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Kitabı oku: «Le crime d'Orcival», sayfa 19

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– Ciel! s’écria-t-il, je m’oubliais. Je suis là qui cause tranquillement à visage découvert, comme si nous n’étions pas en plein jour, comme si quelque indiscret ne pouvait pas entrer d’un moment à l’autre!

Et s’adressant à Louis, fort surpris de retrouver là ce jeune homme brun qu’il n’y avait pas vu entrer la veille:

– Donne, mon garçon, lui dit-il, donne-moi ces accessoires de toilette qui m’appartiennent.

Puis, en un tournemain, pendant que le maître de la maison était allé donner quelques ordres, il rajusta sa physionomie de la veille. Si bien que le père Plantat, en rentrant, n’en pouvait croire ses yeux; il voyait là, près de la cheminée, son Lecoq, à l’air bénin, de l’instruction. C’étaient bien les mêmes cheveux plats, ces favoris d’un blond fauve, ce sourire idiot; il jouait avec sa même bonbonnière à portrait.

Le déjeuner était servi et le vieux juge venait de prévenir ses hôtes. Silencieux comme le dîner de la veille, ce repas dura peu. Les convives sentaient le prix des minutes. M. Domini les attendait à Corbeil, et, sans doute, il commençait à s’impatienter de leur retard.

Louis venait de poser sur la table une magnifique corbeille de fruits, lorsque M. Lecoq pensa au rebouteux.

– Le misérable, dit-il, a peut-être besoin de quelque chose.

Le père Plantat voulait envoyer son domestique chercher maître Robelot, l’agent de la Sûreté s’y opposa.

– C’est un gaillard dangereux, dit-il, j’y vais moi-même.

Il sortit, et dix secondes ne s’étaient pas écoulées que sa voix se fit entendre:

– Messieurs, criait-il, messieurs!!!

Le docteur et le juge de paix accoururent.

En travers de la porte du cabinet gisait le corps inanimé du rebouteux. Le misérable s’était suicidé.

XXII

Il avait fallu au rebouteux d’Orcival une présence d’esprit singulière et un rare courage, pour se donner la mort dans ce cabinet obscur, sans éveiller par aucun bruit suspect l’attention des hôtes de la bibliothèque.

Un bout de ficelle, trouvé en tâtant dans l’ombre parmi les vieux livres et les liasses de journaux, avait été l’instrument de son suicide. Il l’avait lié solidement autour de son cou, et se servant d’un morceau de crayon en guise de tourniquet il s’était étranglé.

Il n’offrait rien, d’ailleurs, de cet aspect hideux que la croyance populaire attribue aux individus qui périssent par la strangulation. Il avait la face pâle, les yeux à demi ouverts, la bouche béante et l’air hébété de l’homme qui, sans grandes douleurs, perd peu à peu connaissance, sous l’influence d’une congestion cérébrale.

– Peut-être est-il encore possible de le rappeler à la vie, dit le docteur Gendron?

Et sortant bien vite sa trousse de sa poche, il s’agenouilla près du cadavre.

Ce suicide paraissait contrarier vivement et même affecter M. Lecoq. Au moment où tout allait comme sur des roulettes, voilà que son principal témoin, celui qu’il avait arrêté au péril de ses jours, lui échappait.

Le père Plantat au contraire semblait presque satisfait, comme si cette mort eût servi certains projets dont il n’avait pas parlé encore et répondu à de secrètes espérances. Peu importait, d’ailleurs, s’il ne s’agissait que de combattre les opinions de M. Domini et de lui fournir les éléments d’une conviction nouvelle. Ce cadavre avait une bien autre éloquence que le plus explicite des aveux.

Le docteur venait de se relever; il reconnaissait l’inutilité de ses soins.

Vainement il s’était livré à toutes les manœuvres qu’indique l’expérience en matière de strangulation. Il avait, sans succès, pratiqué l’ouverture de la jugulaire.

– C’est bien fini, dit-il; la pression a porté particulièrement entre l’os hyoïde et le cartilage thyroïde: l’asphyxie a dû être complète en très peu d’instants.

