Kitabı oku: «Monsieur Lecoq», sayfa 52
Chapitre 51
Dévorée d’angoisses, obsédée de soucis poignants, Mme Blanche n’avait pas remarqué que tante Médie n’était plus la même.
Le changement, à vrai dire, était peu sensible, il ne frappait pas les domestiques, mais il n’en était pas moins positif et réel, et se trahissait par quantité de petites circonstances inaperçues.
Par exemple, si la parente pauvre gardait encore son air humblement résigné, elle perdait petit à petit ses mouvements craintifs de bête maltraitée ; elle ne tressaillait plus quand on lui adressait la parole, et il y avait par instants des velléités d’indépendance dans son accent.
Depuis la fameuse semaine où on l’avait servie dans sa chambre, elle hasardait toutes sortes de démarches insolites.
S’il venait des visites, au lieu de se tenir modestement à l’écart, elle avançait sa chaise et même se mêlait à la conversation. À table, elle laissait paraître ses dégoûts ou ses préférences. À deux ou trois reprises elle eut une opinion qui n’était pas celle de sa nièce, et il lui arriva de discuter des ordres.
Une fois, Mme Blanche qui sortait, l’ayant priée de l’accompagner, elle se déclara enrhumée et resta au château.
Et le dimanche suivant, Mme Blanche ne voulant pas aller aux vêpres, tante Médie déclara qu’elle irait, et comme il pleuvait, elle demanda qu’on lui attelât une voiture, ce qui fut fait.
Tout cela n’était rien en apparence ; en réalité, c’était monstrueux, inimaginable.
Il était clair que la parente pauvre s’exerçait timidement à l’audace…
Jamais devant elle il n’avait été question de ce départ que sa nièce lui annonçait si gaiement ; elle en parut toute saisie…
– Ah !… vous partez, répétait-elle, vous quittez Courtomieu…
– Et sans regrets…
– Pour où aller, mon Dieu !…
– À Paris… Nous nous y fixons, c’est décidé. Là est la place de mon mari. Son nom, sa fortune, son intelligence, la faveur du roi lui assurent une grande situation. Il va racheter l’hôtel de Sairmeuse et le meubler magnifiquement. Nous aurons un train princier…
Tous les tourments de l’envie se lisaient sur le visage de la parente pauvre.
– Et moi ?… interrogea-t-elle d’un ton plaintif.
– Toi, tante, tu resteras ici ; tu y seras dame et maîtresse. Ne faut-il pas une personne de confiance qui veille sur mon pauvre père !… Hein ! te voilà heureuse et contente, j’espère.
Mais non ; tante Médie ne paraissait point satisfaite.
– Jamais, pleurnicha-t-elle, jamais je n’aurai le courage de rester seule dans ce grand château.
– Eh ! sotte, tu auras près de toi des domestiques, le concierge, les jardiniers…
– N’importe !… j’ai peur des fous… Quand le marquis se met à hurler le soir, il me semble que je deviens folle moi-même.
Mme Blanche haussait les épaules.
– Qu’espérais-tu donc ? interrogea-t-elle, de l’air le plus ironique.
– Je pensais… je me disais… que tu m’emmènerais avec vous…
– À Paris ! tu perds la tête, je crois. Qu’y ferais-tu ? bon Dieu !
– Blanche, je t’en conjure, je t’en supplie.
– Impossible, tante, impossible !
Tante Médie semblait désespérée :
– Et si je te disais, insista-t-elle, que je ne puis rester ici, que je n’ose, que c’est plus fort que moi, que j’y mourrai !…
Le rouge de l’impatience commençait à empourprer le front de Mme Blanche.
– Ah ! tu m’ennuies, à la fin, dit-elle rudement.
Et avec un geste qui ajoutait à la cruauté de sa phrase :
– Si Courtomieu te déplaît tant que cela, rien ne t’empêche de chercher un séjour plus à ton gré ; tu es libre et majeure…
La parente pauvre était devenue excessivement pâle, et elle serrait à les faire saigner ses lèvres minces sur ses dents jaunies.
– C’est-à-dire, fit-elle, que tu me laisses le choix entre mourir de frayeur à Courtomieu, ou mourir de misère à l’hôpital. Merci, ma nièce, merci, je reconnais ton cœur ; je n’attendais pas moins de toi, merci !
