Kitabı oku: «Mariages d'aventure», sayfa 5
VI
Il y avait trois jours que, pour la dernière fois, à ce qu’il croyait, Pascal avait salué M. de Saint-Roch; il ne songeait plus guère à l’ambassadeur matrimonial, lorsqu’un soir, comme il rentrait, son domestique lui remit une lettre apportée dans la matinée.
Pascal brisa le cachet et lut:
«Monsieur et cher client,
«Je reçois à l’instant l’avis qu’une excellente occasion se présente pour vous de voir mademoiselle Gerbeau. Mon excellent ami le chevalier de Jeuflas ira ce soir vous prendre à neuf heures précises. Il se fera un plaisir de vous conduire à un bal où vous rencontrerez cette demoiselle.
«Je serais désolé que ma lettre ne vous parvînt pas à temps, peut-être ne trouverions-nous jamais de si tôt pareille occasion, la jeune personne sortant peu.
«Considérez-moi, je vous prie, monsieur et cher client, comme le plus dévoué de vos amis.
«J. – D. de Saint-Roch.»
– Diable! se dit Pascal, à neuf heures! Il est huit heures et demie passées, je n’ai que le temps de fuir si je veux éviter le personnage.
Mais, au même instant, le domestique annonça:
– Monsieur le chevalier de Jeuflas.
Le chevalier est un homme du meilleur monde, aimable, poli, distingué. Il serait difficile de lui assigner un âge, il doit avoir entre trente et soixante-cinq ans.
Ce qui se voit du premier coup d’œil, c’est qu’il a un excellent tailleur. Deux ou trois ordres, dont un marron clair, fleurissent à sa boutonnière. Il grasseye légèrement en parlant.
M. de Jeuflas n’eut aucunement l’air embarrassé de se présenter ainsi chez un étranger. Il salua gracieusement Pascal.
– Monsieur, dit-il, un de mes bons amis, qui a pour vous une estime singulière, m’a dit votre désir d’aller dans le monde. Je me tiendrai pour très honoré de présenter dans les quelques maisons où je suis reçu un homme aussi distingué que vous.
La pose, le geste, le ton, tout était parfait. Voilà ce que remarqua Pascal tout en se confondant en excuses. Il expliqua que, rentré depuis quelques minutes à peine, il n’avait été prévenu qu’à l’instant de la venue du chevalier. Dans le fait, bien que fort intrigué, il hésitait à suivre l’ami de M. de Saint-Roch.
– Je ne suis pas prêt, monsieur, ajouta-t-il, et je craindrais d’abuser de votre obligeance…
– Oh! qu’à cela ne tienne, répondit le chevalier, rien ne nous presse, et je puis fort bien vous attendre.
La curiosité triompha, et Pascal, après quelques façons, se décida à suivre M. de Jeuflas. Pour lui faire prendre patience pendant qu’il s’habillerait, il lui offrit des cigares; mais le chevalier refusa, bien qu’amateur, avoua-t-il, de bons cigares, parce qu’il ne fumait jamais lorsqu’il devait aller dans un salon où se trouveraient des femmes.
Tout en s’habillant, Pascal se disait:
– Où diable M. de Saint-Roch pêche-t-il de pareils compères? C’est qu’il est fort bien. Il n’y a plus que les gentilshommes et les coiffeurs, à craindre d’empester le tabac lorsqu’ils se présentent chez une femme; évidemment le chevalier est un gentilhomme. Allons, l’intrigue se complique.
Le chevalier avait sa voiture. Lorsqu’il y fut installé à côté de Pascal:
– Pour ce soir, dit-il, nous allons chez un ancien magistrat, fort de mes amis, qui donne deux ou trois soirées dansantes par hiver. C’est une bonne et agréable maison, où vous vous plairez, j’en suis sûr.
A la façon dont la maîtresse de la maison le reçut, lorsque M. de Jeuflas l’eut présenté comme un de ses meilleurs et de ses plus anciens amis, Pascal vit bien que le chevalier était effectivement très considéré, et plus aimé encore. A sa seule recommandation il dut cet accueil amical et gracieux qu’on réserve pour les hôtes aimés.