Le corps du rebouteux était alors étendu à terre, sur le tapis de la bibliothèque.

– Il n’y a plus qu’à le faire reporter chez lui, dit le père Plantat; nous l’y accompagnerons pour mettre les scellés sur tous ses meubles, qui pourraient bien contenir des papiers importants.

Et se retournant vers son domestique:

– Cours, lui dit-il, jusqu’à la mairie, demander un brancard et deux hommes de bonne volonté.

La présence du docteur Gendron n’était plus nécessaire; il promit au père Plantat qu’il le rejoindrait, et sortit pour aller s’informer de l’état de M. Courtois.

Cependant, Louis n’avait pas tardé à reparaître, suivi non pas d’un homme de bonne volonté, mais de dix. On plaça sur le brancard le corps de Robelot et le funèbre cortège se mit en route.

C’est tout en bas de la côte, à droite du pont de fil de fer que demeurait le rebouteux d’Orcival. Il occupait seule une petite maison composée de trois pièces, dont une lui servait de boutique, et était encombrée de paquets de plantes, d’herbes sèches, de graines et de cent autres articles de son commerce d’herboristerie. Il couchait dans la pièce du fond, mieux meublée que ne le sont d’ordinaire les chambres à coucher de campagne.

Les porteurs déposèrent sur le lit leur triste fardeau.

Ils auraient été fort embarrassés, sans doute, si parmi eux ne s’était trouvé le tambour de ville, qui est en même temps fossoyeur d’Orcival. Cet homme, expert en tout ce qui concerne les funérailles, donna toutes les indications pour la dernière toilette. Lui-même, d’une main habile et prompte, disposait les matelas selon le rite, pliant les draps et les bordant ainsi qu’on a coutume de le faire. Pendant ce temps, le père Plantat visitait tous les meubles dont on avait pris les clés dans les poches du suicidé.

Les valeurs trouvées en possession de cet homme qui, deux ans plus tôt, vivait au jour le jour et ne possédait pas un sou vaillant, devaient être contre lui un témoignage accablant et ajouter une preuve aux preuves, moralement indiscutables, mais non évidentes pourtant de sa complicité. Mais le vieux juge de paix avait beau chercher, il ne rencontrait rien qu’il ne connût déjà.

C’étaient les titres de propriété du pré Morin, des champs de Frapesle et des pièces de terre Peyron. À ces titres étaient jointes deux obligations, une de cent cinquante francs et l’autre de huit cent vingt francs, souscrites au profit du sieur Robelot par deux habitants de la commune.

Le père Plantat dissimulait mal son désappointement.

– Pas de valeurs, fit-il à l’oreille de M. Lecoq, comprenez-vous cela?

– Très bien, répondit l’agent de la Sûreté. C’était un rusé gaillard, ce Robelot, assez prudent pour cacher sa fortune subite, assez patient pour paraître mettre des années à s’enrichir. Vous n’apercevrez, monsieur, dans son secrétaire que les valeurs qu’il croyait pouvoir avouer sans danger. Pour combien y en a-t-il là?

Le juge de paix additionna rapidement les différentes sommes et répondit:

– Pour quatorze mille cinq cents francs.

– Mme Sauvresy lui a donné davantage, déclara péremptoirement l’homme de la préfecture. N’ayant que quatorze mille francs, il n’aurait pas été assez fou pour les placer en terres. Il faut qu’il ait un magot caché quelque part.

– Sans doute, je suis de cet avis, mais où?

– Ah! je cherche.

Il cherchait en effet, sans en avoir l’air, il rôdait tout autour de la chambre, dérangeant les meubles, faisant à certains endroits sonner le carreau du talon de ses bottes, auscultant le mur par places. Enfin, il revint à la cheminée, devant laquelle plusieurs fois déjà il s’était arrêté.

– Nous sommes au mois de juillet, disait-il, et cependant voici bien des cendres dans ce foyer.

– On ne les retire pas toujours à la fin de l’hiver, objecta le juge de paix.

– C’est vrai, monsieur, mais celles-ci ne vous semblent-elles pas bien propres et bien nettes? Je ne leur vois pas cette légère couche de poussière et de suie qui devrait les recouvrir alors que depuis plusieurs mois on n’a pas allumé de feu.

