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Kitabı oku: «La corde au cou», sayfa 3

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4. Mettant leur amour-propre à lutter de flegme et d'impassibilité

Mettant leur amour-propre à lutter de flegme et d'impassibilité, ni le docteur Seignebos, ni M. Galpin-Daveline n'avaient fait un mouvement pour reconnaître ce qui se passait au-dehors.

Le médecin s'apprêtait à reprendre son opération, et méthodiquement, tranquille autant que s'il eûtété chez lui, dans son cabinet, il lavait l'éponge dont il venait de se servir et essuyait ses pinces et ses bistouris.

Le juge d'instruction, lui, debout au milieu de la chambre, les bras croisés, semblait suivre de l'œil, dans le vide, d'insaisissables combinaisons. Peut-être songeait-il que sa bonneétoile l'avait enfin guidé vers cette cause retentissante qu'il avait si longtemps et si inutilement appelée de tous ses vœux.

Mais M. de Claudieuseétait loin de partager leur indifférence. Il s'agitait sur son lit, et dès que M. Séneschal et M. Daubigeon reparurent, pâles et bouleversés:

– Pourquoi tout ce tumulte? interrogea-t-il.

Et lorsqu'on lui eut appris la catastrophe:

– Mon Dieu!… s'écria-t-il, et moi qui gémissais de me voir en partie ruiné. Deux hommes morts!… Voilà le vrai malheur!… Pauvres gens, victimes de leur courage! Bolton, un garçon de trente ans! Guillebault, un père de famille, qui laisse cinq enfants sans soutien!…

La comtesse, qui rentrait, avait entendu les derniers mots prononcés par son mari.

– Tant qu'il nous restera une bouchée de pain, interrompit-elle, d'une voix profondément troublée, ni la mère de Bolton, ni les enfants de Guillebault ne manqueront de rien!

Elle n'en put dire davantage. Les paysans qui avaient découvert Cocoleu envahissaient la chambre, poussant devant eux leur prisonnier.

– Où est le juge? demandaient-ils. Voilà un témoin…

– Quoi! Cocoleu! s'écria le comte.

– Oui, il sait quelque chose, il l'a dit, il faut qu'il le répète à la justice et que l'incendiaire soit retrouvé.

M. Seignebos avait froncé le sourcil. Il exécrait Cocoleu, ce cher docteur, dont la vue lui rappelait cette fameuse expérience dont on fait encore des gorges chaudes à Sauveterre.

– Est-ce que véritablement vous allez l'interroger? demanda-t-ilà M. Galpin-Daveline.

– Pourquoi non? fit sèchement le juge.

– Parce qu'il est complètement imbécile, monsieur, stupide, idiot. Parce qu'il est incapable de saisir la valeur de vos questions et la portée de ses réponses.

– Il peut nous fournir un indice précieux, monsieur…

– Lui!… unêtre dénué de raison!… Vous n'y pensez pas! Il est impossible que la justice tienne compte des réponses incohérentes d'un fou!

Le mécontentement de M. Galpin-Daveline se traduisait par un redoublement de roideur.

– Je sais ce que j'ai à faire, monsieur, dit-il.

– Et moi, riposta le médecin, je connais mon devoir. Vous avez requis le concours de mes lumières, je vous l'apporte. Je vous déclare que l'état mental de ce garçon est tel qu'il ne sauraitêtre entendu, même à titre de renseignements. J'en appelle à monsieur le procureur de la République.

Il espérait un mot d'encouragement de M. Daubigeon. Le mot ne venant pas:

– Prenez garde, monsieur, ajouta-t-il, vous vous engagez dans une voie sans issue. Que ferez-vous si ce malheureux répond à vos questions par une accusation formelle? Poursuivrez-vous celui qu'il accusera?

Les paysansécoutaient, bouche béante, cette discussion.

– Oh! Cocoleu n'est pas tant innocent qu'on croit, fit l'un d'eux.

– Il sait bien dire ce qu'il veut, le mâtin! ajouta un autre.

– Je lui dois, en tout cas, la vie de mes enfants, prononça doucement Mme de Claudieuse. Il s'est souvenu d'eux lorsque j'étais comme frappée de vertige et que tout le monde les oubliait. Approche, Cocoleu, approche, mon ami, n'aie pas peur, personne ici ne te veut de mal…

Ilétait bien besoin de ces bonnes paroles. Effrayé au-delà de toute expression par les brutalités dont il venait d'être l'objet, le pauvre idiot tremblait si fort que ses dents en claquaient.