Quant à la maison, elle était vraiment ce qu’avait dit le compère de l’ambassadeur.
Pascal se sentit soulagé d’une assez grande inquiétude. Il n’avait pas craint une avanie, mais il redoutait fort d’être conduit dans un monde au moins équivoque.
La présentation terminée, M. de Jeuflas tira son très nouvel ami un peu à l’écart.
– Voyez donc là-bas, lui dit-il du ton le plus désintéressé, sur la banquette qui touche la fenêtre, cette jolie personne, au premier rang, la troisième après le rideau. Oui, là. N’est-ce pas, qu’elle est ravissante? C’est mademoiselle Antoinette Gerbeau. J’aime beaucoup son père; sa mère est le modèle achevé de toutes les vertus. Je suis un de leurs intimes.
Il s’éloigna sur ces mots, laissant son jeune ami, comme il disait, à ses réflexions.
Pascal aurait été bien difficile s’il n’avait été de l’avis du chevalier. Mademoiselle Gerbeau était une admirable jeune fille. D’épais cheveux bruns encadraient sa figure d’une expression charmante, et faisaient ressortir l’admirable blancheur de son teint; sa bouche était mutine et rieuse, ses grands yeux noirs pétillaient de malice et de gaîté. On valsait, à ce moment, et sans doute elle regrettait de rester à sa place. De temps à autre, elle se retournait vers sa mère, placée derrière elle, comme pour lui reprocher de l’avoir privée d’un grand plaisir.
– «M. de Saint-Roch ne m’avait pas trompé,» pensa Pascal. Mais à ce moment, en présence de cette jeune fille si belle, le souvenir de l’ambassadeur matrimonial le gênait; il eût voulu l’oublier et ne devoir qu’au hasard le plaisir d’admirer cette beauté si parfaite. – «Je vais toujours l’inviter à danser,» se dit-il; et tournant autour du salon, en longeant les banquettes pour éviter les valseurs, il arriva jusqu’à mademoiselle Gerbeau.
Elle était engagée pour tous les quadrilles, sauf pour le prochain. Personne n’avait eu l’idée de le lui demander, pensant qu’elle l’avait promis. Elle s’inquiétait même un peu de faire encore tapisserie pendant une contredanse, après n’avoir pas valsé. Aussi Pascal fut admirablement accueilli, non parce qu’il était homme d’esprit et beau cavalier, mais uniquement parce qu’il était le danseur désiré.
Pascal n’aimait pas la danse; il trouvait le quadrille moderne un divertissement fort ridicule, et pourtant celui qu’il dansa avec mademoiselle Gerbeau lui sembla trop court. Il aurait été, il est vrai, bien embarrassé de dire pourquoi. Sa conversation avec la jeune fille n’avait eu rien de bien attachant. Il avait, entre les figures, chuchoté quelques-uns de ces riens qui sont le hors-d’œuvre obligé de la contredanse, et que chaque danseur met dans la poche de son habit noir avec son foulard. Mademoiselle Gerbeau avait murmuré bien timidement quelques monosyllabes, et voilà tout.
Cependant, quand l’orchestre s’arrêta, essoufflé d’avoir couru après les ritournelles, découpées dans l’opéra en vogue ou dans quelque mélodie de Beaumann, il avait envie de crier: Encore!
Il lui fallait reconduire sa danseuse à sa place. Tout en prenant le plus long, pour avoir le plaisir de la sentir s’appuyer à son bras quelques minutes de plus, il la pria de lui accorder une mazurque, puisqu’elle avait promis tous les quadrilles.
– Je ne danse pas la mazurque, monsieur, dit-elle d’un petit air triste.
– Je vous en prie, mademoiselle, insista Pascal, permettez-moi de solliciter cette faveur en présence de madame votre mère; je suis sûr qu’elle ne me refusera pas.
Elle leva les yeux sur Pascal, et rougit de se voir devinée. Elle brûlait de la danser, cette mazurque séduisante, mais sa mère était inflexible. Bien bas, sans avoir grand espoir dans une démarche plusieurs fois renouvelée, elle répondit:
– Je le veux bien, monsieur.
