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Kitabı oku: «Monsieur Lecoq», sayfa 2

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Chapitre 2

L’agent auquel Gévrol abandonnait une information qu’il jugeait inutile, était un débutant dans « la partie. »

Il s’appelait Lecoq.

C’était un garçon de vingt-cinq à vingt-six ans, presque imberbe, pâle, avec la lèvre rouge et d’abondants cheveux noirs ondés. Il était un peu petit, mais bien pris, et ses moindres mouvements trahissaient une vigueur peu commune.

En lui, d’ailleurs, rien de remarquable, sinon l’œil, qui selon sa volonté, étincelait ou s’éteignait comme le feu d’un phare à éclipses, et le nez, dont les ailes larges et charnues avaient une surprenante mobilité.

Fils d’une riche et honorable famille de Normandie, Lecoq avait reçu une bonne et solide éducation.

Il commençait son droit à Paris, quand dans la même semaine, coup sur coup, il apprit que son père, complètement ruiné, venait de mourir, et que sa mère ne lui avait survécu que quelques heures.

Désormais il était seul au monde, sans ressources…, et il fallait vivre. Il put apprécier sa juste valeur ; elle était nulle.

L’Université, avec le diplôme de bachelier, ne donne pas de brevet de rentes viagères. C’est une lacune. À quoi servait à l’orphelin sa science du lycée ?

Il envia le sort de ceux qui, ayant un état au bout des bras, peuvent entrer hardiment chez le premier patron venu et dire : Je voudrais de l’ouvrage.

Ceux-là travaillent et mangent.

Lui, demanda du pain à tous les métiers qui sont le lot des déclassés. Métiers ingrats !… Il y a cent mille déclassés à Paris.

N’importe !… Il fit preuve d’énergie. Il donna des leçons et copia des rôles pour un avoué. Un jour, il débuta dans la nouveauté ; le mois suivant, il allait proposer à domicile des rossignols de librairie. Il fut courtier d’annonces, maître d’études, dénicheur d’assurances, placier à la commission….

En dernier lieu, il avait obtenu un emploi près d’un astronome dont le nom est une autorité, le baron Moser. Il passait ses journées à remettre au net des calculs vertigineux, à raison de cent francs par mois.

Mais le découragement arrivait. Après cinq ans, il se trouvait au même point. Il était pris d’accès de rage quand il récapitulait les espérances avortées, les tentatives vaines, les affronts endurés.

Le passé avait été triste, le présent était presque intolérable, l’avenir menaçait d’être affreux.

Condamné à de perpétuelles privations, il essayait du moins d’échapper aux dégoûts de la réalité en se réfugiant dans le rêve.

Seul en son taudis, après un écœurant labeur, poigné par les mille convoitises de la jeunesse, il songeait aux moyens de s’enrichir d’un coup, du soir au lendemain.

Sur cette pente, son imagination devait aller loin. Il n’avait pas tardé à admettre les pires expédients.

Mais à mesure qu’il s’abandonnait à ses chimères, il découvrait en lui de singulières facultés d’invention et comme l’instinct du mal. Les vols les plus audacieux et réputés les plus habiles, n’étaient, à son jugement, que d’insignes maladresses.

Il se disait que s’il voulait, lui !… Et alors il cherchait, et il trouvait des combinaisons étranges, qui assuraient le succès et garantissaient mathématiquement l’impunité. Bientôt, ce fut chez lui une manie, un délire. Au point que ce garçon, admirablement honnête, passait sa vie à perpétrer, par la pensée, les plus abominables méfaits. Tant, que lui-même s’effraya de ce jeu. Il ne fallait qu’une heure d’égarement pour passer de l’idée au fait, de la théorie à la pratique.

Puis, ainsi qu’il advient à tous les monomanes, l’heure sonna où les bizarres conceptions qui emplissaient sa cervelle débordèrent.

Un jour, il ne put s’empêcher d’exposer à son patron un petit plan qu’il avait conçu et mûri, et qui eût permis de rafler cinq ou six cent mille francs sur les places de Londres et de Paris. Deux lettres et une dépêche télégraphique, et le tour était joué. Et impossible d’échouer, et pas un soupçon à craindre.

