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Kitabı oku: «Les amours d'une empoisonneuse», sayfa 4

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V
UN MAITRE EMPOISONNEUR

Ils travaillèrent longtemps, les sombres alchimistes! Une année entière les vit penchés sur le creuset où s'élaborait le grand œuvre des poisons.

Sainte-Croix, désormais tout acquis à l'Italien, et converti au meurtre plus encore par la violence de ses ressentiments et de son caractère que par les déclamations vertigineuses et les paradoxes infâmes de son compagnon, Sainte-Croix, disons-nous, s'était jeté à corps perdu dans cette science du crime.

Il y apportait cette passion que nous lui avons vu mettre au service des actes les moins importants de sa vie, et cette passion s'aiguillonnait encore, dans les circonstances actuelles, de toute la fureur de sa haine pour ceux qu'il accusait de l'avoir enlevé à son monde d'aventures, de plaisirs et d'amours, de toutes les angoisses d'une captivité dont la durée menaçait de devenir éternelle.

La Bastille s'était refermée sur un homme médiocrement dangereux; elle devait se rouvrir sur un véritable fléau.

Le chevalier s'était, du reste, toujours senti entraîné vers les mystères de la toxicologie. Sans but avoué, sans projets déterminés, par séduction et par caprice, il avait cherché à approfondir et à s'approprier les secrets de cet art qui fut la grande occupation de cette partie du dix-septième siècle.

Jugez quelle ardeur il dut apporter, quels progrès il dut faire, sous un maître tel qu'Exili, et avec la pensée d'associer à ses vengeances le résultat de ses travaux.

L'Italien était merveilleusement doué pour enseigner; sa parole avait un éclat qu'on eut cru dérobé aux flammes du royaume infernal, une sauvage éloquence dont les prédications des illuminés des Cévennes allaient nous donner des modèles, et je ne sais quelle logique implacable qui divinisait l'assassinat en l'assimilant à la justice.

Nous n'hésitons pas à le déclarer, et l'histoire l'a enregistré avant nous, Exili était un empoisonneur de génie, si toutefois le nom de cette faculté sublime peut être appliqué à tout ce qui n'émane pas d'en haut, à tout ce qui ne s'exerce pas au profit de l'humanité.

C'était une de ces anomalies terribles comme les fastes criminels n'en ont fourni que trop à l'échafaud, depuis Cardillac jusqu'à Papavoine et Eliçabide.

Possédé de la rage de la destruction, comme ces thugs de l'Inde qui croient, en étranglant, bien mériter de leurs sanglantes idoles, il avait consacré toute son existence à la combinaison de substances vénéneuses et les avait réduites à une formule d'une effrayante simplicité.

– Je n'ai qu'un poison, disait-il souvent à Sainte-Croix, mais il est composé de tous les autres, et voici trente ans que je travaille à le perfectionner.

Ses effets sont certains. Seulement, ils varient selon la dose et suivant le sujet.

Administré dans une proportion mathématiquement réglée, il peut mettre des mois, des années à agir; quelques grains mis en plus, quelques gouttes ajoutées, et voilà une tombe ouverte aussi instantanément que par le couteau qui troue une poitrine, que par la balle qui frappe au cœur, que par la foudre qui brûle, qui broie, qui pulvérise!..

Ce poison-là revêt toutes les formes, s'attaque à tous les organes, déjoue toutes investigations.

Ouvrez les cadavres qu'il fait, nul désordre ne décèlera sa présence, et souvent une maladie imaginaire deviendra sa complice.

Les Borgia, ces grands artistes, ont légué à ceux qui m'ont précédé ces secrets qui se perdraient, sans doute, dans l'avenir, si tu n'étais pas là pour les recueillir et les employer.

Mais les Borgia n'étaient que des enfants auprès des grandes choses que je rêve. Nous sommes destinés, l'un et l'autre, à reculer jusqu'aux dernières limites du possible le domaine des phénomènes toxiques.

Rendre mortel un fruit, un breuvage, un gant, une fleur, tout ce qui s'ingère, se touche ou se respire, niaiseries tout au plus dignes du Florentin René, le chimiste élémentaire de la reine Catherine! Il me faut l'idéal.

