Kitabı oku: «Les esclaves de Paris», sayfa 2
Le vieux clerc ne semblait d'ailleurs aucunement sensible à ces prévenances. Il allait d'un air préoccupé, en homme qui poursuit un plan.
Arrivé dans la rue, il s'orienta, examina les magasins des environs, et, sans hésiter, il marcha droit à la boutique d'un épicier qui fait presque le coin de la rue du Petit-Pont et de la rue de la Bûcherie.
Cet épicier, grâce à un certain vin que lui fabrique un chimiste de Bercy, et qu'il vend neuf sous le litre, jouit dans le quartier d'une vogue bien légitime.
Il est petit, gros, court, rouge, irritable, plein d'importance; il porte des favoris à l'anglaise, est veuf, sergent de la garde nationale et répond au nom de Mélusin.
Cinq heures, dans les quartiers pauvres, c'est en hiver le moment du «coup de feu» pour les boutiquiers.
Les ouvriers reviennent de leur chantier et les femmes qui ont quitté leur travail à la nuit hâtent les préparatifs du souper.
M. Mélusin était donc si fort affairé au milieu de ses pratiques, recevant et rendant, surveillant, criant après ses garçons, qu'il ne remarqua pas l'entrée du père Tantaine.
L'eût-il remarqué, il ne se serait pas dérangé pour un acheteur aussi misérablement vêtu.
Mais le vieux clerc d'huissier avait en sortant de l'hôtel du Pérou, quitté ses apparences humbles et bénignes. Se plaçant dans le coin le moins encombré de la boutique, c'est d'un ton impératif qu'il appela:
– Monsieur Mélusin!..
L'épicier, surpris, laissa tout pour accourir.
– Tiens! ce bonhomme qui me connaît, se disait-il, sans penser que son nom brille en lettres d'un demi-pied au-dessus de la devanture.
Le père Tantaine ne lui laissa pas le loisir de demander des explications.
– Monsieur, commença-t-il avec un bel accent d'autorité, n'est-il pas venu ici il n'y a qu'un moment une jeune femme qui a changé un billet de 500 francs?
– Oui, monsieur, oui, répondit Mélusin, mais comment avez-vous pu savoir…
Il s'interrompit pour se donner sur la tête un grandissime coup de poing et reprit vivement:
– J'y suis!.. un vol a été commis, n'est-il pas vrai, et vous êtes sur la piste du voleur. Connu!.. Faut-il vous le dire? Quand cette jeune fille qui avait l'extérieur d'une pauvresse a changé ce billet, j'ai conçu un soupçon. Je l'ai observée attentivement et j'ai remarqué que sa main tremblait.
– Excusez, interrompit le père Tantaine, je ne vous ai point dit qu'il s'agit d'un vol. Reconnaîtriez-vous cette jeune fille?
– Comme moi-même, si je me rencontrais, oui, monsieur. Une créature superbe, avec des cheveux!.. A telles enseignes que je l'avais distinguée déjà, car elle vient ici quelquefois, et j'ai de fortes raisons de croire qu'elle habite un hôtel borgne de la rue de la Huchette.
Le boutiquier parisien n'aime pas toujours les agents qui dressent contre lui des procès-verbaux lorsqu'il se trouve en contravention.
Cependant, encouragé par la pensée de rendre service à la société, il aide volontiers les investigations. Pour faciliter une capture importante, il est capable de traits héroïques, comme de manquer la vente, par exemple.
– Voulez-vous, continuait M. Mélusin, que j'envoie un de mes garçons aux informations, faut-il requérir des sergents de ville.
– Inutile… cher monsieur, répondit le vieux clerc d'huissier, et même, je vous serais obligé de me garder le secret jusqu'à nouvel ordre.
– Oh! je comprends, une indiscrétion pourrait donner l'éveil.
– Juste! Seulement, je vous demanderai, si vous avez conservé ce billet, la permission d'en prendre le numéro d'ordre. Je vous prierai aussi d'inscrire ce numéro sur vos livres, avec une petite mention, à la date d'aujourd'hui. Autant que possible il faut tout prévoir.