– Je… je n'ai pas… pas… peur…, bégaya-t-il.

– Une fois encore, je proteste, insista le médecin.

Il venait de reconnaître qu'il n'était pas seul de son avis.

– Je crois, en effet, qu'il est peut-être dangereux d'interroger Cocoleu, dit M. de Claudieuse.

– Je le crois aussi, appuya M. Daubigeon.

Mais le jugeétait le maître de la situation, armé des pouvoirs presque illimités que la loi confère au magistrat instructeur.

– Je vous en prie, messieurs, fit-il d'un ton qui ne souffrait pas de réplique, laissez-moi agir à ma guise. (Et s'étant assis, et s'adressant à Cocoleu): Voyons, mon garçon, reprit-il de sa meilleure voix, écoute-moi bien et tâche de me comprendre. Sais-tu ce qu'il y a eu, cette nuit, au Valpinson?

– Le feu, répondit l'idiot.

– Oui, mon ami, le feu, qui a détruit la maison de tes bienfaiteurs, le feu où viennent de périr deux pauvres pompiers… Et ce n'est pas tout: on a essayé d'assassiner le comte de Claudieuse. Le vois-tu, dans ce lit, blessé et couvert de sang? Vois-tu la douleur de madame de Claudieuse?…

Cocoleu comprenait-il? Sa figure grimaçante ne trahissait rien de ce qui pouvait se passer en lui.

– Absurdité! grommelait le docteur. Témérité! Ténacité!

M. Galpin-Daveline l'entendit.

– Monsieur! prononça-t-il vivement, ne m'obligez pas à me rappeler qu'il y a là, tout près, des gens chargés de faire respecter mon caractère… (Et revenant au pauvre idiot): Tous ces malheurs, mon ami, poursuivit-il, sont l'œuvre d'un lâche incendiaire. Tu le détestes, n'est-ce pas, ce misérable, tu le hais?…

– Oui, dit Cocoleu.

– Tu désires qu'il soit puni…

– Oui, oui!

– Eh bien! il faut m'aider à le découvrir, pour qu'il soit arrêté par les gendarmes, mis en prison et jugé. Tu le connais, tu as dit toi-même que tu le connaissais…

Il s'arrêta, et au bout d'un instant, Cocoleu se taisant toujours:

– Dans le fait, demanda-t-il, à qui ce pauvre diable a-t-il parlé?

C'est ce que pas un paysan ne put dire. On s'informa, on n'apprit rien. Peut-être Cocoleu n'avait-il pas tenu le propos qu'on lui attribuait.

– Ce qui est sûr, déclara un des métayers du Valpinson, c'est que ce pauvre sans cervelle ne dort autant dire jamais, et que toutes les nuits il rôde comme un chien de garde autour des bâtiments…

Ce fut pour M. Galpin-Daveline un trait de lumière. Changeant brusquement la forme de l'interrogatoire:

– Où as-tu passé la soirée? demanda-t-ilà Cocoleu.

– Dans… dans… la cour…

– Dormais-tu, quand l'incendie s'est déclaré?

– Non.

– Tu l'as donc vu commencer?

– Oui.

– Comment a-t-il commencé?

Obstinément, l'idiot tenait ses regards rivés sur Mme de Claudieuse, avec l'expression craintive et soumise du chien qui cherche à lire dans les yeux de son maître.

– Réponds, mon ami, insista doucement la comtesse, obéis, parle…

Unéclair brilla dans les yeux de Cocoleu.

– On… on a mis le feu, bégaya-t-il.

– Exprès?

– Oui.

– Qui?

– Un monsieur…

Il n'était pas un des témoins de cette scène qui, pour mieux entendre, ne retînt sa respiration. Seul le docteur se dressa.

– Cet interrogatoire est insensé! s'écria-t-il.

Mais le juge d'instruction ne parut pas l'entendre, et se penchant vers Cocoleu, d'une voix qu'altérait l'émotion:

– Tu l'as vu, ce monsieur? demanda-t-il.

– Oui.

– Et tu le connais?

– Très… très bien.

– Tu sais son nom?

– Oh, oui!

– Comment s'appelle-t-il?

Une expression d'affreuse angoisse contracta la figure blême de Cocoleu; il hésita, puis enfin, avec un violent effort, il répondit:

– Bois… Bois… Boiscoran.