J'ai déjà découvert le narcotique, qui est l'image de la mort; je veux trouver le poison qui soit l'image de la vie, le poison invisible et impalpable qui corrompt l'air, qui tue à distance, qui peut, décentralisant son action, sacrifier aussi bien un peuple qu'un homme…

La satisfaction la plus absolue de toutes les passions qui dévorent l'humanité est dans la découverte de ce poison, mon fils, et il ne faudrait pas chercher ailleurs la pierre philosophale et le moyen de faire de l'or, à la poursuite desquels toutes les générations ont usé leur corps et perdu leur âme.

Le chevalier écoutait avec avidité ces divagations insensées.

Pourtant les jours se succédaient sans apporter de changement à son sort. Aucun bruit du dehors n'arrivait jusqu'à lui; rien ne lui annonçait la liberté prochaine; nulle nouvelle que sa maîtresse ou ses amis s'employassent en sa faveur, ne transperçait la quadruple enceinte de la forteresse pour relever son abattement par l'espérance.

Des amis? en avait-il donc d'autres que des compagnons de plaisirs, insouciants de lui comme il l'avait toujours été d'eux-mêmes, et la maîtresse qui, pour se livrer à ses caresses, avait trompé père et mari, ne pouvait-elle pas se montrer d'aussi facile composition à l'endroit de son souvenir?

Oh! quand Sainte-Croix songeait à tout cela, c'était dans le cachot d'effroyables tempêtes de douleur, de colère et de désespoir.

Les noms de Madeleine et du lieutenant civil retentissaient dans les sanglots, les cris et les imprécations.

Le prisonnier se tordait sous des accès de folie furieuse, les cheveux hérissés, l'écume aux lèvres, meurtrissant ses poings aux barreaux ou menaçant de se briser la tête contre la muraille.

Puis il retombait sur sa couchette, dompté, anéanti – et il pleurait – il pleurait, lui, l'aventurier jadis cuirassé contre toutes les émotions, lui qui avait abandonné sans remords son enfant au hasard, lui qui avait pu contempler d'un œil sec les larmes de sa mère!

Cependant Exili poursuivait avec calme:

– Pour que l'empoisonnement passe à l'état d'art et soit légitime comme tel, il a impérieusement besoin de l'impunité.

Je n'entends pas parler ici de cette impunité mesquine qui résulte de la faiblesse des hommes, de leur impuissance à châtier, de l'ignorance ou de l'oubli de la justice.

René le Florentin est mort tranquillement dans son lit. Qu'est-ce que cela prouve, sinon que le Béarnais lui avait pardonné la pomme de senteur de Jeanne d'Albret et les gants parfumés de madame de Sauves?..

Mais la culpabilité de René était connue, et le peuple maudit sa mémoire.

Le pape Alexandre VI ne l'a pas eue, lui, cette impunité; le vieux démon s'est laissé prendre à son propre piège; il a tenu, sous sa vigne de Saint-Jean-de-Latran, compagnie dans le trépas aux cardinaux qu'il avait conviés à souper, et madame Olympia a été inquiétée à Rome.

Moi-même je suis à la Bastille. – Pourquoi? – Parce que, à tous, il restait quelque chose à apprendre.

Crois-tu, par exemple, que, s'ils avaient possédé le secret que je cherche, René aurait eu besoin de la pomme et des gants qui l'ont décrété d'infamie, et Borgia du vin d'Orviéto qui l'a envoyé dans l'autre monde.

Crois-tu que la populace romaine poursuivrait de boue et de pierres le carrosse de ma protectrice, et que le nom de ton compagnon serait par toute l'Europe un symbole d'horreur et d'effroi?

O mon élève, ô mon fils! l'impunité que je veux pour nous est celle qui s'étend au delà du tombeau, et qui, après nous avoir faits puissants, riches, aimés, honorés dans la vie, nous laissera publiquement estimés dans la mort où nous serons venus escortés des regrets universels.

Voilà ce qui est vraiment digne de nous et ce qui nous fera dominer de toute la hauteur d'une perversité sublime cette misérable foule que nous aurons trompée et dont nous pourrons rire au fond du cercueil!