L’astronome, stupéfait de la simplicité du moyen, admira. Mais, à la réflexion, il jugea peu prudent de garder près de soi un secrétaire si ingénieux.

C’est pourquoi, le lendemain, il lui remit un mois d’appointements et le congédia en lui disant :

– Quand on a vos dispositions et, qu’on est pauvre, on devient un voleur fameux ou un illustre policier. Choisissez.

Lecoq se retira confus, mais la phrase de l’astronome devait germer dans son esprit.

– Au fait, se disait-il, pourquoi ne pas suivre un bon conseil ?

La police ne lui inspirait aucune répugnance, loin de là. Souvent il avait admiré cette mystérieuse puissance dont la volonté est rue de Jérusalem et la main partout ; qu’on ne voit ni n’entend, et qui néanmoins entend et voit tout.

Il fut séduit par la perspective d’être l’instrument de cette Providence au petit pied. Il entrevit un utile et honorable emploi du génie particulier qui lui avait été départi, une existence d’émotions et de luttes passionnées, des aventures inouïes, et au bout la célébrité.

Bref, la vocation l’emportait.

Si bien que la semaine suivante, grâce à une lettre de recommandation du baron Moser, il était admis à la Préfecture, en qualité d’auxiliaire du service de la sûreté.

Un désenchantement assez cruel l’attendait à ses débuts. Il avait vu les résultats, non les moyens. Sa surprise fut celle d’un naïf amateur de théâtre pénétrant pour la première fois dans les coulisses, et voyant de près les décors et les trucs qui, à distance, éblouissent.

Mais il avait l’enthousiasme et le zèle de l’homme qui se sent dans sa voie. Il persévéra, voilant d’une fausse modestie son envie de parvenir, se fiant aux circonstances pour faire tôt ou tard éclater sa supériorité.

Eh bien !… l’occasion qu’il souhaitait si ardemment, qu’il épiait depuis des mois, il venait, croyait-il, de la trouver à la Poivrière.

Pendant qu’il était suspendu à la fenêtre, il vit, aux éclairs de son ambition, le chemin du succès.

Ce n’était d’abord qu’un pressentiment. Ce fut bientôt une présomption, puis une conviction basée sur des faits positifs qui avaient échappé à tous, mais qu’il avait recueillis et notés.

La fortune se décidait en sa faveur ; il le reconnut en voyant Gévrol négliger jusqu’aux formalités les plus élémentaires, en l’entendant déclarer d’un ton péremptoire qu’il fallait attribuer ce triple meurtre à une de ces querelles féroces si fréquentes entre rôdeurs de barrières.

– Va, pensait-il, marche, enferre-toi ; crois-en les apparences, puisque tu ne sais rien découvrir au-delà. Je te démontrerai que ma jeune théorie vaut un peu mieux que ta vieille pratique.

Le laisser-aller de l’inspecteur autorisait Lecoq à reprendre l’information en sous-œuvre, secrètement, pour son compte. Il ne voulut pas agir ainsi.

En prévenant son supérieur avant de rien tenter, il allait au-devant d’une accusation d’ambition ou de mauvaise camaraderie. Ce sont des accusations graves, dans une profession où les rivalités d’amour-propre ont des violences inouïes, où les vanités blessées peuvent se venger par toutes sortes de méchants tours ou de petites trahisons.

Il parla donc… assez pour pouvoir dire en cas de succès : « Eh ! je vous avais averti !… » assez peu pour ne pas éclairer les ténèbres de Gévrol.

La permission qu’il obtint était un premier triomphe, et du meilleur augure ; mais il sut dissimuler, et c’est du ton le plus détaché qu’il pria un de ses collègues de rester avec lui.

Puis, tandis que les autres s’apprêtaient à partir, il s’assit sur le coin d’une table, étranger en apparence à tout ce qui se passait, n’osant relever la tête tant il craignait de trahir sa joie, tant il tremblait qu’on ne lût dans ses yeux ses projets et ses espérances.

