Kitabı oku: «La vie infernale», sayfa 47
– Les moyens vous ont manqué?
– Non, madame… A la mort du comte de Chalusse, on a trouvé dans un des tiroirs du secrétaire des fleurs desséchées, un gant, un paquet de lettres…
Violemment la baronne se rejeta en arrière, comme si elle eût vu un abîme s’ouvrir sous ses pieds.
– Mes lettres!.. s’écria-t-elle. Ah! misérable que je suis, il les avait gardées!.. C’est fini, je suis perdue, car on les a lues, n’est-ce pas?..
– On n’a même pas dénoué le ruban qui les attachait.
– Est-ce possible!.. Ne me trompez-vous pas? Où sont-elles alors, où sont-elles?
– Sous les scellés.
Mme Trigault chancela.
– Alors, ce n’est qu’un sursis, balbutia-t-elle, et je n’en suis pas moins condamnée. On les lira, ces lettres maudites, lors de l’inventaire, nécessairement, fatalement; et on verra…
L’idée de ce qu’on verrait lui rendit l’énergie du désespoir, et saisissant les poignets de Mlle Marguerite:
– Écoute, lui dit-elle, en s’approchant si près que son souffle, comme une flamme, brûlait le visage de la jeune fille, il ne faut pas que personne voie ces lettres, c’est impossible, je ne le veux pas… Ce qu’elles contiennent, je vais te le dire… J’exécrais mon mari, j’aimais le comte de Chalusse d’une passion folle, et il m’avait juré qu’il m’épouserait si je devenais veuve… Comprends-tu, maintenant?.. Le nom du poison, qui me l’avait fourni? Comment je me proposais de l’administrer et quels seraient ses effets? Tout cela est écrit en toutes lettres de mon écriture, et signé, oui signé de mon nom: «femme Trigault…» Le crime a échoué, mais il n’en est pas moins réel, positif, patent, et ces lettres sont une preuve… Mais on ne les lira pas, non, quand il me faudrait pour les anéantir, mettre le feu, de ma main, à l’hôtel de Chalusse…
Désormais s’expliquaient les terreurs du comte, et l’effroi que lui inspirait cette femme…
Complice, il avait sans doute écrit, lui aussi, et de même qu’il avait gardé les lettres de la baronne, elle devait avoir conservé les siennes…
Ils se tenaient; le crime indissolublement les enchaînait l’un à l’autre…
Glacée d’horreur, Mlle Marguerite s’était dégagée de l’étreinte de Mme Trigault.
– Je vous jure, madame, fit-elle, que tout ce qui est humainement possible je le tenterai pour sauver votre correspondance.
– Et avez-vous quelque espoir d’y parvenir?
– Oui… répondit la jeune fille, qui pensait à son vieil ami le juge de paix.
Émue d’une émotion qu’elle ne connaissait pas, bouleversée, hors d’elle-même, la baronne eut une exclamation de joie.
– Ah!.. tu es bonne, toi… s’écria-t-elle. Tu es généreuse et noble, toi qui te venges en me rendant la vie, l’honneur, tout… car tu es ma fille, n’est-ce pas, tu le savais… On t’avait dit, en t’amenant ici, que c’est moi qui, exécrable et dénaturée, t’ai lâchement abandonnée…
Elle s’avançait, les yeux pleins de larmes, les bras ouverts, mais Mlle Marguerite la repoussa froidement:
– Épargnez-vous, madame, épargnez-moi les souffrances d’une inutile explication.
– Marguerite!.. Seigneur Dieu!.. Tu me repousses!.. Après ce que tu me promets de faire pour moi, tu ne me pardonnerais pas!..
– Je tâcherai d’oublier, madame.
Elle fit un pas vers la porte, mais la baronne se jeta à ses genoux, et d’une voix déchirante:
– Grâce! s’écria-t-elle; Marguerite, je suis ta mère… on n’a pas le droit de repousser sa mère…
Mais la jeune fille l’écarta:
– Ma mère est morte, madame; je ne vous connais pas!