Sous ces paroles Sainte-Croix se relevait et se remettait à l'étude.

Les deux compagnons n'étaient nullement dérangés dans leurs travaux et leurs expériences.

Exili passait à la Bastille pour un prisonnier débonnaire, d'intelligence quelque peu fêlée, mais sans velléité d'évasion ou de révolte.

D'aucuns protecteurs de haut lieu, et qui recouraient parfois à ses services, avaient, d'ailleurs recommandé que l'on se bornât à le garder soigneusement, sans s'occuper outre mesure de ce qu'il pouvait faire, et le geôlier, auquel il abandonnait volontiers sa ration de vin et dont il avait acheté les bonnes grâces en le guérissant d'une fièvre, le laissait entièrement libre de vaquer à «sa diabolique cuisine.»

Quant à Sainte-Croix, c'était un pensionnaire de trop médiocre importance pour qu'on s'en inquiétât beaucoup.

Le chevalier commençait à ne plus attendre sa liberté que de lui-même.

Il avait parlé d'évasion.

Mais l'Italien avait répondu:

– Plus tard. Nous n'avons pas encore trouvé…

– Nous fuirons donc ensemble? s'était écrié Sainte-Croix.

– Quand je n'aurai plus rien à t'apprendre.

Un matin, le geôlier dit en entrant au chevalier:

– Voici une visite qui vous arrive.

Puis, introduisant un gentilhomme:

– Vous avez un quart d'heure à bavarder; mettons vingt minutes en considération de la double pistole que je viens de recevoir, et après cela, en route! Je viendrai vous reprendre…

Le geôlier sortit, et M. Reich de Penautier faillit étouffer Sainte-Croix d'embrassades.

Un cri sortit des lèvres de Sainte-Croix.

– M'apportez-vous la liberté?

M. le trésorier de la bourse des États du Languedoc eut des mélancolies trop bien jouées pour être réelles.

– Hélas! mon pauvre chevalier, répondit-il, vous avez des ennemis puissants, et toutes nos sollicitations sont venues échouer contre leur crédit.

Le plus affreux découragement remplaça sur le visage du prisonnier le rayon d'espérance qui l'avait éclairé un instant.

Puis, ses colères reprenant le dessus:

– Quels misérables ont donc juré de me faire pourrir dans cette tombe de granit! dit-il d'une voix sifflante; et quelle si grande faute ai-je commise pour que le monde entier s'acharne ainsi sur ma personne?

– Une faute qu'un père ne pardonne pas, répondit Penautier d'un air contrit, et que réprouvent à la fois les lois de la morale et celles de notre sainte religion.

Songez-y, chevalier, la paix d'une famille troublée, le déshonneur apporté dans un ménage, un mari séparé de sa femme, une fille éloignée de son père, voilà des crimes que le monde ne pardonne qu'à la seule condition qu'ils restent enfouis dans le plus profond mystère, et qu'ils se passent entre gens de race.

Mais votre passion, si malheureusement partagée par madame la marquise de Brinvilliers, a quelque peu cassé les vitres, et si j'en crois les bruits malveillants qui ont couru, le capitaine Guadin de Sainte-Croix serait loin d'égaler en noblesse les gens qu'il a offensés.

Le financier se tut, attendant l'effet de ses paroles.

Mais Sainte-Croix n'y avait prêté qu'une médiocre attention.

– Et Madeleine, murmurait-il, Madeleine que je croyais à jamais unie à mon sort, Madeleine qui avait juré de me consacrer son existence tout entière, de vivre de ma vie, de mourir de ma mort; Madeleine à laquelle m'attachent et le passé et le présent, m'a-t-elle donc déjà renié, elle aussi?

Voilà plus d'une année que je me heurte aux murs de ce cachot; plus d'une année dont chaque jour n'a été pour moi qu'un long regret, qu'une douleur immense, qu'un désespoir de tous les instants!

Et elle, elle qui aurait pu me consoler, elle qui pourrait encore m'empêcher de maudire, elle qui seule pourra dans l'avenir se dresser entre moi et mes vengeances… elle n'a pas daigné donner un mot de souvenir à l'homme qu'on a arraché de ses bras pour le jeter ici, les lèvres encore humides de ses baisers.