Il se retourna vers la seconde pièce où il avait fait retirer les porteurs, une fois leur besogne terminée, et dit:

– Tâchez donc de me procurer une pioche.

Tous les hommes se précipitèrent; il revint près du juge de paix.

– Certainement, murmurait-il, comme en aparté, ces cendres ont été remuées récemment, et si elles ont été remuées…

Il s’était baissé déjà, et, écartant les cendres, il avait mis à nu la pierre du foyer. Prenant alors un mince morceau de bois, il le promena facilement dans les jointures de la pierre.

– Voyez, monsieur le juge de paix, disait-il, pas un atome de ciment, et la pierre est mobile: le magot doit être là.

On lui apporta une pioche, il ne donna qu’un coup. La pierre du foyer bascula, laissant béant un trou assez profond.

– Ah! s’écria-t-il d’un air de triomphe, je savais bien.

Ce trou était plein de rouleaux de pièces de vingt francs. On compta, il s’y trouvait dix neuf mille cinq cents francs.

La physionomie du vieux juge de paix portait en ce moment l’empreinte d’une douleur profonde.

«Hélas! pensait-il, voici pourtant le prix de la vie de mon pauvre Sauvresy.»

En même temps que l’or, l’agent de la Sûreté avait retiré de la cachette un petit papier couvert de chiffres. C’était comme le grand-livre du rebouteux. D’un côté, à gauche, il avait porté la somme de quarante mille francs. De l’autre côté, à droite, il avait inscrit diverses sommes, dont le total s’élevait à vingt et un mille cinq cents francs. Ces différentes sommes se rapportaient au prix de ses acquisitions. C’était par trop clair. Mme Sauvresy avait payé quarante mille francs à Robelot son flacon de cristal bleu.

Le père Plantat et l’agent de la Sûreté n’avaient plus rien à apprendre chez le rebouteux.

Ils serrèrent dans le secrétaire l’or de la cachette et apposèrent partout les scellés qui devaient rester à la garde de deux des hommes présents.

Mais M. Lecoq n’était pas encore complètement satisfait.

Qu’était-ce donc que ce manuscrit lu par le vieux juge de paix? Un instant il avait pensé que c’était simplement une copie de la dénonciation à lui confiée par Sauvresy. Mais non, ce ne pouvait être cela; Sauvresy n’avait pas pu décrire les dernières scènes si terribles de son agonie.

Ce point, resté obscur, tracassait prodigieusement l’homme de la préfecture de police et empoisonnait la joie qu’il éprouvait d’avoir mené à bonne fin cette enquête si difficile. Une fois encore il voulut essayer d’arracher la vérité au père Plantat. Le prenant sans trop de façon par le collet de sa redingote, il l’attira dans l’embrasure de la fenêtre, et de son air le plus innocent:

– Pardon, monsieur, lui dit-il à voix basse, est-ce que nous n’allons pas retourner chez vous?

– À quoi bon, puisque le docteur Gendron, en sortant de chez le maire, doit nous rejoindre ici?

– C’est que, monsieur, nous aurions, je crois besoin du dossier que vous nous avez lu cette nuit afin de le communiquer à monsieur le juge d’instruction.

L’agent de la Sûreté s’attendait à voir son interlocuteur bondir à cette proposition, ses prévisions furent trompées.

Le père Plantat eut un triste sourire, et le regardant fixement dans les yeux:

– Vous êtes bien fin, cher M. Lecoq, dit-il, mais je le suis assez pour garder le dernier mot dont vous avez deviné une bonne partie.

M. Lecoq faillit rougir sous ses favoris blonds.

– Croyez, monsieur… balbutia-t-il.

– Je crois, interrompit le père Plantat, que vous seriez peut-être bien aise de connaître la source de mes renseignements. Vous avez trop de mémoire pour ne pas vous rappeler que, hier soir, en commençant, je vous ai prévenu que cette relation était pour vous seul et que je n’avais en vous la communiquant, qu’un seul but: faciliter nos recherches. Que voulez-vous que fasse le juge d’instruction de notes absolument personnelles, n’ayant aucun caractère d’authenticité?