Et elle sortit sans détourner la tête, sans voir la baronne s’affaisser évanouie sur le parquet…
XVIII
Dans la galerie, le baron Trigault retenait toujours Mme de Fondège…
Que lui disait-il, pour justifier l’expédient grossier qu’il avait improvisé?.. Si grand était son trouble qu’il ne le savait guère, et peu importait, car elle ne l’écoutait pas…
Sans être précisément fine, la bonne dame flairait quelque gros mystère, un bon scandale peut-être, et ses yeux ne quittaient pas la porte du petit salon…
Dès qu’elle s’ouvrit, cette porte, et que Mlle Marguerite parut:
– Ciel, s’écria-t-elle, qu’arrive-t-il à ma pauvre enfant!
C’est qu’elle s’avançait, la malheureuse, d’un pas raide, l’œil fixe, les bras étendus en avant… Il lui semblait que le parquet oscillait sous ses pieds, que les murs tremblaient, que les plafonds allaient s’effondrer.
Mme de Fondège se jeta sur elle.
– Qu’avez-vous, ma chérie?
Hélas! la pauvre fille était anéantie, brisée…
– Ce ne sera rien… balbutia-t-elle.
Et ses yeux se fermèrent; ses mains, cherchant un point d’appui se crispèrent dans le vide, et elle fût tombée, sans le baron qui la retint et la porta sur un canapé.
– Au secours! criait Mme de Fondège; à l’aide! elle se meurt; un médecin!..
Il n’était pas besoin de médecin… Une des femmes de chambre de la baronne arriva avec de l’eau fraîche et des sels, et Mlle Marguerite se redressa, promenant autour d’elle un regard égaré, passant et repassant, d’un mouvement machinal, sa main sur son front moite…
– Vous sentez-vous mieux, chère mignonne? interrogea Mme de Fondège.
– Oui.
– Ah!.. vous m’avez fait une belle peur! Voyez comme je tremble.
Mais la frayeur de la digne «générale» n’était rien comparée à la curiosité qui la peignait… Même ce sentiment fut si fort que, n’y tenant plus:
– Enfin, que s’est-il passé? demanda-t-elle.
– Rien, madame, rien…
– Cependant…
– Je suis sujette à ces indispositions… J’avais eu froid, la chaleur du salon m’a saisie…
A l’accent de la jeune fille, encore qu’elle s’exprimât péniblement, le baron comprit qu’elle ne parlerait pas, et sa reconnaissance fut grande.
– Ne fatiguez donc pas cette pauvre enfant, dit-il à Mme de Fondège… Vous feriez mieux de la reconduire chez vous et de la coucher…
– J’y pensais, mais j’ai renvoyé mon coupé, en disant à mon cocher de venir me prendre à une heure chez Van Klopen…
– N’est-ce que cela? On va vous atteler une voiture, chère madame.
Il fit un signe, un domestique s’élança dehors.
Furieuse, Mme de Fondège se tut.
– Le voici qu’il me met à la porte, maintenant, pensait-elle, c’est un peu fort!.. Et la baronne qui ne paraît pas!.. Elle a dû m’entendre crier, cependant!.. Qu’est-ce que cela signifie?.. Bast! il faudra bien que Marguerite me l’apprenne, quand nous serons seules.
Erreur! c’est en vain que durant le trajet de la rue de la Ville-l’Évêque à la rue Pigalle, elle martyrisa la jeune fille de ses questions, elle n’en obtint que cette réponse invariable et obstinée:
– Il n’y a rien eu… Que voulez-vous qu’il y ait eu?
De sa vie la «générale» n’avait été plus irritée.
– Pécore!.. pensait-elle. Qui a jamais vu un entêtement pareil!.. Mademoiselle pose pour la discrétion! Une fille de rien… Je la battrais!
Elle ne la battit pas, mais lorsqu’elles arrivèrent:
– Vous sentez-vous la force de remonter l’escalier seule? demanda-t-elle.
– Oui, madame.
– Alors, je vous quitte… Vous savez que Klopen m’attend à une heure précise, et je n’ai pas déjeuné… Et surtout rappelez-vous que mes gens sont à vos ordres; commandez, vous êtes chez vous…
Non sans peine, non sans être contrainte de s’arrêter plusieurs fois, Mlle Marguerite parvint à l’appartement de la «générale.»
– Où est madame? lui demanda la femme de chambre qui lui ouvrit.
– Elle fait des courses…
– Rentrera-t-elle dîner?
– Je ne sais pas.