– Et mes livres feraient foi devant le tribunal, n'est-il pas vrai? Je le crois bien, les livres d'un négociant!.. Vous voyez que je suis au courant. Une minute et je suis à vous.
Tout se passa ainsi que l'avait souhaité le bonhomme et rapidement.
Du reste, M. Mélusin ne le laissa pas s'éloigner sans toutes sortes de politesses. Il le reconduisit jusque sur le seuil de sa boutique, et le suivit des yeux, convaincu qu'il venait de rendre un service éminent à un employé supérieur de la préfecture déguisé en mendiant.
Mais qu'importait au père Tantaine l'opinion qu'on pouvait avoir de lui!
Il avait gagné la place du Petit-Pont et paraissait y chercher quelqu'un. Déjà il en avait fait deux fois le tour, scrutant les coins sombres, lorsqu'il laissa échapper une exclamation de satisfaction; il avait aperçu celui qu'il venait retrouver.
C'était un affreux garnement d'une vingtaine d'années, n'en paraissant guère que quinze ou seize, maigre, dégingandé, mal bâti.
Il se tenait posté à l'angle du quai Saint-Michel et du Petit-Pont, et effrontément demandait l'aumône, guettant de l'œil les sergents de ville, sans souci du réverbère qui l'éclairait en plein.
Du premier coup, on reconnaissait en lui l'œuvre malsaine de la civilisation des grandes villes, l'ancien gamin de Paris, qui, à huit ans, fumait les bouts de cigares ramassés à la porte des cafés et se grisait avec de l'eau-de-vie.
Ses cheveux, d'un jaune sale, étaient déjà rares, il avait le teint flétri et plombé, un rictus ironique contractait sa large bouche à lèvres plates, et la plus cynique audace flambait dans ses yeux.
Vêtu d'une blouse grisâtre, il en avait relevé la manche droite et exposait à nu un bras tordu, rabougri, contorsionné, hideux à point pour exciter la commisération des passants.
Il psalmodiait en même temps une légende monotone où sans cesse les mêmes mots revenaient: «Pauvre ouvrier… vieille mère à nourrir… incapable de travailler… estropié par une machine.»
Le père Tantaine marcha droit à ce bon pauvre, et, d'un vigoureux revers de main, appliqué sur la tête, fit sauter sa casquette à trois pas.
L'autre se retourna furieux; mais, apercevant le bonhomme, il sembla fort penaud et murmura:
– Pincé!..
Aussitôt grâce à une brusque contraction de l'épaule, il détordit son bras, aussi droit et aussi sain que l'autre, en réalité, rabattit sa manche et ramassa sa casquette.
– C'est donc ainsi, reprit le père Tantaine, que tu exécutes les commissions dont on te charge!
– Quoi!.. elle est faite depuis longtemps, votre commission!
– Ce n'est pas une excuse. Grâce à ma recommandation, M. Mascarot t'a procuré une bonne position, n'est-ce pas? Je te fais assez souvent gagner de l'argent; ainsi, tu ne manques de rien. Il était convenu que tu ne mendierais plus.
– Excusez, bourgeois, je n'en fais plus mon état. Seulement, dame! il fallait bien tuer le temps en vous attendant. D'abord, c'est plus fort que moi, je ne peux pas rester sans rien faire. J'ai récolté sept sous. C'est toujours ça…
– Toto-Chupin, prononça gravement le vieux clerc d'huissier, Toto-Chupin, vous finirez mal; c'est moi qui vous le prédis. Mais arrivons au fait. Qu'as-tu vu?
Ils avaient quitté le coin du pont et remontaient lentement le quai désert, le long des vieux bâtiments de l'Hôtel-Dieu.
– J'ai vu bourgeois, ce que vous m'aviez annoncé, répondait le garnement. A quatre heures précises, une voiture est arrivée sur la place et s'y est arrêtée comme pour y prendre racines, tenez là-bas, en face de la boutique du perruquier. Voiture flambante, cheval superbe, cocher très bien mis!..
– Passe. Il y avait quelqu'un dans la voiture?
