquise ne s'était dégagé un charme si puissant ni si irrésistible. Sa respiration haletait, soulevant sa poitrine d'un mouvement précipité, et de grosses larmes, comme un chapelet de perles qui se fût égrené, roulaient le long de ses joues pâles.
Plus étourdi que par un coup de massue, Malgat demeurait pantelant devant elle, et l'imminence du péril lui arracha le secret de ses longues hésitations… Il se résigna à cet aveu qui lui semblait ignoble, qu'il n'avait pas d'argent…
Mais elle, à ce mot, se redressa comme sous une injure, et d'un ton d'écrasante ironie elle répéta:
« – Pas d'argent! Pas d'argent!»
Et comme Malgat, plus honteux de sa pauvreté que d'un crime, rougissait jusqu'à la racine des cheveux, elle lui montra du doigt l'immense coffre-fort qui regorgeait d'or et de billets de banque, en disant:
« – Qu'est-ce donc que cela?»
D'un bond, Malgat se jeta devant la caisse confiée à sa probité, les bras étendus comme pour la défendre, et de l'accent d'une indicible terreur:
« – Y pensez-vous!.. s'écria-t-il, et mon honneur!»
Ce devait être la dernière convulsion de sa vertu expirante. Sarah le regarda bien en face, et lentement:
« – Et le mien!.. prononça-t-elle, et mon honneur de jeune fille, le comptez-vous pour rien!.. Est-ce que je ne vous le livre pas?.. est-ce que je vous le marchande?..»
Mon Dieu!.. Elle disait cela d'un accent et avec des regards qui eussent triomphé d'un ange!.. Malgat retomba sans forces sur son fauteuil.
Alors elle se rapprocha, et dardant sur lui ses yeux étranges d'où s'irradiait une audace infernale:
« – Si tu m'aimais, cependant, soupira-t-elle, si tu m'aimais!..»
Et elle se penchait vers lui, vibrante de passion, épiant un consentement sur son visage, si près que leurs lèvres se touchaient presque…
« – Si tu m'aimais comme je t'aime!..» murmura-telle encore.
Ç'en était fait, le délire avait envahi le cerveau de Malgat. Il attira Sarah vers lui et, dans un baiser:
« – Eh bien! oui, fit-il, oui!»
Elle se dégagea aussitôt et, d'une main avide saisissant des liasses de billets de banque, elle se mit à les entasser dans un petit sac de cuir qu'elle portait.
Et quand le sac fut plein:
« – Maintenant, dit-elle à Malgat, nous sommes sauvés… Ce soir à dix heures sois à la porte de la cour avec une voiture… Demain, au jour, nous serons hors de France et libres… Nous voici liés indissolublement, et… je t'aime!»
Et elle sortit!.. Et il la laissa sortir!..
Le vieux brocanteur était devenu plus blanc que le plâtre du mur, ses rares cheveux se dressaient sur son front et de grosses gouttes de sueur inondaient son visage.
Il avala d'un trait une tasse de thé, puis avec un ricanement sinistre, il continua:
– Sans doute vous supposez qu'après le départ de Sarah, Malgat revint à lui?.. Point. C'était à croire que dans ce baiser dont elle avait payé son crime, l'infâme créature lui avait insufflé le génie du mal qui était en elle.
Loin de se repentir, il s'applaudissait de ce qui venait d'arriver, et comme, le lendemain, précisément, le conseil de surveillance se réunissait pour vérifier les écritures, il riait en songeant à la mine de ses directeurs… Je vous l'ai dit, il était fou!..
C'est avec le sang-froid d'un scélérat endurci que ce malheureux calcula le montant du vol… quatre cent dix mille francs!
Aussitôt, pour qu'on ne pût soupçonner la vérité, il prit ses livres, et lestement et avec une diabolique habileté, il altéra ses écritures, simulant une douzaine de faux, de façon à ce qu'on crût que le déficit provenait d'une série de détournements datant de plusieurs mois.
Cette œuvre de faussaire achevée, il écrivit à ses directeurs une lettre hypocrite où il disait qu'il avait volé sa caisse pour payer des différences de Bourse et que ne pouvant dissimuler davantage ses soustractions, il allait se suicider. Cela fait, il quitta son bureau, comme d'ordinaire.