– C’est que voilà trois fois que M. Gustave vient, il dit que c’est dégoûtant de ne jamais trouver personne, et il fait une vie, une vie!.. Et avec cela, les ouvriers nous mettent dans le gâchis jusqu’au cou!.. Baraque, va!..
Déjà Mlle Marguerite avait gagné sa chambre et s’était jetée sur son lit…
Elle souffrait horriblement… L’âme vaillante tenait bon, mais le corps succombait… Ses artères battaient avec une violence inouïe, elle sentait un froid glacial lui monter des pieds jusqu’au cœur, sa tête brûlait comme si elle y eût eu un brasier…
– Mon Dieu!.. pensait-elle, est-ce que je vais tomber malade au dernier moment, et quand j’ai le plus besoin de toutes mes forces…
Elle essaya de dormir… mais le pouvait-elle? Comment se délivrer de l’odieuse obsession!.. Sa mère!.. Penser qu’une telle femme était sa mère!.. N’était-ce pas à mourir de douleur et de honte! et il fallait la sauver, anéantir avec ses lettres la preuve de son crime… Le pouvoir du vieux juge de paix irait-il jusque-là?..
Et cependant elle se demandait si elle n’avait pas été trop cruelle, trop dure… Criminelle ou non, la baronne était sa mère… De quel droit s’était-elle montrée impitoyable, quand tendre la main à cette misérable femme, c’eût été peut-être l’arracher à son affreuse existence.
Ainsi elle songeait, oubliée dans sa petite chambre… Les heures passaient; et le jour commençait à baisser quand, dans la rue, sous ses fenêtres, un cri strident retentit:
– Pi… ouit!..
Ce fut comme une commotion électrique. D’un bond elle fut sur pied.
Ce cri, c’était le signal dont elle était convenue avec ce jeune garçon qui chez M. Fortunat s’était si soudainement déclaré son auxiliaire.
Pourtant, ne s’abusait-elle pas?.. Non… Elle écouta: le cri se fit entendre une seconde fois, plus aigu et plus prolongé.
Il n’y avait pas à hésiter, elle descendit… L’espoir versait comme un sang nouveau dans ses veines et réveillait en elle une toute-puissante énergie…
Arrivée au seuil de la porte de la rue, elle s’arrêta, regardant…
Tout près, à droite, un jeune garçon en blouse semblait examiner attentivement un magasin… Il se rapprocha encore, et vivement:
– Suivez-moi à dix pas, dit-il, jusqu’à ce que je m’arrête.
– C’est bien lui!.. pensa Mlle Marguerite.
Et palpitante, elle le suivit…
C’était Victor Chupin, en effet, passablement meurtri de sa lutte du matin, un œil quelque peu poché, mais heureux jusqu’au délire.
Heureux, et cependant inquiet. Et tout en précédant la jeune fille, il murmurait:
– Comment lui annoncer que j’ai réussi? Pas de bêtises?.. Si je lui dis la chose tout d’un coup, elle est capable de s’en faire une émotion à en être malade… Il faudrait amener ça insensiblement, en douceur.
Arrivé à la rue Boursault, ayant tourné le coin, il s’arrêta, et Mlle Marguerite le rejoignit, demandant d’une voix troublée:
– Eh bien?..
– Ça marche, répondit-il, petitement, mais néanmoins assez bien…
– Vous savez quelque chose, monsieur!.. Parlez!.. Ne voyez-vous pas mon angoisse!..
Il ne la voyait que trop, au contraire, son hésitation en redoublait, et furieusement il se grattait la tête…
Enfin prenant son parti:
– Pour lors, mademoiselle, reprit-il, appuyez-vous contre le mur, là, encore un peu… Et maintenant, tenez-vous bien… oui, comme ça… Y êtes-vous?.. Eh bien!.. j’ai retrouvé M. Férailleur…
Sage avait été la précaution de Chupin, car Mlle Marguerite chancela… Un tel succès, si prompt, c’était inouï!..
– Est-ce bien possible, mon Dieu!.. murmura-t-elle…
– Tellement possible, que j’ai là dans ma poche une lettre de M. Férailleur pour vous, mademoiselle… La voici, et il y a une réponse.
