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On me prouverait que miss Sarah est née à Ménilmontant que je ne m'en étonnerais que médiocrement… Elle se dit Américaine…

Le fait est qu'elle parle l'anglais comme une Anglaise et qu'elle connaît une bonne partie de l'Amérique comme vous connaissez Paris.

Je lui ai entendu conter, au milieu d'un auditoire attendri, l'histoire de sa famille… Je ne dis pas que j'y ai cru.

D'après elle, M. Brandon, son père, véritable type du Yankee, entreprenant et entêté, aurait été dix fois tour à tour riche et misérable, avant de mourir archi-millionnaire.

Ce Brandon, selon sa fille, était banquier à New-York lorsque éclata la guerre entre le Nord et le Sud. Ruiné du coup, il se fit soldat, et en moins de six mois, grâce à son énergie exceptionnelle, parvint au grade de général. La paix l'ayant mis sur le pavé, il commençait à être fort embarrassé de sa personne, quand sa bonne étoile lui fit acheter, moyennant quelques mille dollars, d'immenses terrains où il ne tarda pas à découvrir les puits de pétrole les plus abondants de l'Amérique…

Il était en train de marcher sur les traces de Peabody, quand il périt, victime d'un accident épouvantable. Il fut brûlé dans l'incendie d'un de ses établissements…

Quant à sa mère, miss Sarah prétend l'avoir perdue très-jeune, dans des circonstances effroyablement dramatiques…

– Quoi!.. s'écria Daniel, personne n'a songé à contrôler ces assertions?..

– Je l'ignore… Ce qui est sûr, c'est qu'il est parfois des coïncidences bizarres…

Je sais des Américains, dont on ne peut suspecter la bonne foi, qui ont connu Brandon banquier, Brandon général et Brandon possesseur de puits de pétrole…

– On peut s'approprier un nom…

– Evidemment, surtout quand celui qui l'a porté est mort en Amérique… Le positif, c'est que depuis cinq ans Miss Sarah habite Paris. Elle y est arrivée doublée d'une certaine mistress Brian, sa parente, qui est bien la plus sèche et la plus osseuse personne qu'on puisse rêver, mais qui est en même temps une fine mouche, s'il en fut. Elle amenait aussi un protecteur, un sien cousin, M. Thomas Elgin, sorte de grotesque dangereux, roide, compassé, empesé, qui n'ouvre guère la bouche que pour manger, ce qui ne l'empêche pas d'être une des meilleurs lames de Paris et de faire mouche neuf fois sur dix, au pistolet, à trente pas.

M. Thomas Elgin, qu'on appelle familièrement sir Tom, et mistress Brian, vivent toujours près de miss Sarah.

Lors son arrivée, miss Sarah s'établit rue du Cirque, et tout d'abord monta sa maison sur le plus grand pied. Sir Tom, qui est un maquignon de premier ordre, lui avait déniché une paire de chevaux gris qui firent sensation au Bois et fixèrent l'attention sur elle.

Où, comment et de qui s'était-elle procuré des lettres de recommandation?.. Toujours est-il qu'elle en avait qui lui ouvrirent les salons de deux ou trois membres des plus influents de la colonie américaine. Le reste n'était plus qu'un jeu. Peu à peu, elle a étendu ses relations, elle s'est faufilée, imposée, si bien qu'à cette heure elle est reçue dans le meilleur monde, dans le plus haut, et même dans certaines maisons qui passent pour fort exclusives…

Bref, si elle a ses détracteurs, elle a ses partisans enragés… Si les uns soutiennent qu'elle est une misérable, d'autres, et ce ne sont pourtant pas des niais, vous en parleront comme d'un ange immaculé, à qui il ne manque que des ailes… Comme d'une pauvre orpheline qu'on calomnie atrocement, parce qu'on envie sa jeunesse, sa beauté, son luxe…

– Elle est donc riche?..

– Miss Brandon doit dépenser cent mille francs par an.

– Et on ne se demande pas d'où elle les tire?..

– Des puits de pétrole de feu son père, mon cher… Le pétrole répond à tout…

C'était à croire que M. de Brévan prenait un détestable plaisir au désespoir de Daniel, tant il mettait de complaisance à lui montrer combien solidement et habilement était étayée la situation de miss Sarah Brandon.