Intérieurement, il était dévoré d’impatience. Si le meurtrier se prêtait de bonne grâce aux précautions à prendre pour qu’il ne pût s’évader, il avait fallu se mettre à quatre pour lier les poignets de la veuve Chupin, qui se débattait en hurlant comme si on l’eût brûlée vive.

– Ils n’en termineront pas ! se disait Lecoq.

Ils finirent cependant. Gévrol donna l’ordre du départ, et sortit le dernier après avoir adressé à son subordonné un adieu railleur.

Lui ne répondit pas. Il s’avança jusque sur le seuil de la porte pour s’assurer que la ronde s’éloignait réellement.

Il frissonnait à cette idée que Gévrol pouvait réfléchir, se raviser et revenir prendre l’affaire, comme c’était son droit.

Ses anxiétés étaient vaines. Peu à peu le pas des hommes s’éteignit, les cris de la veuve Chupin se perdirent dans la nuit. On n’entendit plus rien.

Alors Lecoq rentra. Il n’avait plus à cacher sa joie, son œil étincelait. Comme un conquérant qui prend possession d’un empire, il frappa du pied le sol en s’écriant :

– Maintenant, à nous deux !…

Chapitre 3

Autorisé par Gévrol à choisir l’agent qui resterait avec lui à la Poivrière, Lecoq s’était adressé à celui qu’il estimait le moins intelligent.

Ce n’était pas, de sa part, crainte d’avoir à partager les bénéfices d’un succès, mais nécessité de garder sous la main un aide dont il pût, à la rigueur, se faire obéir.

C’était un bonhomme de cinquante ans, qui, après un congé dans la cavalerie, était entré à la Préfecture.

Du modeste poste qu’il occupait, il avait vu se succéder bien des préfets, et on eût peuplé un bagne, rien qu’avec les malfaiteurs qu’il avait arrêtés de sa main.

Il n’en était ni plus fort ni plus zélé. Quand on lui donnait un ordre, il l’exécutait militairement, tel qu’il l’avait compris.

S’il l’avait mal compris, tant pis !

Il faisait son métier à l’aveugle, comme un vieux cheval tourne un manège.

Quand il avait un instant de liberté, et de l’argent, il buvait.

Il traversait la vie entre deux vins, sans toutefois dépasser jamais un certain état de demi lucidité.

On avait su autrefois, puis oublié son nom. On l’appelait le père Absinthe.

Comme de raison, il ne remarqua ni l’enthousiasme, ni l’accent de triomphe de son jeune compagnon.

– Ma foi ! lui dit-il, dès qu’ils furent seuls, tu as eu en me retenant ici une fière idée, et je t’en remercie. Pendant que les camarades vont passer la nuit à patauger dans la neige, je vais faire un bon somme.

Il était là, dans un bouge qui suait le sang, où palpitait le crime, en face des cadavres chauds encore de trois hommes assassinés, et il parlait de dormir.

Au fait que lui importait !… Il avait tant vu en sa vie de scènes pareilles ! L’habitude n’amène-t-elle pas fatalement l’indifférence professionnelle, prodigieux phénomène qui donne au soldat le sang-froid au milieu de la mêlée, au chirurgien l’impassibilité quand le patient hurle et se tord sous son bistouri.

– Je suis allé là-haut jeter un coup d’œil, poursuivit le bonhomme, j’ai vu un lit, chacun de nous montera la garde à son tour….

D’un geste impérieux, Lecoq l’interrompit.

– Rayez cela de vos papiers, père Absinthe, déclara-t-il, nous ne sommes pas ici pour flâner, mais bien pour commencer l’information, pour nous livrer aux plus minutieuses recherches et tâcher de recueillir des indices… Dans quelques heures arriveront le commissaire de police, le médecin, le juge d’instruction… je veux avoir un rapport à leur présenter.

Cette proposition parut révolter le vieil agent.

– Eh ! à quoi bon !… s’écria-t-il. Je connais le Général. Quand il va chercher le commissaire, comme ce soir, c’est qu’il est sûr qu’il n’y a rien à faire. Penses-tu voir quelque chose où il n’a rien vu ?…

– Je pense que Gévrol peut se tromper comme tout le monde. Je crois qu’il s’est fié trop légèrement à ce qui lui a semblé l’évidence ; je jurerais que cette affaire n’est pas ce qu’elle paraît être ; je suis sûr que, si vous le voulez, nous découvrirons ce que cachent les apparences.