Des murmures de mécontentement et des ricanements incrédules accueillirent ce nom. D'hésitation, de doute, il n'y en eut pas l'ombre.

– Monsieur de Boiscoran, un incendiaire? disaient les paysans; à qui jamais fera-t-on accroireça?

– C'est absurde! déclara M. de Claudieuse.

– Insensé! approuvèrent M. Séneschal et M. Daubigeon.

Le docteur Seignebos avait retiré ses lunettes et les essuyait d'un air de triomphe.

– Qu'avais-je annoncé! s'écria-t-il. Mais monsieur le juge d'instruction n'a pas daigné tenir compte de mes observations…

M. le juge d'instructionétait de beaucoup le plusému de tous. Ilétait devenu excessivement pâle, et les effortsétaient visibles qu'il faisait pour garder son impassible froideur.

Le procureur de la République se pencha vers lui.

– À votre place, murmura-t-il, j'en resterais là, considérant comme non avenu ce qui vient de se passer.

Mais M. Galpin-Davelineétait de ces gens qu'aveugle l'opinion exagérée qu'ils ont d'eux-mêmes, et qui se feraient hacher en morceaux plutôt que de reconnaître qu'ils ont pu se tromper.

– J'irai jusqu'au bout, répondit-il.

Et s'adressant de nouveau à Cocoleu, au milieu d'un silence si profond qu'on eût entendu le bruissement des ailes d'une mouche:

– Comprends-tu bien, mon garçon, lui demanda-t-il, ce que tu dis? Comprends-tu que tu accuses un homme d'un crime abominable?

Que Cocoleu comprît ou non, ilétait en tout cas agité d'une angoisse manifeste. Des gouttes de sueur perlaient le long de ses tempes déprimées, et des secousses nerveuses secouaient ses membres et convulsaient sa face.

– Je… je dis la vérité, bégaya-t-il.

– C'est monsieur de Boiscoran qui a mis le feu au Valpinson?

– Oui.

– Comment s'y est-il pris?

L'œilégaré de Cocoleu allait incessamment du comte de Claudieuse, qui semblait indigné, à la comtesse, quiécoutait d'un air de douloureuse surprise.

– Parle! insista le juge d'instruction.

Après un moment d'hésitation encore, l'idiot entreprit d'expliquer ce qu'il avait vu, et il en eut pour cinq minutes d'efforts, de contorsions et de bégaiements à faire comprendre qu'il avait vu M. de Boiscoran, qu'il connaissait bien, sortir des journaux de sa poche, les enflammer avec une allumette et les placer sous une meule de paille quiétait tout proche de deuxénormes piles de fagots, lesquelles piles s'appuyaient au mur d'un chai plein d'eau-de-vie.

– C'est de la démence! s'écria le docteur, traduisant certainement l'opinion de tous.

Mais M. Galpin-Daveline avait réussi à maîtriser son trouble. Promenant autour de lui un regard méchant:

– À la première marque d'approbation ou d'improbation, déclara-t-il, je requiers les gendarmes et je fais retirer tout le monde. (Après quoi, revenant à Cocoleu): Puisque tu as si bien vu monsieur de Boiscoran, interrogea-t-il, commentétait-il vêtu?

– Il avait un pantalon blanchâtre, répondit l'idiot, toujours en bredouillant affreusement, une veste brune et un grand chapeau de paille. Son pantalonétait rentré dans ses bottes.

Deux ou trois paysans s'entre-regardèrent comme si enfin ils eussentété effleurés d'un soupçon. C'était avec le costume décrit par Cocoleu qu'ils avaient l'habitude de rencontrer M. de Boiscoran.

– Et quand il eut mis le feu, poursuivit le juge, qu'a-t-il fait?

– Il s'est caché derrière les fagots.

– Et ensuite?

– Il a préparé son fusil, et, quand le maître est sorti, il a tiré.

Oubliant la douleur de ses blessures, M. de Claudieuse bondissait d'indignation sur son lit.

– Il est monstrueux, s'écria-t-il, de laisser ce misérable idiot salir un galant homme de ses stupides accusations! S'il a vu monsieur de Boiscoran mettre le feu et se cacher pour m'assassiner, pourquoi n'a-t-il pas donné l'alarme, pourquoi n'a-t-il pas crié!

Docilement, à la grande surprise de M. Séneschal et de M. Daubigeon, M. Galpin-Daveline répéta la question.