Elle la prit, cette lettre, elle brisa le cachet d’une main tremblante et lut:
«Je touche au but, mon amie. Un pas encore, et nous triomphons… Mais il faut que je vous parle aujourd’hui même, à tout prix…
«Ce soir, donc, à partir de huit heures, ma mère vous attendra dans un fiacre rue Boursault, au coin de la rue Pigalle.
«Venez, et que la crainte des soupçons des Fondège ne vous arrête pas… Ils sont désormais hors d’état de vous nuire…
«PASCAL.»
– J’irai! répondit Marguerite.
Mille obstacles pouvaient entraver le dessein de Mlle Marguerite… Il était à craindre que Mme Léon, invisible depuis le matin, ne reparût tout à coup, ou que le «général» et sa femme ne rentrassent diner.
Que répondrait-elle si on lui demandait où elle voulait aller, seule, à pareille heure?..
Et si on s’avisait de s’opposer à ce qu’elle sortît, quel parti prendre?
N’importe, elle ne délibéra ni ne disputa… Pascal avait parlé, cela suffisait pour qu’elle fût déterminée à obéir aveuglément, coûte que coûte… S’il lui conseillait une démarche, c’est qu’il la jugeait bonne et utile, et elle s’estimait heureuse de s’abandonner à la volonté de celui en qui elle avait une confiance sans bornes.
Mais aucune de ses appréhensions fâcheuses ne devait se réaliser. L’heure du dîner vint, passa, et la maison resta déserte… Les ouvriers s’étaient retirés et on n’entendait plus rien qu’un grand bruit de ripaille à l’office.
Même, se sentant faible, car elle n’avait rien pris de la journée, elle eut de la peine à obtenir des domestiques quelque chose à manger, un potage et une tranche de viande froide, qu’on lui servit en rechignant, sur un coin de table, sans nappe.
La demie de sept heures sonnait, comme elle finissait ce dîner sommaire… Elle laissa s’écouler un moment encore, puis, craignant de faire attendre Mme Férailleur, elle descendit.
Rue Boursault, à la place indiquée, un fiacre stationnait. Les glaces en étaient baissées, et, dans l’ombre, vaguement, on distinguait le visage et les cheveux blancs d’une femme âgée.
Rapidement, après un regard autour d’elle, pour s’assurer qu’on ne l’avait pas suivie, Mlle Marguerite s’approcha.
– Montez vite, mademoiselle, lui dit une voix bienveillante.
Elle monta, et la portière n’était pas refermée, que le cocher, enveloppant ses chevaux d’un vigoureux coup de fouet, les lança au galop.
Évidemment, avec ses instructions, il avait reçu d’avance les arrhes d’un magnifique pourboire.
Assises l’une près de l’autre sur la banquette du fond, la vieille femme et la jeune fille gardaient le silence, s’observant à la dérobée, cherchant à se dévisager toutes les fois que la voiture passait devant quelque magasin fortement éclairé.
Elles ne s’étaient jamais vues, et leur anxiété de se connaître était immense, chacune sentant bien que l’autre aurait sur sa vie une influence décisive…
Qui eût été admis à l’intimité de Mme Férailleur eût sans doute trouvé bien surprenante, bien extraordinaire, inouïe, la démarche qu’elle hasardait en ce moment… Elle était cependant tout à fait dans la logique de son caractère.
Tant qu’elle avait espéré détourner Pascal d’épouser Mlle Marguerite, elle avait témoigné hautement et même exagéré ses préventions et ses répugnances… Mais du moment où, vaincue par la passion de son fils, elle se laissa arracher son consentement, le point de vue changea. La jeune fille qui allait être sa bru lui devint sacrée, et veiller sur elle, sur sa conduite, sur sa réputation lui parut le plus strict devoir.
Or, elle avait jugé et décidé qu’il n’était pas convenable que la fiancée de son fils courût seule les rues, le soir. Ne serait-ce pas compromettre son honneur, et plus tard, la venimeuse Mme de Fondège ne calomnierait-elle pas cette sortie? Et elle était venue, la rigide bourgeoise, afin de pouvoir répondre:
– J’étais là!..
