Kitabı oku: «Monsieur Lecoq», sayfa 11
Goguet le greffier écrivait et admirait.
– Voilà, pensait-il, un gaillard qui a le fil, et qui n’aura pas besoin de la langue d’un avocat devant le jury.
– Enfin, continua l’homme, qu’y a-t-il contre moi ?… Un nom, Lacheneur, balbutié par un mourant, des empreintes sur la neige fondante, la déclaration d’un cocher, un soupçon vague au sujet d’un ivrogne. C’est tout ?… ce n’est guère.
– Assez ! interrompit M. Segmuller. Votre assurance est grande, maintenant, mais votre trouble tout à l’heure, était plus grand encore. Quelle en était la cause ?…
– La cause !… s’écria le meurtrier avec une sorte de rage, la cause ? Vous ne voyez donc pas, monsieur, que vous me torturez effroyablement, sans pitié, moi, innocent, qui vous dispute ma vie. Depuis tant d’heures que vous me tournez et me retournez, je suis comme sur la bascule de la guillotine, et à chaque mot que je prononce, je me demande si c’est celui-là qui va faire partir le ressort. Mon trouble vous surprend, quand j’ai senti vingt fois le froid du couteau sur mon cou ! Tenez … je n’oserais pas souhaiter un tel supplice à mon plus cruel ennemi.
Il devait en effet souffrir atrocement, et on le voyait parce qu’il est de ces phénomènes physiques qui échappent à la plus robuste volonté. Ainsi, ses cheveux étaient trempés de sueur, et de grosses gouttes qu’il essuyait avec sa manche, roulaient par moments le long de son visage pâli.
– Je ne suis pas votre ennemi, dit doucement M. Segmuller, qui avait pris le mot pour lui. Un juge d’instruction n’est ni l’ami ni l’ennemi d’un prévenu, il n’est que l’ami de la vérité et des lois. Je ne cherche ni un innocent ni un coupable, je veux trouver ce qui est. Il faut que je sache qui vous êtes … et je le saurai.
– Eh !… je me tue à le dire : je suis Mai !
– Non.
– Qui donc serais-je alors ?… Un grand personnage déguisé ?… Ah ! je le voudrais bien. J’aurais de bons papiers, en ce cas, je vous les montrerais et vous me lâcheriez … car vous le savez bien, mon bon monsieur, je suis innocent comme vous….
Le juge avait quitté son bureau, et était venu s’adosser à la cheminée, à deux pas du prévenu.
– N’insistez pas, dit-il.
Et aussitôt, changeant de ton et de manières, il ajouta, avec l’urbanité parfaite d’un homme du monde s’adressant à un de ses pairs :
– Faites-moi l’honneur, monsieur, de me croire assez de perspicacité pour avoir su démêler, sous le rôle difficile que vous jouez avec une désolante perfection, un homme supérieur, un homme doué des plus rares facultés…
Lecoq vit bien que ce brusque changement déroutait le meurtrier.
Il essaya de rire : le rire expira dans sa gorge, lugubre comme un sanglot, et deux larmes jaillirent de ses yeux.
– Je ne vous torturerai pas davantage, monsieur, continua le juge. Avec vous, d’ailleurs, sur le terrain des questions subtiles, je serais battu, je l’avoue en toute modestie. Quand je reviendrai à la charge, c’est que j’aurai en mains assez de preuves pour vous en écraser….
Il se recueillit ; puis, lentement et en appuyant sur chaque mot, il ajouta :
– Seulement, n’attendez plus alors de moi les égards que je vous accorderais si volontiers en ce moment. La justice est humaine, monsieur, c’est-à-dire indulgente pour certains crimes. Elle a mesuré la profondeur des abîmes où peut rouler l’honnête homme que la passion égare. Tous les ménagements qui ne seraient pas contre mes devoirs, je vous les promets … Parlez, monsieur … Dois-je faire sortir l’agent de police que voici ? Voulez-vous que je charge mon greffier de quelque commission ?…
Il se tut.
Il attendait l’effet de ce dernier, de ce suprême effort.