– Vous vous trompez, chevalier, répondit doucement Penautier. Vos accusations sont injustes. Je vous les pardonne devant votre malheur, comme madame la marquise vous les pardonnerait elle-même. Ignorez-vous les exigences qui retiennent malgré elle une femme de qualité?

– La passion vraie, interrompit Sainte-Croix, méprise ces conventions humaines qu'on appelle les exigences du rang.

– Elle l'aurait voulu, que la chose lui eût été impossible. Croyez-moi, mon ami, madame de Brinvilliers n'a jamais cessé de vous aimer; depuis l'instant où vous l'avez quittée, elle vous pleure, et ses larmes sont sa seule force.

D'ailleurs, surveillée, espionnée, gardée à vue comme elle l'est, se débattant entre la sévérité paternelle et les calomnies de ceux qui vous sont hostiles…

– Et qui donc, excepté MM. d'Aubray, a quelque motif de haine contre moi?

– Je n'entends nommer personne; mais interrogez votre mémoire, chevalier, elle vous répondra certainement.

– Interroger ma mémoire?..

– Un homme comme vous, qui a eu beaucoup d'aventures, beaucoup de succès et qui est doué de vos qualités, a dû semer bien des ennemis sur sa route.

Et tenez, pour ne point faire de médisance, – car l'on est trop porté à nous incriminer de ce défaut, nous autres gens d'église, – n'avez-vous pas souvenance d'avoir, le soir même de votre arrestation, cruellement offensé certaine personne en la forçant de pâlir devant votre épée et d'avouer sa couardise devant tous!

Le chevalier mit son front dans ses mains et se prit à songer.

– Cherchez bien! continua Penautier.

Sainte-Croix releva la tête et regardant en face le financier:

– Si vous me dites de chercher, monsieur, c'est donc que vous avez trouvé?

– Mon Dieu! la charité m'oblige à vous venir en aide, et quelque chagrin que j'éprouve à constater les faiblesses de mon prochain, ne vous semble-t-il pas que chez La Vienne, Hanyvel…

– Lui, s'écria Sainte-Croix, allons donc, impossible!

– On dit qu'il aimait la marquise, répondit hypocritement Penautier. N'est-ce pas sur un mot imprudent de sa part que vous avez tiré l'épée?

– C'est vrai. A présent, je me rappelle…

– Ce mot que, sans considération pour vous, il a dit devant tous, n'a-t-il pas pu fort bien le souffler à l'oreille de M. Dreux d'Aubray! Il connaissait votre retraite, et ils étaient bien rares ceux qui avaient votre secret.

– Oh! si j'étais sûr! s'écria le chevalier les dents serrées.

– Notez, continua Penautier, que je n'affirme rien. Je crois tenir un fil de ce mystère; je le suis, je cherche; les probabilités sont malheureusement contre Hanyvel.

– C'est bien, interrompit Sainte-Croix, cet homme est condamné.

L'éclair de joie que nous avons vu briller dans les yeux du financier d'église au moment où, dans le tripot du baigneur, Sainte-Croix menaçait Hanyvel de sa rapière, transfigura de nouveau sa physionomie douceâtre, et ce fut presque emporté par je ne sais quel mouvement imprévu qu'il s'écria:

– Touchez là, chevalier, nous vous ferons sortir d'ici.

Un troisième personnage intervint dans la conversation: c'était Exili, qui, pendant tout ce qui précède, était étendu sur sa couchette en feignant de dormir, et qui, pourtant, n'avait pas perdu une parole.

– M. de Sainte-Croix n'a pas besoin de sortir de la Bastille pour atteindre ses ennemis, prononça-t-il d'une voix grave et prophétique.

Devant l'apparition de l'Italien, dont la tête fantastique et le grand corps émergeaient de l'ombre, M. Reich de Penautier se recula.

– Oh! n'ayez pas peur, dit Sainte-Croix, c'est mon compagnon, mon ami, mon maître.

– On m'appelle Exili, continua l'empoisonneur; vous voyez bien, mon maître, que nous pouvons nous entendre.

– En vérité, monsieur, je ne sais, balbutia Penautier, qui faisait d'incroyables efforts pour ressaisir son sang-froid.