– Pourquoi n'as-tu pas appelé? demanda-t-ilà Cocoleu.

Mais les efforts qu'il faisait depuis une demi-heure avaientépuisé le malheureux idiot. Iléclata d'un rire hébété et, presque aussitôt pris d'une crise de son mal, il tomba en se débattant et en criant, et il fallut l'emporter.

Le juge d'instruction s'était levé et, pâle, ému, les sourcils froncés, la lèvre contractée, il semblait réfléchir.

– Qu'allez-vous faire? lui demanda à l'oreille le procureur de la République.

– Poursuivre! dit-ilà voix basse.

– Oh!

– Puis-je faire autrement, dans ma situation? Dieu m'est témoin qu'en poussant ce malheureux idiot, mon butétait de faireéclater l'absurdité de son accusation. Le résultat a trompé mon attente…

– Et maintenant…

– Il n'y a plus à hésiter: dix témoins ont assisté à l'interrogatoire, mon honneur est en jeu, il faut que je démontre l'innocence ou la culpabilité de l'homme accusé par Cocoleu… (Et tout aussitôt, s'approchant du lit de M. de Claudieuse): Voulez-vous, à cette heure, monsieur, m'apprendre ce que sont vos relations avec monsieur de Boiscoran?

La surprise et l'indignation enflammaient les joues du comte.

– Est-il possible, monsieur, s'écria-t-il, que vous croyiez ce que vous venez d'entendre!

– Je ne crois rien, monsieur, prononça le juge. J'ai mission de découvrir la vérité, je la cherche…

– Le docteur vous a dit quel est l'état mental de Cocoleu…

– Monsieur, je vous prie de me répondre.

M. de Claudieuse eut un geste de colère, et vivement:

– Eh bien! répondit-il, mes relations avec monsieur de Boiscoran ne sont ni bonnes ni mauvaises; nous n'en avons pas.

– On prétend, je l'ai entendu dire, que vousêtes fort mal ensemble…

– Ni bien, ni mal. Je ne quitte pas le Valpinson. Monsieur de Boiscoran vit à Paris les trois quarts de l'année. Il n'est jamais venu chez moi, je n'ai jamais mis les pieds chez lui.

– On vous a entendu vous exprimer sur son compte en termes peu mesurés…

– C'est possible. Nous n'avons ni le mêmeâge, ni les mêmes goûts, ni les mêmes opinions, ni les mêmes croyances. Il est jeune, je suis vieux. Il aime Paris et le monde, je n'aime que ma solitude et la chasse. Je suis légitimiste, ilétait orléaniste et est devenu démocrate. Je crois que seul le descendant de nos rois légitimes peut sauver notre pays, il est persuadé que la République est le salut de la France. Mais on peutêtre ennemis politiques sans cesser de s'estimer. Monsieur de Boiscoran est un galant homme. Il est de ceux qui, pendant la guerre, ont fait bravement leur devoir, il s'est bien battu, il aété blessé.

Soigneusement, M. Galpin-Daveline notait les réponses du comte. Ayant fini:

– Il ne s'agit pas seulement de dissentiments politiques, reprit-il. Vous avez eu avec monsieur de Boiscoran des conflits d'intérêts…

– Insignifiants.

– Pardon, vous avezéchangé du papier timbré.

– Nos terres se touchent, monsieur. Il y a entre nous un malheureux cours d'eau qui est pour les riverains unéternel sujet de contestations.

M. Galpin-Daveline hochait la tête.

– Vous n'avez pas eu que ces différends, monsieur, dit-il. Vous avez eu, au su et vu de tout le pays, des altercations violentes.

Le comte de Claudieuse paraissait désolé.

– C'est vrai, nous avonséchangé quelques propos… Monsieur de Boiscoran avait deux maudits bassets qui toujours s'échappaient de leur chenil et venaient chasser sur mes terres. C'est incroyable ce qu'ils détruisaient de gibier…

– Précisément… Et un jour que vous avez rencontré monsieur de Boiscoran, vous l'avez menacé de donner un coup de fusilà ses chiens…

– J'étais furieux, je le reconnais; mais j'avais tort, mille fois tort, je l'ai menacé.

– C'est bien cela. Vousétiez armés l'un et l'autre, vous vousêtes animés, vous menaciez, il vous a couché en joue… Ne le niez pas; dix personnes l'ont vu, je le sais, il me l'a dit.