Le meurtrier dardait sur lui un de ces regards qui s’efforcent de pénétrer jusqu’au fond de l’âme. Ses lèvres remuèrent ; on put croire qu’il allait parler … Mais non. Il croisa ses bras sur sa poitrine et murmura :
– Vous êtes bien honnête, monsieur ; malheureusement, je ne suis que le pauvre diable que je vous ait dit : Mai, artiste, pour parler au public et « tourner le compliment…. »
– Qu’il soit donc fait selon votre volonté, prononça tristement le juge. M. le greffier va vous donner lecture de votre interrogatoire… écoutez.
Goguet aussitôt se mit à lire. Le prévenu écouta sans observations, mais à la fin, il refusa de signer, redoutant, déclara-t-il, « quelque traîtrise du grimoire. »
L’instant d’après, les gardes de Paris qui l’avaient amené, l’entraînaient….
Chapitre 22
Le prévenu sorti, M. Segmuller se laissa tomber sur son fauteuil, épuisé, écrasé, anéanti, comme il arrive après d’exorbitants efforts dépensés en pure perte.
À l’éréthisme immodéré de toutes les facultés de son esprit et de son âme, une invincible prostration succédait.
C’est à peine s’il lui restait la force de tamponner avec son mouchoir trempé dans de l’eau fraîche, son front brûlant et ses yeux qui lui cuisaient.
Cette effroyable séance d’instruction n’avait pas duré moins de sept heures.
Le riant greffier qui, lui, pendant tout ce temps, était resté assis à sa table, écrivant, se leva, très heureux de se dégourdir les jambes et de faire claquer ses doigts, las de tenir la plume.
Il ne s’était pourtant pas ennuyé. Les drames, que depuis tant d’années il voyait se dérouler, n’avaient jamais cessé de lui offrir un intérêt quasi théâtral, émoustillé par l’incertitude du dénouement et la conscience d’une petite part de collaboration.
– Quel gredin !… s’écria-t-il, après avoir attendu vainement un mot du juge ou de l’agent de la sûreté ; quel scélérat !…
D’ordinaire, M. Segmuller accordait une certaine confiance à la vieille expérience de Goguet. Il lui était même arrivé de le consulter, un peu sans doute comme Molière consultait sa servante.
Mais cette fois, il ne pouvait accepter son opinion.
– Non, dit-il, d’un ton pensif, non, cet homme n’est pas un coquin. Quand je lui ai parlé si doucement, il a été réellement ému, il a pleuré. Il a hésité, je le jurerais, à me tout confier…
– Ah !… il est fort, approuva Lecoq, prodigieusement fort !…
L’éloge du jeune policier était sincère. Loin d’en vouloir à ce prévenu qui avait trompé ses calculs et qui même l’avait injurié, il l’admirait pour son habileté et son audace.
Il s’apprêtait à le combattre à outrance, il espérait le vaincre… N’importe ! il éprouvait pour lui cette secrète sympathie qu’inspire l’adversaire qu’on sent digne de soi.
– Quelle organisation, poursuivait Lecoq, quel sang-froid, quelle hardiesse !… Ah !… il n’y a pas à dire non, son système de dénégation absolue est un chef-d’œuvre ; il est complet, tout s’y tient. Et comme il a soutenu ce personnage impossible de pitre !… Oui, il y a eu des instants où je me suis tenu à quatre pour ne pas applaudir. Que seraient près de lui les comédiens vantés ?… Les plus grands acteurs, pour donner l’illusion, ont besoin de l’optique de la scène … Lui, à deux pas de moi, surprenait ma raison.
Peu à peu, le juge d’instruction se remettait.
– Savez-vous, monsieur l’agent, dit-il, ce que prouvent vos justes réflexions ?
– J’écoute, monsieur.
– Eh bien, voici ma conclusion : Ou cet homme est véritablement Mai, « pour tourner le compliment, » comme il dit, ou il appartient aux plus hautes sphères sociales. Pas de milieu. Ce n’est qu’aux derniers échelons, ou aux premiers de la société, qu’on rencontre la sombre énergie dont il a fait preuve, ce mépris de la vie, tant de présence d’esprit et de résolution. Un vulgaire bourgeois attiré à la Poivrière par quelque passion inavouable, eût tout avoué il y a longtemps, et réclamé la faveur de la pistole…
– Mais, monsieur, ce prévenu n’est pas le pitre Mai, dit le jeune policier.
