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Kitabı oku: «Le crime d'Orcival», sayfa 24

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Ainsi que l’avait affirmé M. Lecoq, on dîne très bien au restaurant du Havre. Le malheur est que le père Plantat ne put en juger. Plus que le matin encore, il avait le cœur serré, et avaler une seule bouchée lui eût été impossible. Si seulement il eût connu quelque chose des projets de son guide! Mais l’agent de la Sûreté était resté impénétrable, se contentant de répondre à toutes les questions:

– Laissez-moi faire, fiez-vous à moi.

Certes, la confiance de M. Plantat était grande, mais plus il réfléchissait, plus cette tentative de soustraire Trémorel à la Cour d’assises lui paraissait périlleuse, hérissée d’insurmontables difficultés, presque insensée. Les doutes les plus poignants assiégeaient son esprit et le torturaient. C’était sa vie, en somme, qui se jouait, car il s’était juré qu’il ne survivrait pas à la perte de Laurence, réduite à confesser, en plein tribunal, et son déshonneur et son amour pour Hector.

M. Lecoq essaya bien de presser son convive, il voulait le décider à prendre au moins un potage et un verre de vieux bordeaux; bientôt il reconnut l’inutilité de ses efforts et prit le parti de dîner comme s’il eût été seul. Il était fort soucieux, mais jamais l’incertitude du résultat poursuivi ne lui a fait perdre une bouchée. Il mangea longuement et bien, et vida lestement sa bouteille de Léoville. Cependant, la nuit était venue, et déjà les garçons commençaient à allumer les lustres. Peu à peu la salle s’était vidée, et le père Plantat et M. Lecoq se trouvaient presque seuls.

– Ne serait-il pas enfin temps d’agir? demanda timidement le vieux juge de paix.

L’agent de la Sûreté tira sa montre:

– Nous avons encore près d’une heure à nous, répondit-il, pourtant je vais tout préparer.

Il appela le garçon et demanda, en même temps qu’une tasse de café, ce qu’il faut pour écrire.

– Voyez-vous, monsieur, poursuivait-il, pendant qu’on s’empressait de le servir, l’important pour nous est d’arriver jusqu’à Mlle Laurence à l’insu de Trémorel. Il nous faut dix minutes d’entretien avec elle et chez elle. Telle est l’indispensable condition de notre succès.

Le vieux juge de paix s’attendait probablement à quelque coup de théâtre immédiat et décisif, car cette déclaration de M. Lecoq sembla le consterner.

– S’il en est ainsi, fit-il avec un geste désolé, autant renoncer à notre projet.

– Pourquoi?

– Parce que bien évidemment Trémorel ne doit pas laisser Laurence seule une minute.

– Aussi ai-je songé à l’attirer dehors.

– Et c’est vous, monsieur, si perspicace d’ordinaire qui pouvez supposer qu’il s’aventurera dans les rues! Vous ne vous rendez donc pas compte de sa situation en ce moment. Songez qu’il doit être en proie à des terreurs sans bornes. Nous savons, nous, qu’on ne retrouvera pas la dénonciation de Sauvresy, mais il l’ignore, lui. Il se dit que peut-être ce manuscrit a été retrouvé, qu’on a eu des soupçons et que déjà sans doute il est recherché, poursuivi, traqué par la police.

M. Lecoq eut un sourire triomphant.

– Je me suis dit tout cela, répondit-il, et bien d’autres choses encore. Ah! trouver un moyen de débusquer Trémorel n’était pas aisé. Je l’ai cherché longtemps, mais enfin je l’ai trouvé, juste comme nous entrions ici. Dans une heure, le comte de Trémorel sera au faubourg Saint-Germain. Il va m’en coûter un faux c’est vrai, mais vous m’accorderez bien des circonstances atténuantes. D’ailleurs, qui veut la fin, veut les moyens.

Il prit la plume et, sans quitter son cigare, rapidement, il écrivit:

«Monsieur Wilson,

«Quatre des billets de mille francs que vous m’avez donnés en paiement sont faux; je viens de le reconnaître en les remettant à mon banquier. Si avant dix heures vous n’êtes pas chez moi pour vous expliquer à ce sujet, j’aurai le regret de faire parvenir ce soir même une plainte à monsieur le procureur impérial.