– La chose est cependant bien facile à comprendre, et si les violences bien légitimes de son caractère n'absorbaient pas M. de Sainte-Croix, mon élève et mon fils, il aurait compris depuis longtemps: une haine commune vous réunit contre Hanyvel.

– Vous vous trompez, monsieur.

– Je ne me trompe jamais: l'homme dont vous parlez n'est-il pas receveur général du clergé? Une fort belle place, si j'en juge par les soixante-quinze mille livres qu'elle fait deux fois l'an encaisser à celui qui en a le brevet.

Et n'ai-je pas entendu dire par le chevalier que vous étiez vous-même trésorier de la bourse des États de Languedoc, partant parfaitement apte à remplacer le seigneur de Saint-Laurent si un malheur venait à lui arriver?

– Eh bien?

– Eh bien, le malheur lui arrivera.

– Monsieur! monsieur! s'écria Penautier tout haletant d'émotion, je vous somme de vous expliquer.

En ce moment on entendit résonner le pas du geôlier.

– Nous n'en avons pas le temps, répondit l'Italien.

Puis, allant à l'endroit où il renfermait le résultat de ses travaux, il y prit une petite fiole, et la présentant au financier, qui, tout pâle, essuyait de son mouchoir de dentelles la sueur qui baignait son front:

– Prenez ceci, dit-il; deux gouttes suffiront pour que notre ami Sainte-Croix soit débarrassé d'un souvenir pénible, et pour que la marquise de Brinvilliers n'ait plus à redouter les indiscrétions d'un malavisé, – ceci sans préjudice de la charge de receveur général du clergé, qui pourrait, certes, vous incomber si le sieur Hanyvel arrivait à décéder.

Le geôlier entrait.

– Prenez donc, fit Sainte-Croix à voix basse, prenez.

Le financier saisit la fiole d'une main tremblante et la dissimula sous les riches broderies de ses manchettes.

– Allons, monsieur, il faut sortir, commanda le geôlier.

Penautier gagna la porte en chancelant; il allait disparaître, quand Exili lui jeta comme un salut d'adieu ce ricanement sinistre:

– Mes compliments, monsieur le receveur général du clergé!..

Lorsque la porte se fut refermée sur les prisonniers, que les pas se furent perdus dans le dédale des corridors, Exili s'approcha de Sainte-Croix en lui prenant la main.

– Chevalier, lui dit-il, sais-tu quel est le traître à qui tu dois demander compte? Sais-tu l'homme qui, avec la patience d'un bénédictin et la fourberie de Tartuffe, a ourdi contre toi le complot infâme qui t'a jeté à la Bastille? Cet homme-là, mon fils, je te le dis, c'est l'hypocrite qui sort d'ici, c'est M. Reich de Penautier.

– Je le savais, dit tranquillement Sainte-Croix.

L'Italien regarda son compagnon avec un profond étonnement.

– Oui, poursuivit Sainte-Croix, je l'avais soupçonné dès le commencement de l'entretien, et la fin a changé mes doutes en certitude.

– Et tu as pu rester impassible?

– Oui, car c'est sur cet homme que je compte pour ma fortune à venir.

– Bien, très bien! s'écria l'Italien en prenant les mains du chevalier; de ce jour je te reconnais véritablement pour mon fils bien-aimé, pour mon digne disciple.

VI
LE PACTE DE LA MORT

Depuis la visite de Penautier, visite si brusquement terminée par l'intervention d'Exili, le caractère de Sainte-Croix avait complètement changé.

Plus d'éclairs de gaieté, d'emportements furieux: un sombre abattement, toujours.

Souvent son compagnon de cachot le surprenait le regard fixe, l'œil démesurément dilaté, si profondément plongé dans ses méditations, qu'il n'entendait même plus la voix qui l'appelait.

– Ne me direz-vous pas, chevalier, demanda l'Italien, un jour qu'il avait été plus taciturne encore que de coutume, ne me direz-vous pas quelles inquiétudes plissent ainsi votre front et vous arrachent par instants des paroles sans suite?

Sainte-Croix parut hésiter un moment.

– Soit, répondit-il enfin avec emportement, je vous l'avouerai. J'ai peur.