– Non certes, répondit M. Segmuller ; c’est donc à vous à voir en quel sens doivent être dirigées les investigations.
Il sourit amicalement, et de sa meilleure voix ajouta :
– Était-il bien besoin de vous dire cela, monsieur Lecoq ?… Non, car à vous revient l’honneur d’avoir pénétré la fraude. Pour moi, je le confesse, si je n’eusse été averti, je serais en ce moment la dupe de ce grand artiste.
Le jeune policier s’inclina, le vermillon de la modestie sur les joues ; mais la vanité heureuse éclatait dans ses yeux plus brillants que des escarboucles.
Quelle différence entre ce juge expansif et bienveillant et l’autre, si taciturne et si hautain !
Celui-ci, au moins, le comprenait, l’appréciait, l’encourageait, et c’est avec des présomptions communes et une égale ardeur qu’ils allaient s’élancer à la découverte de la vérité.
S’il n’eût fallu que remuer le petit doigt, ce doigt qui tue les mandarins, pour guérir subitement la jambe cassée de M. d’Escorval, Lecoq eût peut-être hésité.
Ainsi pensait le jeune agent…
Mais il songea aussi que sa satisfaction était un peu bien prématurée, et que le succès était encore des plus problématiques.
Le souvenir de la peau de l’ours vendue trop tôt lui rendit tout son sang-froid.
– Monsieur, reprit-il d’un ton calme, il m’est venu une idée.
– Voyons ?…
– La veuve Chupin, vous vous le rappelez sans doute, nous a parlé de son fils, un certain Polyte….
– Oui, en effet.
– Ce garçon, un détestable garnement, a obtenu de rester au Dépôt jusqu’à son jugement. Pourquoi ne l’interrogerait-on pas ? Il doit connaître tous les habitués de la Poivrière, et nous donnerait peut-être sur Gustave, sur Lacheneur et sur le meurtrier lui-même des renseignements précieux. Comme il n’est pas au secret, il a probablement appris l’arrestation de sa mère, mais il me paraît impossible qu’il se doute des perplexités de la justice.
– Ah !… vous avez cent fois raison !… s’écria le juge. Comment n’ai-je pas songé à cela ! Demain, dès le matin, j’interrogerai cet individu, que sa situation d’inculpé rendra plus maniable qu’un autre. Je veux aussi questionner sa femme…
Il se retourna vers son greffier et ajouta :
– Vite, Goguet, préparez une citation au nom de la femme Hippolyte Chupin, et remplissez une ordonnance d’extraction.
Mais la nuit était venue, on n’y voyait plus assez pour écrire ; le greffier sonna et demanda de la lumière.
L’huissier qui avait apporté les lampes se retirait, quand on frappa à la porte. Il ouvrit et le directeur du Dépôt fit son entrée, son chapeau à la main.
Depuis vingt-quatre heures, ce digne fonctionnaire était fort préoccupé de ce locataire mystérieux qu’il avait logé au numéro 3 des secrets, et il venait aux informations.
– Je viens vous demander, monsieur, dit-il au juge, si je dois continuer à maintenir séquestré le prévenu Mai ?
– Oui, monsieur.
– C’est que je redoute sa fureur, et que d’un autre côté, il me répugne de lui remettre la camisole de force.
– Laissez-le libre dans sa cellule, dit M. Segmuller, recommandez qu’on le traite doucement, et contentez-vous de faire exercer sur lui une incessante surveillance.
Aux termes de l’article 613, quoique la police des prisons soit confiée à l’autorité administrative, le juge y peut faire exécuter tout ce qu’il croit utile à l’instruction.
Le directeur s’inclina donc, puis il ajouta :
– Vous avez sans doute, monsieur, réussi à constater l’identité du prévenu ?
– Non, malheureusement.
Le directeur secoua la tête d’un air sagace.
– En ce cas, fit-il, mes conjectures étaient justes. Il me paraît surabondamment démontré que cet homme est un malfaiteur de la pire catégorie, un récidiviste, très certainement, qui a le plus puissant intérêt à dissimuler son individualité. Vous verrez, monsieur, que nous avons affaire à quelque forçat à vie, revenu de Cayenne sans congé.