RECH.»

– Tenez, monsieur, fit M. Lecoq en passant sa lettre au père Plantat, comprenez-vous!

D’un coup d’œil le vieux juge de paix eut lu, et il ne put retenir une exclamation de joie qui fit retourner tous les garçons.

– Oui, dit-il, oui, en effet, il sera pris au reçu de cette lettre, d’une épouvante qui triomphera de toutes ses terreurs. Il se dira que parmi les billets remis en paiement il a pu s’en glisser de faux sans qu’il s’en soit aperçu, il se dira qu’une plainte déposée au Parquet provoquera une enquête, qu’il lui faudra prouver qu’il est bien M. Wilson et qu’alors il est perdu.

– Ainsi vous croyez qu’il sortira?

– J’en suis sûr, à moins qu’il ne soit devenu fou.

– Nous réussirons donc, je vous le répète, car je viens de surmonter le seul obstacle sérieux.

Il s’interrompit brusquement. La porte du restaurant s’était entrouverte et par l’entrebâillement un homme avait passé la tête et l’avait retirée aussitôt.

– Voici mon homme, fit M. Lecoq, en appelant le garçon pour solder l’addition, sortons, il doit nous attendre dans le passage.

Dans la galerie, en effet, un jeune homme vêtu comme les ouvriers tapissiers attendait, tout en paraissant flâner le long des boutiques. Il avait de longs cheveux bruns et les moustaches et les sourcils du plus beau noir. Certes, le père Plantat ne reconnut pas le Pâlot. M. Lecoq qui a l’œil plus exercé, le reconnut bien, lui, et même il parut assez mécontent.

– Mauvais, grommela-t-il, lorsque l’ouvrier tapissier le salua, pitoyable. Crois-tu donc, mon garçon, qu’il suffise, pour se déguiser, de changer la couleur de sa barbe? Regarde-toi un peu dans cette glace et dis-moi si l’expression de ta figure n’est pas absolument celle de tantôt? Ton œil et ton sourire ne sont-ils pas les mêmes? Puis, vois, ta casquette est bien trop de côté, ce n’est pas naturel, et ta main ne s’enfonce pas assez crânement dans ta poche.

– Je tâcherai, monsieur, de faire mieux une autre fois, répondit modestement le Pâlot.

– Je l’espère bien, mais enfin, pour ce soir, le concierge de tantôt ne te reconnaîtra pas, et c’est tout ce qu’il faut.

– Et maintenant que dois-je faire?

– Voici tes instructions, dit Lecoq répondant au Pâlot, et surtout ne va pas te tromper. D’abord, tu vas retenir une voiture ayant un bon cheval. Tu iras ensuite chez le marchand de vins chercher un de nos hommes qui t’accompagnera jusqu’à l’hôtel de M. Wilson. Arrivé là, tu sonneras, tu entreras seul et tu remettras au concierge la lettre que voici en disant qu’elle est de la plus haute importance et très pressée. Ta commission faite, tu te mettras, ainsi que ton agent, en embuscade devant l’hôtel. Si M. Wilson sort, et il sortira, ou je ne suis plus Lecoq, ton compagnon viendra immédiatement me prévenir. Quant à toi, tu t’attacheras à M. Wilson et tu ne le perdras pas de vue. Il prendra certainement une voiture, tu le suivras avec la tienne, en ayant la précaution de monter sur le siège à côté du cocher. Et ouvre l’œil, c’est un gaillard fort capable de s’esquiver pendant la course par une des portières et de te laisser courir après une voiture vide.

– C’est bien, du moment que je suis prévenu…

– Silence donc, quand je parle. Il ira probablement chez le tapissier de la rue des Saints-Pères, cependant je puis me tromper. Il se peut qu’il se fasse conduire à une gare de chemin de fer quelconque, et qu’il prenne le premier train venu. En ce cas tu monteras dans le même wagon que lui et tu le suivras partout où il ira; en ayant soin toutefois de m’expédier une dépêche dès que tu le pourras.