– Vous, chevalier! Fi donc! vous vous calomniez. Votre cœur, j'en suis sûr, est au-dessus des angoisses sans raison, des terreurs folles qui assiègent le vulgaire.

– Non, je vous le répète, j'ai peur.

– Mais enfin, de quoi?

– De l'arme terrible que vous avez osé mettre aux mains du trésorier des États du Languedoc.

– Des remords! dit L'Italien avec stupéfaction, des remords!

Le chevalier haussa les épaules.

– Êtes-vous bien sûr de votre poison, Exili? demanda-t-il.

– N'est-ce que cela? Eh bien, rassurez-vous.

– C'est en Penautier que j'ai mis toute mon espérance; s'il allait échouer? s'il allait être surpris, jugé, mis à la torture, ne nous livrerait-il pas? Et alors c'en serait fait pour jamais de ma liberté.

– Insensé! les poisons que je distille ne m'ont jamais trahi!

– Oh! que ne puis-je vous croire!

– T'ai-je donc trompé quelquefois?

– Eh! le sais-je, moi? répondit le chevalier. Ne m'a-t-il pas toujours fallu vous croire sur parole? Vous m'avez dit: «Ceci est un poison.» Je vous ai cru. Vous m'avez dit: «Cette substance produit tels effets.» Je vous ai cru encore. Mais je n'ai jamais eu une preuve.

Jamais une expérience ne m'a prouvé matériellement que vous aviez raison. Et voilà pourquoi j'ai des doutes que je ne puis vaincre; voilà pourquoi cette terrible pensée m'obsède.

Le moment venu, l'élixir mortel fera-t-il son œuvre? et le cadavre d'Hanyvel ne révélera-t-il pas le secret de ma vengeance et la cupidité de Penautier.

L'Italien réfléchit quelques minutes.

– C'est juste, dit-il enfin; il vous faut une expérience, chevalier, vous l'aurez; car enfin les expérimentations faites sur quelques rats que nous avons réussi à prendre, ne doivent pas vous convaincre complètement.

Il nous faut un homme, nous l'avons sous la main.

– Comment cela?

– Attendez, homme de peu de foi, et sans doute, comme l'apôtre, après avoir vu, après avoir touché, vous croirez, et vous ne douterez plus de la parole du maître.

L'Italien, alors, tira de son sein une fiole microscopique, qu'il déboucha avec d'étonnantes précautions.

Puis, trempant une aiguille dans la liqueur qu'elle contenait, il en secoua par deux fois la pointe au-dessus de l'un des gobelets qui servaient aux prisonniers pour leurs repas.

Deux gouttes presque invisibles tombèrent dans le gobelet.

En ce moment entrait le guichetier, portant le dîner des deux compagnons.

– Bombance, messeigneurs! dit cet homme en posant sur la table deux bouteilles chaperonnées de vert; c'est aujourd'hui la fête de Mgr de Baisemeaux de Montlezun, et notre digne gouverneur a voulu que ses hôtes la célébrassent en buvant à la santé du roi.

Goûtez-moi cela, mes maîtres, et vous m'en direz des nouvelles.

Et le geôlier fit claquer sa langue contre son palais avec une grimace de béatitude qui témoignait hautement de l'estime grande professée à la Bastille pour le vin de gala de M. le gouverneur.

Exili jeta à Sainte-Croix un regard significatif, et, désignant une bouteille au guichetier:

– Servez-nous d'échanson, mon brave, lui dit-il, et dégustons ensemble les bienfaits de M. de Baisemeaux.

Le porte-clés déboucha prestement la bouteille et remplit les gobelets.

– Voulez-vous boire, chevalier? demanda l'Italien à Sainte-Croix.

Le chevalier fit un signe négatif.

– Vous avez tort, par ma foi, mon gentilhomme, le vin est le soleil des prisonniers: quand vous aurez passé dix ans encore en notre compagnie, vous ne bouderez pas ainsi devant cette grande consolation.

Et, offrant au guichetier le gobelet dans lequel il avait laissé tomber une goutte de la petite fiole, il prit l'autre, le heurta légèrement contre celui de son partner et en avala le contenu après s'être écrié:

– Dieu donne longue vie à Sa Majesté Louis le quatorzième.