Espérait-il donc, en lui prouvant l'inutilité d'une lutte avec elle, l'en détourner?..

Ou plutôt, connaissant bien Daniel, – bien mieux qu'il n'en était connu, hélas! – ne cherchait-il pas à le piquer au jeu en irritant son amour-propre…

Toujours est-il que de ce ton glacé qui donne au sarcasme une plus mordante et plus cruelle amertume, il poursuivit:

– Du reste, mon cher Daniel, si jamais vous êtes reçu chez miss Sarah Brandon, et on n'y est pas reçu sans patronage, je vous prie de le croire, vous serez confondu positivement du ton de son salon… On y respire un parfum d'hypocrisie à réjouir les narines d'un quaker… Le cant y règne dans toute sa gloire, bridant toutes les bouches et éteignant tous les regards…

Visiblement Daniel commençait à être fort désorienté.

– Voyons, voyons, interrompit-il, comment conciliez-vous tout cela avec l'existence mondaine de miss Sarah?

– Oh! parfaitement, cher ami, et là éclate le sublime de la politique de nos trois fourbes… Au dehors, miss Brandon est évaporée, légère, imprudente, coquette, tout ce que vous voudrez… Elle conduit elle-même, se coiffe de côté, retrousse ses jupes et abaisse son corsage… c'est son droit, paraît-il, d'après le code qui régit les jeunes filles américaines… Mais à la maison, elle s'incline devant les goûts et les volontés de sa parente, mistress Brian, laquelle affiche les pudeurs effarouchées des plus austères puritaines… Puis, il y a là le roide et long sir Tom qui ne badine pas… Oh! ils s'entendent, comme larrons en foire, et les rôles sont bien distribués…

Daniel eut un geste de découragement.

– Cette femme n'offre donc aucune prise! murmura-t-il.

– Certaine… non!

– Cependant, cette aventure, que vous m'avez contée, autrefois…

– Laquelle?.. Celle de ce pauvre Kergrist?..

– Eh! le sais-je?.. Elle était affreuse, voilà tout ce dont je me souviens… Que m'importait alors miss Brandon!.. tandis que maintenant…

M. de Brévan hocha la tête:

– Maintenant, fit-il, vous croyez que cette histoire serait une arme? Non, Daniel. Cependant, elle n'est pas longue, et je puis vous la redire avec plus de détails qu'autrefois…

Il y a quinze mois environ, débarquait à Paris un charmant garçon nommé Charles de Kergrist… Il avait toutes ses illusions, vingt-quatre ans et cinq cent mille francs…

Il vit miss Brandon et aussitôt «s'emballa,» c'est-à-dire en devint passionnément amoureux. Quelles furent leurs relations, c'est ce que nul ne sait positivement, – je dis avec preuves à l'appui, – ce malheureux Kergrist ayant été d'une impénétrable discrétion…

Ce qui n'est que trop réel, c'est que huit mois plus tard, un matin, en ouvrant leurs volets, les boutiquiers de la rue du Cirque aperçurent un corps qui se balançait à un mètre du sol, accroché aux ferrures des persiennes de miss Brandon.

On s'approcha… le pendu, c'était ce malheureux Kergrist.

Dans la poche de son pardessus était une lettre où il déclarait qu'une passion malheureuse lui ayant rendu la vie insupportable, il se suicidait…

Or cette lettre, notez bien ce détail, était ouverte, c'est-à-dire qu'elle avait été cachetée, et que le cachet avait été brisé.

– Par qui?..

– Laissez-moi finir. L'aventure, comme bien vous pensez, fit un bruit épouvantable… La famille intervint, il y eut une espèce d'enquête, et on constata que des 500,000 francs que Kergrist avait apportés à Paris, il ne restait pas un rouge liard…

– Et miss Brandon n'a pas été perdue!..

Un sourire ironique plissa les lèvres de M. de Brévan.