5. Il n'était personne dans le pays qui ne sût de quel mal affreuxétait atteint le pauvre Cocoleu…

Il n'était personne dans le pays qui ne sût de quel mal affreuxétait atteint le pauvre Cocoleu, personne qui ne fût bien persuadé qu'il n'y avait pas de soins à lui donner. Les deux hommes qui l'avaient emporté avaient donc cru faire assez en le déposant sur un tas de paille humide. L'abandonnant ensuite à lui-même, ils s'étaient mêlés à la foule pour raconter ce qu'ils venaient d'entendre.

C'est une justice à rendre aux quelques centaines de paysans qui se pressaient autour des décombres fumants du Valpinson, que leur premier mouvement fut d'accabler de quolibets ou de malédictions l'être sans cervelle qui venait d'attribuer l'incendie à M. de Boiscoran.

Malheureusement, les premiers mouvements, les bons, sont de courte durée. Un de ces mauvais drôles, paresseux, ivrognes et bassement jaloux, comme il s'en trouve au fond des campagnes aussi bien que dans les villes, s'écria: «Pourquoi donc pas?»Et ces seuls mots devinrent le point de départ des suppositions les plus hasardées.

Les querelles du comte de Claudieuse et de M. de Boiscoran avaientété publiques. Ilétait bien connu que presque toujours les premiers tortsétaient venus du comte et que toujours son jeune voisin avait fini par céder. Pourquoi M. de Boiscoran, humilié, n'aurait-il pas eu recours à ce moyen de se venger d'un homme qu'il devait haïr, pensait-on, et surtout craindre?

«Est-ce parce qu'il est noble et qu'il est riche?»ricanait le garnement.

De là à chercher des circonstances à l'appui des affirmations de Cocoleu, il n'y avait qu'un pas et il fut vite franchi. Des groupes se formèrent, et bientôt deux hommes et une femme donnèrent à entendre qu'on serait peut-être bien surpris s'ils racontaient tout ce qu'ils savaient. On les pressa de parler, et comme de raison, ils refusèrent. Mais déjà ils en avaient trop dit. Bon gré mal gré ils furent conduits à la maison où, dans le moment même, M. Galpin-Daveline interrogeait le comte de Claudieuse.

Telleétait l'animation de la foule et le tapage qu'elle menait, que M. Séneschal, frémissant à l'idée d'un nouvel accident, se précipita vers la porte.

– Qu'est-ce encore? s'écria-t-il.

– Des témoins! voilà d'autres témoins! répondirent les paysans.

M. Séneschal se retourna vers l'intérieur de la chambre, et après un regardéchangé avec M. Daubigeon:

– On vous amène des témoins, monsieur, dit-il au juge.

Sans nul doute M. Galpin-Daveline maudit l'interruption. Mais il connaissait assez les paysans pour savoir qu'ilétait important de profiter de leur bonne volonté et qu'il n'en tirerait rien s'il laissait à leur cauteleuse prudence le temps de reprendre le dessus.

– Nous reviendrons plus tard à notre… entretien, monsieur le comte, dit-ilà M. de Claudieuse. (Et répondant à M. Séneschal): Que ces témoins entrent, dit-il, mais seuls et un à un…

Le premier qui se présentaétait le fils unique d'un fermier aisé du bourg de Bréchy, nommé Ribot. C'était un grand gars de vingt-cinq ans, large d'épaules, avec une tête toute petite, un front très bas et de formidables oreilles d'un rouge vif. Il avait à deux lieues à la ronde la réputation d'un séducteur irrésistible et n'enétait pas médiocrement fier.

Après lui avoir demandé son nom, ses prénoms et sonâge:

– Que savez-vous? poursuivit M. Galpin-Daveline.

Le gars Ribot se redressa, et d'un air de fatuité qui fut si bien compris que les paysanséclatèrent de rire:

– J'avais, ce soir, répondit-il, une affaire… très importante, de l'autre côté du château de Boiscoran. On m'attendait, j'étais en retard, je pris donc au plus court, par les marais. Je savais que par suite des pluies de ces jours passés, les fossés seraient pleins d'eau, mais pour une affaire comme celle que j'avais, on trouve toujours des jambes…

– Épargnez-nous ces détails oiseux, prononça froidement le juge.

Le beau gars parut plus surpris que choqué de l'interruption.

