Kitabı oku: «La vie infernale», sayfa 7
V
S’il est, à Paris, une rue paisible et silencieuse, asile rare de l’étude et de la méditation, c’est, assurément, cette belle et large rue d’Ulm, qui commence à la place du Panthéon et se termine brusquement à la rue des Feuillantines.
Les magasins y sont peu somptueux et si rares qu’on les compterait.
Il y a un marchand de vin, à gauche, à l’angle de la rue de la Vieille-Estrapade; puis la petite boutique de «La Jeunesse,» puis une blanchisseuse et un relieur. On trouve à droite l’imprimerie du «Bulletin de l’Observatoire,» un marchand de bois nommé Chanson, un serrurier, un fruitier, un boulanger… et c’est quasi tout.
Le reste de la rue est occupé par de vastes établissements à façades austères entourés de jardins. C’est le couvent des «Sœurs de la Croix,» et ensuite la maison des «Dames de l’Adoration réparatrice du Sacré-Cœur.» Plus loin, vers la rue des Feuillantines, on reconnaît l’École Normale, et en face un dépôt de la Compagnie des Omnibus.
Le jour, on n’y rencontre guère que des physionomies graves: des prêtres, des savants, des professeurs, des employés des bibliothèques. Tout le mouvement vient des chevaux du dépôt, et si on entend quelques éclats de rire sonores, c’est que c’est sortie à l’École Normale.
La nuit venue, on s’y croirait à cent lieues du boulevard Montmartre et de l’Opéra, dans quelque bonne vieille ville de province, à Poitiers, par exemple. Et c’est à peine si en prêtant bien l’oreille on y recueille un écho affaibli du tapage de Paris viveur.
C’est dans cette rue – au bout du monde, disait M. de Coralth – que Pascal Férailleur demeurait avec sa mère.
Ils occupaient au second étage, un joli appartement de cinq pièces ayant vue sur des jardins.
Leur loyer était élevé. Ils payaient 1,400 francs. Mais c’était là un sacrifice imposé par la profession de Pascal. Ne lui fallait-il pas un cabinet et un petit salon d’attente pour les clients?..
Pour le reste, la vie de la mère et du fils était étroite et simple. Tout leur service se composait d’une femme de ménage qui venait le matin à sept heures pour le gros ouvrage, se retirait à midi et ne revenait que le soir pour le dîner.
Mme Férailleur se chargeait du reste, ne rougissant nullement d’aller ouvrir quand un client sonnait.
Elle pouvait d’ailleurs le faire sans crainte de méprise, tant son extérieur digne imposait le respect.
En la comparant à un «portrait de famille,» M. de Coralth avait fait preuve de jugement. Elle était telle en effet qu’on aime à se représenter les femmes de la vieille bourgeoisie, épouses chastes et aimantes, mères incomparables, qui apportaient le bonheur au foyer de l’homme qu’elles avaient choisi.
A cinquante ans qu’elle venait d’avoir, Mme Férailleur paraissait son âge. Elle avait souffert. Un observateur reconnaissait la trace des larmes au pli de ses paupières, et ses lèvres trahissaient de cruelles douleurs héroïquement supportées.
Elle n’était pas sévère, cependant, ni même trop grave. Souvent les rares amis qu’elle admettait à son intimité se retiraient émerveillés de son esprit.
C’était d’ailleurs une de ces femmes qui n’ont pas d’histoire, qui ont fait leur bonheur de ce que d’autres appellent leur devoir.
Une courte phrase résume sa vie: elle avait aimé, elle s’était dévouée.
Fille d’un modeste employé des finances, elle avait épousé, avec 3,000 francs de dot, un jeune homme pauvre comme elle, mais intelligent et laborieux, qu’elle aimait et qui l’adorait…
Ce jeune homme, en se mariant, s’était juré qu’il ferait fortune, non qu’il tînt à l’argent, grand Dieu!.. mais pour parer de toutes les superfluités de luxe son idole, sa femme.
Nul doute que son amour, en décuplant son énergie, n’ait hâté son succès.