Si grande que fut la véhémence du jeune policier, elle toucha si peu le vieux, qu’il bâilla à se décrocher la mâchoire en disant :

– Tu as peut-être raison, mais moi je monte me jeter sur le lit. Que cela ne t’empêche pas de chercher ; si tu trouves, tu m’éveilleras.

Lecoq ne donna aucun signe d’impatience et même, en réalité, il ne s’impatientait pas. C’était une épreuve qu’il tentait.

– Vous m’accorderez bien un moment, reprit-il. En cinq minutes, montre en main, je me charge de vous faire toucher du doigt le mystère que je soupçonne.

– Va pour cinq minutes.

– Du reste, vous êtes libre, papa. Seulement, il est clair que, si j’agis seul, j’empocherai seul la gratification que vaudrait infailliblement une découverte.

À ce mot gratification, le vieux policier dressa l’oreille. Il eut l’éblouissante vision d’un nombre infini de bouteilles de la liqueur verte dont il portait le nom.

– Persuade-moi donc, dit-il, en s’asseyant sur un tabouret qu’il avait relevé.

Lecoq resta debout devant lui, bien en face.

– Pour commencer, interrogea-t-il, qu’est-ce, à votre avis, que cet individu que nous avons arrêté ?

– Un déchargeur de bateaux, probablement, ou un ravageur.

– C’est-à-dire un homme appartenant aux plus humbles conditions de la société, n’ayant en conséquence reçu aucune éducation.

– Justement.

C’est les yeux sur les yeux de son compagnon, que Lecoq parlait. Il se défiait de soi comme tous les gens d’un mérite réel, et il s’était dit que s’il réussissait à faire pénétrer ses convictions dans l’esprit obtus de ce vieil entêté, il serait assuré de leur justesse.

– Eh bien !… continua-t-il, que me répondrez-vous si je vous prouve que cet individu a reçu une éducation distinguée, raffinée même ?…

– Je répondrai que c’est bien extraordinaire, je répondrai … mais bête que je suis, tu ne me prouveras jamais cela.

– Si, et très facilement. Vous souvenez-vous des paroles qu’il a prononcées en tombant, quand je l’ai poussé ?

– Je les ai encore dans l’oreille. Il a dit : « C’est les Prussiens qui arrivent ! »

– Vous doutez-vous de ce qu’il voulait dire ?

– Quelle question !… J’ai bien compris qu’il n’aime pas les Prussiens et qu’il a cru nous adresser une grosse injure.

Lecoq attendait cette réponse.

– Eh bien !… père Absinthe, déclara-t-il gravement, vous n’y êtes pas, oh ! mais là, pas du tout. Et la preuve que cet homme a une éducation bien supérieure à sa condition apparente, c’est que vous, un vieux roué, vous n’avez saisi ni son intention, ni sa pensée. C’est cette phrase qui a été pour moi le trait de lumière.

La physionomie du père Absinthe exprimait cette étrange et comique perplexité de l’homme qui, flairant une mystification, se demande s’il doit rire ou se fâcher. Réflexions faites, il se fâcha.

– Tu es un peu jeune, commença-t-il, pour faire poser un vieux comme moi. Je n’aime pas beaucoup les blagueurs….

– Un instant !… interrompit Lecoq, je m’explique. Vous n’êtes pas sans avoir entendu parler d’une terrible bataille qui a été un des plus affreux désastres de la France, la bataille de Waterloo ?….

– Je ne vois pas quel rapport….

– Répondez toujours.

– Alors … oui !

– Bien ! Vous devez, en ce cas, papa, savoir que la victoire pencha d’abord du côté de la France. Les Anglais commençaient à faiblir, et déjà l’Empereur s’écriait : « Nous les tenons ! » quand, tout à coup, sur la droite, un peu en arrière, on découvrit des troupes qui s’avançaient. C’était l’armée Prussienne. La bataille de Waterloo était perdue !