– Vous savez bien que non, répondit-il. Même, cette pendaison fut pour ses partisans une occasion de célébrer sa vertu. Si elle eût failli, criaient-ils, Kergrist ne se fût point pendu. D'ailleurs, ajoutaient-ils, est-ce qu'une jeune fille, si pure et si innocente qu'elle soit, peut empêcher ses amoureux de venir s'accrocher à ses fenêtres!.. Quant à la disparition de l'argent, ils l'expliquaient par le jeu… Kergrist jouait, assuraient-ils, on l'avait vu à Bade et à Hombourg…

– Et le monde se contenta de cette explication?

– Mon Dieu, oui… et cependant quelques sceptiques racontaient tout autrement les choses. Ils prétendaient, ceux-là, que miss Sarah avait été la maîtresse de Kergrist, et que, le voyant absolument ruiné, elle l'avait congédié un beau matin… Ils affirmaient que lui, le soir, à l'heure où il était reçu d'ordinaire, il s'était présenté, et que, trouvant tout clos, après avoir prié et pleuré en vain, il avait menacé de se tuer… et qu'il s'était tué en effet, comme un pauvre fou qu'il était… Ils assuraient que, cachée derrière ses persiennes, miss Brandon avait suivi les préparatifs de suicide de ce malheureux… qu'elle l'avait vu se hisser sur le rebord de la fenêtre du rez-de-chaussée, attacher la corde, passer la tête dans le nœud coulant et se lancer dans l'espace… qu'elle avait surveillé son agonie et épié ses dernières convulsions…

– Horrible! murmura Daniel, c'est horrible!..

Mais M. de Brévan lui saisit le bras, et le serrant à lui faire mal:

– Ce n'est encore rien, fit-il d'une voix rauque… Dès que Sarah vit que Kergrist ne bougeait plus, elle descendit l'escalier à pas de loup, elle ouvrit sans bruit la porte de sa maison, et, se glissant furtivement dehors, elle osa fouiller ce cadavre encore chaud pour s'assurer qu'il n'avait rien sur lui qui pût la perdre… Trouvant la lettre préparée par Kergrist, elle l'emporta, brisa le cachet et la lut… Et quand elle se fut assurée que son nom n'y était pas, elle eut cette audace inouïe de revenir placer cette lettre où elle l'avait prise… Et alors elle respira… Elle était débarrassée d'un homme qui la gênait. Elle se coucha et dormit…

Daniel était devenu plus blanc que sa chemise.

– Ah!.. cette femme est un monstre! s'écria-t-il.

M. de Brévan ne répondit pas.

La haine la plus atroce flambait dans ses yeux, ses lèvres tremblaient… Il ne se souvenait plus de ses savantes précautions, de ses réticences… Il s'oubliait, il s'abandonnait, il se livrait…

– Mais je n'ai pas fini encore, Daniel, reprit-il… Il est un autre crime encore, déjà ancien, celui-là… le début de miss Brandon à Paris… qu'il faut que vous sachiez…

Un soir, il y a de cela quatre ans, le directeur de la Société d'Escompte mutuel entra dans le bureau de son caissier et lui annonça que, le lendemain matin, le conseil de surveillance vérifierait ses écritures.

Le caissier, cet infortuné se nommait Malgat, répondit que tout serait prêt.

Mais, dès que son directeur se fut retiré, il prit une feuille de papier et écrivit à peu près ceci:

«Pardonnez-moi. J'ai été quarante ans un honnête homme, une passion fatale m'a rendu fou. J'ai puisé dans la caisse qui m'était confiée, et pour masquer mes détournements, j'ai eu recours à des faux. Dissimuler mon crime plus longtemps n'est pas possible. Mon premier vol remonte à six mois. Le déficit est de trois cent mille francs environ.

«Je ne saurais supporter le déshonneur que j'ai mérité, dans une heure j'aurai cessé de vivre.»

Cette déclaration, Malgat la plaça bien en vue sur son bureau, et sortant aussitôt, sans prendre un centime sur lui, il courut jusqu'au canal pour s'y jeter.

Mais une fois là, devant cette eau noire, il eut peur…

Durant de longues heures, il erra sur la berge, demandant à Dieu une seconde de courage… Le courage ne lui vint pas.

Que faire cependant? Où fuir sans argent, où se cacher?.. Retourner à son bureau n'était pas possible: le crime devait y être connu…

Désespéré, il courut jusqu'à la rue du Cirque et au milieu de la nuit il frappa chez miss Brandon.