– Oui, monsieur, très bien; seulement si je dois prendre un train…

– Quoi? Tu n’as pas d’argent?

– Précisément.

– Alors – M. Lecoq sortit son portefeuille – prends ce billet de cinq cents francs, c’est plus qu’il n’en faut pour entreprendre le tour du monde. Tout est-il bien entendu?

– Pardon… si M. Wilson revient purement et simplement à son hôtel, que devrai-je faire?

– Laisse-moi donc finir. S’il rentre, tu reviendras avec lui et, au moment où sa voiture s’arrêtera devant l’hôtel, tu donneras deux vigoureux coups de sifflet. Puis tu m’attendras dans la rue, en ayant soin de garder ta voiture que tu prêteras à Monsieur, s’il en a besoin.

– Compris! fit le Pâlot, qui s’éloigna en courant.

Restés seuls, le père Plantat et l’agent de la Sûreté commencèrent à arpenter lentement la galerie. Ils étaient graves, silencieux comme on l’est toujours au moment décisif d’une partie; on ne parle pas autour des tables de jeu.

Tout à coup, M. Lecoq tressaillit, il venait d’apercevoir son agent à l’extrémité de la galerie. Si vive était son impatience qu’il courut à lui:

– Eh bien?

– Monsieur, le gibier est lancé et Pâlot le file.

– À pied ou en voiture?

– En voiture.

– Il suffit. Rejoins tes camarades et dis-leur de se tenir prêts.

Tout marchait au gré des désirs de M. Lecoq, et il se retournait triomphant vers le vieux juge de paix, lorsqu’il fut frappé de l’altération de ses traits.

– Vous trouveriez-vous indisposé, monsieur! demanda-t-il, tout inquiet.

– Non, mais j’ai cinquante-cinq ans, M. Lecoq, et à cet âge il est des émotions qui tuent. Tenez, au moment de voir mes vœux se réaliser, je tremble, je sens qu’une déception serait ma mort. J’ai peur, oui, j’ai peur… Ah! que ne puis-je me dispenser de vous suivre!

– Mais votre présence est indispensable, monsieur, sans vous, sans votre aide, je ne puis rien.

– À quoi vous serai-je bon?

– À sauver Mlle Laurence, monsieur.

Ce nom, ainsi prononcé, rendit au juge de paix d’Orcival une partie de son énergie.

– S’il en est ainsi!.. fit-il.

Déjà il s’avançait résolument vers la rue, M. Lecoq le retint.

– Pas encore, disait-il, pas encore; le gain de la bataille, monsieur, dépend de la précision de nos mouvements. Une seule faute et toutes mes combinaisons échouent misérablement et je suis forcé d’arrêter et de livrer à la justice le prévenu. Il nous faut dix minutes d’entretien avec Mlle Laurence, mais non beaucoup plus, et il est absolument nécessaire que cet entretien soit brusquement interrompu par le retour de Trémorel. Établissons donc nos calculs. Il faut à ce gredin trente minutes pour aller rue des Saints-Pères où il ne trouvera personne; autant pour revenir; mettons quinze minutes perdues; en tout une heure et quart. C’est encore quarante minutes de patience.

Le père Plantat ne répondit pas, mais Lecoq comprit qu’il lui serait impossible de rester si longtemps debout, après les fatigues de la journée, ému comme il l’était et n’ayant rien pris depuis la veille. Il l’entraîna donc dans un café voisin et le força de tremper un biscuit dans un verre de vin. Puis, sentant bien que toute conversation serait importune à cet homme si malheureux, il prit un journal du soir et bientôt parut absorbé par les nouvelles d’Allemagne.

La tête renversée sur le dossier de la banquette de velours, l’œil perdu dans le vide, le vieux juge de paix repassait dans son esprit les événements de ces quatre années qui venaient de s’écouler. Il lui semblait que c’était hier que Laurence, encore enfant, venait courir sur la pelouse de son jardin et ravager ses rosiers. Comme elle était jolie, déjà, et quelle divine expression avaient ses grands yeux! Puis, du soir au matin, pour ainsi dire, comme une rose que fait épanouir une nuit de juin, la jolie enfant était devenue la radieuse jeune fille. Mais timide et réservée avec tous, elle ne l’était pas avec lui. N’avait-il pas été son vieil ami, le confident de ses petits chagrins et de ses innocentes espérances. Combien elle était candide et pure; quelle divine ignorance du mal!..