– Peut-être vous trompez-vous…
– Hum !… j’en serais surpris. Je dois avouer que mon sentiment est celui de M. Gévrol, le plus expérimenté et le plus habile des inspecteurs de sûreté. Après cela, il arrive parfois que des agents jeunes et trop zélés se montent la tête, et courent après les chimères de leur imagination.
Lecoq, tout rouge de colère, allait sans doute répliquer vertement lorsque M. Segmuller, d’un geste, lui imposa silence.
Ce fut le juge qui répondit en souriant :
– Ma foi !… cher monsieur, plus j’étudie cette affaire, plus je tiens pour le système de l’agent trop zélé. Après cela, je ne suis pas infaillible, et je compte bien sur vos services…
– Oh !… j’ai mes moyens de vérification, interrompit l’entêté directeur, et j’espère bien qu’avant vingt-quatre heures notre homme aura été positivement reconnu, soit par les agents du service de la sûreté, soit par les détenus à qui on le montrera.
Il se retira sur cette promesse, et Lecoq se dressa furieux.
– Voyez-vous, ce Gévrol, monsieur le juge, s’écria-t-il, déjà il dit du mal de moi, il est jaloux….
– Eh bien !… que vous importe ! Si vous réussissez, vous êtes vengé…. Si vous échouez, je suis là.
Et aussitôt, comme l’heure avançait, M. Segmuller remit au jeune policier les pièces de conviction qu’il avait recueillies et qui devaient aider les investigations : la boucle d’oreille d’abord, dont il était indispensable de rechercher l’origine, puis la lettre signée Lacheneur, trouvée dans la poche de Gustave, le faux soldat.
Il lui donna divers ordres encore, et après lui avoir recommandé l’exactitude pour le lendemain, il le congédia par ces mots :
– Allez… et bonne chance.
Chapitre 23
Longue, étroite, basse de plafond, percée de quantité de petites portes numérotées, comme le corridor d’un hôtel garni, meublée d’un bout à l’autre d’un grossier banc de chêne noirci par l’usage, telle est la galerie des juges d’instruction.
Dans le jour, peuplée de ses hôtes habituels, prévenus, témoins et gardes de Paris, elle est d’une tristesse navrante.
Elle est sinistre, quand elle est déserte, la nuit venue, à peine éclairée par la lampe fumeuse de l’huissier de semaine attendant quelque juge attardé.
Si peu impressionnable que fut Lecoq, il eut le cœur serré en suivant cet interminable couloir, et il se hâta de gagner l’escalier pour échapper à l’écho de ses pas, lugubres dans ce silence.
À l’étage inférieur, une fenêtre était restée ouverte, il s’y pencha pour reconnaître l’état du temps au dehors.
La température s’était singulièrement adoucie. Plus de neige, les pavés étaient presque secs. C’est à peine si un léger brouillard, illuminé des lueurs rouges du gaz, se balançait comme un velum de pourpre au-dessus de Paris.
En bas, la rue était à l’apogée de son animation : les voitures circulaient plus rapides, les trottoirs devenaient trop étroits pour la foule bruyante qui, la journée finie, courait à ses plaisirs.
Ce spectacle arracha un soupir au jeune policier.
– Et c’est dans cette ville immense, murmura-t-il, au milieu de tout ce monde, que je prétends retrouver les traces d’un inconnu !… Est-ce possible ?…
Mais cette défaillance ne dura pas.
– Oui, c’est possible, lui criait une voix au-dedans de lui-même ; d’ailleurs, il le faut, c’est l’avenir ! Ce qu’on veut, on le peut.
Dix secondes après, il était dans la rue, plus que jamais enflammé de courage et d’espoir.
L’homme, malheureusement, n’a pour servir des désirs sans limites, que des organes fort bornés. Le jeune policier n’eut pas fait vingt pas qu’il reconnut que ses forces physiques trahissaient sa volonté : ses jambes fléchissaient, la tête lui tournait. La nature reprenait ses droits : depuis deux jours et deux nuits, il n’avait pas reposé une minute, et il n’avait rien pris de la journée.