De sa vie, le digne Absinthe n’avait fait d’aussi grands efforts de compréhension. Ils ne furent pas inutiles, car il se dressa à demi, et du ton dont Archimède dut crier : « J’ai trouvé ! » il s’écria :

– J’y suis !… Les paroles de l’homme étaient une allusion.

– C’est vous qui l’avez dit, approuva Lecoq. Mais je n’ai pas fini. Si l’Empereur fut consterné de l’apparition des Prussiens, c’est que, de ce côté, précisément, il attendait un de ses généraux, Grouchy, avec 35, 000 soldats. Donc, si l’allusion de l’homme est exacte et complète, il comptait non sur un ennemi, qui venait de tourner sa position, mais sur des amis… Concluez.

Fortement empoigné, sinon convaincu, le bonhomme écarquillait extraordinairement ses yeux, l’instant d’avant appesantis par le sommeil.

– Cristi !… murmura-t-il, tu nous contes cela d’un ton !… Mais, au fait, je me souviens, tu auras vu quelque chose par le trou du volet.

Le jeune policier remua négativement la tête.

– Sur mon honneur, déclara-t-il, je n’ai rien vu que la lutte entre le meurtrier et ce pauvre diable vêtu en soldat. La phrase seule a éveillé mon attention.

– Prodigieux !… répétait le vieil agent, incroyable, épatant !….

– J’ajouterai que la réflexion a confirmé mes soupçons. Je me suis demandé, par exemple, pourquoi cet homme, au lieu de fuir, nous avait attendus et restait là, sur cette porte, à parlementer….

D’un bond, le père Absinthe fut debout.

– Pourquoi ? interrompit-il. Parce qu’il a des complices et qu’il voulait leur laisser le temps de se sauver. Ah !… je comprends tout.

Un sourire de triomphe errait sur les lèvres de Lecoq.

– Voilà ce que je me suis dit, reprit-il. Et maintenant, il est aisé de vérifier nos soupçons. Il y a de la neige dehors, n’est-ce pas ?…

Il n’en fallut pas davantage. Le vieil agent saisit une lumière, et suivi de son compagnon, il courut à la porte de derrière de la maison qui ouvrait sur un petit jardin.

En cet endroit abrité, le dégel était en retard, et sur le blanc tapis de neige, apparaissaient comme autant de taches noires, de nombreuses traces de pas.

Sans hésiter, Lecoq s’était jeté à genoux pour examiner de près ; il se releva presque aussitôt.

– Ce ne sont pas des pieds d’hommes, dit-il, qui ont laissé ces empreintes !… Il y avait des femmes !…

Chapitre 4

Les entêtés de la trempe du père Absinthe, toujours en garde contre l’opinion d’autrui, sont précisément ceux qui, par la suite, s’en éprennent follement.

Quand une idée a enfin pénétré dans leur cervelle vide, elle s’y installe magistralement, l’emplit et s’y développe jusqu’à la ravager.

Désormais, bien plus que son jeune compagnon, le vétéran de la rue de Jérusalem était persuadé, était certain que l’habile Gévrol s’était trompé, et il riait de la méprise.

En entendant Lecoq affirmer que des femmes avaient assisté à l’horrible scène de la Poivrière, sa joie n’eut plus de bornes.

– Bonne affaire !… s’écria-t-il, excellente affaire !…

Et se souvenant tout à propos d’une maxime usée et banale déjà au temps de Cicéron, il ajouta d’un ton sentencieux :

– Qui tient la femme, tient la cause !…

Lecoq ne daigna pas répondre. Il restait sur le seuil de la porte, le dos appuyé contre l’huisserie, la main sur le front, immobile autant qu’une statue.

La découverte qu’il venait de faire et qui ravissait le père Absinthe, le consternait. C’était l’anéantissement de ses espérances, l’écroulement de l’ingénieux échafaudage bâti par son imagination sur un seul mot.

Plus de mystère, partant plus d’enquête triomphante, plus de célébrité gagnée du soir au lendemain par un coup d’éclat !

La présence de deux femmes dans ce coupe-gorge expliquait tout de la façon la plus naturelle et la plus vulgaire.

Elle expliquait la lutte, le témoignage de la veuve Chupin, la déclaration du faux soldat mourant.