Il réfléchit quelques secondes, comme s’il eût cherché à ajouter une phrase à sa pensée, et ajouta:

– J’ai en vous trop de confiance, M. Lecoq, je vous estime trop pour ne pas être certain d’avance que vous ne parlerez aucunement de documents absolument confidentiels. Ce que vous direz vaudra tout ce que j’ai pu écrire, maintenant qu’à l’appui de vos assertions vous avez le cadavre de Robelot et la somme considérable trouvée en sa possession. Si M. Domini hésitait encore à vous croire, vous savez que le docteur se fait fort de retrouver le poison qui a tué Sauvresy…

Le père Plantat s’arrêta, il hésitait.

– Enfin, reprit-il, je crois que vous saurez taire ce que vous avez su pénétrer.

La preuve que M. Lecoq est vraiment un homme fort, c’est que trouver un partenaire de sa force ne lui déplaît pas. Certes, il était, en tant que policier, bien supérieur au père Plantat, mais il lui fallait bien reconnaître qu’il ne manquait à ce vieux juge de paix de campagne qu’un peu de pratique et moins de passion. Plusieurs fois déjà depuis la veille, il s’était incliné devant sa perspicacité supérieure. Cette fois il lui prit la main et la serrant d’une façon significative:

– Comptez sur moi, monsieur, dit-il.

En ce moment, le docteur Gendron parut sur le seuil.

– Courtois, cria-t-il, va mieux, il pleure comme un enfant, il s’en tirera.

– Le ciel soit loué! répondit le vieux juge de paix, mais puisque vous voici, partons, hâtons-nous. M. Domini, qui nous attendait ce matin, doit être fou d’impatience.

XXIII

Lorsqu’il parlait de l’impatience du juge d’instruction, le père Plantat était certes bien au-dessous de la réalité. M. Domini était furieux, ne comprenant rien à l’absence si prolongée de ses collaborateurs de la veille, du juge de paix, du médecin et de l’agent de la Sûreté.

Dès le grand matin, il était venu s’installer dans son cabinet, au palais de justice, drapé de sa robe de juge, et il comptait les minutes.

C’est que les réflexions de la nuit loin d’ébranler et de troubler ses convictions n’avaient fait que les affirmer. À mesure qu’il s’éloignait de l’heure du crime, il le trouvait plus simple, plus naturel, plus aisé à expliquer.

Mais la conviction où il était que son avis n’était pas celui des autres agents de l’enquête le taquinait, quoi qu’il pût se dire, et lui faisait attendre leur rapport dans un état d’irritation nerveuse dont son greffier ne s’apercevait que trop. Même, dans la crainte de n’être pas là au moment de l’arrivée de M. Lecoq, redoutant de rester une minute de plus dans l’incertitude, il s’était fait apporter à déjeuner dans son cabinet.

Précaution inutile. L’aiguille tournait autour du joli cadran à dessins bleus qui orne le palais, et personne n’arrivait.

Il avait bien, pour tuer le temps, interrogé Guespin et La Ripaille; ces nouveaux interrogatoires ne lui avaient rien appris. L’un des prévenus jurait ses grands dieux qu’il ne savait rien de plus que ce qu’il avait dit, l’autre se renfermait dans un silence farouche, on ne peut plus irritant, se bornant à répéter: – Je sais que je suis perdu, faites de moi ce que vous voudrez.

M. Domini allait faire monter un gendarme à cheval et l’envoyer à Orcival s’enquérir des causes de cette inexplicable lenteur, lorsque enfin l’huissier de service lui annonça ceux qu’il attendait.

Vite, il donna l’ordre de les faire entrer, et si violente était sa curiosité, que lui-même, en dépit de ce qu’il appelait sa dignité, se leva pour aller au-devant d’eux.

– Comme vous êtes en retard! disait-il.

– Et cependant, fit le juge de paix, nous n’avons pas perdu une minute, et nous ne nous sommes pas couchés.

– Il y a donc du nouveau? demanda-t-il. A-t-on retrouvé le cadavre du comte de Trémorel?