– Naturellement. J'y ai reconnu le particulier que vous m'avez dit. Bien vêtu, ma foi! Chapeau rogné, tout plat, pantalon clair, en fourreau de parapluie, veston court, oh! mais d'un court… enfin, le dernier genre. Pour plus de sûreté, comme il faisait déjà sombre, je suis allé le regarder sous le nez. Il était descendu de voiture, vous m'entendez, et il battait la semelle sur le trottoir, avec un cigare non allumé aux dents. Moi, voyant le coup de temps, j'accours avec une allumette en disant: «Du feu, mon prince!» Il m'a donné une pièce de dix sous. Autant de pris. C'était bien lui: laid, petit, ratatiné, cagneux, une figure à gifles avec un pince-nez… un singe, quoi!
Quand Toto-Chupin raconte, le mieux est de le laisser aller. C'est au moins le plus court pour obtenir les renseignements qu'on désire.
Pourtant, le vieux clerc d'huissier s'impatienta.
Qu'est-il arrivé ensuite? demanda-t-il.
– Pas grand'chose. Mon individu n'avait pas l'air content du tout, de faire le pied de grue. Pauvre ami!.. Il allait de ci et de là, sur le trottoir, il faisait des moulinets avec sa badine et dévisageait les femmes. Dieu qu'il me déplaît, ce cocodès! Si jamais il vous prend envie de lui repasser une bonne volée, bourgeois, je suis votre homme. Je l'ai toisé, il n'est pas moitié si fort que moi.
– Mais va donc Chupin, va donc.
– Bon, j'y suis! Donc, il était là, c'est-à-dire, nous étions là, depuis une grande demi-heure, quand tout à coup une femme tourne la rue et vient droit au cocodès. Ah! bourgeois, la belle fille! Non, de votre vie, vous n'avez rien vu de si admirable. Moi, j'en suis resté ébloui. Mois quelle misère! Ils se sont mis à parler tout bas.
– Et tu n'as rien entendu?
– Pour qui me prenez-vous, bourgeois?.. La belle fille a dit: « – C'est entendu, à demain.» Le cocodès a demandé: « – Bien vrai?» Et elle a répondu: « – Oui, parole d'honneur, vers midi.» Là-dessus ils se sont quittés, elle a regagné la rue de la Huchette, lui est remonté dans sa voiture, et fouette cocher!.. En voilà pour cent sous, bourgeois!
La réclamation ne parut nullement choquer le vieux clerc d'huissier.
Il tira de sa poche une pièce de cinq francs et la remit au précoce vaurien en disant:
– Chose promise, chose due. Mais souviens-toi de ma prédiction, Chupin, tu finiras mal. Sur quoi, bonsoir, nous ne suivons pas le même chemin.
Pendant un moment encore, le père Tantaine resta en place, observant Toto qui s'éloignait dans la direction du Jardin des Plantes, et c'est seulement lorsqu'il l'eût perdu de vue, qu'il revint sur ses pas et s'engagea sur le pont.
Il marchait fort vite et semblait aussi satisfait que possible.
– Voilà qui va bien, murmurait-il, je n'ai pas perdu ma journée. J'ai tout prévu, même l'improbable. Flavie sera contente.
II
C'est rue Montorgueil, à quelques pas du passage de la Reine-de-Hongrie, qu'est situé l'établissement du puissant ami du père Tantaine, M. B. Mascarot.
B. Mascarot est directeur d'un bureau de placement pour employés et domestiques des deux sexes.
Deux grands tableaux, accrochés de chaque côté de la porte de la maison, apprennent aux intéressés les demandes et les offres de la journée, et annoncent aux passants que l'agence, fondée en 1844, est encore régie par son fondateur.
C'est sans nul doute à ce long exercice d'une profession ordinairement ingrate, que M. B. Mascarot doit sa réputation et la grande considération dont il jouit, non seulement dans son quartier, mais encore dans tout Paris.
Les maîtres, assure-t-on, n'ont jamais eu à se plaindre d'un serviteur garanti par lui.
Parmi les domestiques, il est avéré qu'il ne procure que des places où on a toutes les douceurs de la vie.
Les employés, enfin, savent très bien que, grâce à ses connaissances, grâce à ses nombreuses relations et ramifications partout, il a toujours un bon emploi au service de qui sait lui plaire.