Quant à Mlle Marguerite, après les horribles agitations de la journée, elle s’abandonnait sans réserve à la douceur des émotions qui la pénétraient…
Bien des fois Pascal lui avait dit les préjugés de Mme Férailleur, et l’inflexibilité de ses principes… Mais il lui avait dit aussi son énergie, l’élévation de son esprit et de son cœur, et qu’elle était bonne entre les meilleures et les plus dévouées…
Mais pour la jeune fille, une considération qu’elle ne s’avouait peut-être pas, effaçait toutes les autres… Mme Férailleur était la mère de Pascal… Pour cela seul, elle l’eût adorée…
Comment n’eût-elle pas béni cette femme qui, veuve, ruinée par un misérable, s’était vaillamment remise au travail pour élever son fils, et en avait fait un homme… l’homme que, librement, Mlle Marguerite avait choisi entre tous…
Elle se fût agenouillée devant cette bourgeoise si simple et si grande, si elle l’eût osé… elle lui eût baisé les mains!..
Et si son cœur se serra, pendant qu’elle franchissait la distance qui séparait ses espérances de la réalité, c’est que pendant qu’elle admirait cette mère incomparable, le souvenir de sa mère, à elle, de la baronne Trigault, lui revint…
Le fiacre, cependant, avait dépassé les boulevards extérieurs, et il cahotait sur la route d’Asnières, au grand galop des chevaux incessamment fouaillés.
– Nous approchons, dit Mme Férailleur.
Ce que répondit Mlle Marguerite, on ne l’entendit pas; elle étouffait.
Le cocher venait de tourner court la route de la Révolte; il ne tarda pas à ralentir l’allure de ses bêtes.
– Regardez, mademoiselle, dit encore Mme Férailleur, voici notre maison là-bas.
Sur le seuil, la tête nue, les cheveux au vent, haletant d’impatience et d’espoir, un homme était debout, qui comptait les secondes aux battements furieux de ses tempes… Pascal.
Il n’attendit pas que la voiture s’arrêtât…
Bondissant jusqu’à la portière, il l’ouvrit, et Mlle Marguerite se trouvant de son côté, il l’attira à lui, l’enleva entre ses bras, et l’emporta dans la maison en poussant un grand cri de joie…
Elle n’eut pas le temps de se reconnaître. Il la déposa sur un méchant fauteuil, et se laissant tomber à genoux devant elle:
– Enfin je vous revois, ô ma Marguerite bien-aimée!.. s’écria-t-il… Vous êtes à moi, rien ne nous séparera plus!..
Ils sanglotaient… Forts contre l’adversité, ils succombaient sous l’excès de leur bonheur… Et ils demeuraient là, penchés l’un vers l’autre, si près que leur souffle se mêlait, les mains enlacées, les yeux dans leurs yeux, troublés jusqu’au plus profond d’eux-mêmes, le visage inondé de larmes, palpitants à croire que leur cœur se brisait… Debout, appuyée à l’huisserie de la porte, Mme Férailleur pleurait.
– Comment vous dire tout ce que j’ai souffert… poursuivait Pascal d’une voix saccadée. Les journaux vous ont tout appris, n’est-ce pas?.. qu’on m’a accusé de tricher au jeu; qu’on m’a appelé voleur en face; qu’on a levé la main sur moi pour me fouiller; que mes amis les plus intimes m’ont renié; que j’ai été chassé du Palais… Tout cela est horrible, n’est-ce pas?.. Eh bien! non, ce n’est rien, comparé à la douleur atroce, insoutenable que j’ai ressentie en pensant que vous ajoutiez foi à l’abominable calomnie qui me déshonorait.
Mlle Marguerite se dressa.
– Vous avez pensé cela, s’écria-t-elle, vous avez cru que je doutais de vous, moi!.. Comme vous, je suis accusée d’un vol ignoble… Me soupçonnez-vous donc?..
– Dieu puissant! moi, vous soupçonner!..
– Alors pourquoi…
– Je n’avais plus ma raison, Marguerite, mon unique amie, j’étais fou!.. Qui ne l’eût été à ma place!.. C’était le lendemain du guet-apens infâme… J’avais fait demander Mme Léon, et je l’avais chargée pour vous d’une lettre où je vous conjurais de m’accorder cinq minutes…
– Hélas! je ne l’ai pas reçue, cette lettre.