– Il y a du nouveau, monsieur, répondit M. Lecoq, et beaucoup. Mais on n’a pas retrouvé le cadavre du comte, et même j’ose affirmer qu’on ne le retrouvera pas; par une raison bien simple, c’est qu’il n’a pas été tué; c’est qu’il n’est pas une des victimes comme on a pu le supposer un instant, c’est qu’il est l’assassin.

À cette déclaration, fort nettement articulée par l’homme de la police, le juge d’instruction bondit dans son fauteuil.

– Mais c’est de la folie! s’écria-t-il.

M. Lecoq ne s’est jamais permis un sourire en présence d’un magistrat.

– Je ne pense pas, répondit-il froidement. Je suis même persuadé que si monsieur le juge d’instruction veut bien me prêter une demi-heure d’attention, j’aurai l’honneur de l’amener à partager mes convictions.

Un imperceptible haussement d’épaules de M. Domini n’échappa pas à l’homme de la rue de Jérusalem, aussi crut-il devoir insister.

– Bien plus, je suis certain que monsieur le juge ne me laissera pas sortir de son cabinet, sans m’avoir remis un mandat d’amener décerné contre le comte Hector de Trémorel que présentement il croit mort.

– Soit, fit M. Domini, parlez.

Rapidement alors M. Lecoq se mit à exposer les faits recueillis tant par lui que par le juge de paix depuis le commencement de l’instruction. Il les exposait, non comme il les avait appris ou deviné, mais dans leur ordre chronologique et de telle sorte, que chaque incident nouveau qu’il abordait, découlait naturellement du précédent.

Plus que jamais, il était rentré dans son personnage de mercier bénin, s’exprimant d’une petite voix flûtée, outrant les formules obséquieuses: «J’aurai l’honneur» ou «Si monsieur le juge daigne me permettre» Il avait ressorti la bonbonnière à portrait et, comme la veille au Valfeuillu, aux passages palpitants ou décisifs, il avalait un morceau de réglisse.

Et à mesure qu’avançait son récit, la surprise de M. Domini devenait plus manifeste. Par moments il laissait échapper une exclamation.

– Est-ce possible! C’est à n’y pas croire.

M. Lecoq avait terminé. Il goba tranquillement un carré de guimauve, et ajouta:

– Que pense maintenant monsieur le juge d’instruction?

M. Domini, il faut l’avouer, était médiocrement satisfait. Ce n’est jamais sans une secrète contrariété qu’on voit un inférieur désarticuler d’un doigt brutal un système qu’on a pris la peine de combiner et d’agencer. Mais si entier qu’il soit dans ses opinions, si peu disposé qu’il s’avoue à entrer dans le sentiment d’autrui, il lui fallait bien cette fois s’incliner devant l’évidence qui éclatait à aveugler.

– Je suis convaincu, répondit-il, qu’un crime a été commis sur la personne de M. Clément Sauvresy avec l’assistance chèrement payée de ce Robelot. C’est si vrai que dès demain M. le docteur Gendron recevra une réquisition d’avoir à procéder sans délai à l’exhumation et à l’autopsie du cadavre.

– Et je retrouverai le poison, affirma le docteur, vous pouvez en être sûr.

– Fort bien, reprit M. Domini. Mais de ce que M. de Trémorel a empoisonné son ami pour épouser sa veuve, s’ensuit-il nécessairement, rigoureusement, qu’il a hier assassiné sa femme et ensuite pris la fuite? Je ne le crois pas.

Le père Plantat, n’osant rien dire, tant il craignait de s’emporter, trépignait de colère. M. Domini s’égarait.

– Pardon, monsieur, objecta doucement M. Lecoq, il me semblait que le suicide de Mlle Courtois – suicide supposé, tout porte à le croire – prouvait au moins quelque chose.

– C’est un fait à éclaircir. La coïncidence que vous invoquez peut n’être qu’un pur effet du hasard.