La preuve qu'il agissait sous l'empire d'une épouvantable hallucination, c'est qu'il n'avait ni remords ni appréhensions. Résolu à ne pas rentrer chez lui et à ne point se charger de bagages, il dîna dans un grand restaurant, passa ensuite quelques instants dans un théâtre, et jeta à la poste sa lettre à ses directeurs, de façon à ce qu'elle arrivât par la première distribution.
A dix heures, enfin, il frappa rue du Cirque. Ce fut un domestique qui lui ouvrit, et qui, mystérieusement, lui dit:
« – Montez… Mademoiselle vous attend!»
Glacé jusqu'à la moelle des os d'un pressentiment sinistre, il monta…
Dans le salon, Sarah était assise sur un divan, ayant à ses côtés Maxime de Brévan. Ils riaient si fort, qu'on les entendait de l'antichambre. Lorsque parut Malgat, elle leva la tête d'un air mécontent, et d'un ton brusque:
« – Ah!.. c'est vous!.. fit-elle. Qu'est-ce que vous voulez encore!..»
Certes, un tel accueil eût dû désabuser le misérable fou… Mais non!.. Et comme il s'embrouillait dans des explications:
« – Parlons franc, interrompit Sarah. Vous venez pour m'enlever, n'est-ce pas? Eh bien! c'est tout simplement de la démence… Regardez-vous, mon cher, et dites-moi si une fille telle que moi peut être amoureuse d'un homme comme vous? Mon amant est ce charmant garçon que vous voyez là… Quant au petit emprunt de tantôt, il ne paie pas, je vous jure, au quart de sa valeur, la comédie sublime que je vous ai jouée… Croyez, d'ailleurs, que j'ai pris mes précautions pour n'être en rien inquiétée, quoi que vous disiez ou fassiez… Sur quoi, cher monsieur, salut, je vous cède la place!»
Ah! elle eût pu parler longtemps sans que Malgat songeât à l'interrompre… L'horrible vérité éclatant dans son cerveau, il lui semblait que le monde s'écroulait. Il comprit l'énormité du crime, il en discerna les épouvantables conséquences, il se sentit perdu… Mille voix du fond de sa conscience s'élevèrent qui lui criaient: Tu es un voleur… tu es un faussaire… tu es déshonoré!..
Mais quand il vit Sarah Brandon se lever pour quitter le salon, saisi d'un accès de rage furieuse, il se jeta sur elle en criant:
« – Oui, je suis perdu, mais tu vas mourir, toi, Sarah!..»
Pauvre sot, qui put croire que les misérables n'avaient pas prévu sa colère et ne se tenaient pas sur leurs gardes!..
Souple comme un de ces rôdeurs de barrières, parmi lesquels jadis elle avait vécu, Sarah Brandon esquiva l'étreinte de Malgat, et, d'un habile croc-en-jambe, le renversa sur un fauteuil.
Et avant qu'il pût se redresser, il était maintenu par Maxime de Brévan et par Thomas Elgin, qui, au bruit, s'était élancé de la pièce voisine…
Le malheureux n'essaya pas de lutter… à quoi bon!.. Au dedans de lui, d'ailleurs, une lueur d'espoir s'allumait… Il lui semblait qu'il était impossible qu'une si monstrueuse iniquité s'accomplit, et qu'il n'aurait qu'à clamer la scélératesse des misérables pour les confondre…
« – Lâchez-moi, dit-il, je sors!..»
Mais ils ne le laissèrent pas se retirer ainsi… Ce qui se passait en lui, ils le devinaient.
« – Où voulez-vous aller? lui demanda froidement sir Tom. Nous dénoncer? Prenez garde! ce sera vous livrer sans nous compromettre… Si vous comptez vous faire une arme de la lettre où Sarah vous fixe un rendez-vous, ou de sa visite de tantôt, soyez désabusé; ce n'est pas elle qui a écrit la lettre, et nous lui avons ménagé tantôt un irrécusable alibi… Croyez que depuis trois mois que nous préparons cette affaire, nous n'avons rien laissé au hasard… N'oubliez pas que vingt fois je vous ai chargé d'opérations de Bourse en vous priant de les faire en votre nom… Direz-vous que vous ne jouiez pas à la Bourse?..»