B. Mascarot a d'autres titres à l'estime publique.
C'est lui qui, le premier, vers 1845, conçut le projet d'organiser en société les «gens de maison». On s'est emparé depuis de son idée et de son programme, mais il n'a pas réclamé.
Il s'est consolé en prenant un associé, un sieur Beaumarchef, et en installant dans la maison même de son agence un hôtel garni où les domestiques sans place trouvent à crédit le logement et la nourriture.
Si ces diverses entreprises ont servi la société, elles ont aussi profité à B. Mascarot.
Il est propriétaire pour partie, – on dit pour un quart, – de la maison qu'il occupe.
Eh bien! c'est devant cette maison, qu'à midi, l'heure convenue, était arrêté Paul Violaine.
Il avait utilisé les cinq cents francs de son vieux voisin, et un confectionneur lui avait improvisé une élégance qui n'était pas de trop mauvais goût.
Même, il était si bien, sous ses nouveaux vêtements, que les femmes qui passaient se retournaient pour le voir encore.
Lui n'y prenait garde. Il avait réfléchi depuis la veille, et maintenant, il se prenait à douter beaucoup du pouvoir de cet inconnu, qui, selon l'expression du père Tantaine, pour faire la fortune de quelqu'un n'avait qu'à le vouloir.
– Un placeur! murmurait-il; sûrement il va me proposer quelque emploi de cent francs par mois!
Cependant, il était un peu ému, et avant d'entrer il étudiait la maison, comme si elle eût pu lui apprendre quelque chose de celui qui l'habitait.
Elle ressemblait à toutes les autres, avec ses deux corps de logis séparés par une cour mal tenue.
Le bureau de placement et l'hôtel étaient au fond.
Sous la porte cochère, l'encombrant de ses ustensiles, était un marchand de marrons, un jeune drôle à l'air insolent.
– Allons, se dit Paul, rester ici ne m'avance à rien, il faut voir.
Il traversa donc résolument la cour, monta un escalier en face, et arrivé au premier étage, voyant sur une porte le mot: Bureaux, il frappa.
– Entrez?.. cria une grosse voix.
La porte n'était pas fermée, mais seulement maintenue par un poids glissant au bout d'une corde. Paul n'eut qu'à pousser.
La pièce où il pénétra ressemblait à tous les bureaux de placement de Paris.
Tout autour, régnait un large banc de chêne noirci et poli par l'usage. Au fond, se trouvait une manière de loge grillée, entourée d'un rideau de serge verte, que dans la clientèle on appelait le confessionnal.
Entre les deux fenêtres, sur une plaque de zinc, on lisait:
AVIS
L'INSCRIPTION EST PAYABLE D'AVANCE
Dans un des angles de la pièce, un monsieur était assis devant une grande table, et, tout en écrivant sur un énorme registre, il donnait audience à une femme debout.
– Monsieur Mascarot? demanda Paul timidement.
– Que lui voulez-vous? fit le monsieur sans saluer; s'agit-il d'une affaire? je le remplace; désirez-vous vous faire inscrire? nous avons en ce moment trois tenues de livres, une caisse, une correspondance, six emplois de ville. Vous avez de bonnes références?..
On eût juré que le monsieur récitait le tableau des offres accroché à la porte.
– Pardon, interrompit Paul, je voudrais parler à M. Mascarot lui-même; je lui suis envoyé par un de ses amis.
Cette simple déclaration parut impressionner le monsieur. Il quitta son air rogue, et c'est presque poliment qu'il dit à Paul:
– Mon associé est en conférence, monsieur, mais il sera libre bientôt; prenez la peine de vous asseoir.
Paul prit place sur le banc et, faute de mieux, se mit à examiner l'associé.
Grand, robuste, éclatant de santé, cet associé porte les cheveux courts et, sous un nez odieusement busqué, il étale une paire de moustaches farouches, longues, lustrées, cirées, terminées en pointe.
Ton, tenue, cheveux, moustaches, décèlent l'homme qui tient à ce que chacun sache bien qu'il a été militaire.
Il a servi, en effet, assure-t-il dans la cavalerie. C'est même au régiment qu'il a gagné le nom sous lequel il est connu: Beaumarchef, abréviation soldatesque de beau maréchal-des-logis-chef. Son vrai nom est Durand.