– Je le sais maintenant, mais alors!.. Alors, je suis allé vous attendre à la petite porte du jardin… mais c’est Mme Léon qui est venue… Elle m’apportait un billet au crayon, signé de votre nom, et qui était un éternel adieu… Et moi, insensé, je n’ai pas reconnu que ce billet était un faux…
Mlle Marguerite était confondue. Le voile se déchirait, la vérité lui apparaissait plus claire que le jour…
Elle se rappelait la confusion de l’indigne femme de charge, quand le lendemain de la mort du comte de Chalusse, elle l’avait surprise rentrant du jardin tout en désordre…
– Eh bien! reprit-elle, savez-vous ce que je faisais, moi, Pascal, presque au même moment?.. Épouvantée de ne pas recevoir de vos nouvelles, je courais rue d’Ulm, et là j’apprenais que vous veniez de vendre votre mobilier et de partir pour l’Amérique… Une autre femme peut-être se serait crue abandonnée… moi, non… J’étais sûre que vous n’aviez pas fui lâchement, et que si vous vous cachiez, c’était pour frapper plus sûrement vos ennemis.
– Ne m’accablez pas, Marguerite… C’est vrai, de nous deux j’ai été le plus faible…
Ils déliraient, ils divaguaient… Perdus dans le ravissement de l’heure présente, ils oubliaient le passé et l’avenir, les angoisses de la veille et les menaces du lendemain; tout, jusqu’à leurs ennemis encore debout.
Mais Mme Férailleur veillait… Elle étendit les bras vers la pendule, et d’une voix vibrante:
– Le temps marche, mon fils, prononça-t-elle, regarde… Chaque minute qui s’écoule, compromet le succès… Qu’un soupçon amène ici la Vantrasson, tout peut être perdu…
– Elle ne nous surprendrait pas, chère mère… Chupin m’a promis de ne pas la perdre de vue… Si elle bougeait de sa boutique, il arriverait vite ici, et en lançant une pierre contre les volets nous préviendrait.
Ce n’était pas assez pour satisfaire Mme Férailleur.
– Tu oublies, Pascal, insista-t-elle, que Mlle Marguerite doit être rentrée à dix heures si elle se résigne au sacrifice que tu attends de son courage…
C’était la voix même du devoir, qui rappelait Pascal au sentiment amer de la réalité. Il se releva lentement, et après s’être recueilli une minute, maîtrisant son émotion:
– Avant tout, Marguerite, ma bien-aimée, commença-t-il, je vous dois la vérité et l’exposé exact de notre situation… Pressé par les événements, j’ai dû agir sans vous consulter et disposer en quelque sorte de votre personne… Ai-je eu tort ou raison?.. Soyez juge…
Et, sans s’arrêter aux protestations de la jeune fille, rapidement il lui expliqua comment et par quel concours de circonstances favorables il avait réussi à se glisser dans l’intimité de M. de Valorsay, à pénétrer ses desseins les plus secrets et à devenir en apparence son complice.
– Le but de ce misérable, poursuivait-il, est bien simple… Il prétend vous épouser. Pourquoi?.. Parce que, sans vous en douter, vous êtes riche, mon amie, riche de toute la fortune du comte de Chalusse, votre père…
Cela vous surprend, n’est-ce pas? Eh bien! écoutez-moi.
Trompé par le marquis de Valorsay, le comte de Chalusse lui avait promis votre main… Ah! les choses étaient terriblement avancées sans qu’on vous eût prévenue, et tout était réglé et convenu…
Dès le principe, cependant, une grave difficulté s’était présentée. Le marquis voulait que votre père vous reconnût avant le mariage, et lui, résistait. «Cela m’exposerait aux plus sérieux dangers, disait-il… Je reconnaîtrai Marguerite par mon testament, en même temps que je l’instituerai ma seule héritière…» Mais le marquis n’entendait pas de cette oreille: «Je ne doute pas de vos dispositions actuelles, mon cher comte, objectait-il, seulement rien ne m’assure et vous n’êtes pas certain vous-même qu’elles ne changeront pas… Supposez une brouille, votre héritage nous échappe…»
Cette difficulté les arrêtait depuis longtemps, l’un exigeant des garanties, l’autre s’obstinant à n’en point donner, quand enfin M. de Chalusse s’avisa d’un expédient qui conciliait tout.
Il remit à M. de Valorsay un testament par lequel il vous reconnaissait et vous léguait toute sa fortune…
Cet acte inattaquable, le marquis l’a conservé précieusement. Il s’est bien gardé d’en parler et le brûlerait plutôt que de vous le rendre. Mais du jour où vous seriez sa femme, il le produirait et recueillerait ainsi les millions du comte de Chalusse…
– Ah! le vieux juge de paix avait deviné juste… murmura Mlle Marguerite.
Pascal ne l’entendit pas.
Toutes ses facultés étaient absorbées par la nécessité d’être clair, d’être bref surtout, car il avait bien des choses à dire encore et l’heure avançait…
– Pour ce qui est de la somme énorme qu’on vous accuse d’avoir détournée, continuait-il, je sais ce qu’elle est devenue… Elle est entre les mains de M. de Fondège…
– Je le sais, Pascal, j’en suis sûre, mais la preuve, la preuve!
– Elle existe, et c’est le marquis de Valorsay qui l’a.
– Est-ce possible, grand Dieu!.. Ne vous abusez-vous pas?
– Je l’ai vue, mon amie, cette preuve accablante, irrécusable, je l’ai touchée, je l’ai tenue… Et elle explique tout ce qui nous avait paru inexplicable, incompréhensible, inouï…
La lettre reçue par M. de Chalusse le jour de sa mort lui était adressée par sa sœur… Elle lui demandait sa part de la succession paternelle, le menaçant d’un scandale terrible, s’il refusait de faire droit à sa juste réclamation…
Le comte était-il décidé à tout braver plutôt que de s’exécuter? Il y a lieu de le croire.
Ce qui est sûr, c’est qu’il haïssait d’une implacable haine non sa sœur, peut-être, mais l’homme qui l’avait séduite et qui, plus tard, inspiré par la cupidité, l’avait épousée. Mille et mille fois il avait juré que jamais le mari ni la femme n’auraient un centime des sommes immenses qu’il leur devait véritablement.
Dans de telles conditions, se croyant à la veille d’un procès, décidé à dissimuler sa fortune, les fonds qu’il venait de réaliser l’embarrassaient… Qu’en faire?
Il résolut de les confier à M. de Fondège, qui passait pour un excentrique, mais dont la probité semblait au-dessus du soupçon…
Lors donc qu’il sortit, le soir vers six heures, il emportait les titres au porteur et les paquets de billets de banque que vous aviez vus le matin dans son secrétaire…
Que se passa-t-il entre votre père et le dépositaire choisi par lui?.. On ne peut que le soupçonner…
Ce qui est prouvé pour moi et que je prouverai, c’est que M. de Fondège accepta le fidéicommis et qu’il en donna un reçu en forme de lettre.
Il était ainsi conçu:
«Je reconnais, mon cher comte de Chalusse, avoir reçu de vous, aujourd’hui jeudi, 15 octobre 186… la somme de DEUX MILLIONS DEUX CENT CINQUANTE MILLE FRANCS, que je déposerai en mon nom à la Banque de France, pour les remettre à Mlle Marguerite, votre fille, le jour où elle me représentera cette lettre.
«Et croyez, mon cher comte, à l’absolu dévouement de votre vieux camarade.
«Gal DE FONDÈGE.»
Mlle Marguerite était confondue.
– Qui donc a pu vous révéler ces détails si précis?.. interrogea-t-elle.
– Le marquis de Valorsay, mon amie, et vous allez comprendre comment.
Cette lettre pliée – sans enveloppe – M. de Fondège y écrivit l’adresse de son «vieux camarade.» M. de Chalusse se proposait de la mettre à la poste, afin que le timbre lui donnât une date certaine.
Mais une fois dehors, réfléchissant, il eut peur. Il se dit que c’était chose bien fragile que cette feuille de papier, seule preuve qui existât du dépôt qu’il venait de remettre à l’honneur de M. de Fondège. Elle pouvait s’égarer, cette feuille, se perdre, être brûlée ou volée, que sait-on?.. Alors qu’adviendrait-il? Combien de fois n’a-t-on pas vu des fidéicommissaires trahir la confiance dont ils avaient paru dignes!..
Avec de telles idées, M. de Chalusse devait s’inquiéter d’un moyen de se garantir d’un malheur non probable, mais possible. Il le chercha et le trouva.
Passant devant le magasin d’un papetier, il y entra, acheta une de ces presses dont les négociants se servent pour leur correspondance, et, sous prétexte de l’essayer, donna à copier la lettre de M. de Fondège.
L’opération terminée, il prit la feuille où se trouvait reproduit le reçu et la mit sous une enveloppe à l’adresse du marquis de Valorsay.
Et, tranquille désormais, il jeta à la poste et la lettre et la reproduction.
Quelques instants plus tard, il montait en voiture et était frappé d’une attaque d’apoplexie…
Si extraordinaires que dussent paraître les explications de Pascal, Mlle Marguerite ne doutait certes pas de leur exactitude.
– Alors, demanda-t-elle, c’est la reproduction, que vous avez vue entre les mains du marquis de Valorsay?
– Oui.
– Et l’original?
– M. de Fondège seul pourrait dire ce qu’il est devenu. Ce qui est évident, c’est qu’il a réussi à s’en emparer. Se livrerait-il à des dépenses insensées, s’il n’était pas persuadé que toute preuve du fidéicommis est anéantie!.. Peut-être, en apprenant la mort si soudaine de M. de Chalusse, a-t-il séduit le concierge, qui a guetté sa lettre et la lui a rendue?.. A ce sujet, j’en suis réduit aux conjectures. S’il désire que vous épousiez son fils, c’est que probablement il lui paraît trop affreux de vous laisser dans la misère pendant qu’il jouit de la fortune qu’il vous a volée. Les pires coquins ont de ces scrupules. D’un autre côté, vous marier à son fils serait s’assurer contre toutes les chances de l’avenir…
Il se tut un moment, cherchant s’il n’oubliait rien, et plus lentement:
– Vous le voyez, Marguerite, les preuves de votre innocence existent, palpables, plus claires que le jour, indiscutables… Malheureusement, j’ai été pour moi moins heureux que pour vous… Vainement j’ai essayé de rassembler des preuves matérielles du guet-apens dont j’ai été victime… Je n’ai à fournir que des témoignages, toujours discutables, et c’est seulement en démontrant l’infamie du marquis de Valorsay et du vicomte de Coralth que je puis me réhabiliter…
Une joie immense, sans mélange, illuminait le visage de Mlle Marguerite…
– Enfin, je puis donc vous servir à mon tour, ô mon unique ami! s’écria-t-elle. Ah! que béni soit Dieu qui m’a si bien inspirée, et qui me récompense ainsi d’une heure de courage!.. L’idée de mon pauvre père, je l’ai eue, Pascal, oui, la même absolument, n’est-ce pas étrange!.. Cette preuve matérielle de votre innocence, que vous avez inutilement cherchée, je l’ai, écrite et signée du marquis de Valorsay… De même que M. de Fondège, il croit anéantie la lettre qui l’accuse et l’accable, il l’a brûlée, et cependant elle existe.
Et tirant de son corsage une des épreuves qui lui avaient été remises par la photographie Carjat, elle la tendit à Pascal, en disant:
– Lisez!..
D’un coup d’œil, Pascal embrassa cette épreuve, fac-simile merveilleux de la lettre adressée par le marquis de Valorsay à Mme Léon.
– Ah!.. c’est le coup de grâce du misérable!.. s’écria-t-il.
Et s’approchant de Mme Férailleur, toujours immobile et roide, contre la porte:
– Regarde, mère, ajouta-t-il, regarde!..
Et du doigt il lui fit suivre mot à mot, cette phrase accablante, si explicite que le jury le plus scrupuleux n’eût pas demandé plus:
«…J’ai combiné une mesure qui effacera complétement et à tout jamais le souvenir de ce maudit P. F., si tant est qu’on daigne se souvenir de lui, après le petit désagrément que nous lui avons ménagé chez la d’Argelès…»
– Encore, n’est-ce pas tout, continua Mlle Marguerite. D’autres lettres existent, qui complètent celle-ci, et qui, rapprochées, prouvent la froide préméditation, et nomment l’abject complice, Coralth… Et ces foudroyants témoignages sont au pouvoir d’un ancien complice du marquis, un homme d’une honnêteté suspecte, devenu son ennemi… Il s’appelle Isidore Fortunat, et demeure place de la Bourse…