On ne savait pas qu'il fût découvert, on lui ouvrit.

Alors, lui, au désespoir, raconta tout, demandant mille francs sur les trois cent mille qu'il avait volés et donnés, mille francs pour fuir en Belgique…

On les lui refusa.

Et comme il insistait, comme il se traînait aux genoux de miss Sarah, sir Tom le prit par les épaules et le jeta dehors.

Brisé par l'excès de sa violence, M. de Brévan s'était jeté sur un fauteuil, et il y demeura longtemps, la tête basse, l'œil fixe, le front contracté, regrettant sans doute l'abandon et la franchise de sa colère, et d'être resté si peu maître de soi.

Mais, lorsqu'il se releva, grâce à une puissante projection de volonté, il avait ressaisi ce flegme un peu railleur qui lui était habituel.

– Je le vois à votre contenance, mon cher Daniel, reprit-il, l'aventure que je vous conte vous paraît monstrueuse, invraisemblable, impossible… Et cependant, il y a quatre ans, elle courut tout Paris, grossie de cyniques détails que j'ai passés sous silence… En fouillant les collections de journaux, vous la retrouveriez… Mais quatre ans… c'est quatre siècles. Sans compter que nous en avons tant vu d'autres, depuis…

Agité d'émotions étranges et comme il n'en avait ressenti de sa vie, Daniel hochait tristement la tête.

– Aussi, n'est-ce pas le fait en lui-même qui m'étonne, prononça-t-il… Ce que je ne puis comprendre, c'est que cette femme ait osé repousser le malheureux dont elle était la complice, lorsqu'il implorait d'elle les moyens de fuir, de se dérober aux recherches de la justice, de passer à l'étranger.

– Ce fut ainsi, pourtant, affirma M. de Brévan.

Et vivement:

– Du moins, à ce que l'on assure, prononça-t-il.

Ce retour à la circonspection fut perdu pour Daniel.

– Etait-il vraisemblable, poursuivit-il, que miss Brandon n'ait pas craint d'exaspérer cet infortuné et de le pousser aux résolutions les plus désespérées… Ivre de colère, de rage, il pouvait, en sortant de chez elle, courir chez le commissaire de police le plus voisin et lui tout déclarer, et donner des preuves…

M. de Brévan, d'un petit rire sec l'interrompit.

– Vous dites là, Daniel, fit-il, juste ce que répliquèrent sur le moment les défenseurs de miss Sarah… A cela, je répondrai qu'il est dans son caractère de procéder par coups d'audace… Elle ne dénoue pas les situations, elle les brise le plus brutalement possible… Sa prudence consiste à pousser l'imprudence au delà de ce qu'on peut admettre…

– Cependant…

– Faites-lui de plus l'honneur de la croire assez fine, assez expérimentée et assez perspicace pour s'entourer de précautions inouïes, ne jamais laisser traîner de preuves et savoir trier ses dupes… Elle avait étudié Malgat de même que plus tard elle devina Kergrist. Elle était sûre que ni l'un ni l'autre, la tête sur le billot ne l'accuseraient… Et néanmoins, dans cette affaire de la Société d'Escompte mutuel, ses calculs furent un peu déconcertés…

– Elle fut compromise?..

– On découvrit qu'elle avait reçu deux ou trois fois Malgat secrètement, car il n'était pas admis officiellement chez elle, et les petits journaux imprimèrent ce mauvais calembour «qu'une blonde étrangère ne l'était pas aux détournements…» L'opinion hésitait, lorsqu'on apprit qu'elle venait d'être mandée au cabinet du juge d'instruction… Ce fut son salut, car elle en sortit plus blanche et plus immaculée que la neige des Alpes…

– Oh!..

– Et si parfaitement innocentée que, l'affaire étant venue aux assises, elle ne fut même pas citée comme témoin.

Daniel eut un soubresaut:

– Quoi! s'écria-t-il, Malgat eut ce dévouement héroïque de subir les angoisses de l'instruction et l'infamie d'une condamnation sans laisser échapper un mot…

– Non… et pour cette raison que c'est par contumace que Malgat a été jugé et condamné à dix ans du réclusion.