Il était jeune, en ce temps, il a plus de quarante-cinq ans, maintenant, ce qui ne l'empêche pas de jouir encore d'une réputation incontestable d'homme superbe.
Sa besogne, qui consistait à écrire des noms à la suite les uns des autres, ne l'empêchait nullement de répondre juste à la femme placée devant lui.
Cette cliente, qui, par sa mise, tenait le milieu entre la cuisinière et la marchande des Halles, était ce qu'à Paris on appelle une forte commère.
Elle ponctuait ses phrases de larges prises de tabac. Elle s'exprimait avec un accent alsacien des plus prononcés.
– Finissons-en, disait le sieur Beaumarchef; voulez-vous réellement vous replacer?
– Oui, là, vraiment.
– Vous en disiez autant, la dernière fois que vous êtes venue, il y a plus de six mois. On vous trouve une bonne condition, vous y entrez et paf!.. le troisième jour vous rendez votre tablier, sans raison.
– Alors, je n'étais pas dans le besoin.
– Et à cette heure?
– C'est différent, je commence à voir la fin de mes économies.
M. Beaumarchef posa sa plume, et regardant finement la grosse femme comme s'il eût cherché la confirmation de quelque soupçon, il dit lentement:
– Vous aurez fait quelque folie!
Elle détourna la tête, et, sans répondre directement, se mil à se répandre en plaintes sur la dureté des temps, sur la ladrerie des maîtres, sur la rapacité des jeunes dames qui ne permettent plus à leurs cuisinières de faire danser l'anse du panier, se chargeant très bien elles-mêmes de ce soin.
Beaumarchef approuvait de la tête, exactement comme un quart d'heure plus tôt il donnait raison à une bourgeoise qui se plaignait amèrement des serviteurs. Son état d'intermédiaire exige cette diplomatie.
Cependant, la grosse femme avait fini. Elle sortit d'un porte-monnaie bien garni le prix de l'inscription, le posa sur la table, et dit:
– Allons, mon bon monsieur Beaumar, prenez mon nom. Caroline Schimel, et tâchez de me trouver une bonne maison. Mais rien que pour la cuisine, vous m'entendez. Je fais le marché moi-même, et je n'aime pas à avoir la patronne sur le dos.
– C'est bien; on cherchera.
– Ah! si vous me trouviez un homme veuf! cela m'irait assez, ou bien encore une toute jeune femme avec un mari très vieux… Enfin, faites comme pour vous; je repasserai après-demain.
Et, humant une prise de tabac plus forte que les autres, elle se retira.
Paul, qui avait écouté, était confondu et aussi humilié que possible. C'est grâce au père Tantaine, pourtant, qu'il se trouvait attendre en ce lieu en pareille compagnie. Et attendre quoi?..
Déjà il cherchait un prétexte honnête pour s'éloigner, résolu à ne plus revenir, quand la porte du fond s'ouvrit, donnant passage à deux hommes qui, sur le point de se séparer, achevaient une conversation.
L'un, jeune, élégamment vêtu, avec cette mine suffisante et cette désinvolture facile que d'aucuns prennent pour le suprême bon ton. Plusieurs ordres étrangers illustraient sa boutonnière.
L'aspect de l'autre était celui d'un bon vieil avoué de petite ville. Il portait une chaude douillette de mérinos brun, avait aux pieds des chaussures fourrées, et gardait sur la tête une calotte de velours, brodée sûrement par une main bien chère. Sa barbe rude, soigneusement taillée, s'appuyait sur une épaisse cravate blanche, et la délicatesse de sa vue lui imposait des lunettes bleues.
– Ainsi, cher maître, disait le jeune homme, je puis espérer, n'est-ce pas? Mon intérêt vous répond de moi. N'oubliez pas combien la situation est tendue!..
– Je vous l'ai dit, monsieur le marquis, répondait l'homme à cravate blanche, si j'étais le maître, ce serait: oui; mais je dois consulter mes associés.
– Enfin, cher monsieur, conclut l'élégant, je compte sur vous.
Paul s'était levé, réconcilié avec la maison, à la vue de ce jeune homme si décoré. – L'autre, pensait-il, qui a une si bonne figure et les dehors d'un homme de loi, doit être M. B. Mascarot.