– Comme monsieur le juge voudra, fit-il. Pour lors, ilétait un peu plus de huit heures, et le jour commençait à baisser quand j'arrivai auxétangs de la Seille. Ilsétaient si gonflés que l'eau passait de plus de deux pouces par-dessus les pierres du déversoir. Je me demandais comment traverser sans me mouiller, quand, de l'autre côté, venant en sens inverse de moi, j'aperçus monsieur de Boiscoran.

– Vousêtes bien sûr que c'était lui?

– Pardi! puisque je lui ai parlé!… Mais attendez. Il n'eut pas peur, lui, de se mouiller. Sans faire ni une ni deux, il releva son pantalon, le fourra dans les tiges de ses grandes bottes jaunes et passa. C'est alors seulement qu'il me vit, et il parutétonné. Je ne l'étais pas moins que lui. «Comment! c'est vous, notre monsieur!»lui dis-je. Il me répondit: «Oui, j'ai quelqu'un à voir à Bréchy.»C'était bien possible; cependant je lui dis encore: «Tout de même, vous prenez un drôle de chemin!»Il se mit à rire. «Je ne savais pas que lesétangs fussent débordés, répondit-il, et je comptais tirer des oiseaux d'eau…»Et en disant cela, il me montrait son fusil. Sur le moment, je ne vis rien à répliquer, mais maintenant, après ce qui s'est passé, je trouve que c'est drôle…

Cette déposition, M. Galpin-Daveline l'avaitécrite mot pour mot. Ensuite:

– Commentétait vêtu monsieur de Boiscoran? interrogea-t-il.

– Attendez… il avait un pantalon grisâtre, un veston de velours marron et un panama à larges bords.

La stupeur et l'inquiétude se peignaient sur les traits du comte et de la comtesse de Claudieuse, de M. Daubigeon et même du docteur Seignebos. Une circonstance de la déposition de Ribot les frappait surtout: il avait vu M. de Boiscoran rentrer son pantalon dans ses bottes pour passer le déversoir…

– Vous pouvez vous retirer, dit M. Galpin-Daveline au gars Ribot: qu'un autre témoin se présente.

Cet autreétait un vieil homme d'assez fâcheux renom, qui habitait seul une masure à une demi-lieue du Valpinson. On l'appelait le père Gaudry.

Autant le fils Ribot avait montré d'assurance, autant ce bonhomme vêtu de haillons malpropres et puants semblait humble et craintif.

Après avoir donné son nom:

– Il pouvaitêtre onze heures du soir, déposa-t-il, et je traversais les bois de Rochepommier par un des petits sentiers…

– Vous alliez voler des fagots! fit sévèrement le juge.

– Jour du bon Dieu! geignit le vieux en joignant les mains, est-il bien possible de dire une chose pareille! Voler des fagots, moi!… Non, mon bon monsieur, j'allais tout simplement coucher au fin fond du bois pour yêtre tout rendu au lever du soleil et chercher des champignons, des cèpes, que j'auraisété vendre à Sauveterre… Donc, je suivais le routin, quand voilà que tout à coup, derrière moi, j'entends les pas d'un homme. Naturellement, la peur me prend…

– Parce que vous voliez!

– Oh, non! mon bon monsieur; seulement, la nuit, vous comprenez… Enfin, je me cache derrière un arbre, et presque aussitôt je vois passer monsieur de Boiscoran, que je reconnais très bien, malgré l'obscurité, et qui devaitêtre très en colère, car il parlait tout haut, il jurait, il gesticulait, et par moments il arrachait aux branches des poignées de feuilles.

– Avait-il un fusil?

– Oui, mon bon monsieur, puisque même c'est à cause de ce fusil qu'il m'avait fait peur, je l'avais pris pour un garde…

Le troisième et le dernier témoinétait une bonne et brave métayère, maîtresse Courtois, dont la métairieétait située de l'autre côté du bois de Rochepommier.