– Qu'est-il donc devenu, ce malheureux?

– Qui sait!.. Il s'est suicidé, dit-on… Deux mois plus tard on découvrit dans la forêt de Saint-Germain un cadavre à demi décomposé, qu'on supposa être le sien… Et cependant…

Il était devenu livide, et plus bas, comme s'il eût répondu moins à Daniel qu'aux objections de son esprit, il ajouta:

– Et cependant quelqu'un qui avait vécu presque dans l'intimité de Malgat, m'a juré l'avoir rencontré un jour, rue Drouot, devant l'Hôtel des Ventes… Ce quelqu'un assurait l'avoir positivement reconnu malgré les artifices d'un déguisement des plus habiles… Et même songeant à cela, je me suis dit souvent que si on ne se trompait pas, un jour viendrait peut-être où miss Sarah aurait un terrible compte à régler avec un créancier implacable…

Il passa la main sur son front, comme s'il eût espéré ainsi chasser des idées importunes, et avec une gaieté forcée:

– Voilà, cher, reprit-il, le fond de mon sac… Tous ces détails, je les tiens des amis et des ennemis de miss Sarah, des cancans du monde et des «racontars» des journaux. Ils me viennent surtout d'une longue et patiente observation… Et si vous me demandez quel intérêt j'avais à si bien connaître cette femme, je vous répondrai que vous voyez devant vous une de ses victimes… Car je l'ai aimée, aussi moi, ami Daniel, aimée éperdûment… Mais j'étais un trop petit seigneur et une trop maigre proie pour qu'elle me fit les honneurs du grand jeu… Le jour où elle fut sûre que ses infernales coquetteries avaient incendié mon cerveau, que j'étais devenu fou, stupide, idiot… ce jour-là, elle m'éclata de rire au nez… Ah! tenez, elle m'a joué comme un enfant et chassé comme un laquais… Et je la hais, mortellement, comme je l'aimais, jusqu'au crime, s'il le fallait… Et si secrètement, dans l'ombre, sans me nommer, je puis vous aider, comptez sur moi!..

Quelles raisons Daniel avait-il de douter de la véracité de son ami?

Aucune, puisqu'il venait de lui-même, et avec une ronde franchise, au devant de toutes les questions…

Donc, pas un doute n'effleura la confiance du Daniel. Bien plus, il bénit le ciel de lui envoyer cet allié, cet ami qui, vivant en pleine intrigue parisienne, devait en connaître les ressorts et le guiderait.

Il lui prit les mains, et les serrant entre ses mains loyales:

– Maintenant, ami Maxime, c'est entre nous à la vie et à la mort…

L'autre parut touché sincèrement; il eut même un joli geste comme pour essuyer une larme… Mais il n'était pas homme à s'abandonner à l'attendrissement:

– Revenons à votre ami, Daniel, reprit-il, et aux moyens d'empêcher son mariage avec miss Sarah… Avez-vous un projet, une idée?.. Non… Ah! ne vous y trompez pas, ce sera dur.

Il parut s'abîmer dans ses réflexions, puis lentement et en détachant ses phrases comme pour leur donner plus de relief et les mieux graver dans l'esprit de Daniel:

– C'est par miss Brandon, reprit-il, qu'il faudrait attaquer la situation… Savoir au juste qui elle est, là serait le succès… A Paris, avec de l'argent, on trouve des espions terriblement habiles…

Le timbre de la pendule sonnant la demie de dix heures, l'interrompit.

Il se dressa, comme illuminé d'une inspiration soudaine, et très vite:

– Mais j'y pense, s'écria-t-il, vous ne connaissez pas miss Brandon, Daniel, vous ne l'avez jamais vue!..

– En effet…

– Eh bien! c'est un désavantage… Il faut connaître ses ennemis, quand ce ne serait que pour leur sourire… Je veux que vous voyez miss Sarah…

– Mais qui me la montrera… où… quand?

– Moi, ce soir, à l'Opéra où elle est, je le parierais…

Pour courir chez Mlle Henriette, Daniel s'était habillé, cela tombait bien.

– Certes, oui, je le veux, répondit-il.