– Mais, monsieur, insista l’agent de la Sûreté, visiblement agacé, je suis sûr que M. de Trémorel s’est rasé, j’en ai la preuve; nous n’avons pas retrouvé les bottes qu’au dire de son domestique il avait chaussées le matin…

– Doucement, monsieur, interrompit le juge, plus doucement, je vous en prie. Je ne prétends pas que vous ayez absolument tort, il s’en faut, seulement je vous présente mes objections. Admettons, j’y consens, que M. de Trémorel ait tué sa femme. Il vit, il est en fuite, soit. Cela prouve-t-il l’innocence de Guespin et qu’il n’ait pris aucune part au meurtre?

C’était là, évidemment, le côté faible du plan de M. Lecoq. Mais, convaincu, sûr de la culpabilité d’Hector, il s’était assez peu inquiété du pauvre jardinier, se disant que son innocence éclaterait forcément d’elle-même quand on mettrait la main sur le coupable.

Il allait cependant répliquer, lorsque dans le corridor on entendit un bruit de pas puis des voix qui chuchotaient.

– Tenez, fit M. Domini, nous allons sans doute apprendre sur Guespin des détails d’un haut intérêt.

– Attendriez-vous quelque nouveau témoin? demanda le père Plantat.

– Non, mais j’attends un employé de notre police de Corbeil auquel j’ai confié une commission importante.

– Au sujet de Guespin?

– Précisément. Ce matin, de fort bonne heure, une ouvrière de la ville à laquelle Guespin faisait la cour, m’a apporté une photographie de lui très ressemblante, à ce qu’elle m’a affirmé. Ce portrait, je l’ai remis à mon agent, avec l’adresse des Forges de Vulcain, trouvée hier en possession du prévenu, le chargeant de savoir si Guespin n’aurait pas été vu dans ce magasin, et s’il n’y aurait pas, acheté quelque chose dans la soirée d’avant-hier.

S’il est un chasseur jaloux, n’aimant pas à voir suivre sur ses brisées, c’est à coup sûr M. Lecoq. La démarche du juge d’instruction le froissa si fort qu’il ne put dissimuler une affreuse grimace.

– Je suis vraiment désolé, dit-il d’un ton sec, d’inspirer à monsieur le juge si peu de confiance qu’il croie devoir m’adjoindre des aides.

Cette susceptibilité amusa beaucoup M. Domini.

– Eh! monsieur l’agent, fit-il, vous ne pouvez être partout à la fois. Je vous crois fort habile, mais je ne vous avais pas sous la main et j’étais pressé.

– Une fausse démarche est souvent irréparable.

– Rassurez-vous, j’ai envoyé un homme intelligent.

La porte du cabinet s’ouvrit au même moment, et l’émissaire annoncé par le juge d’instruction parut sur le seuil.

C’était un vigoureux homme d’une quarantaine d’années, à tournure soldatesque plutôt que militaire, portant moustache rude taillée en brosse, aux yeux luisants ombragés de sourcils touffus se rejoignant en bouquet formidable au-dessus du nez. Il avait l’air futé plutôt que fin, et sournois encore plus que rusé, si bien que son seul aspect devait éveiller toutes sortes de défiances et mettre instinctivement en garde.

– Bonne nouvelle! dit-il d’une grosse voix enrouée et brisée par l’alcool, je n’ai pas fait le voyage de Paris pour le roi de Prusse, nous sommes en plein sur la piste de ce gredin de Guespin.

M. Domini l’interrompit d’un geste bienveillant, presque amical.

– Voyons, Goulard, disait-il – il s’appelle Goulard – procédons par ordre, s’il se peut, et méthodiquement. Vous vous êtes transporté, conformément à mes ordres au magasin des Forges de Vulcain?

– Immédiatement au sortir du wagon, oui, monsieur le juge.

– Parfait. Y avait-on vu le prévenu?

– Oui, monsieur, le mercredi 8 juillet, dans la soirée.

– À quelle heure?

– Sur les dix heures, peu d’instant avant la fermeture du magasin, ce qui fait qu’il a été bien plus remarqué et bien mieux observé.

Le juge de paix remuait les lèvres, sans doute pour présenter une objection, un geste de M. Lecoq qui le regardait, l’index posé sur la bouche, l’arrêta.