Interrogée, après un moment d'indécision:

– Je ne sais pas grand-chose, répondit-elle; mais je vais toujours le dire: comme nous comptions avoir beaucoup d'ouvriers ces jours-ci, et que je voulais faire une fournée demain, j'étais allée avec monâne au moulin de la montagne de Sauveterre pour chercher de la farine. Il n'y en avait pas de prête, mais le meunier me dit qu'il m'en donnerait si je voulais attendre, et je restai à souper avec lui. Vers dix heures, on me livra un sac que les garçons attachèrent sur monâne, et je me mis en route. J'avais déjà fait plus de la moitié du chemin, et il devaitêtre onze heures, quand, en arrivant au bois de Rochepommier, monâne fait un faux pas, et le sac tombe. J'étais bien en peine, n'étant pas de force à le recharger seule, lorsqu'à dix pas de moi, un homme sort du bois. Je l'appelle, il vient. C'était monsieur de Boiscoran. Je lui demande de m'aider, et aussitôt, sans se faire prier, il pose son fusilà terre, prend le sac et le remet sur l'âne. Je le remercie, il me dit qu'il n'y a pas de quoi, et… voilà tout.

Toujours debout sur le seuil de la chambre dont il disputait l'accès à l'avide curiosité des paysans, le maire de Sauveterre se résignait aux humbles fonctions d'appariteur.

Lorsque maîtresse Courtois se retira toute confuse, et déjà peut-être regrettant ce qu'elle venait de dire:

– Est-il encore quelqu'un qui sache quelque chose? cria-t-il. (Et, comme nul ne se présentait, il ferma sans façon la porte en ajoutant): Alors, éloignez-vous, mes amis, et laissez la justice se recueillir en paix.

La justice, en la personne du juge d'instruction, était alors en proie aux plus cruelles perplexités.

Consterné jusqu'à ce point de n'essayer pas même de réagir, M. Galpin-Daveline demeurait accoudé à la table devant laquelle il s'était assis pourécrire, le front entre les mains, semblant chercher une issue à l'impasse où il se trouvait engagé.

Tout à coup il se dressa, et, oublieux de sa morgue accoutumée, laissant tomber son masque de glaciale impassibilité:

– Eh bien! fit-il comme si dans la détresse de son esprit il eût espéré un secours ou imploré un conseil, eh bien!…

On ne lui répondit pas.

Sa stupeur avait gagné tous ceux qui l'entouraient: le comte et la comtesse de Claudieuse, M. Séneschal, le procureur de la République, et même le docteur Seignebos. Chacun d'eux enétait encore à se débattre contre ce résultat invraisemblable, inconcevable, inouï!

Enfin, après un moment de silence:

– Vous le voyez, messieurs, reprit le juge avec une amertumeétrange, j'avais raison d'interroger Cocoleu. Oh! n'essayez pas de le nier: vous partagez maintenant mes doutes et mes soupçons. Qui de vous oserait soutenir que, sous l'empire d'uneémotion terrible, ce malheureux n'a pas recouvré durant quelques minutes la plénitude de sa raison! Lorsqu'il vous a dit avoir vu le crime et qu'il vous a nommé le coupable, vous avez haussé lesépaules. Mais d'autres témoins sont venus, et de l'ensemble de leurs dépositions résulte un faisceau de présomptions terribles… (Il s'animait. L'habitude professionnelle, plus forte que tout, reprenait le dessus): Monsieur de Boiscoran, poursuivait-il, est venu ce soir au Valpinson. C'est désormais incontestable. Or, comment y est-il venu? En se cachant. Du château de Boiscoran au Valpinson, il y a deux chemins fréquentés, celui de Bréchy et celui qui tourne lesétangs. Monsieur de Boiscoran prend-il l'un ou l'autre? Non. Pour venir, il coupe droit à travers les marais, au risque de s'embourber et d'être forcé de se mettre à l'eau jusqu'auxépaules. Pour retourner, il se jette dans les bois de Rochepommier, en dépit de l'obscurité, et malgré le dangerévident de s'y perdre et d'y errer jusqu'au jour. Qu'espérait-il donc? N'être pas vu, cela tombe sous le sens. Et, de fait, qui rencontre-t-il? Un coureur de femmes, Ribot, qui lui-même se cache pour se rendre à un rendez-vous d'amour. Un voleur de fagots, Gaudry, dont l'unique souci est d'éviter les gendarmes. Une fermière, enfin, maîtresse Courtois, attardée par une circonstance toute fortuite. Toutes ses précautionsétaient bien prises, mais la Providence veillait…

– Oh! la Providence!… gronda le docteur Seignebos, la Providence!…

Mais M. Galpin-Daveline n'entendit même pas l'interruption. Et toujours plus vite:

– Peut-on, du moins, continua-t-il, invoquer en faveur de monsieur de Boiscoran certaines discordances de temps?… Non. À quel moment est-il aperçu venant de ce côté? À la tombée de la nuit. Ilétait huit heures et demie, déclare Ribot, quand monsieur de Boiscoran traversait le déversoir desétangs de la Seille. Donc, il pouvaitêtre au Valpinson vers neuf heures et demie. Alors, le crime n'était pas commis encore. À quelle heure le rencontre-t-on, regagnant son logis? Gaudry et la femme Courtois l'ont dit: après onze heures. Monsieur de Claudieuseétait blessé alors, et le Valpinson brûlait. Savons-nous quelque chose des dispositions d'esprit de monsieur de Boiscoran? Oui, encore. En venant, il a tout son sang-froid. Il est fort surpris de rencontrer Ribot, et cependant il lui explique sa présence en cet endroit presque dangereux, et aussi pourquoi il a un fusil sur l'épaule. Il a, prétend-il, quelqu'un à voir à Bréchy, et il se proposait de tirer des oiseaux d'eau. Est-ce admissible? Est-ce même vraisemblable? Cependant, examinons son attitude au retour. Il marchait très vite, dépose Gaudry; il semblait furieux et arrachait aux branches des poignées de feuilles. Que dit-ilà maîtresse Courtois? Rien. Quand elle l'appelle, il n'ose fuir, ce serait un aveu, mais c'est en toute hâte qu'il rend le service qu'elle lui demande. Et après? Son chemin, pendant un quart d'heure, est le même que celui de cette femme. Marche-t-il avec elle? Non. Il la quitte précipitamment, il prend les devants, il se hâte de rentrer chez lui, car il croit que monsieur de Claudieuse est mort, car il sait que le Valpinson est en flammes, car il tremble d'entendre sonner le tocsin et crier au feu!…

Ce n'est pas d'ordinaire avec ce laisser-aller familier que procède la justice, et ceux qui la représentent s'estiment, en général, trop au-dessus du commun des mortels pour expliquer leurs impressions, rendre compte de leurs agissements, et, en quelque sorte, demander conseil. Cependant, lorsqu'il s'agit d'une enquête, il n'est pas, à proprement parler, de règles fixes. Du moment où un juge d'instruction est saisi d'un crime, toute latitude lui est laissée pour arriver jusqu'au coupable. Maître absolu, ne relevant que de sa conscience, armé de pouvoirs exorbitants, il procède à sa guise…

Mais en cette affaire du Valpinson, M. Galpin-Daveline avaitété emporté par la rapidité desévénements. Entre la première question adressée à Cocoleu et le moment présent, il n'avait pas eu le temps de se reconnaître. Et sa procédure ayantété publique, ilétait fatalement amené à l'expliquer.

– Décidément, c'est un réquisitoire en règle! s'écria le docteur Seignebos. (Il avait retiré et essuyait furieusement ses lunettes d'or.) Et basé sur quoi? poursuivait-il avec trop de véhémence pour qu'on pût espérer l'interrompre; basé sur les réponses d'un malheureux que moi, médecin, je déclare inconscient de ses paroles. C'est que l'intelligence ne s'allume pas et ne s'éteint pas dans un cerveau comme le gaz dans un réverbère. On est ou on n'est pas idiot, il l'a toujoursété, et toujours il le sera. Mais, dites-vous, les autres dépositions sont concluantes. Dites qu'elles vous paraissent telles. Pourquoi? Parce que les accusations de Cocoleu vous ont influencé. Est-ce que sans cela vous vous occuperiez de ce qu'a fait ou non monsieur de Boiscoran? Il s'est promené toute la soirée! N'est-ce pas son droit? Il a traversé les marais! Qui l'en empêchait? Il a passé les bois! Est-ce défendu? On l'a rencontré! N'est ce pas naturel? Mais non, un idiot l'accuse, tous ses gestes sont suspects. Il parle! C'est le sang-froid du scélérat endurci. Il se tait! Remords d'un coupable tremblant de peur. Au lieu de nommer monsieur de Boiscoran, Cocoleu pouvait me nommer, moi, Seignebos. C'est alors mes démarches qu'on incriminerait, et, soyez tranquille, on y découvrirait mille preuves de ma culpabilité. On aurait beau jeu, d'ailleurs. Mes opinions ne sont-elles pas plus avancées encore que celles de monsieur de Boiscoran! Car voilà le grand mot lâché: monsieur de Boiscoran est républicain, monsieur de Boiscoran ne reconnaît d'autre souveraineté, d'autre magistrature que celles du peuple…