Et le geôlier, lui aussi, avait porté le gobelet à ses lèvres…

Mais à peine avait-il effleuré les bords, que, s'affaissant sur lui-même, il tomba comme foudroyé.

Sainte-Croix avait regardé cette scène avec stupeur.

– Eh quoi! cet homme est mort? s'écria-t-il.

– Oui, si je le veux, répondit tranquillement Exili. Pour l'instant, je me suis contenté de… l'endormir un peu brusquement. Mais si je ne le tirais de ce sommeil terrible, qui a, vous le voyez, toutes les apparences du trépas, il ne se réveillerait jamais.

Sainte-Croix se pencha sur le corps inerte du geôlier étendu sur les dalles.

– Oh! dit l'Italien, regardez, examinez, soulevez ce bras raidi; posez votre main sur ce cœur qui a cessé de battre; plongez votre regard dans ce regard atone, et dites-moi si ce n'est pas un cadavre que vous avez sous la main?

Le chevalier avait suivi toutes les indications de son maître; bientôt il sentit que les mains du malheureux geôlier se refroidissaient.

Il se releva alors, et ce fut d'une voix presque épouvantée qu'il s'écria:

– Vous vous trompez, Exili, cet homme est bien mort; vous l'avez tué!

– Je pourrais, continua l'Italien impassible, le laisser ainsi impunément trente heures encore.

Oui, j'ai fait cette expérience plusieurs fois. J'ai pu ainsi suspendre la vie pendant près de deux journées et ressusciter pour ainsi dire des morts.

Attendre davantage est imprudent, je m'en suis convaincu par mainte expérience.

– Est-ce donc ainsi que mourra Hanyvel?

– Oui, plus promptement encore. Deux minutes après être tombé, il aura cessé de vivre; car la dose sera infiniment plus forte, et tout mon art ne pourrait rallumer l'étincelle de la vie lorsqu'elle est éteinte.

– Mais les médecins! si on avait des soupçons, si la famille exigeait l'autopsie?

– Les médecins découvriraient qu'il est mort de la rupture d'un des vaisseaux du cœur.

Mais si on analyse le reste du vin contenu dans son verre?

– Eh! ne vous l'ai-je pas dit cent fois, mes élixirs peuvent défier toutes les recherches; n'ai-je pas vu cent fois les plus habiles chimistes de l'Italie essayer vainement les vins que madame Olympia servait à ses hôtes, vins exquis qui donnaient la mort?

– Et ils ne trouvaient rien?

– Rien.

Il y eut un long silence entre les deux complices. Un infernal orgueil éclairait la figure de l'Italien; Sainte-Croix était anéanti, écrasé.

– Quant à cet homme étendu là, reprit Exili, seul, je puis le tirer du néant où je l'ai plongé, seul. Le scalpel des chirurgiens déchiquetant ses chairs, ne l'éveillerait pas.

Exili prit alors dans l'armoire secrète pratiquée dans le mur, un flacon plein aux trois quarts d'une liqueur rougeâtre.

– Regardez bien, chevalier, dit-il.

L'Italien souleva alors la tête du malheureux guichetier et la plaça sur ses genoux; à l'aide d'un couteau, il lui desserra les dents et fit glisser dans sa bouche cinq ou six gouttes du liquide.

Le geôlier fit un mouvement.

Exili laissa s'écouler quelques minutes et recommença la même opération.

Cette fois, le pauvre porte-clefs ouvrit les yeux.

– Que m'est-il arrivé? demanda-t-il après un moment.

– Rien de grave, mon ami, répondit l'Italien.

Et, s'adressant à Sainte-Croix:

– Soutenez donc à votre tour ce pauvre homme, que j'achève de le remettre sur ses pieds.

Sainte-Croix obéit, et son compagnon ayant rempli d'eau un gobelet et y ayant versé la moitié de ce qui restait de liquide dans le flacon, le présenta au geôlier en lui disant:

– Buvez, mon brave, voici qui vous remettra.

– Ah! merci, mon gentilhomme, fit-il quand il eut bu; je me sens mieux; j'ai la tête encore bien lourde, pourtant, et il me semble que j'ai le feu dans la poitrine.