Neuf heures sonnèrent, M. Lecoq déposa son journal sur la table.

– Partons, dit-il.

Le père Plantat le suivait d’un pas plus assuré, et bientôt, accompagnés des hommes de M. Job, ils arrivèrent devant l’hôtel occupé par M. Wilson.

– Vous autres, dit M. Lecoq à ses agents, vous attendrez pour entrer que j’appelle, je vais laisser la porte entrouverte.

Au premier coup de sonnette, la porte s’ouvrit et le père Plantat et l’agent de la Sûreté s’engagèrent sous la voûte. Le concierge était sur le seuil de sa loge.

– M. Wilson? demanda M. Lecoq.

– Il est absent.

– Je parlerai à madame, alors.

– Elle est absente aussi.

– Très bien! seulement, comme il faut absolument que je parle à Mme Wilson, je vais monter.

Le concierge s’apprêtait à une vive résistance, mais M. Lecoq ayant appelé ses hommes, il comprit à qui il avait affaire et, plein de prudence, il se tut.

L’agent de la Sûreté posta alors six de ses hommes dans la cour, dans une position telle qu’on pût aisément les apercevoir des fenêtres du premier étage, et ordonna aux autres d’aller se placer sur le trottoir en face, leur recommandant d’observer très ostensiblement la maison.

Ces mesures prises, il revint au concierge.

– Toi, mon brave, commanda-t-il, attention. Quand ton maître qui est sorti, va rentrer, garde-toi bien de lui dire que la maison est cernée et que nous sommes là-haut; un seul mot te compromettrait terriblement…

Si menaçant étaient l’air et le ton de M. Lecoq, que le portier frémit, il se vit au fond des plus humides cachots.

– Je suis aveugle, répondit-il, je suis muet.

– Combien y a-t-il de domestiques dans l’hôtel?

– Trois, mais ils sont sortis.

L’agent de la Sûreté prit alors le bras du père Plantat et le tenant fortement:

– Vous le voyez, monsieur, dit-il, tout est pour nous. Venez, et au nom de Mlle Laurence, du courage!

XXVII

Toutes les prévisions de M. Lecoq se réalisaient. Laurence n’était pas morte, sa lettre à sa famille n’était qu’une odieuse tromperie. C’était bien elle, qui sous le nom de Mme Wilson habitait l’hôtel où venaient de pénétrer le père Plantat et l’agent de la Sûreté.

Comment la belle et noble jeune fille tant aimée du juge d’Orcival en était-elle venue à ces extrémités affreuses? C’est que la logique de la vie, hélas! enchaîne fatalement les unes aux autres toutes nos déterminations. C’est que souvent une action indifférente, peu répréhensible en elle-même, peut être le point de départ d’un crime. Chacune de nos résolutions nouvelles dépend de celles qui l’ont précédées et en est la conséquence mathématique, en quelque sorte, comme le total d’une addition est le produit des chiffres posés.

Malheur à celui qui, pris au bord de l’abîme d’un premier vertige, ne fuit pas au plus vite sans détourner la tête; c’en est fait de lui. Bientôt, cédant à une attraction irrésistible, il s’approche bravant le péril, son pied glisse, il est perdu. Vainement revenu au sentiment de la réalité il fera, pour se retenir, d’incroyables efforts, il n’y parviendra pas; à peine réussira-t-il à retarder sa chute définitive. Quoi qu’il fasse et qu’il tente, il roulera plus bas, toujours plus bas, jusqu’à ce qu’il arrive au fond, tout au fond du gouffre.

Ainsi Trémorel n’avait rien de l’implacable caractère des assassins, il n’était que faible et lâche; et cependant il avait commis d’abominables crimes. Tous ses forfaits remontaient au premier sentiment d’envie qu’il avait ressenti contre Sauvresy et qu’il n’avait pas pris la peine de vaincre. Dieu a dit à la mer: Tu n’iras pas plus loin; mais il n’est pas d’homme qui, brisant la digue de ses passions, sache où elles s’arrêteront.