Il est très-éloquent, au moins, cet intrigant de Pascal Divorne, mon ami; il le montra bien. Il emporta d’emblée le consentement de madame Gerbeau. Et ce n’était pas chose facile, car elle a des principes arrêtés, très arrêtés, et ne s’en départ pas volontiers. Jusqu’à ce jour elle avait juré, au su de tout le monde, que jamais, au grand jamais, sa fille ne se mêlerait à ces danses inconvenantes où un jeune homme a le droit d’enlacer de son bras la taille d’une jeune fille.
Oui, elle l’avait juré et crié sur les toits; c’était l’article premier de la charte maternelle octroyée le jour où, pour la première fois, elle avait conduit sa fille au bal. Tout le monde le savait bien. Aussi lorsqu’on vit mademoiselle Antoinette mazurker avec ce beau jeune homme que personne ne connaissait, on pensa qu’il y avait quelque chose, et que le danseur heureux était un futur mari.
Pascal, lui, fut héroïque; il dansa avec d’autres jeunes filles trois ou quatre quadrilles, espérant ainsi mériter une mazurque nouvelle. Mais lorsque, vers deux heures du matin, il chercha madame Gerbeau pour lui arracher un second consentement, elle avait disparu.
Son dépit fut vif. Il regretta de s’être donné tant de mouvement pour rien. Alors seulement il se souvint de son introducteur. Il eut quelque peine à le découvrir; enfin il l’aperçut dans le salon de jeu.
Le chevalier de Jeuflas était assis à une table d’écarté. Il gagnait. Ce n’était plus le même homme, sa froideur l’avait quitté, sa figure exprimait une joie passionnée, bien que contenue. Son regard s’était allumé et lançait des éclairs fauves comme l’or amassé devant lui.
– Voilà donc le secret! pensa Pascal, cet homme est un joueur. C’est par le jeu que M. de Saint-Roch le tient. Pauvre homme! quelle servitude!
En apercevant son protégé, le chevalier lui fit an signe amical. Attendez-moi, semblait-il lui dire. De ce moment, il ne fut plus à son jeu. Ses traits reprirent leur calme, son regard s’éteignit.
Dès qu’il put quitter la table d’écarté, il se leva et vint rejoindre Pascal.
– Eh bien! lui demanda-t-il, non sans une certaine anxiété, qui se lisait bien dans ses yeux.
– Vous me voyez ravi, répondit le jeune homme, enchanté, sous le charme. De ma vie je n’ai vu une aussi charmante jeune fille.
– N’est-ce pas? dit avec une satisfaction non moins visible que son anxiété le chevalier de Jeuflas. Eh bien, je l’aurais parié. Voulez-vous que je vous présente à son père, qui est, je vous l’ai dit, mon ami?
– Je le voudrais, mais je crois que ces dames sont parties.
Le chevalier tira sa montre.
– Trois heures bientôt. Il est trop tard en effet, ces dames se retirent toujours à deux heures. Madame Gerbeau est inflexible, excepté pour vous, cependant. Ah! il faut que vous lui plaisiez bien.
– Comment! cette mazurque…
– Si vous connaissiez cette mère, vous sauriez quelle immense faveur. Mais, dites-moi, êtes-vous libre, demain matin?
– Pourquoi cela?
– Je vous ferais déjeuner avec M. Gerbeau.
– Je suis libre comme l’air, répondit Pascal avec empressement.
– Eh bien! demain, ou plutôt aujourd’hui, à onze heures précises, promenez-vous dans le passage Jouffroy, je vous rencontrerai par hasard.
– J’y serai, comptez sur moi.
A onze heures trois minutes, Pascal en était à son second tour dans le passage Jouffroy, lorsqu’il vit venir de loin le chevalier de Jeuflas, donnant le bras à un homme d’une soixantaine d’années, à la figure prospère, à la physionomie bienveillante. C’était M. Gerbeau.
Le chevalier parut enchanté de rencontrer son jeune ami; il lui raconta qu’il était allé le matin même débaucher son vieil ami Gerbeau; bref, il finit par l’inviter à venir déjeuner avec eux. Ce que Pascal accepta avec un visible plaisir.