Sans perdre un instant, ils s'élancèrent dehors, et ils arrivèrent au théâtre comme la toile se levait sur le quatrième acte de Don Juan… Deux fauteuils d'orchestre se trouvaient libres, ils les prirent.

Faure était en scène… Mais que leur importait la musique divine de Mozart!..

M. de Brévan sortit sa jumelle de son étui, et parcourant la salle d'un regard exercé, il eut bientôt découvert ce qu'il cherchait.

Du coude il avertit Daniel, en lui passant sa jumelle:

– Tenez, là, lui souffla-t-il à l'oreille, dans la troisième loge à partir du pilier… regardez… c'est elle!..

V

Daniel regarda.

Sur l'appui de velours de la loge que lui désignait Maxime, se penchait, pour mieux entendre, une jeune fille d'une beauté si rare et si resplendissante qu'il eut peine à retenir un cri d'admiration.

Ses cheveux, d'une surprenante abondance, étaient relevés assez négligemment pour qu'on vît qu'ils étaient bien à elle; cheveux admirables, fauves, si lumineux qu'à chacun de ses mouvements il paraissait en jaillir des gerbes d'étincelles…

Ses grands yeux de velours étaient ombragés de longs cils, et selon qu'elle les ouvrait ou les fermait à demi, ils passaient du bleu le plus sombre au bleu clair de la pervenche.

Un rire jeune et frais, le rire naïf de l'innocence s'épanouissait sur ses lèvres, découvrant des dents invraisemblables de régularité, de blancheur et d'éclat.

– Est-il possible, pensait Daniel, que ce soit là l'indigne créature dont Maxime me traçait le portrait!..

Un peu en arrière d'elle, émergeait de l'ombre de la loge, une grosse tête osseuse, empanachée d'un ridicule diadème de plumes, la tête de mistress Brian, avec de gros yeux sévères et une bouche dont les lèvres semblaient toujours près de s'entr'ouvrir pour crier: Shoking!..

Enfin, dans le fond, vaguement, on distinguait, surmontant un long corps roide, un crâne luisant, des yeux mornes, un nez recourbé et d'énormes favoris en nageoires… C'était l'honorable Thomas Elgin, familièrement sir Tom.

Et à mesure qu'il lorgnait obstinément cette loge, observant cette jeune fille si rieuse, et ces vieilles gens si placides, Daniel se sentait envahir de toutes sortes de doutes confus.

Maxime ne se trompait-il pas?.. Ne se faisait-il pas l'écho de calomnies atroces?..

Ainsi réfléchissait Daniel, et il eût dit ses soupçons s'il n'eût eu pour voisins des mélomanes jaloux qui, dès qu'ils le virent se pencher à l'oreille de Maxime, murmurèrent, et qui, dès qu'il prononça un mot, le contraignirent à se taire.

Heureusement la toile ne tarda pas à tomber. Beaucoup de gens se levèrent, quelques-uns sortirent; mais Daniel et Maxime demeurèrent immobiles.

Toute leur attention se concentrait sur la loge de miss Sarah, quand la porte du fond s'ouvrit, et un homme entra, qu'à cette distance on pouvait prendre pour un tout jeune homme, tant son teint avait d'éclat, tant sa barbe était noire, tant ses cheveux travaillés un à un par le coiffeur foisonnaient et bouclaient sur sa tête.

Il avait le claque sous le bras, un camélia à la boutonnière, et ses gants paille s'appliquaient si juste sur sa main que sous peine de les faire éclater, il ne pouvait remuer les doigts.

– Le comte de la Ville-Handry!.. murmura Daniel.

Mais on lui frappait doucement sur l'épaule; il se retourna.

C'était M. de Brévan qui, d'un ton d'amicale ironie, lui dit:

– Votre vieil ami, n'est-ce pas? L'heureux prétendant de miss Brandon.

– Oui, c'est vrai, je l'avoue…

Sans doute, il allait expliquer les raisons de sa discrétion, quand M. de Brévan l'interrompit:

– Voyez donc, Daniel, voyez donc!..

M. de la Ville-Handry avait pris place sur le devant de la loge, près de miss Sarah, et avec une affectation étudiée, il lui parlait, se penchant vers elle, gesticulant et riant de toutes les longues dents jaunes qui lui restaient. Visiblement, il tenait à être vu à cette place et à s'afficher.