Attaché en qualité de chimiste à un grand établissement industriel, il rendit de tels services qu’on ne tarda pas à l’associer pour une large part dans les bénéfices. Son nom est inscrit au catalogue des inventeurs. On lui doit la découverte d’une de ces éblouissantes couleurs qu’on extrait de la houille.
Au bout de dix ans, il était riche, il aimait sa femme comme au premier jour, et il avait un fils, Pascal…
Malheureux homme!.. Un jour, en plein bonheur, comme il cherchait une combinaison pour fixer des verts d’une innocuité parfaite, un mortier éclata entre ses mains et lui fit à la tête et à la poitrine d’horribles blessures…
Et quinze jours plus tard, il mourait, calme en apparence, mais l’âme déchirée d’horribles regrets…
Ce coup fut terrible pour la malheureuse femme, et il fallut la pensée de son fils pour la rattacher à la vie…
Pascal devenait tout pour elle, le présent et l’avenir… Elle se jura qu’elle en ferait un homme!..
Mais hélas!.. un malheur ne vient jamais seul.
Un ami de son mari qui s’était chargé d’administrer sa fortune, abusa lâchement de son inexpérience. Elle s’était endormie riche de plus de 15,000 livres de rentes, elle s’éveilla ruinée… ruinée à ne savoir où dîner le soir.
Seule, elle eût été à peine émue de cette catastrophe.
Elle en fut atterrée en réfléchissant que l’avenir de son fils était peut-être perdu, et que, dans tous les cas, ce désastre le condamnait à entrer dans la vie par les portes basses et étroites de la misère.
Mais Mme Férailleur avait le cœur trop haut et trop fier pour ne pas trouver en ce péril extrême une énergie virile.
Elle ne perdit pas en lamentations inutiles des moments précieux. Elle se dit qu’elle réparerait le mal autant qu’il était en elle, et que, lui fallût-il travailler de ses mains, son fils n’interromprait pas ses études au collége Louis-le-Grand.
Et quand elle parlait de travailler de ses mains, ce n’était pas une de ces exagérations vaines de la douleur ou d’un éclair de courage.
Elle s’employa à faire des ménages ou à des coutures grossières jusqu’au jour où elle put être admise en qualité de surveillante dans l’établissement dont son mari avait été l’associé.
Pour obtenir cette place, elle avait dû apprendre la tenue des livres, mais elle s’en trouvait amplement récompensée. Cela lui valait dix-huit cents francs par an, le logement et la table.
Dès lors, son cœur se desserra. Elle comprit qu’elle mènerait à bonne fin sa lourde tâche.
La pension de Pascal, qui fut désormais interne, lui coûtait environ neuf cents francs, tout compris; elle ne dépensait pas pour elle plus de cent francs; c’était donc huit cents francs qu’elle pouvait mettre de côté chaque année.
Il faut reconnaître qu’elle fut secondée par son fils au-delà de toute espérance.
Pascal avait douze ans le jour où sa mère lui dit d’une voix émue, mais ferme:
– Je t’ai ruiné! mon fils… De cette fortune si laborieusement édifiée par ton père, rien ne nous reste… Tu n’as plus désormais à compter que sur toi, mon fils… Dieu veuille que plus tard tu ne me reproches pas amèrement mon imprudence…
L’enfant ne se jeta pas dans ses bras…
Il redressa la tête, et d’un air fier:
– Mère chérie, répondit-il, je t’aimerai davantage, s’il est possible… Cette fortune que mon père t’avait donnée, je te la rendrai… Je ne suis plus un collégien, je suis un homme… tu verras.
On vit, en effet, qu’il avait pris un engagement sacré.
Abusant jusque-là d’une remarquable intelligence et d’une prestigieuse facilité, il travaillait peu et seulement par accès, au moment des compositions générales…
De ce moment, il ne perdit plus une heure. Ses allures, comiques et touchantes à la fois, devinrent celles d’un chef de famille soucieux de sa responsabilité.
– Voyez-vous, disait-il à ses camarades étonnés de sa soudaine âpreté à l’étude, je n’ai plus le loisir d’user beaucoup de culottes sur les bancs de l’Université, maintenant que ma pauvre mère les paye de son travail!..