Elle relevait la tête et une méchanceté diabolique étincelait dans ses yeux.
Et c’est d’une voix qui avait quelque chose du sifflement de la vipère se redressant pour mordre, qu’elle poursuivit :
– Eh bien ! cela me décide. Je suppliais, tu m’as brutalement repoussée, maintenant je commande et je dis : je veux ! Oui, j’entends et je prétends aller avec vous à Paris… et j’irai. Ah ! ah !… cela te surprend d’entendre parler ainsi cette pauvre bonne bête de tante Médie. C’est comme cela. Il y a si longtemps que je souffre, que je me révolte à la fin. Car j’ai souffert la passion chez vous. C’est vrai, vous m’avez recueillie, vous m’avez nourrie et logée, mais vous m’avez pris en échange ma vie entière, heure par heure. Quelle servante jamais endurerait tout ce que j’ai supporté… As-tu jamais, Blanche, traité une de tes femmes comme tu me traitais, moi qui porte votre nom ! Et je n’avais pas de gages, moi ; bien au contraire je vous devais de la reconnaissance, puisque je vivais à vos crochets. Ah ! le crime d’être pauvre, vous me l’avez fait payer cher. M’avez-vous assez ravalée, assez abaissée, assez foulée aux pieds !… À une livre de pain par humiliation, vous êtes en reste avec moi !…
Elle s’arrêta.
Tout le fiel qui depuis des années, goutte à goutte, s’amassait en elle, lui remontait à la gorge et l’étouffait.
Mais ce fut l’affaire d’une seconde, et d’un ton d’amère ironie :
– Tu me demandes ce que je ferai à Paris, continua-t-elle. J’y prendrai du bon temps, donc ! Qu’y feras-tu toi-même ? Tu iras à la cour, n’est-ce pas, au bal, au spectacle. Eh bien ! je t’y suivrai. Je serai de toutes tes fêtes. J’aurai enfin de belles toilettes, moi qui depuis que je me connais ne me suis jamais vue que de tristes robes de laine noire. Avez-vous jamais songé à me donner la joie d’une toilette ? Oui, deux fois par an on m’achetait une robe de soie noire, en me recommandant de bien la ménager… Mais ce n’était pas pour moi que vous vous décidiez à cette dépense, c’était pour vous, et pour que la pauvresse fît honneur à votre générosité. Vous me mettiez ça sur le dos, comme vous cousiez du galon d’or aux habits de vos laquais, par vanité. Et moi, je me soumettais à tout, je me taisais petite, humble, tremblante, souffletée sur une joue, je tendais l’autre… il faut manger. Et toi Blanche, combien de fois, pour m’inspirer ta volonté m’as-tu pas dit : « Tu feras ceci ou cela, si tu tiens rester à Courtomieu. » Et j’obéissais, force m’était bien d’obéir, puisque je ne savais où aller… Ah ! vous avez abusé de toutes les façons ; mais mon tour est venu, et j’abuse…
Mme Blanche était à ce point stupéfiée qu’il lui eût été impossible d’articuler seulement une syllabe pour interrompre tante Médie.
À la fin, cependant, d’une voix à peine intelligible, elle balbutia :
– Je ne te comprends pas, tante, je ne te comprends pas.
Comme sa nièce, l’instant d’avant, la parente pauvre haussa les épaules.
– En ce cas, prononça-t-elle lentement, je te dirai que du moment où tu as fait de moi, bien malgré moi, ta complice, tout, entre nous, doit être commun. Je suis de moitié pour le danger, je veux être de moitié pour le plaisir. Si tout se découvrait !… Penses-tu à cela quelquefois ? Oui, n’est-ce pas, et tu cherches à t’étourdir. Eh bien ! je veux m’étourdir aussi… J’irai à Paris avec vous…
Faisant appel à toute son énergie, Mme Blanche avait un peu repris possession de soi.
– Et si je répondais non ? fit-elle froidement.
– Tu ne répondras pas non.
– Et pourquoi, s’il te plaît ?
– Parce que… parce que…
– Iras-tu donc me dénoncer à la justice ?