– Et qui a reconnu la photographie? poursuivait M. Domini.

– Trois commis, monsieur, ni plus ni moins. Il faut vous dire que les manières de Guespin ont tout d’abord éveillé leur attention. Il avait l’air extraordinaire, m’ont-ils dit, à ce point qu’ils ont pensé avoir affaire à un homme ivre ou pour le moins gris. Puis, ce qui fixe leurs souvenirs, c’est qu’il a beaucoup parlé, il posait, il a été jusqu’à leur promettre sa protection, disant que si on lui garantissait une remise, il ferait acheter quantité d’outils de jardinage par une maison dont il avait toute la confiance, la maison du Gentil Jardinier.

M. Domini suspendit l’interrogatoire pour consulter le dossier déjà volumineux placé devant lui, sur son bureau. C’était bien, en effet – à en croire les témoins – par cette maison du Gentil Jardinier, que Guespin avait été placé chez le comte de Trémorel.

Le juge d’instruction en fit la remarque à haute voix, et ajouta:

– L’identité, à tout le moins, ne saurait être contestée. Il est acquis à l’accusation que Guespin était, le mercredi soir, aux Forges de Vulcain.

– Tant mieux pour lui, ne put s’empêcher de murmurer M. Lecoq.

Le magistrat entendit fort bien l’exclamation, mais malgré qu’elle lui parût singulière, il ne la releva pas et continua à questionner son homme de confiance.

– Cela étant, reprit-il, on a dû pouvoir vous dire de quels objets le prévenu était venu faire l’acquisition?

– Les commis se le rappelaient, en effet, on ne peut mieux. Il a acheté d’abord un marteau, un ciseau à froid, et une lime.

– Je savais bien! exclama le juge d’instruction. Et après?

– Ensuite, monsieur…

Ici, l’homme aux moustaches en brosse jaloux de frapper l’imagination de ses auditeurs, crut devoir rouler des yeux terribles et prendre une voix sinistre:

– … Ensuite, il a acheté un couteau poignard.

Le juge d’instruction ne se sentait pas d’aise, il battait M. Lecoq sur son terrain, il triomphait.

– Eh bien! demanda-t-il de son ton le plus ironique à l’agent de la Sûreté, que pensez-vous maintenant de votre client? Que dites-vous de cet honnête et digne garçon qui, le soir même du crime, renonce à une noce où il se serait amusé, pour s’en aller acheter un marteau, un ciseau, un poignard, tous les instruments, en un mot, indispensables pour l’effraction et le meurtre.

Le docteur Gendron paraissait quelque peu déconcerté de ces incidents qui tout à coup se produisaient, mais un fin sourire errait sur les lèvres du père Plantat.

Pour M. Lecoq, il avait la mine impayable d’un homme supérieur scarifié d’objections qu’il sait devoir d’un mot réduire à néant, résigné à voir gaspiller en partages oiseux, un temps qu’il mettrait utilement à profit.

– Je pense, monsieur, répondit-il bien humblement, que les assassins du Valfeuillu n’ont employé ni marteau, ni ciseau, ni lime, qu’ils n’avaient pas apporté d’outils du dehors, puisqu’ils se sont servis d’une hache.

– Ils n’avaient pas de poignard non plus? demanda le juge, de plus en plus goguenard, à mesure qu’il se sentait plus sûr d’être sur la bonne voie.

– Ceci, dit l’agent de la Sûreté, c’est une autre question, je l’avoue, mais qui n’est pas difficile à résoudre.

Il commençait à perdre patience. Il se retourna vers l’agent de Corbeil et assez brusquement lui demanda:

– C’est tout ce que vous savez?

L’homme aux gros sourcils toisa d’un air dédaigneux ce petit bourgeois bénin, à tournure mesquine qui se permettait de l’interroger ainsi. Il hésitait si bien à l’honorer d’une réponse que M. Lecoq dut répéter sa question, brutalement, cette fois.

– Oui, c’est tout, dit-il enfin, et je trouve que c’est suffisant puisque c’est l’avis de monsieur le juge d’instruction, le seul qui ait des ordres à me donner et à l’approbation de qui je tienne.