En route, bien qu’on n’eût pas loin à aller, M. de Jeuflas trouva le moyen de raconter, à l’oreille de M. Gerbeau, la biographie de Pascal. Si bien qu’en arrivant à la porte du restaurant, l’ancien fabricant savait qu’il allait déjeuner avec un jeune homme charmant, remarquable autant par sa conduite que par son talent, ancien élève de l’École polytechnique, appartenant à une famille honorable et riche, et orné d’une fortune personnelle de quatre cent mille francs.
Le chevalier dit tout cela entre deux bouffées de son cigare, car il fumait le matin.
Au moins son adresse ne fut pas perdue. Le dessert n’était pas servi, que déjà Pascal avait séduit le père d’Antoinette. Au café, la conquête était achevée.
M. Gerbeau, fabricant très habile, était un fort médiocre connaisseur en maisons. Or, depuis dix-huit mois, il se trouvait à la tête d’une assez mauvaise affaire. Saisi tout à coup de la passion de bâtir, passion qui a troublé la cervelle de tant de pauvres rentiers, il avait eu la fâcheuse idée de vendre des propriétés qu’il avait en Saintonge, pour acheter des terrains à Paris. Sur ces terrains, acquis de seconde main, et fort cher, il avait eu l’idée non moins malheureuse de faire bâtir.
Une maison en construction, pour qui n’est pas initié, est une véritable bouteille à l’encre: impossible de rien voir aux dépenses. Voilà où en était M. Gerbeau. Il comprenait instinctivement qu’on le pillait, mais qui? mais comment? Il était sérieusement inquiet, parce qu’il savait vaguement qu’il en est de la spéculation comme de l’engrenage d’une machine: qu’on laisse s’engager un doigt sous la roue, il faut bientôt couper le bras, si on ne veut pas que le corps suive le doigt. Dans la spéculation, un billet de banque attire l’autre, une fortune est vite à sa fin.
M. Gerbeau conta sa mésaventure à Pascal, et Pascal lui promit de le tirer de là, en faisant la part au feu, s’il le fallait absolument, mais en la faisant aussi petite que possible.
Il tint parole, et après huit jours de courses, de démarches, de calculs du jeune ingénieur, le fabricant put voir clair dans son affaire. Cette petite expérience lui coûtait soixante mille francs net. Il entrevit non sans frémir la profondeur du gouffre où il avait failli être précipité. Il comprit que sans Pascal il était peut-être ruiné: sa reconnaissance fut grande.
Toutes ces démarches, on le comprend, ces arrangements à prendre, amenèrent souvent Pascal chez M. Gerbeau pendant les jours qui suivirent leur première rencontre. Il y fut invité à dîner à plusieurs reprises. Ainsi, il eut de fréquentes occasions de voir mademoiselle Antoinette, et loin de revenir sur sa première impression, il ne fit que subir davantage le charme. Il trouvait dans cette famille un parfum d’honnêteté, de bonheur, d’aisance, qui lui rappelait le doux souvenir de sa famille. En madame Gerbeau, cette mère si digne sans raideur, si tendre sans faiblesse, il croyait revoir sa mère. Enfin, il le sentait, il le comprenait, il aimait Antoinette.
C’est alors que Pascal eût souhaité voir l’ambassadeur matrimonial descendre au tombeau avec tous ses secrets, titres, actes et registres écrits en caractères hiéroglyphiques. L’ombre de l’onctueux et paternel M. de Saint-Roch le poursuivait plus terrible et plus fardée que celle de Jézabel. Il n’osait le maudire, car enfin c’était à lui qu’il devait de connaître celle qu’il aimait, mais comme il l’aurait anéanti de bon cœur!
Puis il se rappelait sa signature au bas d’un traité, en caractères très lisibles. Il l’avait devant les yeux, ce traité, écrit en caractères de feu; il lui semblait avoir signé un pacte diabolique.