Ainsi, le jour où Laurence, la pauvre enfant, éprise de Trémorel, s’était laissé serrer la main en se cachant de sa mère, elle était une fille perdue. Le serrement de main l’avait amenée à feindre le suicide pour fuir avec son amant; il pouvait aussi bien la conduire à l’infanticide.

Restée seule après le départ d’Hector attiré au faubourg Saint-Germain par la lettre de M. Lecoq, la malheureuse Laurence s’efforçait de remonter le cours des événements depuis une année, Combien ils avaient été imprévus et rapides! Il lui semblait qu’emportée dans un tourbillon, elle n’avait pas eu une seconde pour se recueillir, pour ressaisir son libre arbitre. Elle se demandait si elle n’était pas le jouet d’un cauchemar hideux et si elle n’allait pas se réveiller tout à l’heure, à Orcival, dans sa blanche chambre de jeune fille.

Était-ce bien elle, qui était là dans une maison inconnue, morte pour tous, laissant une mémoire flétrie, réduite à vivre sous un nom d’emprunt, sans famille désormais, sans amis, sans personne au monde sur qui appuyer sa faiblesse, à la merci d’un homme fugitif comme elle, libre de briser demain les liens fragiles de la fantaisie qui le retenaient aujourd’hui.

Était-ce bien elle, enfin, qui sentait un enfant tressaillir dans son sein, qui allait être mère et qui se trouvait réduite à cet excès de misère de rougir de cette maternité qui est l’orgueil des jeunes femmes.

Mille souvenirs de son existence passée revenaient à sa mémoire, et cruels comme des remords avivaient son désespoir. Son cœur se fondait en songeant à ses amitiés d’autrefois, à sa mère, à sa sœur, aux fiertés de son innocence, aux joies pures du foyer paternel.

À demi renversée sur un divan du cabinet d’Hector, elle pleurait à chaudes larmes, librement. Elle pleurait sa vie brisée à vingt ans, sa jeunesse perdue, ses radieuses espérances évanouies, l’estime du monde, sa propre estime à elle-même, qu’elle ne retrouverait jamais.

Tout à coup la porte du cabinet s’ouvrit avec bruit.

Laurence crut que c’était Hector qui rentrait, et brusquement elle se leva, passant son mouchoir sur ses yeux pour essayer de cacher ses larmes.

Sur le seuil, un homme qu’elle ne connaissait pas – M. Lecoq – s’inclinait respectueusement.

Elle eut peur. Tant de fois depuis deux jours Trémorel lui avait répété: «On nous poursuit, cachons-nous bien» qu’alors même qu’il lui semblait qu’elle n’avait plus rien à redouter, elle tremblait sans savoir pourquoi.

– Qui êtes-vous? demanda-t-elle d’un ton hautain, qui vous a permis de pénétrer jusqu’ici, que voulez-vous?

M. Lecoq est un de ces hommes qui ne laissent rien au hasard de l’inspiration, qui prévoient tout, qui règlent les actions de la vie comme les scènes du théâtre. Il s’attendait à cette colère légitime, à ces questions, et il avait ménagé son effet.

Pour toute réponse, il fit un pas de côté, démasquant ainsi le père Plantat placé derrière lui.

En reconnaissant son vieil ami, Laurence éprouva un si rude choc, qu’en dépit de sa vaillance elle faillit se trouver mal.

– Vous, balbutia-t-elle, vous.

Le vieux juge de paix était, s’il se peut, plus ému qu’elle encore. Était-ce vraiment sa Laurence, qui était là devant lui? Le chagrin avait si bien fait son œuvre qu’elle semblait vieille; ayant cessé de se serrer à risquer d’en mourir, sa grossesse était très apparente.

– Pourquoi m’avoir cherchée? reprit elle. Pourquoi ajouter une douleur à ma vie? Ah! je l’avais bien dit à Hector, qu’on n’ajouterait pas foi à la lettre qu’il me dictait. Il est de ces malheurs contre lesquels la mort seule est un refuge.

Le père Plantat allait répondre, mais M. Lecoq s’était promis de mener l’entretien.