L’attitude du meurtrier devenait toute simple. Il était resté pour couvrir la retraite de deux femmes ; il s’était livré pour ne les pas laisser prendre, acte de chevaleresque galanterie, si bien dans le caractère français, que les plus tristes coquins des barrières en sont coutumiers.

Restait cette allusion si inattendue à la bataille de Waterloo. Mais que prouvait-elle maintenant ? Rien.

Qui ne sait où une passion indigne peut faire descendre un homme bien né !… Le carnaval justifiait tous les travestissements….

Mais pendant que Lecoq tournait et retournait dans son esprit toutes ces probabilités, le père Absinthe s’impatientait.

– Allons-nous rester plantés ici pour reverdir ? dit-il. Nous arrêtons-nous juste au moment où notre enquête donne des résultats si brillants ?…

Des résultats brillants !… Ce mot blessa le jeune policier autant que la plus amère ironie.

– Ah ! laissez-moi tranquille !… fit-il brutalement, et surtout n’avancez pas dans le jardin, vous gâteriez les empreintes.

Le bonhomme jura, puis se tut. Il subissait l’irrésistible ascendant d’une intelligence supérieure, d’une énergique volonté.

Lecoq avait repris le fil de ses déductions.

– Voici probablement, pensait-il, comment les choses se sont passées :

Le meurtrier, sortant du bal de l’Arc-en-Ciel, qui est là-bas, près des fortifications, arrive ici avec deux femmes… Il y trouve trois buveurs qui le plaisantent ou qui se montrent trop galants… Il se fâche… Les autres le menacent, il est seul contre trois, il est armé, il perd la tête et fait feu…

Il s’interrompit, et après un instant ajouta tout haut :

– Mais est-ce bien le meurtrier qui a amené les femmes ? S’il est jugé, tout l’effort du débat portera sur ce point… On peut essayer de l’éclaircir.

Aussitôt il traversa le cabaret, ayant toujours son vieux collègue sur les talons, et se mit à examiner les alentours de la porte enfoncée par Gévrol.

Peine perdue ! Il n’y restait que très peu de neige, et tant de personnes avaient passé et piétiné, qu’on ne discernait rien.

Quelle déception après un si long espoir !…

Lecoq pleurait presque de rage. Il voyait remise indéfiniment cette capricieuse occasion si fiévreusement épiée. Il lui semblait entendre les grossiers sarcasmes de Gévrol.

– Allons !… murmura-t-il, assez bas pour n’être pas entendu, il faut savoir reconnaître sa défaite. Le Général avait raison et je ne suis qu’un sot.

Il était si positivement persuadé qu’on pouvait tout au plus relever les circonstances d’un crime vulgaire, qu’il se demandait s’il ne serait pas sage de renoncer à toute information et de rentrer faire un somme, en attendant le commissaire de police.

Mais ce n’était plus l’opinion du père Absinthe.

Le bonhomme, qui était à mille lieues des réflexions de son compagnon, ne s’expliquait pas son inaction et ne tenait plus en place.

– Eh bien !… garçon, fit-il, deviens-tu fou ! Voici assez de temps perdu, ce me semble. La justice va arriver dans quelques heures ; quel rapport présenterons-nous ?… Moi d’abord, si tu as envie de flâner, j’agis seul…

Si attristé qu’il fût, le jeune policier ne put s’empêcher de sourire. Il reconnaissait ses exhortations de l’instant d’avant. C’était le vieux qui devenait l’intrépide.

– À l’œuvre donc ! soupira-t-il, en homme qui, prévoyant un échec, veut du moins ne rien avoir à se reprocher.

Seulement, il était malaisé de suivre des traces de pas en plein air, la nuit, à la lueur vacillante d’une chandelle que le plus léger souffle devait éteindre.

– Il est impossible, dit Lecoq, qu’il n’y ait pas une lanterne dans cette masure. Le tout est de mettre la main dessus.

Ils furetèrent, et, en effet, au premier étage, dans la propre chambre de la veuve Chupin, ils découvrirent une lanterne toute garnie, si petite et si nette, que certainement elle n’était pas destinée à d’honnêtes usages.