Tante Médie hocha négativement la tête,
– Pas si bête, répondit-elle, ce serait me livrer moi-même… Non, je ne ferais pas cela, seulement, je raconterais à ton mari l’histoire de la Borderie.
La jeune femme frissonna. Nulle menace n’était capable de l’épouvanter autant que celle-là.
– Tu viendras avec nous, tante, lui dit-elle, je te le promets.
Et plus doucement :
– Mais il était inutile de me menacer. Tu as été cruelle, tante, et injuste en même temps. Il se peut que tu aies été fort malheureuse dans notre maison ; c’est à toi seule que tu dois t’en prendre. Pourquoi ne nous rien dire ?… J’attribuais toutes tes complaisances à ton amitié pour moi…
Elle eut un sourire contraint et ajouta encore :
– Quant à deviner que toi, une femme si simple et si modeste, tu souhaitais des toilettes tapageuses… avoue que c’était impossible. Ah ! si j’avais su !… Mais tranquillise-toi, je réparerai ma sottise…
Et comme la parente pauvre, ayant obtenu ce qu’elle voulait, balbutiait quelques excuses :
– Bast ! s’écria Mme Blanche, oublions cette vilaine querelle… Tu me pardonnes, n’est-ce pas ?… Allons, viens, embrasse-moi comme autrefois.
La tante et la nièce s’embrassèrent en effet, avec de grandes effusions de tendresse, comme deux amies qu’un malentendu a failli séparer.
Mais les patelinages de cette réconciliation forcée ne trompaient pas plus l’inepte tante Médie que la perspicace Mme Blanche.
– Ah ! je ferai sagement de rester sur le qui-vive, pensait la parente pauvre. Dieu sait avec quel bonheur ma chère nièce m’enverrait rejoindre Marie-Anne.
Peut-être, en effet, quelque pensée pareille traversa-t-elle l’esprit de Mme Blanche.
Sa sensation était celle du forçat qui verrait river à sa chaîne d’ignominie son ennemi le plus exécré, son dénonciateur, par exemple, l’agent de police qui l’a arrêté.
– Ainsi, pensait-elle, me voici maintenant et pour toujours liée à cette dangereuse et perfide créature. Je ne m’appartiens plus, je suis à elle. Qu’elle exige, je devrai obéir. Il me faudra adorer ses caprices… et elle a quarante ans d’humiliation et de servitude à venger.
Les perspectives de cette existence commune la faisaient frémir, et elle se torturait à chercher par quels moyens elle parviendrait à se débarrasser de cette complice.
Elle n’en apercevait aucun pour le présent, mais il lui semblait en entrevoir vaguement plusieurs dans l’avenir…
Serait-il donc impossible, avec beaucoup d’adresse, d’inspirer à tante Médie l’ambition de vivre indépendante dans une maison à soi, servie par des gens à soi !…
Était-il prouvé qu’on ne réussirait pas à pousser au mariage cette vieille folle, qui paraissait avoir encore des velléités de coquetterie et la passion de la toilette… L’appât d’une bonne dot attirerait toujours un mari.
Mais, dans un cas comme dans l’autre, il fallait à Mme Blanche de l’argent, beaucoup d’argent, dont elle pût disposer sans avoir à en rendre compte à personne.
Cette conviction la décida à détourner de la fortune de son père, une somme de deux cent cinquante mille francs environ, en billets et en or…
Cette somme représentait les économies du marquis de Courtomieu depuis trois ans, personne ne la lui connaissait, et maintenant qu’il était devenu imbécile, sa fille, qui connaissait la cachette, pouvait sans danger s’emparer du trésor.
– Avec cela, se disait la jeune femme, je puis, à un moment donné, enrichir tante Médie, sans avoir recours à Martial.
La tante et la nièce semblaient d’ailleurs, depuis la scène décisive, vivre mieux qu’en bonne intelligence. C’était, entre elles, un perpétuel échange d’attentions délicates et de soins touchants.
Et, du matin au soir, ce n’était que des « petite tante chérie, » ou des « chère nièce aimée, » à n’en plus finir.
Même, il était temps que le départ arrivât. Plusieurs femmes de hobereaux du voisinage, accoutumées aux façons d’autrefois, au ton impérieux de l’une et à l’humilité de l’autre, commençaient à trouver cela drôle.
Ces dames eussent eu un bien autre texte de conjectures, si on leur eût appris que Mme Blanche avait fait venir, pour que tante Médie n’eût pas froid en route, un manteau garni de précieuses fourrures, exactement pareil au sien.
Elles eussent été confondues, si on leur eût dit que tante Médie voyageait, non dans la grande berline des gens de service, mais dans la propre chaise de poste des maîtres, entre le marquis et la marquise de Sairmeuse.
C’était trop fort pour que Martial ne le remarquât pas, et à un moment où il se trouvait seul avec sa femme :
– Oh ! chère marquise, dit-il, d’un ton de bienveillante ironie, que de petits soins ! Nous finirons par la mettre dans du coton, cette chère tante.
Mme Blanche tressaillit imperceptiblement et rougit un peu.
– Je l’aime tant, cette bonne Médie ! fit-elle. Jamais je ne reconnaîtrai assez les témoignages d’affection et de dévouement qu’elle m’a donnés quand j’étais malheureuse.
C’était une explication si plausible et si naturelle, que Martial ne s’était plus inquiété d’une circonstance toute futile en apparence.
Il avait, d’ailleurs, à ce préoccuper de bien d’autres choses.
L’homme d’affaires qu’il avait envoyé à Paris pour racheter, si faire se pouvait, l’hôtel de Sairmeuse, lui avait écrit d’accourir, se trouvant, marquait-il, en présence d’une de ces difficultés qu’un mandataire ne saurait résoudre. Il ne s’expliquait pas davantage.
– La peste étouffe le maladroit ! répétait Martial. Il est capable de manquer une occasion que mon père attendait depuis dix ans. Je ne saurais me plaire à Paris, si je n’habite l’hôtel de ma famille.
Sa hâte d’arriver était si grande, que le second jour de voyage, le soir il déclara que s’il eût été seul il eût couru la poste toute la nuit.
– Qu’à cela ne tienne, dit gracieusement Mme Blanche, je ne me sens aucunement fatiguée, et une nuit en voiture est loin de me faire peur…
Ils marchèrent en conséquence toute la nuit, et le lendemain, qui était un samedi, sur les neuf heures du matin, ils descendaient à l’hôtel Meurice.
C’est à peine si Martial prit le temps de déjeuner.
– Il faut que je voie où nous en sommes, fit-il en se dépêchant de sortir, je serai bientôt de retour.
Il reparut, en effet, moins de deux heures après, tout joyeux, cette fois.
– Mon homme d’affaires, dit-il, n’est qu’un nigaud. Il n’osait pas m’écrire qu’un coquin, de qui dépend la conclusion de la vente, exige un pot-de-vin de cinquante mille francs ; il les aura, pardieu !
Et d’un ton de galanterie affectée qu’il prenait toujours en s’adressant à sa femme :
– Je n’ai plus qu’à signer, ma chère amie, ajouta-t-il ; mais je ne le ferai que si l’hôtel vous convient. Je vous demanderais, si vous n’êtes pas trop lasse, de venir le visiter. Le temps presse, nous avons des concurrents…
Cette visite, assurément, était de pure forme. Mais Mme Blanche eût été bien difficile si elle n’eût pas été satisfaite de cet hôtel de Sairmeuse, qui est un des plus magnifiques de Paris, dont l’entrée est rue de Grenelle et dont les jardins ombragés d’arbres séculaires s’étendent jusqu’à la rue de Varennes.
Cette belle demeure malheureusement avait été fort négligée depuis plusieurs années.
– Il faudra six mois pour tout restaurer, disait Martial d’un ton chagrin, un an peut-être… Il est vrai qu’on peut, avant trois mois, avoir ici un appartement provisoire très habitable.
– On y serait chez soi, du moins, approuva Mme Blanche, devinant le désir de son mari.
– Ah !… c’est aussi votre avis !… En ce cas, comptez sur moi pour presser les ouvriers.
En dépit, ou plutôt en raison de son immense fortune, le marquis de Sairmeuse savait qu’on n’est guère bien servi, vite et selon ses désirs que par soi-même. Pressé, il résolut de s’occuper de tout. Il s’entendait avec les architectes, il voyait les entrepreneurs, il courait les fabricants.
Sitôt levé, il décampait, déjeunait dehors, le plus souvent, il ne rentrait que pour dîner.
Réduite par le mauvais temps à passer toutes ses journées dans son appartement de l’hôtel Meurice, Mme Blanche ne se trouvait pourtant pas à plaindre.
Le voyage, le mouvement, la vue d’objets inaccoutumés, le bruit de Paris sous ses fenêtres, un entourage étranger, toutes sortes de préoccupations enfin, l’arrachaient pour ainsi dire à soi-même. Les épouvantements de ses nuits faisaient trêve, une sorte de brume enveloppait l’horrible scène de la Borderie, les clameurs de sa conscience devenaient murmure…
Même, elle en arrivait à haïr moins tante Médie, qui, à la condition près de faire deux toilettes par jour, reprenait ses vieilles habitudes de servilité et lui tenait compagnie…
Le passé s’effaçait, croyait-elle, et elle s’abandonnait aux espérances d’une vie toute nouvelle et meilleure, quand un jour un des domestiques de l’hôtel parut, et dit :
– Il y a en bas un homme qui demande à parler à madame la marquise.
Chapitre 52
À demi-couchée sur un canapé, le coude sur les coussins, le front dans la main, Mme Blanche écoutait la lecture d’un livre nouveau que lui faisait tante Médie.
L’entrée du domestique ne lui fit seulement pas lever la tête.
– Un homme ? interrogea-t-elle, quel homme ?
Elle n’attendait personne. Dans sa pensée, celui qui venait ainsi ne pouvait être qu’un des ouvriers employés par Martial.
– Je ne puis renseigner madame la marquise, répondit le domestique. Cet individu est tout jeune, il est vêtu comme les paysans, je supposais qu’il cherchait une place…
– C’est sans doute M. le marquis qu’il veut voir ?
– Madame m’excusera, c’est bien à Madame qu’il veut parler, il me l’a dit.
– Alors, sachez comme il s’appelle et ce qu’il désire.
Et se retournant vers la parente pauvre :
– Continue, tante, dit Mme Blanche, on nous a interrompues au passage le plus intéressant.
Mais tante Médie n’avait pas eu le temps de finir la page, que déjà le domestique était de retour.
– L’homme, dit-il, prétend que madame la marquise comprendra ce dont il s’agit dès qu’elle saura son nom.
– Et ce nom ?
– Chupin.
Ce fut comme un obus éclatant tout à coup dans le salon de l’hôtel Meurice.
Tante Médie eut un gémissement étouffé ; elle laissa son livre et s’affaissa sur sa chaise, tout inerte, les bras pendants.
Mme Blanche, elle, se dressa tout d’une pièce, plus pâle que son peignoir de cachemire blanc, l’œil trouble, les lèvres tremblantes.
– Chupin ! répétait-elle, comme si elle eût espéré qu’on allait lui dire qu’elle avait mal entendu, Chupin !…
Puis, avec une certaine violence :
– Répondez à cet homme que je ne veux ni le voir ni l’entendre. Il est inutile qu’il se représente. Jamais je ne le recevrai !…
Mais, dans le temps que mit le domestique à s’incliner respectueusement et à gagner la porte à reculons, la jeune femme se ravisa.
– Au fait, non, prononça-t-elle, j’ai réfléchi, faites monter cet homme.
– Oui, approuva tante Médie d’une voix défaillante, qu’il vienne, cela vaut mieux.
Le domestique sortit, et les deux femmes restèrent en face l’une de l’autre, immobiles, consternées, le cœur serré par les plus effroyables appréhensions, la gorge serrée au point de ne pouvoir qu’à grand peine articuler quelques paroles.
– C’est un des fils de ce vieux scélérat de Chupin, dit enfin Mme Blanche.
– En effet, je le crois, mais que veut-il ?
– Quelque secours, probablement.
La parente pauvre leva les bras au ciel.
– Fasse Dieu qu’il ignore tes rendez-vous avec son père, Blanche, prononça-t-elle. Doux Jésus !… pourvu qu’il ne sache rien !
– Eh ! que veux-tu qu’il sache. Ne vas-tu pas te désespérer à l’avance ! Dans dix minutes, nous serons fixées. D’ici là, tante, du calme. Et même, crois-moi, tourne-nous le dos, regarde dans la rue pour qu’on ne voie pas ta figure… Mais pourquoi ce coquin tarde-t-il tant à paraître…
Mme Blanche ne se trompait pas.
C’était bien l’aîné des Chupin qui était là, celui à qui le vieux maraudeur mourant avait confié son secret.
Depuis son arrivée à Paris, il battait le pavé du matin au soir, demandant partout et à tous l’adresse du marquis de Sairmeuse. On venait de lui indiquer l’hôtel Meurice, et il accourait.
Ce n’est toutefois qu’après s’être bien assuré de l’absence de Martial qu’il avait demandé Mme la marquise.
Il attendait le résultat de sa démarche sous le porche, debout, les mains dans les poches de sa veste, sifflotant, lorsque le domestique revint en lui disant :
– On consent à vous recevoir, suivez-moi.
Chupin suivit ; mais le domestique, extraordinairement intrigué et tout brûlant de curiosité, ne se hâtait pas, espérant tirer quelque éclaircissement de ce campagnard.
– Ce n’est pas pour vous flatter, mon garçon, dit-il, mais votre nom a produit un fier effet sur Mme la marquise !
Le prudent paysan dissimula sous un sourire niais la joie dont l’inonda cette nouvelle.
– Comme ça, poursuivit le domestique, elle vous connaît ?
– Un petit peu.
– Vous êtes pays ?
– Je suis son frère de lait.
Le domestique n’en crut pas un mot ; il soupçonnait bien autre chose, vraiment ! Cependant, comme il était arrivé à la porte de l’appartement du marquis de Sairmeuse, il ouvrit et poussa Chupin dans le salon.
Le mauvais gars avait d’avance préparé une petite histoire, mais il fut si bien ébloui de la magnificence du salon, qu’il resta court et béant. Ce qui l’interloquait surtout, c’était une grande glace, en face de la porte, où il se voyait en pied, et les belles fleurs du tapis qu’il craignait d’écraser sous ses gros souliers.
Après un moment, voyant qu’il demeurait stupide, un sourire idiot sur les lèvres, tortillant son chapeau de feutre, Mme Blanche se décida à rompre le silence.
– Vous désirez ?… demanda-t-elle.
Le gars Chupin était intimidé, mais il n’avait point peur : ce n’est pas du tout la même chose. Il garda son masque de gaucherie, mais recouvrant son aplomb, il se mit à débiter avec, un accent traînard toutes les formules de respect qu’il savait.
– Au fait, insista la jeune femme impatientée.
Amener au fait un paysan n’est pas facile, et ce n’est qu’après beaucoup de vaines paroles encore, que Chupin expliqua longuement qu’il avait été obligé de quitter le pays à cause des ennemis qu’il y avait, qu’on n’avait pas retrouvé le trésor de son père, qu’il était, en conséquence, sans ressources…
– Oh ! assez ! interrompit Mme Blanche.
Puis, d’un ton qui n’était rien moins que bienveillant :
– Je ne vois pas, continua-t-elle, à quel titre vous vous adressez à moi. Vous aviez, comme toute votre famille, une réputation détestable à Sairmeuse. Enfin, n’importe, vous êtes de mon pays, je consens à vous accorder un secours, à la condition que vous n’y reviendrez pas.
C’est d’un air moitié humble et moitié goguenard que Chupin écouta cette semonce. À la fin, il releva la tête :
– Je ne demande pas l’aumône, articula-t-il fièrement.
– Que demandez-vous donc ?
– Mon dû.
Mme Blanche reçut un coup dans le cœur, et cependant, elle eut le courage de toiser Chupin d’un air dédaigneux, en disant :
– Ah ! je vous dois quelque chose !…
– Pas à moi personnellement, madame la marquise, mais à mon défunt père. Au service de qui donc a-t-il péri ? Pauvre vieux ! Il vous aimait bien, allez… tout comme moi, du reste. Sa dernière parole, avant de mourir, a été pour vous. « Vois-tu, gars, qu’il me dit, il vient de se passer des choses terribles à la Borderie. La jeune dame de M. le marquis en voulait à Marie-Anne, et elle lui a fait passer le goût du pain. Sans moi, elle était perdue. Quand je serai crevé, laisse-moi tout mettre sur le dos, la terre n’en sera pas plus froide et ça innocentera la jeune dame… Et après, elle te récompensera bien, et tant que tu te tairas tu ne manqueras de rien… »
Si grande que fût son impudence, il s’arrêta, stupéfait de la physionomie de Mme Blanche.