Mais tout à coup, miss Sarah lui ayant dit un mot, il se leva brusquement et disparut.

La cloche de l'entr'acte sonnait, annonçant que le rideau allait se lever…

– Sortons, proposa Daniel à M. de Brévan, je souffre ici.

Il souffrait, en effet, à voir le rôle ridicule que jouait le père de Mlle Henriette. Mais il n'avait plus de doutes: pour lui, l'aventurière s'était dénoncée par la façon dont elle agaçait ce vieillard amoureux.

– Ah! nous aurons du mal à tirer le comte des griffes de cette sorcière… murmura Maxime.

Sortis du théâtre, ils venaient de prendre le passage pour gagner le boulevard, lorsqu'ils virent venir à eux un homme de haute taille, emmitouflé dans un grand pardessus, que suivait un garçon portant une grosse brassée de roses magnifiques.

C'était le comte de la Ville-Handry.

Se trouvant nez à nez avec Daniel, il parut d'abord interdit, puis reprenant son aplomb:

– Comment, c'est vous, mon cher, dit-il, d'où diable sortez-vous?

– Du théâtre.

– Et vous fuyez avant le cinquième acte! C'est un crime de lèse-Mozart, cela… Allons, revenez et je vous promets une surprise…

Vivement, M. de Brévan se rapprocha.

– Allez, souffla-t-il à Daniel, voilà l'occasion que je cherchais pour vous…

Et saluant, il se retira.

Un peu surpris, Daniel s'était mis à trotter aux côtés du comte, lorsqu'il le vit s'arrêter devant un grand landau, découvert malgré le froid, et gardé par trois valets en grande livrée.

A la vue du comte, tous trois se découvrirent respectueusement, mais lui, sans s'inquiéter d'eux, appelant le commissionnaire qui portait les fleurs:

– Effeuille-moi, lui dit-il, toutes ces roses dans le fond de cette voiture.

L'homme hésita… C'était un garçon fleuriste qui venait de voir payer tous ces bouquets huit ou dix louis, et dame! il jugeait la fantaisie un peu roide. Cependant, le comte insistant, il obéit. Et lorsqu'il eut fini:

– Voilà cent sous pour ta peine! dit M. de la Ville-Handry.

Et il reprit sa course, toujours escorté de Daniel de plus en plus étonné.

Véritablement la passion le rajeunissait et lui donnait des ailes. Il franchit d'un saut les marches du péristyle, et en moins de rien arriva à la loge de miss Brandon.

En l'apercevant, l'ouvreuse s'était empressée d'ouvrir.

Il prit alors la main de Daniel, et l'attirant dans la loge tout près de miss Sarah:

– Permettez-moi, miss, dit-il à la jeune fille, de vous présenter M. Daniel Champcey, un de nos officiers de marine les plus distingués.

Daniel s'inclina, saluant tour à tour mistress Brian et le roide et long sir Tom.

– Vous n'êtes pas à savoir, cher comte, répondit miss Sarah, que vos amis seront toujours les bienvenus.

Puis se retournant vers Daniel:

– Il y a d'ailleurs longtemps, monsieur, ajouta-t-elle, que je vous connais.

– Moi, mademoiselle.

– Vous, monsieur… Et je sais même que vous êtes un des hôtes les plus assidus de l'hôtel de la Ville-Handry…

Elle considéra Daniel d'un air de malice naïve, et toute riante, elle reprit:

– Par exemple, le cher comte aurait peut-être tort d'attribuer votre assiduité à ses seuls mérites… J'ai ouï parler d'une jeune fille…

– Sarah!.. interrompit mistress Brian, ce que vous dites là est inconvenant, tout à fait!..

Loin de calmer l'hilarité de miss Sarah, cette remontrance la redoubla. Et s'adressant à sa parente, sans cesser de fixer Daniel:

– Puisque M. le comte, dit-elle, autorise les espérances de monsieur, il est bien permis d'en parler… Il faudrait, pour les empêcher de se réaliser, des choses si extraordinaires!..

De rouge qu'il était, Daniel devint blême.