– Un véritable outil de filou, fit le père Absinthe avec un gros rire.

L’outil était commode, en tout cas, les deux agents le reconnurent lorsque, de retour au jardin, ils recommencèrent méthodiquement leurs investigations.

Ils s’avancèrent un peu avec des précautions infinies.

Le vieil agent, debout, dirigeait au bon endroit la lumière de la lanterne, et Lecoq, à genoux, étudiait les empreintes avec l’attention d’un chiromancien s’efforçant de lire l’avenir dans la main d’un riche client.

Un nouvel examen assura Lecoq qu’il avait bien vu. Il était évident que deux femmes avaient quitté la Poivrière par cette issue. Elles étaient sorties en courant, cette certitude résultait de la largeur des enjambées, et aussi de la disposition des empreintes.

La différence des traces laissées par les deux fugitives était d’ailleurs si remarquable, qu’elle sauta aux yeux du père Absinthe.

– Cristi !… murmura-t-il, une de ces gaillardes peut se vanter d’avoir un joli pied au bout de la jambe.

Il avait raison. L’une des pistes trahissait un pied mignon, coquet, étroit, emprisonné dans d’élégantes bottines, hautes de talon, fines de semelles, cambrées outre mesure.

L’autre dénonçait un gros pied, court, qui allait en s’élargissant vers le bout, chaussé de solides souliers très plats.

Cette circonstance était bien peu de chose. Elle suffit pour rendre à Lecoq toutes ses espérances, tant l’homme accueille facilement les présomptions qui flattent ses désirs.

Palpitant d’anxiété, il se traîna sur la neige l’espace d’un mètre, pour analyser d’autres vestiges, il se baissa, et aussitôt laissa échapper la plus éloquente exclamation.

– Qu’y a-t-il ? interrogea vivement le vieux policier, qu’as-tu vu ?

– Voyez vous-même, papa ; tenez, là…

Le bonhomme se pencha, et sa surprise fut si forte qu’il faillit lâcher sa lanterne.

– Oh !… dit-il d’une voix étranglée, un pas d’homme !…

– Juste. Et le gaillard avait de maîtresses bottes. Quelle empreinte, hein ! Est-elle nette, est-elle pure !… On peut compter les clous.

Le digne père Absinthe se grattait furieusement l’oreille, ce qui est sa façon d’aiguillonner son intelligence paresseuse.

– Mais il me semble, hasarda-t-il enfin, que l’individu ne sortait pas de ce cabaret de malheur.

– Parbleu !… la direction du pied le dit assez. Non, il n’en sortait pas, il s’y rendait. Seulement, il n’a pas dépassé cette place où nous sommes. Il s’avançait sur la pointe du pied, le cou tendu, prêtant l’oreille, quand, arrivé ici, il a entendu du bruit… la peur l’a pris, il s’est enfui.

– Ou bien, garçon, les femmes sortaient comme il arrivait, et alors…

– Non. Les femmes étaient hors du jardin quand il y a pénétré.

L’assertion, pour le coup, sembla au bonhomme par trop audacieuse.

– Ça, fit-il, on ne peut pas le savoir.

– Je le sais, cependant, et de la façon la plus positive. Vous doutez, papa !… C’est que vos yeux vieillissent. Approchez un peu votre lanterne, et vous constaterez que là… oui, vous y êtes, notre homme a posé sa grosse botte juste sur une des empreintes de la femme au petit pied, et l’a aux trois quarts effacée.

Cet irrécusable témoignage matériel stupéfia le vieux policier.

– Maintenant, continua Lecoq, ce pas est-il bien celui du complice que le meurtrier espérait ?… Ne serait-ce pas celui de quelque rôdeur de terrain vague attiré par les coups de feu ?… C’est ce qu’il nous faut savoir … et nous le saurons. Venez !…

Une clôture de lattes entre-croisées, d’un peu plus d’un mètre de haut, assez semblable à celles qui défendent l’accès des lignes de chemins de fer, séparait des terrains vagues le jardinet de la veuve Chupin.