En présence de cette dissimulation supérieure, il douta presque du récit de son père.
C’est que véritablement la jeune femme fut héroïque en ce moment. Elle avait compris que céder une fois c’était se mettre à la discrétion de ce misérable, comme elle était déjà à la merci de tante Médie. Et avec une merveilleuse énergie, elle payait d’audace.
– En d’autres termes, fit-elle, vous m’accusez du meurtre de Mlle Lacheneur, et vous me menacez de me dénoncer si je ne vous accorde pas ce que vous allez exiger ?
Le gars Chupin inclina affirmativement la tête.
– Eh bien !… reprit Mme Blanche, puisqu’il en est ainsi, sortez !…
Il est sûr qu’elle allait, à force d’audace, gagner cette partie périlleuse, dont le repos de sa vie était l’enjeu ; Chupin était absolument déconcerté, lorsque tante Médie qui écoutait, debout devant la fenêtre, se retourna, tout effarée, en criant :
– Blanche !… ton mari… Martial !… Il entre… il monte.
La partie fut perdue… La jeune femme vit son mari arrivant, trouvant Chupin, le faisant parler, découvrant tout.
Sa tête s’égara, elle s’abandonna, elle se livra.
Brusquement elle mit sa bourse dans la main du misérable et l’entraîna, par une porte intérieure, jusqu’à l’escalier de service.
– Prenez toujours cela, disait-elle d’une voix sourde, ce n’est qu’un à-compte… Nous nous reverrons. Et pas un mot ! Pas un mot à mon mari, surtout !…
Elle avait été bien inspirée de ne pas perdre une minute ; lorsqu’elle rentra, elle trouva Martial dans le salon.
Il était assis, la tête inclinée sur la poitrine, et tenait à la main une lettre déployée.
Au bruit que fit sa femme, il se dressa, et elle put voir rouler dans ses yeux une larme furtive.
– Quel malheur nous frappe encore !… balbutia-t-elle d’une voix que l’excès de son émotion de tout à l’heure rendait à peine intelligible.
Martial ne remarqua pas ce mot « encore, » qui l’eût au moins étonné.
– Mon père est mort, Blanche, prononça-t-il.
– Le duc de Sairmeuse !… Mon Dieu !… Comment cela ?…
– D’une chute de cheval, dans les bois de Courtomieu, près des roches de Sanguille…
– Ah !… c’est là que mon pauvre père a failli être assassiné.
– Oui… c’est au même endroit, en effet.
Un moment de silence suivit.
Martial n’aimait que très médiocrement son père, et il n’en était pas aimé, il le savait ; et il s’étonnait de l’amère tristesse qui l’envahissait en songeant qu’il n’était plus.
Puis, il y avait autre chose encore.
– D’après cette lettre, que m’apporte un exprès, poursuivit-il, tout le monde, à Sairmeuse, croit à un accident. Mais moi !… moi !…
– Eh bien !…
– Moi, je crois à un crime.
Une exclamation d’effroi échappa à tante Médie, et Mme Blanche pâlit.
– À un crime !… murmura-t-elle.
– Oui, Blanche, et je pourrais nommer le coupable. Oh ! mes pressentiments ne me trompent pas. Le meurtrier de mon père est celui qui a tenté d’assassiner le marquis de Courtomieu…
– Jean Lacheneur !…
Martial baissa tristement la tête. C’était répondre.
– Et vous ne le dénoncez pas, s’écria la jeune femme, et vous ne courez pas demander vengeance à la justice !…
La physionomie de Martial devenait de plus en plus sombre.
– À quoi bon !… répondit-il. Je n’ai à donner que des preuves morales, et c’est des preuves matérielles qu’il faut à la justice.
Il eut un geste d’affreux découragement, et, d’une voix sourde, répondant à ses pensées plutôt que s’adressant à sa femme, il poursuivit :
– Le duc de Sairmeuse et le marquis de Courtomieu ont récolté ce qu’ils avaient semé. La terre ne boit jamais le sang répandu, et tôt ou tard le crime s’expie.