Car sa bonne humeur ne fut pas altérée de ce qu’il s’était imposé la loi de ne jamais dépenser un sou des quelques francs affectés chaque semaine à ses menus plaisirs.
Et avec un tact bien supérieur à son âge, il sut porter fièrement et simplement son malheur, évitant aussi bien l’humilité qui a un faux air de bassesse que le ton rogue de la pauvreté envieuse.
Trois ans de suite, des prix au grand concours récompensèrent ses efforts. Ce succès, loin de l’enivrer, lui fit à peine plaisir.
– Ce n’est que glorieux, pensait-il.
Sa grande, sa première ambition était de se suffire.
Il y parvint lorsqu’il était en rhétorique, grâce à la bienveillance du proviseur, en donnant des répétitions à des élèves des classes inférieures.
Si bien qu’un jour, Mme Férailleur s’étant présentée comme d’ordinaire à l’économat pour régler le trimestre, l’économe lui répondit:
– Vous ne nous devez rien, madame; tout a été payé par votre fils…
Elle faillit s’évanouir, faible devant le bonheur, elle qui avait si courageusement supporté l’adversité. Elle pouvait à peine croire… il lui fallut de longues explications. Et alors de grosses larmes, larmes de joie cette fois, jaillirent de ses yeux.
C’est ainsi que Pascal Férailleur arriva à la fin de ses études, tout armé pour les luttes qui l’attendaient, et ayant fait ses preuves.
Il voulait être avocat, et c’est là, il ne se le dissimulait pas, une profession presque inabordable pour les jeunes gens qui n’ont pas de fortune…
Mais pour qui veut fortement, pour qui sait surtout vouloir chaque matin la même chose précisément que la veille, il n’est pour ainsi dire pas d’obstacles insurmontables.
Le jour où il prit sa première inscription, Pascal entrait comme clerc surnuméraire chez un avoué.
Cette besogne de basoche, si fastidieuse au début, devait lui offrir ce double avantage de le rompre aux manœuvres de la procédure et de lui fournir de quoi vivre et de quoi payer ses examens.
Dès le milieu de la première année, il avait 800 francs d’appointements. Il en obtint 1,500 à la fin de la seconde. Après trois ans, et lorsqu’il venait de passer sa thèse, son patron l’éleva au grade de maître clerc avec un traitement de 3,000 francs, qu’il augmentait encore en préparant des dossiers pour des avocats très-occupés, ou en rédigeant des mémoires pour des particuliers…
Certes, en arriver là et en si peu de temps tenait presque du prodige, et pourtant le plus difficile restait à accomplir.
Le périlleux était d’abandonner une position sûre, pour courir les hasards du barreau.
Décision grave à prendre, si grave que Pascal hésita longtemps.
Il se sentait menacé du danger que se préparent les lieutenants trop utiles à leur chef. Son patron, accoutumé à se décharger sur lui de ses plus lourds soucis, lui pardonnerait-il de le quitter?
Or, il était indispensable qu’en s’établissant il conservât les bonnes grâces de l’avoué. La clientèle que ne pouvait manquer de lui amener une étude où il avait régné quatre ans était la plus solide base de ses calculs d’avenir.
Il réussit à sa satisfaction, non sans quelques tiraillements pourtant, et en n’employant que cette suprême finesse qui s’appelle la franchise absolue.
Il n’y avait pas quinze jours qu’il avait ouvert son cabinet, que déjà sept ou huit dossiers attendaient leur tour sur son bureau.
Ses débuts furent de ceux qui font sourire les vieux juges et leur arrachent cette précieuse prédiction:
– Voilà un garçon qui ira loin.
Il n’avait cependant pas cherché l’éclat, préoccupé de gagner la cause dont il était chargé bien plus que de briller aux dépens de son client. Modestie rare et qui le servit bien.
Les dix premiers mois d’exercice rapportèrent à Pascal environ huit mille francs, absorbés en partie par les frais d’une installation convenable.