Et ce terrible chevalier de Jeuflas, autre démon, autre remords! Celui-là semblait peut-être plus effrayant à Pascal, car le négociateur sort peu de son laboratoire, et ce chevalier, il devait le rencontrer à chaque pas, c’était un ami de la famille dans laquelle il voulait entrer. N’assisterait-il pas au mariage? Alors sans doute un sourire satanique viendrait errer sur ses lèvres!
Oh! comme Pascal aurait volontiers donné la moitié de ce qu’il possédait pour connaître Antoinette sans avoir jamais connu les deux complices du pacte.
Et personne à qui conter ses peines, pas un ami à consulter! Pour rien au monde Pascal n’eût voulu que son meilleur ami, que Lorilleux sût ce qui se passait. Il tremblait à cette seule idée qu’un jour, peut-être, quelqu’un viendrait à savoir qu’il s’était marié par l’entremise de M. de Saint-Roch.
Cependant il fallait se décider à quelque chose. Pascal avoua à M. Gerbeau qu’il aimait sa fille. Le fabricant fut ravi de cet aveu; seulement il demanda quelques jours pour consulter sa femme et sa fille.
La réponse fut favorable: trois jours après sa demande, Pascal était admis à faire sa cour – officiellement.
Mais à qui devait-il cette décision si prompte, qui comblait ses vœux les plus chers?
Au chevalier de Jeuflas, qui avait évité du temps perdu à courir aux renseignements, et avait répondu sur sa tête de son jeune ami; au chevalier de Jeuflas qui, pendant tout un après-midi, enfermé avec madame Gerbeau, avait chanté les louanges de son protégé: il était descendu aux moindres de ces détails, si précieux pour une mère inquiète du bonheur de sa fille; il avait dit jour par jour la vie du jeune ingénieur; au chevalier de Jeuflas enfin, qui avait parlé de la famille de Pascal comme s’il la connaissait depuis vingt ans, et avait tracé de M. et de madame Divorne le portrait le plus flatteur et le plus ressemblant.
Le chevalier n’avait certes rien dit que de très vrai. Mais devoir son bonheur à un pareil homme! être son complice! – car enfin il mentait en réalité, puisqu’il avançait des choses dont il n’était pas sûr, des faits qu’il ignorait, – quel supplice et quelle honte!
Pascal ne savait pas au juste s’il était furieux ou au comble de la joie.
VII
Depuis quinze jours, Pascal, autrefois si casanier, n’habitait plus chez lui. Ses amis venaient et ne le trouvaient pas.
Le domestique avait tous les jours la même réponse à la bouche:
– Monsieur est sorti, il a dit qu’il ne rentrerait pas de la soirée.
Jean Lantier cherchait en vain son associé pour une affaire qui ne souffrait, disait-il, aucun retard: pas d’associé.
Lorilleux se perdait en conjectures et se mourait d’inquiétude.
Cela ne pouvait durer, et un soir la même préoccupation réunit l’entrepreneur et le médecin. Tous deux, à dix heures du soir, attendaient Pascal dans son cabinet.
Jean Lantier, pressé par sa femme, voulait parler d’une de ses filles.
Lorilleux était décidé à inviter son ami à venir dîner en famille, le surlendemain, comptant lui présenter sa sœur.
A onze heures, Pascal rentra radieux. Il avait passé la soirée près de mademoiselle Antoinette, elle n’avait pas répondu: Non, à une question qu’il avait osé lui adresser tout bas.
Pascal rentrait avec la résolution bien arrêtée d’écrire à sa famille pour solliciter l’autorisation nécessaire, et d’annoncer hautement son mariage. C’était bien le meilleur moyen de détourner les soupçons, si quelqu’un pouvait en avoir. Ainsi il laissait M. de Saint-Roch et le chevalier de Jeuflas dans la coulisse dont ils ne devaient pas sortir. Les constructions de M. Gerbeau expliquaient parfaitement l’introduction de Pascal dans cette famille: les relations d’affaires sont souvent le prélude d’une bonne et sincère amitié.
– Ce n’est pas malheureux! s’écria Lorilleux, dès que le jeune ingénieur parut, voici deux heures que nous t’attendons. Te voir devient furieusement difficile. Mais tu es superbe! chez quel prince souverain as-tu dîné? Je ne te savais pas si beau.