Le marquis sortit, Paul allait se présenter, quand Beaumarchef, le devançant, vint se placer devant l'homme à la cravate blanche:
– Devinez, patron, lui dit-il respectueusement, qui je viens de voir?
– Qui cela? Parle.
– Caroline Schimel, vous savez…
– L'ancienne domestique de la duchesse de Champdoce?
– Précisément.
M. Mascarot eut une exclamation de joie.
– Voilà un vrai bonheur! s'écria-t-il; où demeure-t-elle?
Cette question, si naturelle, consterna Beaumarchef. Lui qui toujours, – oui, toujours, puisque c'était la consigne, demande l'adresse de ses clientes, il n'avait pas demandé celle de Caroline.
L'aveu de cet oubli fit bondir M. Mascarot, même il s'oublia jusqu'à lâcher un juron qui eût fait frémir un charretier.
– Sacrebleu! criait-il, on n'est pas inepte et sot à ce point. Voici une fille que, depuis cinq mois, je cherche par tout Paris, tu le sais, le hasard nous la livre et tu la laisses échapper!
– Elle reviendra, patron, elle l'a dit; elle ne voudra pas perdre l'argent de l'inscription.
– Eh! elle se moque bien de dix sous ou de dix francs. Elle reviendra si c'est sa fantaisie, sinon… une fille qui boit, qui est à moitié folle…
Mais voici que Beaumarchef, enflammé d'un espoir soudain, avait pris son chapeau.
– Elle ne fait que partir, dit-il, je cours; je suis capable de la rejoindre.
Il s'élançait, M. Mascarot le retint.
– Attends, fit-il, tu n'es pas le limier qu'il faut. Prends avec toi Toto-Chupin; qu'il campe-là ses marrons. Et si vous rattrapez cette coquine, ne lui parlez pas, mais qu'il la suive et qu'il ne la lâche plus. Je veux savoir heure par heure tout ce qu'elle fait!.. tout, tu m'entends!..
Beaumarchef dehors, B. Mascarot continua à donner cours à sa mauvaise humeur.
– Être servi comme cela, disait-il, quelle misère! Ah! il faudrait pouvoir faire tout soi-même. Je m'épuise à étudier une énigme indéchiffrable, et cette ivrognesse en a certainement le mot!..
Il était bien évident pour Paul qu'il n'avait pas été aperçu. Honteux de son indiscrétion involontaire, il prit le parti de tousser.
M. Mascarot se retourna menaçant, terrible.
– Vous m'excuserez… commença Paul.
Mais déjà le placeur avait repris sa bonne et honnête figure.
– Ah! j'y suis, fit-il, monsieur Paul Violaine, n'est-ce pas?
Le jeune homme s'inclina.
– Eh bien! reprit M. Mascarot, je suis à vous à la minute.
Il disparut vivement par la porte du fond, et Paul avait à peine eu le temps de se remettre qu'il s'entendit appeler.
– M. Paul!.. Par ici, je vous prie, je n'ai pas de secrets pour vous!
Comparé à la pièce d'entrée, à l'agence proprement dite, le cabinet particulier de M. B. Mascarot est un séjour de délices et de splendeurs.
On voit que les carreaux des fenêtres sont lavés quelques fois, le papier vert de la tenture est propre, il y a un tapis à terre.
Aussi, combien de clients, parmi les meilleurs, peuvent se vanter d'avoir mis le pied dans ce sanctuaire? Extraordinairement peu.
Les affaires courantes du matin, à l'heure de la halle, se brassent en public autour de la table de M. Beaumarchef. Les négociations qui exigent plus de précautions se traitent à voix basse, dans le crépuscule du «confessionnal!»
Mais Paul, ignorant les usages de la maison, ne pouvait apprécier convenablement l'immensité de la faveur qui l'admettait, lui, nouveau venu, à l'intimité du laboratoire.
Lorsqu'il entra, B. Mascarot se chauffait à un bon feu de bois, assis dans un excellent fauteuil, le coude appuyé à son bureau.
Et quel bureau! Un monde. C'était bien là le meuble de l'homme que harcèlent mille préoccupations diverses.