La seconde année, ses honoraires augmentèrent de moitié; il vit sa position s’asseoir, et il exigea de sa mère qu’elle abandonnât sa fabrique.
Il lui prouva, ce qui était exact, qu’elle épargnerait au-delà de ce qu’elle gagnait en surveillant le ménage…
De ce moment, la mère et le fils, ces deux êtres si vaillants et si nobles, durent espérer que leur héroïque énergie avait désarmé la destinée.
Les clients affluaient si bien qu’il était décidé qu’on se rapprocherait du centre des affaires, le loyer dût-il en être doublé. L’assurance qui gagne à demi les causes venait avec la réputation, enfin il y avait une douzaine de mille francs en lieu sûr pour parer à toutes les éventualités.
Mme Férailleur avait quitté les vêtements noirs qu’elle portait depuis la mort de son mari… Elle devait bien cela à Pascal. Et d’ailleurs, après avoir cru qu’il n’était plus de bonheur ici-bas pour elle, elle comprenait qu’elle pouvait être heureuse en son fils.
Pascal n’avait donc plus qu’à tenir sa voile grande ouverte au vent du succès, quand M. Fernand de Coralth fut amené à son cabinet par une assez vilaine affaire, – une petite opération qu’il avait risquée et qui frisait l’escroquerie.
Chose étrange!.. M. de Coralth ne déplut pas à Pascal.
Le travailleur honnête fut intéressé, presque séduit par les vices brillants de l’aventurier, par ses côtés équivoques, par sa hardiesse, se fatuité, son mirifique aplomb et son insoucieuse impudence. Il trouva une satisfaction de curiosité à étudier de près ce produit du terreau parisien, surprenant résumé de toutes les corruptions de l’époque.
Sans doute M. de Coralth ne laissa voir de sa vie et de ses ressources que ce qu’il voulut. Pascal ne sut pas tout, mais il en connut assez pour être bien averti de se défier d’un garçon qui traitait plus que cavalièrement la morale, et avait infiniment moins de scrupules que de besoins.
Ils se virent quelquefois, et véritablement ce fut Pascal qui pria le vicomte de le conduire à quelqu’une de ces réunions de la «haute vie» dont les journaux donnaient de si alléchantes descriptions.
Mme Férailleur faisait une partie de boston, comme tous les jeudis, avec quelques vieux amis, le soir où M. de Coralth vint chercher son ami l’avocat pour le conduire chez Mme d’Argelès.
Pascal trouva que cela tombait on ne peut mieux. Il s’habilla avec plus de soin qu’à l’ordinaire, et, comme toujours, avant de sortir, il alla embrasser sa mère.
– Comme te voici paré, lui dit-elle en souriant.
– Je vais en soirée, chère mère, répondit-il, et je rentrerai probablement très-tard. Ainsi, ne m’attends pas, je t’en prie; promets-moi de te coucher comme à l’ordinaire.
– Tu as le passe-partout?
– Oui, mère.
– Eh bien! je ne t’attendrai pas… Tu trouveras, en entrant, ta bougie et des allumettes sur le buffet, dans l’antichambre… Et enveloppe-toi bien, car il fait très-froid.
Elle tendit son front aux lèvres de son fils et gaiement ajouta:
– Et amuse-toi bien…
Fidèle à sa promesse, Mme Férailleur se mit au lit comme tous les soirs, mais c’est vainement qu’elle appela le sommeil.
Elle n’avait certes aucune raison de s’inquiéter, et cependant cette idée que son fils était dehors l’emplissait d’appréhensions vagues qu’elle n’avait jamais ressenties.
Peut-être cela venait-il de ce qu’elle ignorait où était allé Pascal. Peut-être M. de Coralth était-il la cause de cette agitation. Mme Férailleur ne pouvait souffrir le vicomte, son instinct de femme lui disait que l’étrange beauté de ce jeune homme avait quelque chose de malsain et qu’il était dangereux de croire à ses témoignages d’amitié.
Successivement elle entendit frapper toutes les heures aux horloges des communautés voisines… deux heures… trois heures… quatre heures…
– Comme Pascal rentre tard, se disait-elle.