M. Lecoq haussait tant qu’il pouvait les épaules en examinant le messager de M. Domini.

– Voyons, fit-il, avez-vous seulement demandé quelle est exactement la forme du poignard acheté par Guespin. Est-il grand, petit, large, étroit, est-il à lame fixe?..

– Ma foi! non, à quoi bon?

– Simplement, mon brave, pour rapprocher cette arme des blessures de la victime, pour voir si sa garde correspond à celle qui a laissé une empreinte nette et visible entre les épaules de la victime.

– C’est un oubli, mais il est aisé de le réparer.

M. Lecoq n’eut pas eu, pour surexciter sa perspicacité, les aiguillons de sa vanité blessée, qu’il eût fait des prodiges pour répondre aux regards que lui adressait le père Plantat.

– On comprend une inadvertance, fit-il, mais du moins vous allez nous dire en quelle monnaie Guespin a soldé ses achats?

Il semblait si embarrassé de son personnage, le pauvre détective de Corbeil, si humilié, si vexé, que le juge d’instruction crut devoir venir à son secours.

– La nature de la monnaie importe assez peu, ce me semble, objecta-t-il.

– Je prie monsieur le juge de m’excuser, si je ne suis pas de son avis, répondit M. Lecoq. Cette circonstance peut être des plus graves. Quelle est en l’état de l’instruction la charge la plus grave relevée contre Guespin? C’est l’argent trouvé dans sa poche. Or, supposons un moment, que hier soir à dix heures, il a changé à Paris un billet de mille francs. Ce billet serait-il le produit du crime du Valfeuillu? Non, puisqu’à cette heure-là le crime n’était pas commis. D’où viendrait-il? C’est ce que je n’ai pas à rechercher encore. Mais si mon hypothèse est exacte, la justice sera bien forcée de convenir que les quelques cents francs dont était nanti le prévenu, peuvent et doivent être le reste du billet.

– Ce n’est toujours qu’une hypothèse, fit M. Domini d’un ton de mauvaise humeur de plus en plus accentuée.

– Il est vrai, mais qui peut se changer en certitude. Il me reste encore à demander à monsieur – il désignait l’homme aux moustaches – comment Guespin a emporté les objets achetés. Les a-t-il simplement glissés dans sa poche, ou en a-t-il fait faire un paquet et comment était ce paquet.

L’agent de la Sûreté parlait d’un ton tranchant, dur, glacial, empreint d’une amère raillerie, si bien que le pauvre diable avait perdu toute l’assurance de sa mine et ne relevait plus, tant s’en faut, ses moustaches.

– Je ne sais pas, balbutia-t-il, on ne m’avait pas dit, je croyais…

M. Lecoq éleva ses deux mains comme pour prendre le ciel à témoin. Au fond, il était ravi de cette occasion superbe qui se présentait de se venger des dédains de M. Domini. Au juge d’instruction, il ne pouvait, il n’osait, il ne voulait rien dire, mais il avait le droit de bafouer le malencontreux agent, de passer sur lui sa colère.

– Ah ça! mon garçon, lui dit-il, qu’êtes vous donc allé faire à Paris? Montrer la photographie de Guespin et conter le crime d’Orcival à ces messieurs des Forges de Vulcain? Ils ont dû être bien sensibles à votre attention. Mais Mme Petit, la gouvernante de monsieur le juge de paix, en aurait bien fait autant.

Ah! par exemple, à ce coup de boutoir, l’homme aux dures moustaches fut sur le point de se fâcher, il fronça ses épais sourcils, et de sa plus grosse voix:

– Ça, monsieur, commença-t-il…

– Ta, ta, ta! interrompit l’agent de la Sûreté le tutoyant cette fois, laisse-moi donc en paix et tâche de savoir qui te parle, je suis M. Lecoq.

L’effet du nom du policier célèbre fut magique sur un gaillard, employé quelques mois, comme auxiliaire dans les brigades volantes de la rue de Jérusalem. Il tomba au port d’armes, et son attitude, aussitôt, devint respectueuse, comme celle du modeste fantassin qui, sous la redingote d’un épicier, trouverait son général.