Les cartons et les registres s'y entassaient en montagnes. La tablette était couverte de quantité de petits carrés de papier très fort qu'on appelle des fiches, portant un nom en grosses lettres et au-dessous des notes et des indications d'une écriture menue et presque illisible.
D'un geste paternel, M. Mascarot daigna indiquer à Paul un siège en face de lui, et c'est de la voix la plus encourageante qu'il dit:
– Causons.
Non, en vérité, on ne feint pas, on ne saurait feindre les patriarcales apparences de B. Mascarot.
Sa physionomie calme, reposée, miroir d'une conscience pure, est bien de celles qui font dire d'un homme: «J'aimerais à lui confier ma fortune.»
En l'examinant ainsi, Paul subissait l'ascendant de l'honnêteté, et il se sentait porté vers lui comme la faiblesse vers la force.
Il s'expliquait l'enthousiasme du père Tantaine et il bénissait le hasard qui l'instant d'avant, l'avait empêché de s'esquiver.
– Nous disons donc, reprit M. Mascarot, que vos ressources actuelles sont insuffisantes, nulles même, et que vous êtes décidé à tout entreprendre pour vous assurer une position. Je vous répète là les propres expressions de ce pauvre diable de Tantaine.
– Il a été, monsieur, le fidèle interprète de mes sentiments.
– Très bien. Seulement, avant de parler du présent et de songer à l'avenir, nous allons, si vous le voulez bien, nous occuper du passé.
Paul eut un tressaillement très léger, que le placeur remarqua pourtant, car il ajouta:
– Vous excuserez l'indiscrétion, mais elle est nécessaire. J'ai ma responsabilité à mettre à couvert. Tantaine dit que vous êtes un charmant jeune homme, honnête, bien élevé. En vous voyant, je suis convaincu qu'il ne se trompe pas. Mais il me faut plus que des présomptions. Vous devez comprendre qu'avant de me porter votre garant, avant de répondre de vous à des personnes tierces…
– C'est trop juste, monsieur, interrompit Paul, aussi suis-je prêt à vous répondre, je n'ai rien à cacher.
Un fin sourire, que le jeune homme ne surprit pas, vint effleurer les lèvres de l'honorable placeur, et d'un geste qui lui était familier, il rajusta ses lunettes sur son nez.
– Merci de vos bonnes dispositions, fit-il. Quant à me cacher quelque chose, eh! eh!.. ce n'est peut-être pas aussi aisé que vous le supposez.
Il prit sur un coin de son bureau un petit paquet de fiches, les fit glisser sous son pouce comme un jeu de cartes, et poursuivit:
– Vous vous nommez Marie-Paul Violaine?
Paul inclina la tête.
– Vous êtes né à Poitiers, rue des Vignes, le 5 janvier 1843; vous êtes, par conséquent, dans votre vingt-quatrième année.
– Oui, monsieur.
– Vous êtes un enfant naturel?
La seconde question avait un peu surpris Paul, celle-ci le stupéfia.
– C'est vrai, monsieur, répondit-il, sans essayer de cacher son étonnement. J'étais loin de supposer M. Tantaine si bien informé. Je reconnais que la cloison qui sépare nos chambres est plus mince encore que je ne croyais.
M. Mascarot ne sembla pas entendre l'épigramme adressée au vieux clerc d'huissier, il continuait à remuer ses carrés de papier et à les consulter.
Si Paul, moins naïf, se fût penché, il eut vu ses initiales P. V., en tête de chacune des fiches.
– Madame votre mère, reprit le digne placeur, a tenu, pendant les quinze dernières années de sa vie, un petit magasin de mercerie?
– En effet.
– Que peut rapporter un petit commerce comme celui-là, à Poitiers? Pas grand'chose, n'est-il pas vrai? Par bonheur, elle avait, en outre, pour l'aider à vivre et à vous élever, une pension annuelle de mille francs.
Cette fois, Paul bondit sur son fauteuil.
Ce secret, il était bien certain que le vieux locataire de l'hôtel du Pérou n'avait pu le surprendre.