– Vais-je donc me trouver mal ? pensa-t-il, réduit à s’asseoir sur un banc.
Et il se désolait, en récapitulant tout ce qu’il avait à faire dans la soirée.
Ne devait-il pas, pour ne parler que du plus pressé, s’informer des résultats de la chasse du père Absinthe, rechercher si l’une des victimes avait été reconnue à la Morgue, vérifier dans les hôtels qui entourent la gare du Nord les assertions du prévenu, enfin se procurer l’adresse de la femme de Polyte Chupin pour lui remettre l’assignation ?…
Sous le fouet de l’impérieuse nécessité, il réussit à triompher de sa faiblesse, et il se dressa en murmurant :
– Je vais toujours passer rue de Jérusalem et à la Morgue, après je verrai.
Mais à la Préfecture il ne trouva pas le père Absinthe, et personne ne put lui en donner des nouvelles. Le bonhomme ne s’était pas montré.
Personne, non plus, ne put lui indiquer, même vaguement, la demeure de la bru de la veuve Chupin.
En revanche, il rencontra bon nombre de ses collègues, qui se moquèrent de lui outrageusement.
– Ah ! tu es un lapin !… lui disaient tous ceux qu’il abordait, il paraît que tu viens de faire une fameuse découverte !… on parle de toi pour la croix !…
L’influence de Gévrol se trahissait. L’ombrageux inspecteur, en effet, racontait à tout venant que ce pauvre Lecoq, fou d’ambition, s’obstinait à prendre pour un gros personnage déguisé un vulgaire repris de justice.
Bast !… ces quolibets ne touchaient guère le jeune policier. Rira bien qui rira le dernier, marmottait-il.
Si sa mine était inquiète pendant qu’il remontait le quai des Orfèvres, c’est qu’il ne s’expliquait pas l’absence prolongée du vieux Absinthe. Il se demandait encore si Gévrol, dans le délire de sa jalousie, ne serait pas bien capable d’essayer d’embrouiller sous main tous les fils de l’affaire.
À la Morgue, il n’eut pas meilleure aventure. Après qu’il eut sonné trois ou quatre fois, le gardien qui vint lui ouvrir lui déclara que les cadavres restaient toujours inconnus et qu’on n’avait pas revu le vieil agent envoyé le matin.
– Décidément, pensa le jeune policier, je débute mal … Allons dîner, cela rompra la chance, et j’ai bien gagné la bouteille de bon vin que je veux m’offrir.
Ce fut une heureuse inspiration. Ce que c’est que de nous !… Un potage et deux verres de vin de bordeaux versèrent dans son sang une audace et une énergie nouvelles. S’il sentait encore sa lassitude, elle était tolérable, quand il sortit du restaurant, un cigare aux lèvres.
C’est à ce moment qu’il regretta la voiture et le bon cheval du père Papillon !… Un fiacre passait, par fortune, il le prit, et huit heures sonnaient quand il mit pied à terre sur la place de la gare du chemin de fer du Nord. Il s’arrêta d’abord, puis les investigations commencèrent.
Bien entendu, il ne se présentait pas dans les maisons sous son titre d’agent de la sûreté. C’eût été le moyen de ne rien savoir.
Rien qu’en se coiffant en arrière et en haussant son faux-col, il s’était donné un certain air exotique, et c’est avec un accent anglais assez prononcé qu’il demandait des nouvelles d’un ouvrier étranger.
Mais vainement il employait toute son adresse à questionner, partout on lui répondait la même chose :
– Nous ne connaissons pas, nous n’avons pas vu !…
Le contraire eût étonné Lecoq, persuadé que le meurtrier n’avait imaginé cette histoire de malle déposée dans un hôtel, que pour donner à son récit un cachet plus net de vraisemblance.
S’il s’obstinait, s’il notait sur son calepin les hôtels visités, c’est qu’il voulait être bien sûr de la déconvenue du prévenu quand on l’amènerait sur le terrain pour le convaincre de mensonge.
Rue de Saint-Quentin, c’est par l’hôtel de Mariembourg qu’il débuta.