Depuis sa première entrevue avec mademoiselle Gerbeau, Pascal en effet tournait au dandy.
– Il faut bien corriger un peu la feuille de figuier, répondit-il gaîment; quand on veut faire des conquêtes, on doit autant que possible revêtir l’armure du conquérant. Donc, tu es satisfait de mon armure?
– Conquêtes! conquérant, balbutia Lorilleux.
– Certainement. Ne vas-tu pas te fâcher de ce que j’ai adopté les idées dont tu me rebats les oreilles depuis un temps infini? Mais, à propos, depuis deux semaines que je t’ai à peine entrevu, as-tu découvert enfin ta jeune fille idéale?
Le médecin eut le pressentiment d’un horrible malheur.
– Non, pas encore, répondit-il; trouver une femme comme je la veux n’est pas facile.
– Je crois bien, dit Jean Lantier, mettre la main sur l’anguille dans le sac de vipères.
– Vous êtes aussi trop exigeants, reprit Pascal. Et, ma foi! comme je ne poursuis pas une chimère, j’ai trouvé. J’espère bien avoir pris l’anguille, comme dit Jean Lantier. Bref, mes amis, vous qui êtes mes meilleurs amis, vous saurez les premiers la grande nouvelle: Je me marie, c’est décidé.
Ce fut comme un coup de massue pour les deux amis du jeune ingénieur.
Lantier s’affaissa lourdement sur un fauteuil. Lorilleux demeura pétrifié, plus immobile que la femme de Loth après la métamorphose, plus pâle que sa cravate blanche de docteur. Pascal les regardait avec stupéfaction.
– Eh! mais, dit-il, la nouvelle de mon mariage ne paraît pas vous causer une joie folle. Je pensais que vous partageriez mon bonheur, je m’attendais à des félicitations…
– Ce n’est donc pas une plaisanterie? demanda Lantier.
– Une plaisanterie! J’espère bien qu’avant trois semaines nous célébrerons la noce, et je compte que vous en serez, Lantier, mon vieil ami. Et nous allons nous occuper de me bâtir une jolie petite maison, où nous pendrons la crémaillère avant l’hiver prochain.
– Je ferai tout ce qu’il vous plaira, dit l’entrepreneur avec un soupir. J’étais venu, ajouta-t-il, pour vous parler d’une affaire que j’ai, c’est-à-dire que j’avais en vue; mais comme rien ne presse, ce sera pour une autre fois. Il se fait tard aujourd’hui, et l’instant ne me paraît pas bien choisi.
En saluant Lorilleux qui ne le voyait pas, il serra la main de Pascal et sortit. On put entendre son pas lourd dans l’escalier que, deux heures auparavant, il avait monté leste et joyeux.
En même temps que Lantier sortait, Pascal passa dans une autre pièce, laissant Lorilleux seul dans son cabinet.
Alors seulement le médecin sortit de son immobilité. Mais ce fut pour se livrer à un de ces accès de rage froide que connaissent seuls les gens de cette trempe.
La bile, et non le sang, lui montait à la tête à flots pressés, lui serrait la gorge à l’étouffer, et l’aveuglait. D’un mot, Pascal venait de renverser le laborieux édifice de sa vie, il était enseveli sous les décombres.
Tout est perdu, plus d’espérance! Voilà les mots qui bourdonnaient à son oreille, et sa fureur redoublait. Il se sentait capable des plus grands crimes. Comme il haïssait cet homme qu’hier encore il nommait son ami! Et en quelques minutes sa haine avait pris d’effroyables proportions.
– L’infâme, disait-il d’une voix sourde, les dents serrées, le misérable, trahir ainsi notre amitié… Oh! il me paiera cher les horribles souffrances qu’il me donne. Le bonheur de sa vie ne suffira pas à me payer de tels moments.
Et il marchait çà et là, dans le cabinet, avec l’agitation fiévreuse d’un fou, l’œil hagard, plus effrayant que le tigre qui tourne autour de sa loge. Ses doigts crispés heurtaient les murailles. Avec quel bonheur il aurait poignardé Pascal! Mais il cherchait, il voulait une vengeance plus raffinée.