Peu à peu, un pressentiment plus douloureux que les autres traversa son esprit. Elle sauta à terre et courut ouvrir sa fenêtre. Il lui semblait qu’elle avait entendu un grand cri de détresse dans la rue déserte…
A ce moment-là même, minute pour minute, le mot «voleur» était jeté à la face de son fils.
La rue était silencieuse… elle pensa qu’elle s’était trompée, elle se recoucha en se raillant de ses chimères, et enfin s’endormit…
Mais quelle ne fut pas sa terreur, le matin, quand, sortant de chez elle, au bruit de la femme de ménage, elle aperçut sur le buffet le bougeoir de Pascal.
N’était-il donc pas rentré!.. Elle courut à sa chambre… personne.
Et il était près de huit heures!..
C’était la première fois que Pascal passait la nuit dehors sans que sa mère fût prévenue. Et de sa part, avec son caractère, cela annonçait quelque chose d’extraordinaire.
En un moment Mme Férailleur s’énuméra tous les dangers de Paris la nuit. Toutes les histoires qu’elle avait lues, d’hommes attirés dans des piéges, poignardés au détour de quelque rue déserte, jetés à la Seine en traversant un pont se représentèrent à sa mémoire…
Que faire!.. Elle avait envie de courir à la préfecture de police et chez tous les amis de Pascal, et d’un autre côté elle n’osait s’éloigner de peur qu’il ne rentrât en son absence…
Et pendant que son désespoir flottait entre mille partis, elle restait affaissée sur une banquette de l’antichambre, comptant les secondes aux battements précipités de ses tempes, l’oreille tendue au moindre bruit…
Enfin, un peu après la demie de huit heures, elle entendit dans l’escalier un pas lourd et trébuchant comme le pas d’un ivrogne…
Elle ouvrit, c’était son fils, les vêtements en désordre, sa cravate arrachée, sa chemise déchirée, sans pardessus, la tête nue…
Il était livide et ses dents claquaient, nulle expression dans ses yeux et sur sa physionomie qu’un affreux hébêtement…
– Pascal, que t’est-il arrivé?..
Cette voix tombant sur son esprit comme un marteau sur un timbre, le fit tressaillir de la tête aux pieds.
– Rien!.. bégaya-t-il, rien du tout.
Et sa mère l’accablant de questions, il l’écarta doucement et gagna sa chambre.
– Pauvre enfant, murmura Mme Férailleur, peinée et rassurée en même temps, lui toujours si sobre… on l’aura fait boire.
L’erreur de Mme Férailleur était grande, et cependant les sensations de Pascal étaient exactement celles de l’ivresse.
Après avoir perdu pendant un temps assez long toute conscience de soi et des circonstances extérieures, il sentait un brouillard plus épais que les vapeurs de l’alcool envahir son cerveau.
Comment il était revenu chez lui, par quel chemin, ce qu’il avait fait en route, il lui eût été impossible de le dire.
Si même il était rentré, c’était machinalement, par la force de l’habitude, cette mémoire du corps.
Il lui semblait cependant qu’il s’était assis sur un banc aux Champs-Élysées, qu’il y avait eu extrêmement froid, et qu’un sergent de ville était venu le secouer, le menaçant du poste s’il ne se remettait pas en marche…
Ses derniers souvenirs précis s’arrêtaient brusquement rue de Berry, sur le seuil de l’hôtel de Mme d’Argelès.
Ainsi, il se rappelait fort bien qu’il avait descendu l’escalier lentement, que les domestiques, dans le vestibule, s’étaient écartés sur son passage, et qu’en traversant la cour il avait jeté le candélabre dont il s’était armé…
Puis, plus rien…
Une fois dans la rue, il avait été soudainement saisi par l’air vif, comme le buveur au sortir d’une salle à manger trop chauffée…
Peut-être le champagne qu’il avait bu avait-il contribué à ce désordre cérébral.
Et en ce moment, chez lui, assis dans son fauteuil, entouré d’objets familiers, il ne pouvait parvenir à rentrer en possession de lui-même.