– Ce n’est pas vous, madame, que nous cherchons, dit-il, mais bien M. de Trémorel.

– Hector! et pourquoi, s’il vous plaît?

Au moment de frapper cette malheureuse enfant, coupable seulement d’avoir cru aux serments d’un misérable, M. Lecoq hésita. Et cependant il est de ceux qui pensent que la vérité brutale est moins affreuse que des ménagements cruels.

– M. de Trémorel, répondit-il, a commis un grand crime.

– Lui!.. vous mentez, monsieur.

L’agent de la Sûreté secoua tristement la tête.

– Je dis vrai, malheureusement, insista-t-il. M. de Trémorel a assassiné sa femme dans la nuit de mercredi à jeudi; je suis agent de police, et j’ai ordre de l’arrêter.

Il supposait que cette terrible accusation allait foudroyer Laurence et la renverser. Il se trompait. Elle était foudroyée, mais elle restait debout. Le crime lui faisait horreur, mais il ne lui paraissait pas absolument invraisemblable, ayant compris la haine que Berthe inspirait à Hector.

– Eh bien! soit, s’écria-t-elle, sublime d’énergie et de désespoir, soit, je suis sa complice, arrêtez-moi.

Ce cri, qui paraissait arraché à la passion la plus folle, atterra le père Plantat, mais ne surprit pas M. Lecoq.

– Non, madame, reprit-il, non, vous n’êtes pas la complice de cet homme. D’ailleurs le meurtre de sa femme est le moindre de ses forfaits. Savez-vous pourquoi il ne vous a pas épousée? C’est que de concert avec Mme Berthe, qui était sa maîtresse, il a empoisonné Sauvresy, son sauveur, son meilleur ami. Nous en avons la preuve.

C’était plus que n’en pouvait supporter l’infortunée Laurence, elle chancela et tomba mourante sur le canapé.

Mais elle ne doutait pas. Cette terrible révélation déchirait le voile qui, jusqu’alors, avait pour elle recouvert le passé. Oui, l’empoisonnement de Sauvresy lui expliquait toute la conduite d’Hector, sa position, ses craintes, ses promesses, ses mensonges, sa haine, son abandon, son mariage, sa fuite, tout enfin.

Pourtant, elle essayait encore, non de le défendre, mais de prendre la moitié de ses crimes.

– Je le savais, balbutia-t-elle, d’une voix brisée par les sanglots, je savais tout.

Le vieux juge de paix était au désespoir.

– Comme vous l’aimez, pauvre enfant, s’écria-t-il, comme vous l’aimez!

Cette douloureuse exclamation rendit à Laurence toute son énergie, elle fit un effort et se redressa l’œil brillant d’indignation:

– Moi l’aimer, s’écria-t-elle, moi!.. Ah! tenez, à vous, mon seul ami je puis expliquer ma conduite, car vous êtes digne de me comprendre. Oui, je l’ai aimé; c’est vrai, aimé jusqu’à l’oubli du devoir, jusqu’à l’abandon de moi-même. Mais un jour il s’est montré à moi tel qu’il est, je l’ai jugé, et mon amour n’a pas résisté au mépris. J’ignorais l’assassinat terrible de Sauvresy, mais Hector m’avait avoué que son honneur et sa vie étaient entre les mains de Berthe… et qu’elle l’aimait. Je l’ai laissé libre de m’abandonner, de se marier, sacrifiant ainsi plus que ma vie à ce que je croyais son bonheur, et cependant je n’avais plus d’illusions. En fuyant avec lui, je me sacrifiais encore. Quand j’ai vu que cacher ma honte devenait impossible, j’ai voulu mourir. Si je vis, si j’ai écrit à ma malheureuse mère une lettre infâme, si en un mot, j’ai cédé aux prières d’Hector, c’est qu’il me priait au nom de mon enfant… de notre enfant.

M. Lecoq qui sentait que le temps pressait essaya une observation, Laurence ne l’écouta pas.

– Mais qu’importe! poursuivait-elle. Je l’ai aimé, je l’ai suivi, je suis à lui. La constance, voilà la seule excuse d’une faute comme la mienne. Je ferai mon devoir. Je ne saurais être innocente quand mon amant a commis un crime, je veux la moitié du châtiment.