La maison était d’apparence modeste, mais propre et bien tenue. Le jeune policier poussa le portillon à claire-voie muni d’une sonnette qui défendait l’accès du vestibule, et pénétra dans le bureau de l’hôtel, une jolie pièce éclairée par un bec de gaz à globe de verre dépoli.
Il y avait une femme dans ce bureau.
Elle était hissée sur une chaise, le visage à hauteur d’une cage couverte d’un grand morceau de lustrine noire, et elle répétait avec acharnement trois ou quatre mots allemands.
Elle s’appliquait si fort à cet exercice, que Lecoq fut obligé de tousser et de faire du bruit pour attirer son attention.
Enfin, elle se retourna.
– Aôh !… bien le bonsoir, madame, dit le jeune policier, Vous êtes en train, à ce que je vois, d’apprendre à parler à votre perroquet.
– Ce n’est pas un perroquet que j’ai là, monsieur, répondit la femme du haut de sa chaise, c’est un sansonnet. Je voudrais qu’il sût dire en allemand : « As-tu déjeuné. »
– Tiens !… les sansonnets parlent donc ?
– Comme des personnes, oui, monsieur, dit la femme en sautant à terre.
Et en effet, l’oiseau, comme s’il eût compris qu’il était question de lui, se mit à crier très distinctement :
– Camille !… Où est Camille ?…
Mais Lecoq était bien trop tourmenté pour s’occuper de cet oiseau et du nom qu’il prononçait.
– Madame, commença-t-il, je désirerais parler à la propriétaire de l’hôtel….
– C’est moi, monsieur.
– Oh !… très bien ; alors voici : J’ai donné rendez-vous à Paris à un ouvrier de Leipzig, je suis surpris qu’il ne soit pas arrivé encore, et je viens savoir s’il ne serait pas descendu chez vous. Il se nomme Mai.
– Mai, répéta l’hôtelière qui eut l’air de chercher, Mai !…
– Il aurait dû arriver dimanche soir… C’est un pauvre diable !…
La physionomie de la femme s’éclaira.
– Attendez-donc ! fit-elle. Votre ouvrier serait-il par hasard un homme d’un certain âge, de taille moyenne, très brun, portant toute sa barbe, ayant des yeux très brillants ?
Lecoq tressaillit. C’était le signalement du meurtrier.
– Voilà bien, balbutia-t-il, le portrait de mon homme !
– Eh bien !… monsieur, il est descendu chez moi dans l’après-midi du dimanche gras. Il a demandé un cabinet très bon marché, et je lui en ai montré un au cinquième. Le garçon étant absent en ce moment, il a voulu à toute force porter sa malle lui-même. Je lui ai offert de prendre quelque chose, il a refusé sous prétexte qu’il était très pressé, et il est parti après m’avoir remis dix francs d’arrhes.
– Et où est-il ? demanda vivement le jeune policier.
– Mon Dieu !… monsieur, répondit la femme, vous m’y faites penser !… Cet homme n’a pas reparu, et je ne suis pas sans inquiétudes. Paris est si dangereux pour les étrangers ! Il est vrai que lui il parle le français comme vous et moi. N’importe !… j’ai dès hier soir donné l’ordre d’aller prévenir le commissaire de police.
– Hier !… le commissaire !…
– Oui … Seulement je ne sais pas si on a fait la commission… J’avais oublié ! Permettez que je sonne le garçon pour lui demander…
Un seau d’eau glacée, tombant de dix mètres sur la tête du jeune policier, l’eût moins étourdi que la déclaration de la propriétaire de l’hôtel de Mariembourg.
Le meurtrier avait-il donc dit vrai ?… Était-ce possible !… Gévrol et le directeur du Dépôt auraient raison alors !… En ce cas, M. Segmuller et lui, Lecoq, ne seraient que des insensés, des coureurs de chimères !
La trame ingénieuse des savantes déductions était rompue !… Le bel échafaudage de la prévention s’écroulait dans le ridicule de la plate réalité !…
Tout cela traversa comme un éclair le cerveau du jeune agent.
Mais il n’eut pas le temps de réfléchir.
Le garçon appelé parut, un bon gros garçon candide et joufflu.
– Fritz, lui demanda sa patronne, êtes-vous allé chez le commissaire ?
– Oui, madame.