– Ce ne sera rien, reprit Exili, il faudra simplement vous faire tirer quelques palettes de sang.

– Vous croyez, monsieur?

– J'en suis sûr. Vous pouvez vous flatter, par exemple, d'avoir du bonheur; si une chose semblable vous était arrivée dans un autre cachot, vous étiez perdu.

– C'est pourtant vrai, fit le guichetier en frissonnant à cette idée, le médecin de la Bastille habite Versailles; avant qu'il soit prévenu, on a le temps de mourir dix fois.

– C'est fort rassurant pour les prisonniers, objecta Sainte-Croix.

– Oh! monsieur! vous n'avez rien à craindre, vous; votre ami n'est-il pas là? il vous sauverait comme il vient de me sauver moi-même.

Prenant alors la main d'Exili et la portant à ses lèvres:

– Soyez béni, monsieur, continua-t-il; je vous devais déjà la vie de ma femme, aujourd'hui je vous dois encore la mienne. Quoi que vous me demandiez, soyez sûr que je le ferai.

Excepté de ce qui est pour s'évader, toutefois, vu que mon aide ne vous servirait à rien et me ferait certainement perdre ma place.

– C'est bien, c'est bien, dit l'Italien; allez, mon ami, on pourrait mal interpréter votre absence.

– Je vous quitte, monsieur, mais laissez-moi vous remercier encore. Ah! quand je pense qu'il y en a qui disent comme ça que vous êtes un empoisonneur! Faut-il que le monde soit méchant!

Et le porte-clefs s'éloigna, laissant Exili triomphant et Sainte-Croix confondu.

Le surlendemain, ce même geôlier tira à part l'Italien.

– Monsieur, lui dit-il, j'ai trouvé moyen de risquer ma place pour vous.

– Comment cela?

En me chargeant d'un billet pour votre ami, M. de Sainte-Croix.

– Qui vous l'a remis?

– Un homme que je ne connais pas. Il m'a donné en même temps dix pistoles. Je les ai prises, mais je les lui rendrai si vous me le dites.

– Tu peux les garder, mon brave; mais ce billet.

Le geôlier regarda de tous côtés, comme s'il eût redouté l'espionnage des murailles, et, rassuré par son examen, tira de sa poche un petit billet soigneusement roulé, de manière à réduire le papier à son plus mince volume, il le remit à celui qu'il n'appelait plus que son sauveur, et s'enfuit en courant.

– Des nouvelles de Penautier, chevalier! s'écria Exili; bonnes nouvelles.

– Donnez, donnez! dit Sainte-Croix, donnez…

Il déroula le billet. Il n'y avait que ces mots:

«Notre belle amie a daigné se charger de remplir la coupe du festin. Il l'a vidée jusqu'à la dernière goutte, tout est bien. On espère bientôt revoir son cher prisonnier.»

– Malédiction! s'écria Sainte-Croix. Cet infâme Penautier a chargé la marquise d'empoisonner Hanyvel. Il avait peur, le lâche! Et elle, elle, c'est par amour pour moi qu'elle a consenti…

– Où est le malheur? demanda doucement Exili.

– Souiller la main de cet ange! flétrir d'un crime une âme aussi belle!

– Vous déraisonnez, mon ami; ne faut-il pas que la marquise s'exerce?.. Vous aurez besoin de son aide le jour où vous vous attaquerez à M. Dreux d'Aubray et à ses fils.

– Soit! Nous voici quatre maintenant unis par le pacte terrible du sang.

Tu m'appartiens, Penautier, et ce billet que dans ta joie tu as eu l'imprudence de me faire parvenir, après avoir eu la folie de l'écrire de ta main, ce billet te livre à moi; tu m'appartiens, Penautier, et désormais ma volonté devra être la tienne, si tu ne veux pas que je te perde; car, par la mort de Dieu! je le ferais, fallût-il pour cela me perdre moi-même.

– Je croyais Penautier plus habile, dit Exili en hochant la tête. Écrire! pour un homme d'église la faute est impardonnable. Mais cet événement me décide. Maintenant, une fois hors d'ici, les ressources pour quitter la France ne nous manqueront pas.