Elle parlait avec une animation si extraordinaire que l’agent de la Sûreté désespérait de la calmer, lorsque deux coups de sifflet, donnés dans la rue, arrivèrent jusqu’à lui. Trémorel rentrait, il n’y avait plus à hésiter, il saisit presque brutalement le bras de Laurence.

– Tout cela, madame, fit-il d’un ton dur, vous le direz aux juges, mes ordres ne concernent que le sieur Trémorel. Voici, au surplus, le mandat d’amener…

Il sortit à ces mots le mandat décerné par M. Domini et le posa sur la table.

À force de volonté, Laurence était redevenue presque calme:

– Vous m’accorderez bien, demanda-t-elle, cinq minutes d’entretien avec M. le comte de Trémorel.

M. Lecoq eut un tressaillement de joie. Cette demande, il l’avait prévue, il l’attendait.

– Cinq minutes, soit, répondit-il. Mais renoncez, madame, à l’espoir de faire évader le prévenu, la maison est cernée; regardez dans la cour et dans la rue, vous verrez mes hommes en embuscade. D’ailleurs, je vais rester là, dans la pièce voisine.

On entendit le pas du comte dans l’escalier.

– Voici Hector, fit Laurence, vite, bien vite, cachez-vous.

Et comme ils disparaissaient elle ajouta, mais non si bas que l’agent de la Sûreté ne l’entendit:

– Soyez tranquilles, nous ne nous évaderons pas.

Elle laissa retomber la portière; il était temps, Hector entrait. Il était plus pâle que la mort, ses yeux avaient une affreuse expression d’égarement.

– Nous sommes perdus, dit-il, on nous poursuit. Vois, cette lettre que je viens de recevoir, ce n’est pas l’homme dont elle porte la signature qui l’a écrite, il me l’a dit. Viens, partons, quittons cet hôtel…

Laurence l’écrasa d’un regard plein de haine et de mépris, et dit:

– Il est trop tard.

Sa contenance, sa voix étaient si extraordinaires que Trémorel, malgré son trouble, en fut frappé et demanda:

– Qu’y a-t-il?

– On sait tout, on sait que vous avez assassiné votre femme.

– C’est faux.

Elle haussa les épaules.

– Eh bien! oui, c’est vrai, oui, c’est que je t’aimais tant!..

– Vraiment! Est-ce aussi par amour pour moi que vous avez empoisonné Sauvresy?

Il comprit, qu’en effet, il était découvert, qu’on l’avait attiré dans un piège, qu’on était venu, en son absence, informer Laurence de tout. Il n’essaya pas de nier.

– Que faire? s’écria-t-il, que faire?

Laurence l’attira vers elle, et, d’une voix frémissante, elle murmura:

– Sauvez le nom de Trémorel, il y a des armes ici.

Il recula, comme s’il eût vu la mort elle-même.

– Non, fit-il, non, je peux encore fuir, me cacher, je pars seul, tu viendras me rejoindre.

– Je vous l’ai déjà dit, il est trop tard, la police a cerné la maison. Et vous le savez, c’est le bagne ou l’échafaud.

– On peut se sauver par la cour.

– Elle est gardée, voyez.

Il courut à la fenêtre, aperçut les hommes de M. Lecoq et revint hideux de terreur, à moitié fou.

– On peut toujours essayer, disait-il, en se déguisant…

– Insensé! Il y a là, tenez, un agent de police, et c’est lui qui a laissé sur le coin de cette table ce mandat d’arrêt.

Il vit qu’il était perdu sans ressources.

– Faut-il donc mourir! murmura-t-il.

– Oui, il le faut, mais, auparavant, écrivez une déclaration de vos crimes, on peut soupçonner des innocents…

Machinalement il s’assit, prit la plume que lui tendait Laurence, et écrivit:

«Près de paraître devant Dieu, je déclare que seul et sans complices j’ai empoisonné Sauvresy et tué la comtesse de Trémorel ma femme.»

Quand il eut signé et daté, Laurence ouvrit un des tiroirs du bureau où se trouvaient des pistolets. Hector en saisit un, elle s’empara de l’autre.