– Que vous a-t-il dit ?
– Je ne l’ai pas trouvé, mais j’ai parlé à son secrétaire, M. Casimir, qui m’a dit de ne pas vous tourmenter, qu’il viendrait.
– Il n’est pas venu.
Le garçon leva les deux bras avec ce mouvement d’épaules qui est la plus éloquente traduction de cette réponse : « Que voulez-vous que j’y fasse !… »
– Vous voyez, monsieur … fit l’hôtelière, semblant croire que l’importun questionneur allait se retirer.
Telle n’était pas l’intention de Lecoq, et il ne bougea, encore qu’il eût besoin de tout son sang-froid pour garder, en dépit de l’émotion, son accent anglais.
– C’est bien désagréable, prononça-t-il, oh !… beaucoup ! Me voilà moins avancé que tout à l’heure et plus indécis, puisque je crois bien que cet homme est celui que je cherche, et que cependant je n’en suis pas assuré du tout.
– Dame !… monsieur, que voulez-vous que je vous dise !…
Lecoq se recueillit, fronçant les sourcils et pinçant les lèvres, comme s’il eût poursuivi quelque inspiration pour le sortir d’incertitude.
La vérité est qu’il cherchait par quel détour adroit se faire proposer par cette femme le livre de police où les hôteliers sont tenus de consigner les prénoms, noms, profession et domicile de tous les gens qui viennent loger chez eux. Il tremblait d’éveiller ses soupçons.
– Comme cela, madame, insista-t-il, vous ne vous souvenez aucunement du nom que vous a donné cet homme ?… Voyons, est-ce Mai ?… Faites un effort, rappelez-vous… Mai, Mai !….
– Ah !… j’ai tant de choses dans la tête….
– On pourrait bien, murmura le jeune policier, qui sembla se disposer à sortir, on devrait bien inscrire le nom des voyageurs, comme en Angleterre.
– Mais on les inscrit, monsieur, riposta la femme se rebiffant, et au jour le jour, sur un registre exprès, imprimé, avec des colonnes pour chaque mention … Et au fait, j’y songe, je puis, pour vous obliger, vous montrer mon livre, il est là, dans le tiroir de mon secrétaire… Allons, bon ! voici que je ne trouve plus ma clef….
Pendant que cette hôtelière, d’aussi peu de cervelle, évidemment, que ses oiseaux parleurs, bouleversait tout dans le bureau de son hôtel, Lecoq l’observait en dessous.
C’était une femme de quarante ans environ, très blonde, conservée comme les blondes qui se conservent, c’est-à-dire fraîche, blanche, dodue, ayant de la santé à plein corset, appétissante à la manière de ces beaux fruits murs dont l’eau savoureuse coule le long des lèvres quand on mort dedans.
Son regard était d’ailleurs droit et franc, elle avait la voix bien timbrée, ses façons étaient simples et parfaitement naturelles.
– Ah ! s’écria-t-elle, triomphante, j’ai cette maudite clef.
Elle ouvrit aussitôt son secrétaire, en sortit le livre de police qu’elle posa sur la tablette, et commença à feuilleter.
Elle s’y prenait assez maladroitement, de telle sorte que le jeune policier avec ses yeux de lynx put constater que le registre était bien tenu.
Enfin, elle arriva au feuillet important.
– Dimanche, 20 février, dit-elle, regardez, monsieur, ici, à la septième ligne : MAI, – sans prénom, – artiste forain, – venant de Leipzig, – sans papiers….
Pendant que Lecoq examinait cette mention d’un air absolument hébété, la femme eut encore un souvenir.
– Je m’explique, s’écria-t-elle, comment je n’avais dans la mémoire ni ce nom de Mai, ni cette drôle de profession : artiste forain. Ce n’est pas moi qui ai écrit cela…
– Qui donc est-ce ?…
– L’individu lui-même, monsieur, pendant que je cherchais dix francs pour les lui rendre sur un louis qu’il venait de me remettre. Vous devez bien voir que l’écriture n’est plus du tout celle des autres inscriptions qui sont au-dessus et au-dessous….
Oui, Lecoq voyait cela, et c’était un argument irréfutable, précis et terrible comme un coup de bâton.