Prévenu comme il l'était, cette dernière phrase si gaiement prononcée lui parut un avertissement et une menace.

Cependant il n'eut pas le loisir de réfléchir. Le spectacle finissait; miss Brandon jeta une pelisse sur ses épaules et sortit au bras du comte, et il dut les suivre, traînant mistress Brian, ayant sur les talons le roide et long sir Tom.

Le landau attendait. Les valets avaient déplié le marche-pied, miss Sarah s'élança.

Mais son pied avait à peine touché le fond de la voiture, que violemment elle se rejeta en arrière, en criant:

– Qu'est-ce!.. qu'est-ce qu'il y a là…

Le comte s'avança, la bouche en cœur:

– Vous adorez les roses, fit-il, j'ai ordonné d'en effeuiller…

Et en prenant une poignée, il la montra.

Mais aussitôt la peur de miss Brandon se changea en colère:

– Vous voulez donc me fâcher décidément, fit-elle… Vous voulez donc faire dire que j'inspire toutes sortes de folies… Gâcher pour dix louis de fleurs, le beau mérite, quand on est quatre fois millionnaire…

Puis, voyant à la lueur du réverbère, la mine du comte s'allonger, d'une voix à achever de lui faire perdre la raison, elle ajouta:

– Mieux eût valu m'apporter vous-même un bouquet de violettes d'un sou…

Cependant mistress Brian s'était installée près de sa nièce; sir Tom monta, et ce fut ensuite le tour du M. de la Ville-Handry. Enfin le valet de pied ferma la portière…

Alors miss Sarah se penchant vers Daniel:

– J'espère, monsieur, lui dit-elle, que j'aurai le plaisir de vous recevoir… Le cher comte vous dira mon adresse et mes jours… Moi, d'abord, en ma qualité d'Américaine, j'adore les marins et je veux…

Le reste se perdit dans le bruit des roues.

La voiture qui emportait miss Sarah Brandon et le comte de la Ville-Handry était loin déjà, que Daniel demeurait encore à la même place, sur le bord du trottoir, immobile, étourdi, assommé…

Tous ces événements étranges, tombant en quelques heures, coup sur coup, dans sa vie si calme, le bouleversaient à ce point qu'il en était à se demander s'il n'était pas le jouet d'un odieux cauchemar…

Hélas, non!.. Cette Sarah Brandon, qui venait de passer telle qu'une vision éblouissante, elle existait réellement, et là, sur les dalles humides du trottoir, une poignée de roses effeuillées attestait encore la puissance de ses séductions et la folie du comte de la Ville-Handry.

– Ah!.. nous sommes perdus! s'écria Daniel, si haut que plusieurs passants s'arrêtèrent, espérant peut-être un de ces drames de la rue qui alimentent les faits divers.

Leur attente fut déçue.

S'apercevant de l'attention dont il était l'objet, Daniel haussa les épaules, et brusquement s'éloigna dans la direction du boulevard.

Il avait bien promis à Mlle Henriette de lui apprendre, le soir même, s'il était possible, ce qu'il aurait découvert, mais il était trop tard pour se présenter à l'hôtel de la Ville-Handry: minuit sonnait.

– J'irai demain, pensa-t-il.

Et tout en longeant les boulevards, éclairés encore et peuplés de promeneurs, il appliquait tout ce qu'il avait de volonté et d'intelligence à examiner bien en face et froidement la situation.

Tout d'abord, il s'était persuadé qu'il aurait affaire à quelqu'une de ces vulgaires exploiteuses, en quête d'une retraite pour leurs vieux jours, qui tendent leurs piéges grossiers aux vieillards et aux adolescents, qui font «chanter» les familles, la menace d'un mariage honteux sur la gorge, et dont on se débarrasse moyennant une grosse somme, quand la préfecture de police n'y peut rien.

Alors, il avait quelque espoir.

Mais voici que tout à coup se dressait devant lui une de ces redoutables aventurières de la «haute vie,» qui ont su ménager, sinon sauver les apparences, et dont la position est assez équivoque pour leur donner l'attrait de tout ce qui est mystérieux et étrange.

Comment lutter contre une telle femme, et avec quelles armes!.. Comment l'atteindre et où la frapper?