Mais c’était déjà plus que n’en pouvait supporter le médecin. Cet accès furieux ne dura qu’une minute; il fut obligé de s’asseoir. Sa colère n’avait pas diminué, il était homme à l’entretenir pendant des années, mais peu à peu il recouvrait son sang-froid.
Sa figure contractée reprenait son masque habituel. Il réfléchissait, tout en froissant machinalement quelques papiers placés devant lui sur une table.
Tout à coup un nom au bas d’une lettre lui sauta aux yeux, un nom qui lui révélait l’énigme de la conduite de Pascal. – «Une lettre de M. de Saint-Roch,» se dit-il; et il lut ce billet qu’avait écrit l’ambassadeur matrimonial pour annoncer à son client la venue d’un de ses amis.
La date de cette lettre, qui concordait si bien avec la disparition de Pascal, valait pour Lorilleux les plus longues et les plus complètes explications.
– Plus de doute, pensa-t-il, c’est cette demoiselle Gerbeau qu’il épouse! S’il me faut une assurance encore pour me prouver que je ne me trompe pas, Pascal lui-même va me la donner tout à l’heure. Se marier par l’intermédiaire d’un M. de Saint-Roch! c’est horrible. Mais tout n’est pas perdu encore, murmura-t-il après un moment de réflexion. Je puis parer ce coup terrible et imprévu.
Et obéissant à une inspiration soudaine, qui illumina d’un rayon de joie sa pâle figure, il prit une plume et se prépara à écrire.
A ce moment la voix de Pascal retentit dans la pièce à côté.
– Eh bien! docteur, tu ne viens pas te chauffer? Il fait un froid de loup dans mon cabinet, nous serons ici beaucoup mieux pour causer. Apporte donc la boîte aux cigares.
– Je suis à toi, cria le médecin; laisse-moi achever une lettre…
Lorilleux écrivit en effet, non pas une lettre, mais deux. Voici la première:
«Cher monsieur Divorne,
«Si vous voulez éviter un irréparable malheur, accourez sans perdre une minute. Votre fils est tombé entre les mains d’un brocanteur de mariages que vous connaissez peut-être de nom, M. de Saint-Roch. Cet homme va le faire entrer dans une de ces familles que fuient tous les honnêtes gens, il va lui faire épouser une de ces jeunes filles qui ne trouvent pas de maris. Pascal est amoureux et aveugle. Il s’est caché et se cache de ses meilleurs amis. Leurs représentations seraient d’ailleurs inutiles, vous savez l’entêtement de votre fils. Seul vous pouvez sauver de la honte et du désespoir ce malheureux jeune homme.
«Un de vos amis.»
«P.S. Peut-être sera-t-il convenable de ne pas montrer cette lettre à Pascal. Venez, venez vite.»
La seconde lettre, destinée à M. Gerbeau, était ainsi conçue:
«Cher ami,
«Reçois mes compliments sincères: tu es un bon père et un gaillard sans préjugés. Tu maries ta fille à un homme qui t’a été présenté par M. de Saint-Roch, l’habile agent matrimonial. Antoinette sera bien heureuse! Tu dois être fier d’avoir pour gendre un homme enrichi par des spéculations véreuses, – si toutefois il est riche, ce dont je doute. Tu seras plus glorieux encore quand tu sauras pourquoi M. Pascal Divorne a été honteusement chassé de l’École des ponts et chaussées. Adresse-toi à lui pour le savoir. Allons, bonhomme, prépare les écus de la dot.
«Comme tu pourrais ne pas me croire, je t’envoie des pièces justificatives, un autographe de l’illustre Saint-Roch.
«Ton meilleur camarade te félicite. A quand la noce?»
Dans cette seconde missive, Lorilleux renferma soigneusement le billet de M. de Saint-Roch. Puis il plia les deux lettres anonymes, mit l’adresse à la première, et rejoignit Pascal pour savoir de lui où il fallait adresser la seconde. Le médecin était tout heureux, comme un homme qui vient de voir se briser en éclats, à deux pas de lui, une tuile qui semblait devoir lui tomber inévitablement sur la tête.