Le pauvre caissier se sentait défaillir.
Lui-même, dans la crainte qu'un soupçon n'effleurât Sarah Brandon, n'avait-il pas écrit à ses directeurs qu'il avait été conduit au vol par des spéculations malheureuses!..
N'avait-il pas falsifié ses livres pour le prouver!..
Le croirait-on, quand il dirait la vérité?.. A qui persuaderait-il que le vraisemblable était le faux et que c'était l'absurde qui était le vrai!..
Sir Tom, effrayant de cynisme poursuivait:
« – Avez-vous oublié les lettres que vous m'écriviez pour m'emprunter de l'argent, et où vous confessiez vos détournements! Je les ai là, lisez!..»
Ces lettres, monsieur Champcey, c'étaient celles que Sarah vous a montrées, et Malgat fut terrifié… Ce n'était pas lui qui les avait écrites, et cependant c'était son écriture, imitée avec une si désolante perfection que, pris de vertige, doutant de sa raison et de ses sens, il comprit bien que personne ne pourrait croire à un faux.
Ah! Maxime de Brévan est un artiste… Sa lettre au ministre de la marine a dû vous le démontrer!
Voyant Malgat assommé, Sarah prit la parole:
« – Tenez, mon cher, lui dit-elle, un conseil, acceptez dix mille francs que je vais vous donner et… filez… Il est encore temps de prendre le train de Bruxelles…»
Mais lui, se redressant:
« – Non, s'écria-t-il, je n'ai plus qu'à mourir… Que mon sang retombe sur vous!..»
Et il s'élança dehors, poursuivi par les rires insultants des misérables!..
Epouvantés de l'inconcevable audace de cette atroce machination, Daniel et Mlle Henriette frissonnaient… Quant à Mme Bertolle, elle tremblait la fièvre, affaissée sur son fauteuil.
Le vieux brocanteur, cependant, continuait avec une visible précipitation:
– Que Malgat se soit ou non suicidé, on n'en entendit plus parler, et c'est par défaut qu'il fut condamné à… dix ans de travaux forcés… Sarah fut, il est vrai, interrogée par le juge d'instruction, mais ce lui fut l'occasion d'un succès.
Et tout fut dit… Et ce crime, un des plus odieux que puisse concevoir l'imagination, alla grossir la liste des forfaits impunis.
Les brigands triomphaient impudemment, en plein soleil… Ils possédaient quatre cent mille francs… ils pouvaient se retirer des affaires.
Bast!.. Vingt mille livres de rentes, c'étaient trop peu pour leurs convoitises… Ils prirent cette fortune comme un à-compte de la destinée, suffisant à peine pour leur permettre d'attendre honnêtement la proie qu'ils guettaient.
Le malheur est que cette proie semblait les fuir. Vainement Sarah, lancée dans le monde de la haute vie, se faisait une réputation européenne de beauté, d'esprit et d'excentricité, aucun prince millionnaire ne demandait sa main…
Pourtant, l'argent de Malgat s'écoulait. La maison était montée sur le pied de cent mille livres de rentes, il avait fallu faire une part à M. de Brévan, sir Tom jouait, Sarah achetait des diamants, l'austère mistress Brian avait ses vices.
Bref, l'heure des expédients sonnait, quand Sarah, cherchant autour d'elle, découvrit le malheureux qu'il lui fallait.
Celui-là était un tout jeune homme, presque un enfant, bon, généreux, chevaleresque… Il était orphelin et arrivait de sa Bretagne avec toutes ses illusions au cœur et toute sa fortune, cinq cent mille francs en poche… Il s'appelait Charles de Kergrist…
Ce fut Maxime qui lui ouvrit les portes de la caverne de la rue du Cirque…
Il vit Sarah et fut ébloui… Il l'aima, il était perdu!..