Mme Blanche frémissait. Chacune des paroles de son mari trouvait un écho en elle. Il eût parlé pour elle qu’il ne se fût pas exprimé autrement.
– Martial, fit-elle, essayant de le détourner de ses funèbres préoccupations, Martial !
Il ne parut pas l’entendre, et du même ton il continua :
– Ces Lacheneur vivaient heureux et honorés avant notre arrivée à Sairmeuse. Leur conduite a été au-dessus de tout éloge, ils ont poussé la probité jusqu’à l’héroïsme. D’un mot, nous pouvions nous les attacher et en faire nos amis les plus sûrs et les plus dévoués… C’était notre devoir avant notre intérêt. Nous ne l’avons pas compris. Nous les avons humiliés, ruinés, exaspérés, poussés à bout… De telles fautes se payent. Il est de ces gens qu’on doit respecter, si on n’est pas sûr de les anéantir d’un coup, eux et les leurs… Qui me dit qu’à la place de Jean Lacheneur, je n’agirais pas comme lui.
Il se tut un moment, puis, éclairé par un de ces rapides et éblouissants éclairs, qui parfois déchirent les ténèbres de l’avenir :
– Seul je connais bien Jean Lacheneur, reprit-il ; seul j’ai pu mesurer sa haine, et je sais qu’il ne vit plus que par l’espoir de se venger de nous… Certes nous sommes bien haut et il est bien bas, n’importe ! Nous avons tout à craindre. Nos millions sont comme un rempart autour de nous, c’est vrai, mais il saura s’ouvrir une brèche. Et les plus minutieuses précautions ne nous sauveront pas : un moment viendra quand même où nos défiances s’assoupiront, tandis que sa haine veillera toujours. Qu’entreprendra-t-il, je n’en sais rien, mais ce sera terrible. Souvenez-vous de mes paroles, Blanche, si le malheur entre dans notre maison, c’est que Jean Lacheneur lui aura ouvert la porte…
Tante Médie et sa nièce étaient trop bouleversées pour articuler seulement une parole, et pendant cinq minutes on n’entendit que le pas de Martial qui arpentait le salon.
Enfin il s’arrêta devant sa femme.
– Je viens d’envoyer chercher des chevaux de poste, dit-il… Vous m’excuserez de vous laisser seule ici… Il faut que je me rende à Sairmeuse… Je ne serai pas absent plus d’une semaine.
Il partit, en effet, quelques heures plus tard, et Mme Blanche se trouva abandonnée à elle-même et maîtresse d’elle pour plusieurs jours.
Ses angoisses étaient plus intolérables encore qu’au lendemain du crime. Ce n’était plus contre des fantômes qu’elle avait à se défendre maintenant ; Chupin existait, et sa voix, si elle n’était pas plus terrible que celle de la conscience, pouvait être entendue.
Si Mme Blanche eût su où le prendre, le misérable, elle eût traité avec lui. Elle eût obtenu, pensait-elle, moyennant une grosse somme, qu’il quittât Paris, la France, qu’il s’en allât si loin qu’on n’entendit plus jamais parler de lui…
Naturellement Chupin était sorti de l’hôtel sans rien dire…
Les sinistres pressentiments exprimés par Martial, ajoutaient encore à l’épouvante de la jeune femme. Elle aussi, rien qu’au nom de Lacheneur, se sentait remuée jusqu’au plus profond de ses entrailles. Elle ne pouvait s’ôter l’idée qu’il soupçonnait quelque chose, et que, des bas fonds de la société où le retenait sa misère, il la guettait…
C’est alors que plus vivement que jamais elle désira retrouver l’enfant de Marie-Anne.
Outre qu’elle se débarrasserait ainsi des obsessions de son serment violé, il lui semblait que cet enfant la protégerait peut-être un jour et qu’il serait entre ses mains comme un otage.
Mais où rencontrer un homme à qui se confier ?…
Se mettant l’esprit à la torture, elle se souvint d’avoir entendu autrefois son père parler d’un espion du nom de Chefteux, garçon prodigieusement adroit, disait-il, et capable de tout, même d’honnêteté, quand on y mettait le prix.