Mais comme à l’hôtel autrefois, comme dans la chambre de Sauvresy mourant, Trémorel, au moment d’appuyer l’arme sur son front, sentit le cœur lui manquer. Il était livide, ses dents claquaient, il tremblait au point qu’il faillit laisser échapper le pistolet.

– Laurence, balbutia-t-il, ma bien-aimée, que vas-tu devenir?..

– Moi! j’ai juré que partout et toujours je vous suivrais. Comprenez-vous?

– Ah! c’est horrible, dit-il encore. Ce n’est pas moi qui ai empoisonné Sauvresy, c’est elle, il y a des preuves; peut-être qu’avec un bon avocat…

M. Lecoq ne perdait ni un mot, ni un geste de cette scène poignante. Volontairement ou involontairement, qui sait? il poussa la porte qui fit du bruit.

Laurence crut que cette porte s’ouvrait, que l’agent revenait, qu’Hector allait tomber vivant aux mains de la police…

– Misérable lâche! s’écria-t-elle en l’ajustant, tire ou sinon…

Il hésitait, le bruit se renouvela, elle fit feu. Trémorel tomba mort.

D’un geste rapide, Laurence ramassa l’autre pistolet et déjà elle le tournait contre elle, quand M. Lecoq bondit jusqu’à elle et lui arracha l’arme des mains.

– Malheureuse! s’écria-t-il, que voulez-vous?

– Mourir. Est-ce que je puis vivre, maintenant?

– Oui, vous pouvez vivre, répondit l’agent de la Sûreté, et je dirai plus, vous devez vivre.

– Je suis une fille perdue…

– Non. Vous êtes une pauvre enfant séduite par un misérable. Vous êtes bien coupable, dites-vous, soit, vivez pour expier. Les grandes douleurs comme la vôtre ont leur mission en ce monde, mission de dévouement et de charité. Vivez, et le bien que vous ferez vous rattachera à la vie. Vous avez cédé aux trompeuses promesses d’un scélérat, souvenez-vous, quand vous serez riche, qu’il y a de pauvres filles honnêtes, forcées de se vendre pour un morceau de pain. Allez à ces malheureuses, arrachez-les à la débauche, et leur honneur sera le vôtre.

M. Lecoq observait Laurence tout en parlant, et il s’aperçut qu’il la touchait. Pourtant ses yeux restaient secs et avaient un éclat inquiétant.

– D’ailleurs, reprit-il, votre vie n’est pas à vous, vous êtes mère.

– Eh! répondit-elle, c’est pour mon enfant qu’il faut que je meure maintenant, si je ne veux pas mourir de honte quand il me demandera qui est son père…

– Vous lui répondrez, madame, en lui montrant un honnête homme, en lui montrant un vieil ami, M. Plantat, qui est prêt à lui donner son nom.

Le vieux juge de paix était mourant; pourtant, il eut encore la force de dire:

– Laurence, ma fille bien-aimée, je vous en conjure, acceptez…

Ces simples mots, prononcés avec une douceur infinie, attendrirent enfin la malheureuse jeune fille et la décidèrent. Elle fondit en larmes, elle était sauvée.

M. Lecoq aussitôt, s’empressa de jeter sur les épaules de Laurence un châle qu’il avait aperçu sur un meuble, et passant le bras de la jeune fille sous celui du père Plantat:

– Partez, dit-il au vieux juge de paix, emmenez-la; mes hommes ont ordre de vous laisser passer, et Pâlot vous cédera sa voiture.

– Mais où aller?

– À Orcival, M. Courtois est informé par une lettre de moi que sa fille est vivante, et il l’attend. Allez! allez!

Resté seul, ayant entendu le roulement de la voiture qui emmenait Laurence et le père Plantat, l’agent de la Sûreté vint se placer devant le cadavre de Trémorel.

«Voilà, se disait-il, un misérable que j’ai tué au lieu de l’arrêter et de le livrer à la justice. En avais-je le droit? Non, mais ma conscience ne me reproche rien, c’est donc que j’ai bien agi.»

Et courant à l’escalier, il appela ses hommes.