Ah! il ne dura pas longtemps celui-là… Au bout de cinq mois ses cinq cent mille francs étaient aux mains de Sarah. Et quand il n'eut plus le sou, elle arracha de sa faiblesse trois fausses lettres de change, lui jurant que le jour de l'échéance elle ferait les fonds…
Mais quand le jour de l'échéance il se présenta rue du Cirque, il fut reçu comme l'avait été Malgat… On lui apprit que le faux était découvert, qu'une plainte était déposée, qu'il était perdu, enfin… De même qu'à Malgat on lui offrit de l'argent pour fuir…
Pauvre Kergrist!.. on ne l'a pas manqué, lui! Fils d'une famille où l'honneur, de génération en génération, se transmettait comme un dépôt sacré, il n'hésita pas…
Etant sorti, il se pendit à la fenêtre même de Sarah, croyant ainsi dénoncer l'infâme créature par qui il était devenu un faussaire.
Malheureux enfant!.. On l'avait trompé! Il n'était pas perdu, les faux n'étaient pas découverts; jamais ils n'avaient été mis en circulation.
Une minutieuse enquête ne révéla rien contre Sarah Brandon, mais n'importe, le scandale de ce suicide diminua son prestige. Elle le comprit et, renonçant à ses rêves de grandeur, elle songeait à se laisser épouser par un idiot effroyablement riche, M. Wilkie de Gordon-Chalusse, quand sir Tom lui parla du comte de la Ville-Handry.
Par sa fortune, son âge, son nom, le comte réalisait l'idéal… Sarah se jeta sur lui.
Comment ce vieillard fut attiré rue du Cirque, entouré, enlacé, enivré, et finalement épousé, vous ne le savez que trop, monsieur Champcey.
Ce que vous ignorez, c'est que ce mariage mit la discorde au camp des misérables. M. de Brévan n'en voulait pas entendre parler, et c'est à l'espoir qu'il avait de le rompre, que vous avez dû ses confidences.
Lorsque vous êtes allé le consulter, il était, depuis un mois, brouillé avec Sarah; elle l'avait chassé et cassé aux gages… Et il lui en voulait si mortellement qu'il l'eût démasquée, s'il eût su comment le faire sans se trahir lui-même…
C'est vous qui avez opéré leur rapprochement, en fournissant à M. Maxime l'occasion de servir son ancienne complice.
Il ne prévoyait pas alors que Sarah vous aimerait, qu'à son tour elle serait foudroyée par une de ces passions terribles qui étaient ses armes…
Cette découverte le transporta de rage; et l'amour de Sarah et la jalousie de Maxime expliquent la double intrigue dont vous avez été victimes…
Sarah, qui vous aimait, voulait se défaire de Mlle Henriette, votre fiancée… Ivre de jalousie, Maxime avait juré votre mort!..
Visiblement écrasé de fatigue, le père Ravinet se laissa tomber sur un fauteuil et pendant plus de cinq minutes garda le silence.
Après quoi, faisant un effort:
– Maintenant, reprit-il, résumons-nous… Comment Sarah, sir Tom et mistress Brian s'y sont pris pour dépouiller et ruiner le comte de la Ville-Handry, ce qu'ils ont fait des millions soi-disant engloutis à la Bourse, je le sais… et j'ai des preuves; donc, sans parler de leurs autres crimes, ils sont perdus… Les seules révélations de Crochard suffiraient pour perdre M. de Brévan… Les époux Chevassat, en détournant les quatre mille francs adressés à Mlle Henriette, se sont livrés… Donc nous les tenons tous, les misérables… Donc elle est enfin venue, l'heure de la justice…
Mlle de la Ville-Handry ne le laissa pas poursuivre:
– Et mon père, monsieur, interrompit-elle, mon père!..
– M. Champcey le sauvera, mademoiselle.
Très-ému, Daniel s'était levé.
– Que dois-je faire? interrogea-t-il.
– Rendre visite à la comtesse Sarah, et paraître avoir oublié… pour elle, Mlle de la Ville-Handry.
Un flot de sang empourpra le visage du jeune officier.
– Ah! c'est un rôle indigne! balbutia-t-il, et je ne sais…
Mais Mlle Henriette, lui posant la main sur l'épaule, l'arrêta… Et plongeant son regard dans les yeux de son fiancé, comme pour fouiller jusqu'au fond, de sa conscience:
– Auriez-vous donc des raisons d'hésiter? fit-elle.
Il baissa la tête, et dit:
– J'irai.