Sa pensée flottante, comme le liége sur l’eau, se dérobait à sa volonté et lui échappait… Un invincible engourdissement de plus en plus le dominait.
Il eut bien juste la force de se jeter sur son lit, et aussitôt il s’endormit d’un sommeil de plomb, le sommeil des grandes crises, qu’on a observé même chez quelques condamnés à mort, la veille de leur exécution.
A quatre ou cinq reprises sa mère vint écouter à la porte, une fois même elle entra, et voyant son fils si profondément endormi, elle ne put s’empêcher de sourire.
– Pauvre Pascal, pensait-elle, il ne peut supporter d’autres excès que ceux du travail. Dieu! va-t-il être surpris et honteux quand il se réveillera…
Hélas! ce n’était pas la confusion d’une légère faiblesse, mais le désespoir qui attendait ce malheureux à son réveil…
D’un seul coup, tout d’un bloc et comme en une vision, son imagination lui retraça la scène de la nuit, lui représenta le présent et lui montra l’avenir…
Sans avoir le plein et libre exercice de ses facultés, il était du moins capable de réfléchir et de délibérer. Il essaya d’évaluer courageusement la situation.
Tout d’abord, quant aux événements passés, il n’eut pas l’ombre d’un doute. Il était, ainsi qu’il l’avait dit, tombé dans un piége ignoble. Qui l’y avait poussé?.. M. de Coralth qui, placé à sa gauche, avait préparé les «mains» avec lesquelles il avait gagné. Cela lui semblait évident.
Il lui parut également prouvé que Mme d’Argelès connaissait le coupable, soit qu’elle l’eût surpris, soit qu’elle eût été mise dans la confidence.
Mais ce qui échappait à son intelligence, c’était le mobile de M. de Coralth.
Quel intérêt l’avait poussé à cette abominable action?.. Il fallait qu’il fût considérable, car enfin il s’était exposé à être vu trichant, et à passer à tout le moins pour un complice…
Puis encore, quelle raison avait fermé la bouche de Mme d’Argelès?..
Mais à quoi bon ces conjectures illusoires!..
Le fait brutal, positif, réel, c’est que l’infamie avait réussi, de quelque part qu’elle partit et quel que fût son mobile… Et Pascal était déshonoré.
Il était l’honnêteté même, et cependant il était accusé, plus que cela, convaincu d’avoir volé au jeu.
Il était innocent, et il n’apercevait pas de preuves à donner de son innocence. Il connaissait le coupable, et il ne voyait aucun moyen de le démasquer, ni même de l’accuser…
Quoi qu’il fît, cette calomnie atroce, inouïe, incompréhensible l’écrasait; le barreau lui était fermé, sa carrière était brisée…
A cette horrible conviction, que l’abîme était sans issue, il sentit vaciller sa raison… il sentit qu’il devenait incapable de rien décider et qu’il lui fallait les conseils d’un ami.
Plein de cette idée, il se hâta de changer de vêtements et s’élança hors de sa chambre…
Sa mère le guettait, disposée à le railler doucement, mais d’un seul coup d’œil elle vit bien qu’il était survenu quelque chose de terrible, et que le malheur était sur la maison…
– Pascal, s’écria-t-elle, au nom du ciel! que t’arrive-t-il?
– Une contrariété, la moindre des choses.
– Où vas-tu?..
– Au Palais…
C’est au Palais qu’il se rendait, en effet, espérant y rencontrer son plus intime ami.
Contre son habitude, il prit le petit escalier de droite, au bas duquel se trouve le bureau des amendes, et qui débouche dans la salle des Pas-Perdus.
Au milieu de la salle, des avocats en robe causaient… Ils semblèrent stupéfaits en apercevant Pascal, et se turent… Les visages devinrent sérieux, les têtes se détournèrent avec un visible dégoût.
Le malheureux comprit. Il se frappa le front d’un geste de fou, en s’écriant:
– Déjà!.. déjà!..
Et il passa. Il n’avait pas aperçu son ami dans le groupe, et il courait à la petite salle des conférences…
Cinq avocats s’y trouvaient. Dès que Pascal entra, deux s’esquivèrent, et les deux autres affectèrent de donner toute leur attention à un dossier ouvert sur la table.