– Êtes-vous bien sûre, au moins, insista-t-il vivement, que cette mention est de la main de l’homme ?… Le jureriez-vous ?…
Il était si fort troublé, qu’il oublia sa prononciation exotique. La femme s’en aperçut, car elle recula, enveloppant d’un regard soupçonneux ce faux étranger.
Puis, à la défiance, la colère d’avoir été prise pour dupe, parut succéder.
– Je sais ce que je dis ! déclara-t-elle un peu plus que sèchement. Et ensuite, en voilà assez, n’est-ce pas ?
Reconnaissant qu’il s’était trahi, et honteux de son peu de sang-froid, Lecoq renonça à son accent d’outre-Manche.
– Pardon, dit-il, une question encore. Avez-vous toujours la malle de cet individu ?
– Naturellement.
– Ah !… vous me rendriez un immense service en me la montrant.
– Vous la montrer ! s’écria la blonde hôtesse indignée. Ah ça, pour qui me prenez-vous ?… Que voulez-vous, qui êtes-vous ?…
– Dans une demi-heure vous le saurez, répondit le jeune policier qui comprit l’inutilité de toute espèce d’insistance.
Il sortit brusquement, courut jusqu’à la place de Roubaix, sauta dans une voiture, et donna l’adresse du commissaire du quartier, promettant cent sous, outre la course, au cocher, s’il menait bon train. À ce prix, les maigres rosses volèrent sous le fouet.
Lecoq eut encore du bonheur, le commissaire était chez lui. Lecoq déclina sa qualité, et fut aussitôt conduit devant le magistrat du quartier.
– Ah !… monsieur, s’écria-t-il, venez à mon secours.
Et tout d’une haleine, il se mit à conter juste ce qu’il fallait de l’histoire pour être tiré d’embarras.
Dès qu’il eut fini :
– C’est pourtant vrai ! exclama le commissaire, on est venu me chercher pour cet homme disparu, Casimir me l’a dit ce matin…
– On est venu … vous … pré-ve-nir … balbutia Lecoq.
– Hier … oui… mais j’ai eu tant d’occupations !… Enfin, mon garçon, que puis-je pour vous être utile ?
– Venir avec moi, monsieur, exiger qu’on nous représente la malle, requérir un serrurier pour l’ouvrir. Voici des pouvoirs, un mandat de perquisition que le juge d’instruction m’a remis en tout cas. Ne perdons pas une minute, j’ai une voiture à votre porte.
– Partons ! dit simplement le commissaire.
Quand ils furent dans le fiacre qui repartit au galop :
– Maintenant, monsieur, demanda le jeune policier, permettez-moi de vous demander si vous connaissez la femme qui tient l’hôtel de Mariembourg ?…
– Très bien !… Lorsque j’ai été nommé à cet arrondissement, il y a six ans, je n’étais pas marié, et j’ai pris mes repas assez longtemps à la table d’hôte de cette dame … Casimir, mon secrétaire, y mange encore.
– Et quelle espèce de femme est-ce ?…
– Mais, ma foi !… mon jeune camarade, Mme Milner, – tel est son nom, – est une très respectable veuve, aimée et estimée dans le quartier, dont les affaires prospèrent, et qui reste veuve uniquement parce que cela lui plaît, car elle est fort agréable encore et excessivement à l’aise…
– Alors, vous ne la croiriez pas capable, moyennant une bonne somme, de … comment dirai-je ?… de servir quelque prévenu très riche…
– Devenez-vous fou !… interrompit le commissaire. Madame Milner consentir à un faux témoignage pour de l’argent !… Ne viens-je donc pas de vous dire qu’elle est honnête, et qu’elle a de la fortune ?… D’ailleurs elle m’avait fait prévenir, dès hier, ainsi….
Lecoq se tut, on arrivait.
En voyant apparaître derrière « son » commissaire le questionneur obstiné, Mme Millier parut tout comprendre.
– Jésus !… s’écria-t-elle, un agent ! J’aurais dû m’en douter. Il y a un crime. Voilà mon hôtel perdu de réputation.
Il fallut du temps pour la rassurer et la consoler ; tout le temps employé à chercher un serrurier aux environs.