– Eh bien! demanda-t-il à Pascal, maintenant que nous voici seuls, vas-tu au moins me raconter le roman de tes amours, affreux cachottier?
Le jeune ingénieur ne demandait pas mieux. Quelle excellente occasion pour parler d’Antoinette! Il ne s’en fit pas faute, et fut prolixe comme un amoureux. Mais il eut bien soin d’omettre les noms de l’ambassadeur et du chevalier son compère. Il dit qu’une personne de ses connaissances lui avait adressé l’ancien fabricant qui avait besoin d’un architecte; il avait eu le bonheur de sauver la fortune de ce brave homme, et leur intimité datait de ce service. Il avait vu la jeune fille, il l’avait demandée, on la lui avait accordée, c’était tout.
– Tu as oublié, dit le médecin, le nom de cet estimable fabricant?
– Il s’appelle Gerbeau.
– Je ne m’étais pas trompé, pensa Lorilleux. Et où demeure, ajouta-t-il tout haut, l’heureux père de cette fille charmante?
– Rue Pavée, au numéro 5, répondit Pascal sans défiance.
– Quoi! tu te maries au Marais! Oh! fi, le bourgeois!
– Mon cher, le Marais est, après le faubourg Saint-Germain, le quartier des héritières; ne t’y trompe pas. C’est aussi un des rares recoins de Paris où l’on trouve encore des maisons habitables, avec de vrais appartements, et des escaliers où l’on peut passer deux de front.
– Allons, tu es un heureux mortel, fit le médecin. Mais, étourdi que je suis, j’ai oublié quelque chose dans l’épître que je viens de griffonner.
Et passant dans le cabinet de Pascal, il écrivit, en déguisant son écriture, comme il l’avait déjà déguisée, sur l’adresse de la seconde lettre anonyme:
A monsieur
Monsieur GERBEAU, ancien négociant,
5, rue Pavée, au Marais
PARIS
– Adieu, dit-il à Pascal quand il eut fini, je te laisse en tête à tête avec le souvenir de la belle Antoinette. Je vais mettre ma lettre à la poste et rentrer chez moi. Je tâcherai de rêver que j’ai trouvé une Antoinette, moi aussi.
Certes, Lorilleux n’avait aucun remords de l’infâme trahison dont il se rendait coupable. A ses yeux, la conduite de Pascal, le dommage qu’il lui causait, auraient excusé bien d’autres perfidies. Mais le coup qui l’avait frappé était trop récent pour qu’il n’en eût pas gardé quelques traces. Il avait beau être maître de soi, sa figure, si pâle d’ordinaire, semblait livide. Ses efforts pour se contraindre faisaient perler le long de ses tempes des gouttelettes de sueur. Sa main tremblait encore en serrant la main loyale de son ami.
– Tu as quelque chose d’extraordinaire ce soir, dit Pascal en le regardant fixement. As-tu éprouvé quelque vive contrariété? serais-tu malade?
– Je n’ai rien, en vérité, répondit Lorilleux sans rougir, jamais je ne me suis mieux porté.
Puis il sortit rapidement. Il sentait le besoin d’être seul. Les deux lettres qu’il avait dans sa poche le brûlaient. Arrivé devant le bureau de poste, il réfléchit:
– Si je mets à la poste ce soir, se dit-il, la lettre de M. Gerbeau, il fermera sa porte à Pascal très probablement; mais très probablement aussi Pascal trouvera le moyen d’avoir une explication, et il est possible qu’il s’ensuive une réconciliation. Si, au contraire, je laisse à M. Divorne le temps d’arriver, la colère des deux pères brouillera si bien les cartes que le mariage sera rompu à tout jamais. Il faut à M. Divorne quatre jours pour recevoir la lettre et accourir, c’est donc dans quatre jours seulement que je lancerai mon brûlot chez M. Gerbeau.
Et Lorilleux alla se coucher, content comme Titus lorsqu’il n’avait pas perdu sa journée.