Le cinquième, qui ne bougea pas, n’était point l’ami cherché, mais c’était un ancien camarade de Louis-le-Grand nommé Dartelle. Pascal marcha droit à lui.
– Eh bien?.. demanda-t-il.
Dartelle lui tendit un Figaro humide encore de la presse, et cependant froissé comme s’il eût passé en plus de cent mains.
– Lis!
Pascal lut:
«Grand émoi et scandale énorme cette nuit, à l’hôtel de Mme d’A… une vieille étoile de première grandeur.
«Une vingtaine de gentilshommes haut titrés et très-rentés s’entretenaient en joie et santé, grâce aux émotions d’un bac des plus corsés, quand on crut remarquer que M. X… gagnait extraordinairement.
«Surveillé, ledit X… fut pris la main dans le sac, au moment où avec une rare dextérité il coulait parmi les cartes une triomphante portée.
«Accablé par l’évidence, il se laissa fouiller et rendit sans trop de mauvaise grâce le fruit du travail de ses mains, deux mille louis environ.
«L’étrange de ce scandale, c’est que M. X… qui est avocat, jouit au Palais d’une grande réputation d’austérité et d’intégrité. Et malheureusement cette… espièglerie ne saurait être attribuée à une minute de vertige, le fait des cartes préparées constitue une préméditation au premier chef.
«Un qui n’était pas content, c’était le vicomte de C… qui avait présenté M. X… Aussi a-t-il relevé trop vivement un propos inoffensif de M. de R… Au petit jour, ces messieurs parlaient de croiser le fer ailleurs.
«DERNIÈRES NOUVELLES. – Nous apprenons, au moment de mettre sous presse, qu’une rencontre a eu lieu entre M. de R… et de C… M. de R… a reçu un coup d’épée au côté, mais son état n’inspire aucune inquiétude…»
Le journal s’échappa des mains de Pascal. Son visage était plus décomposé que s’il eût vidé une coupe de poison.
– C’est une infâme calomnie, fit-il d’une voix étranglée, je suis innocent, je le jure sur l’honneur!..
L’autre détourna la tête, mais non si vivement que Pascal ne pût lire dans ses yeux l’expression d’un atroce mépris.
Alors il se sentit condamné, il eut le sentiment de l’irrévocable, il jugea qu’il n’était plus d’espoir.
– Je sais ce qui me reste à faire!.. murmura-t-il.
Dartelle aussitôt se retourna; des larmes brillaient entre ses cils.
Il prit les mains de Pascal et les serra avec une douloureuse effusion, comme on fait à un ami qui va mourir…
– Courage!.. murmura-t-il.
Pascal sortit comme un fou.
– C’est cela, se répétait-il, en courant le long du boulevard Saint-Michel, il n’y a plus que cela.
Arrivé chez lui, il s’enferma à double tour dans son cabinet, et écrivit deux lettres, l’une à sa mère, l’autre au bâtonnier de l’ordre des avocats…
Après un moment de réflexion, il en commença une troisième, mais il la déchira en menus morceaux avant de l’avoir achevée.
Et alors, avec cette précision rapide du parti pris, il tira d’un tiroir de son bureau un revolver et une boîte de cartouches.
– Pauvre mère! murmurait-il, elle en mourra… mais elle mourrait de l’autre chose aussi… Mieux vaut abréger l’agonie.
Ce que Pascal ne pouvait soupçonner, c’est qu’en ce moment suprême, pas un de ses gestes, pas un des tressaillements de son visage n’échappaient à cette mère dont il balbutiait le nom.
Depuis que son fils l’avait quittée pour courir au Palais, la pauvre femme ne vivait plus, écrasée qu’elle était par la certitude de quelque grand malheur.
Quand elle entendit Pascal rentrer et s’enfermer dans son cabinet, ce qu’il ne faisait jamais, un pressentiment sinistre comme un glas de mort traversa son esprit.
Emportée par un mouvement instinctif, elle courut à la porte qui donnait de la chambre dans le cabinet du son fils, et dont les panneaux supérieurs étaient remplacés par des glaces.