– Monsieur, balbutia-t-il, absolument abasourdi; monsieur!.. qui a pu vous révéler un fait dont je n'ai parlé à personne depuis que je suis à Paris, une circonstance de ma vie que Rose elle-même ignore?
Le placeur haussa bonnement les épaules.
– Vous devez bien comprendre, répondit-il, qu'un homme de ma position est obligé à des moyens particuliers d'investigation. Eh! sans cela, ne serais-je pas trompé quotidiennement, et, par contre, exposé à tromper les autres!..
Il n'y avait pas une heure que Paul avait passé le seuil de l'agence, mais déjà il savait à quoi s'en tenir sur les «moyens particuliers.»
Il se rappelait l'ordre donné au sieur Beaumarchef.
– D'ailleurs, poursuivait le placeur, si je suis curieux par état, je suis discret aussi. Ne craignez donc pas de me répondre franchement. Comment cette rente parvenait-elle à votre mère?
– Tous les trois mois, par l'intermédiaire d'un notaire de Paris.
– Ah!.. Connaissez-vous la personne qui les servait?
– Aucunement.
Cependant Paul commençait à s'inquiéter de cet interrogatoire. Mille appréhensions vagues et inexpliquées tressaillaient en lui.
Il avait beau chercher, il ne voyait ni le but, ni la portée, ni l'utilité de toutes ces questions.
Puis l'explication qui lui avait été donnée ne lui paraissait pas claire. On a beau disposer de moyens puissants, ce n'est pas en une matinée qu'on recueille des notions précises à ce point sur la vie d'un homme.
Et, cependant, rien dans l'attitude du digne placeur ne justifiait les craintes du jeune homme.
Il semblait ne questionner ainsi que par habitude, avec l'insouciance de l'homme qui remplit les formalités de son état, sans conscience de son horrible indiscrétion.
Ce n'est qu'après un assez long silence qu'il reprit la parole:
– Je suis là que je réfléchis, dit-il, et je vois que, selon toute probabilité, c'est votre père qui servait cette rente.
– Non, monsieur, non.
– Qui vous l'a affirmé?
– Ma mère, monsieur, qui me l'a juré sur son salut, et c'était une sainte. Pauvre mère!.. je l'aimais et je la respectais trop pour lui parler de ces choses. Une fois, pourtant, poussé par je ne sais quelle misérable curiosité, j'ai osé la questionner, lui demander le nom de notre protecteur. Ses larmes m'ont cruellement fait sentir l'ignominie de ma conduite. Ce nom, je ne l'ai jamais su, mais je sais que mon père est mort avant ma naissance.
M. Mascarot ne voulut pas remarquer l'émotion de son jeune client.
– Comme cela, fit-il, la pension ne vous a pas été continuée après la mort de madame votre mère?
– Cette pension, monsieur, ne nous était plus servie depuis ma majorité. Ma mère à cet égard était prévenue. Il me semble que c'est hier qu'elle m'a appris cette nouvelle. Un soir, et comme c'était l'anniversaire de ma naissance, elle avait préparé un repas meilleur que de coutume. Car elle fêtait ma venue au monde, qu'elle eût dû maudire. Pauvre mère!.. «Paul, me dit-elle, lorsque tu es né, un ami généreux m'a promis qu'il m'aiderait à t'élever. Il a tenu sa parole, tu as vingt et un ans, nous ne devons plus rien espérer de lui. Te voici un homme, mon fils, tu ne dois plus compter, je ne dois plus compter que sur toi. Travaille, sois honnête, et si jamais un devoir te paraît pénible, souviens-toi que ta naissance t'impose double obligation!..»
Paul s'interrompit, l'émotion le gagnait, deux larmes chaudes roulèrent le long de ses joues.
– Dix-huit mois plus tard, reprit-il, ma mère mourait subitement, sans avoir eu le temps de se reconnaître… Désormais, j'étais seul au monde, sans famille, sans amis. Oh! oui, je suis bien seul. Je puis mourir, il n'y aura personne derrière mon corbillard. Je puis disparaître, nul ne s'inquiétera, car nul ne sait que j'existe.
La physionomie de M. Mascarot était devenue sérieuse.
– Eh bien! je crois que vous vous trompez, monsieur Violaine, je crois que vous avez un ami…