Quand Lecoq avait tourné le cabaret pour cerner le meurtrier, il était venu se heurter contre cette barrière, et, tremblant d’arriver trop tard, il l’avait franchie, au grand détriment de son pantalon, sans se demander seulement s’il existait une issue.

Il en existait une. Un léger portillon de lattes, comme le reste, tournant dans des gonds de gros fil de fer, maintenu par un taquet de bois, permettait d’entrer et de sortir de ce côté.

Eh bien ! c’est droit à ce portillon que les pas marqués sur la neige conduisirent les deux agents de la sûreté.

Cette particularité devait frapper le jeune policier. Il s’arrêta court.

– Oh !… murmura-t-il comme en aparté, ces deux femmes ne venaient pas ce soir à la Poivrière pour la première fois.

– Tu crois, garçon ? interrogea le père Absinthe.

– Je l’affirmerais presque. Comment, sans l’habitude des êtres de ce bouge, soupçonner l’existence de cette issue ? L’aperçoit-on, par cette nuit obscure, avec ce brouillard épais ? Non, car moi qui, sans me vanter, ai de bons yeux, je ne l’ai pas vue….

– Ça, c’est vrai !…

– Les deux femmes y sont venues, pourtant, sans hésitation, sans tâtonnements, en ligne directe ; et notez qu’il leur a fallu traverser diagonalement le jardin.

Le vétéran eût donné quelque chose pour avoir une petite objection à présenter, le malheur est qu’il n’en trouva pas.

– Par ma foi ! fit-il, tu as une drôle de manière de procéder. Tu n’es qu’un conscrit, je suis un vieux de la vieille, j’ai assisté, en ma vie, à plus d’enquêtes que tu n’as d’années, et jamais je n’ai vu….

– Bast !… interrompit Lecoq, vous en verrez bien d’autres. Par exemple, je puis vous apprendre, pour commencer, que si les femmes savaient la situation exacte du portillon, l’homme ne la connaissait que par ouï-dire….

– Oh ! pour le coup !…

– Cela se démontre, papa. Étudiez les empreintes du gaillard, et vous qui êtes malin, vous reconnaîtrez qu’en venant il a diablement dévié. Il était si peu sûr de son affaire que, pour trouver l’ouverture il a été obligé de la chercher, les mains en avant… et ses doigts ont laissé des traces sur la mince couche de neige qui recouvre la clôture.

Le bonhomme n’eût point été fâché de se rendre compte par lui-même, ainsi qu’il le disait, mais Lecoq était pressé.

– En route, en route ! dit-il, vous vérifierez mes assertions une autre fois….

Ils sortirent alors du jardinet, et s’attachèrent aux empreintes qui remontaient vers les boulevards extérieurs, en appuyant toutefois un peu sur la droite dans la direction de la rue du Patay.

Point n’était besoin d’une attention soutenue. Personne, hormis les fugitifs, ne s’était aventuré dans ces parages déserts depuis la dernière tombée de neige. Un enfant eût suivi la voie, tant elle était claire et distincte.

Quatre empreintes, très différentes, formaient la piste : deux étaient celles des femmes ; les deux, autres, l’une à l’aller, l’autre au retour, avaient été laissées par l’homme.

À diverses reprises, ce dernier avait posé le pied juste sur les pas des deux femmes, les effaçant à demi, et ainsi il ne pouvait subsister de doutes quant à l’instant précis de la soirée où il était venu épier.

À cent mètres environ de la Poivrière, Lecoq saisit brusquement le bras de son vieux collègue.

– Halte !… commanda-t-il, nous approchons du bon endroit, j’entrevois des indices positifs.

L’endroit était un chantier abandonné, ou plutôt la réserve d’un entrepreneur de bâtisses. Il s’y trouvait déposés selon le caprice des charretiers quantité d’énormes blocs de pierre, les uns travaillés, les autres bruts, et bon nombre de grandes pièces de bois grossièrement équarries.

Devant un de ces madriers, dont la surface avait été essuyée, toutes les empreintes se rejoignaient, se mêlaient et se confondaient.

– Ici, prononça le jeune policier, nos fugitives ont rencontré l’homme, et tenu conseil avec lui. L’une d’elles, celle qui a les pieds si petits, s’est assise.