Le verre était dépoli en grande partie par des dessins; néanmoins, avec un peu d’application, on distinguait d’une pièce ce qui se passait dans l’autre.
Voyant Pascal s’asseoir à son bureau et se mettre à écrire, Mme Férailleur s’était sentie un peu rassurée, et même elle eut envie de s’éloigner. Un sentiment indéfinissable, plus fort que la volonté et le raisonnement, la cloua à sa place…
Peu d’instants après elle vit un revolver aux mains de son fils, et alors elle comprit. Tout son sang se glaça dans ses veines, et cependant elle eut sur elle-même assez de puissance pour retenir un cri de terreur.
C’est que le danger était extrême, imminent, terrible; elle le sentait…
Son cœur, à défaut de sa raison égarée, lui disait que la vie de son fils dépendait de la plus insignifiante circonstance… Le bruit le plus léger, un mot, un coup frappé à la porte, pouvaient précipiter la fatale résolution de l’infortuné.
Une inspiration du ciel éclaira la pauvre mère.
La porte était à deux battants, et les barres se trouvaient du côté de Mme Férailleur. Elle les tira avec précaution, puis brusquement, d’un seul coup, elle poussa la porte, se précipita dans le cabinet, et bondit jusqu’à son fils, qu’elle entoura de ses bras…
– Pascal!.. malheureux!.. Qu’allais-tu faire!..
Lui fut si surpris que son arme lui échappa et qu’il s’affaissa sur son fauteuil… L’idée ne lui venait pas de nier, et d’ailleurs prononcer une parole lui eût été impossible.
Mais il y avait sur son bureau adressée à sa mère, une lettre qui devait parler de lui.
Mme Férailleur la prit, brisa le cachet et lut:
«Pardonne-moi… je vais mourir, il le faut; je ne saurais me résigner à vivre déshonoré et je le suis…»
– Déshonoré!.. toi!.. s’écria la malheureuse mère. Qu’est-ce que cela signifie, mon Dieu!.. Parle, je t’en conjure, dis-moi tout, il le faut, je te l’ordonne… je le veux!
Peu à peu, il se remettait à ces accents si tendres et si impérieux à la fois, et d’une voix morne, il raconta la terrifiante succession des événements qui l’accablaient.
Il n’omettait pas un détail, exagérant, s’il est possible, plutôt que palliant l’horreur de sa situation. Soit qu’il ressentît une atroce satisfaction à se prouver à lui-même que tout était désespéré, soit qu’il crût pouvoir amener sa mère à lui dire:
– Oui, tu as raison, et la mort est ton seul refuge…
Elle l’écoutait pétrifiée, la pupille dilatée par la stupeur et l’épouvante, incertaine si elle veillait ou si elle était le jouet de quelque épouvantable cauchemar. Car c’était là une de ces catastrophes inouïes qui s’écartent tellement du cercle des prévisions et des probabilités, que son entendement pouvait à peine la concevoir et l’admettre.
Mais elle ne doutait pas, elle, si les amis avaient douté.
C’est si son fils lui eût dit qu’il avait volé au jeu, qu’elle eût refusé de le croire.
Lorsqu’il eut terminé:
– Et tu voulais te tuer!.. s’écria-t-elle. Tu n’as donc pas songé, insensé, que ta mort donnerait à tout jamais raison à la calomnie!
L’admirable, le sublime instinct de la mère venait de lui dicter la raison la plus victorieuse qui pût déterminer Pascal à vivre.
– Tu ne t’es donc pas dit, poursuivit-elle, que c’était manquer de courage, et que pour échapper aux souffrances présentes, tu allais ternir ton nom d’une éternelle flétrissure?.. Cela t’eût arrêté, mon fils. Un nom est un dépôt sacré dont on n’a pas le droit de disposer ainsi… Ton père te l’a légué pur et honnête, tel tu dois le conserver… On essaie de le couvrir d’opprobre, tu dois vivre pour le défendre!..
Il baissa la tête, et d’un ton de lamentable découragement: