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Kitabı oku: «Au Bonheur des Dames», sayfa 12

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VI

Quand la morte-saison d’été fut venue, un vent de panique souffla au Bonheur des Dames. C’était le coup de terreur des congés, les renvois en masse dont la direction balayait le magasin, vide de clientes pendant les chaleurs de juillet et d’août.

Mouret, chaque matin, lorsqu’il faisait avec Bourdoncle son inspection, prenait à part les chefs de comptoir, qu’il avait poussés, l’hiver, pour que la vente ne souffrît pas, à engager plus de vendeurs qu’il ne leur en fallait, quitte à écrémer ensuite leur personnel. Il s’agissait maintenant de diminuer les frais, en rendant au pavé un bon tiers des commis, les faibles qui se laissaient manger par les forts.

– Voyons, disait-il, vous en avez là-dedans qui ne font pas votre affaire… On ne peut les garder pourtant à rester ainsi, les mains ballantes.

Et, si le chef de comptoir hésitait, ne sachant lesquels sacrifier:

– Arrangez-vous, six vendeurs doivent vous suffire… Vous en reprendrez en octobre, il en traîne assez dans les rues!

D’ailleurs, Bourdoncle se chargeait des exécutions. Il avait, de ses lèvres minces, un terrible: «Passez à la caisse!» qui tombait comme un coup de hache. Tout lui devenait prétexte pour déblayer le plancher. Il inventait des méfaits, il spéculait sur les plus légères négligences. «Vous étiez assis, monsieur: passez à la caisse! – Vous répondez, je crois: passez à la caisse! – Vos souliers ne sont pas cirés: passez à la caisse!» Et les braves eux-mêmes tremblaient, devant le massacre qu’il laissait derrière lui. Puis, la mécanique ne fonctionnant pas assez vite, il avait imaginé un traquenard, où, en quelques jours, il étranglait sans fatigue le nombre de vendeurs condamnés d’avance. Dès huit heures, il se tenait debout sous la porte, sa montre à la main; et, à trois minutes de retard, l’implacable: «Passez à la caisse!» hachait les jeunes gens essoufflés. C’était de la besogne vivement et proprement faite.

– Vous avez une sale figure, vous! finit-il par dire un jour à un pauvre diable dont le nez de travers l’agaçait. Passez à la caisse!

Les protégés obtenaient quinze jours de vacances, qu’on ne leur payait pas, ce qui était une façon plus humaine de diminuer les frais. Du reste, les vendeurs acceptaient leur situation précaire, sous le fouet de la nécessité et de l’habitude. Depuis leur débarquement à Paris, ils roulaient sur la place, ils commençaient leur apprentissage à droite, le finissaient à gauche, étaient renvoyés ou s’en allaient d’eux-mêmes, tout d’un coup, au hasard de l’intérêt. L’usine chômait, on supprimait le pain aux ouvriers; et cela passait dans le branle indifférent de la machine, le rouage inutile était tranquillement jeté de côté, ainsi qu’une roue de fer, à laquelle on ne garde aucune reconnaissance des services rendus. Tant pis pour ceux qui ne savaient pas se tailler leur part!

Maintenant, les rayons ne causaient plus d’autre chose. Chaque jour, de nouvelles histoires circulaient. On nommait les vendeurs congédiés, comme, en temps d’épidémie, on compte les morts. Les châles et les lainages surtout furent éprouvés: sept commis y disparurent en une semaine. Puis, un drame bouleversa la lingerie, où une acheteuse s’était trouvée mal, en accusant la demoiselle qui la servait de manger de l’ail; et celle-ci fut chassée sur l’heure, bien que, peu nourrie et toujours affamée, elle achevât simplement au comptoir toute une provision de croûtes de pain. La direction se montrait impitoyable, devant la moindre plainte des clientes; aucune excuse n’était admise, l’employé avait toujours tort, devait disparaître ainsi qu’un instrument défectueux, nuisant au bon mécanisme de la vente; et les camarades baissaient la tête, ne tentaient même pas de le défendre. Dans la panique qui soufflait, chacun tremblait pour soi: Mignot, un jour qu’il sortait un paquet sous sa redingote, malgré le règlement, faillit être surpris et se crut du coup sur le pavé; Liénard, dont la paresse était célèbre, dut à la situation de son père dans les nouveautés, de n’être pas mis à la porte, un après-midi que Bourdoncle le trouva dormant debout, entre deux piles de velours anglais. Mais les Lhomme surtout s’inquiétaient, s’attendaient chaque matin au renvoi de leur fils Albert: on était très mécontent de la façon dont il tenait sa caisse, des femmes venaient le distraire; et deux fois Mme Aurélie dut fléchir la direction.

Cependant, Denise, au milieu de ce coup de balai, était si menacée, qu’elle vivait dans la continuelle attente d’une catastrophe. Elle avait beau être courageuse, lutter de toute sa gaieté et de toute sa raison, pour ne pas céder aux crises de sa nature tendre: des larmes l’aveuglaient dès qu’elle avait refermé la porte de sa chambre, elle se désolait en se voyant à la rue, fâchée avec son oncle, ne sachant où aller, sans un sou d’économie, et ayant sur les bras les deux enfants. Les sensations des premières semaines renaissaient, il lui semblait être un grain de mil sous une meule puissante; et c’était, en elle, un abandon découragé, à se sentir si peu de chose, dans cette grande machine qui l’écraserait avec sa tranquille indifférence. Aucune illusion n’était possible: si l’on congédiait une vendeuse des confections, elle se trouvait désignée. Sans doute, pendant la partie de Rambouillet, ces demoiselles avaient monté la tête de Mme Aurélie, car cette dernière la traitait depuis lors d’un air de sévérité, où il entrait comme une rancune. On ne lui pardonnait pas d’ailleurs d’être allée à Joinville, on voyait là une révolte, une façon de narguer le comptoir tout entier, en s’affichant dehors avec une demoiselle du comptoir ennemi. Jamais Denise n’avait plus souffert au rayon, et maintenant elle désespérait de le conquérir.

– Laissez-les donc! répétait Pauline, des poseuses qui sont bêtes comme des oies!

Mais c’était justement ces allures de dame qui intimidaient la jeune fille. Presque toutes les vendeuses, dans leur frottement quotidien avec la clientèle riche, prenaient des grâces, finissaient par être d’une classe vague, flottant entre l’ouvrière et la bourgeoise; et, sous leur art de s’habiller, sous les manières et les phrases apprises, il n’y avait souvent qu’une instruction fausse, la lecture des petits journaux, des tirades de drame, toutes les sottises courantes du pavé de Paris.

– Vous savez que la mal peignée a un enfant, dit un matin Clara, en arrivant au rayon.

Et, comme on s’étonnait:

– Puisque je l’ai vue hier soir qui promenait le mioche!… Elle doit le remiser quelque part.

À deux jours de là, Marguerite, en remontant de dîner, donna une autre nouvelle.

– C’est du propre, je viens de voir l’amant de la mal peignée… Un ouvrier, imaginez-vous! oui, un sale petit ouvrier, avec des cheveux jaunes, qui la guettait à travers les vitres.

Dès lors, ce fut une vérité acquise: Denise avait un manœuvre pour amant, et cachait un enfant dans le quartier. On la cribla d’allusions méchantes. La première fois qu’elle comprit, elle devint toute pâle, devant la monstruosité de pareilles suppositions. C’était abominable, elle voulut s’excuser, elle balbutia:

– Mais ce sont mes frères!

– Oh! ses frères! dit Clara de sa voix de blague.

Il fallut que Mme Aurélie intervînt.

– Taisez-vous! mesdemoiselles, vous feriez mieux de changer ces étiquettes… Mademoiselle Baudu est bien libre de se mal conduire dehors. Si elle travaillait ici, au moins!

Et cette défense sèche était une condamnation. La jeune fille, suffoquée comme si on l’avait accusée d’un crime, tâcha vainement d’expliquer les faits. On riait, on haussait les épaules. Elle en garda une plaie vive au cœur. Deloche, lorsque le bruit se répandit, fut tellement indigné, qu’il parlait de gifler ces demoiselles des confections; et, seule, la crainte de la compromettre le retint. Depuis la soirée de Joinville, il avait pour elle un amour soumis, une amitié presque religieuse, qu’il lui témoignait par ses regards de bon chien. Personne ne devait soupçonner leur affection, car on se serait moqué d’eux; mais cela ne l’empêchait pas de rêver de brusques violences, le coup de poing vengeur, si jamais on s’attaquait à elle devant lui.

Denise finit par ne plus répondre. C’était trop odieux, personne ne la croirait. Quand une camarade risquait une nouvelle allusion, elle se contentait de la regarder fixement, d’un air triste et calme. D’ailleurs, elle avait d’autres ennuis, des soucis matériels qui la préoccupaient davantage. Jean continuait à n’être pas raisonnable, il la harcelait toujours de demandes d’argent. Peu de semaines se passaient, sans qu’elle reçût de lui toute une histoire, en quatre pages; et, quand le vaguemestre de la maison lui remettait ces lettres d’une grosse écriture passionnée, elle se hâtait de les cacher dans sa poche, car les vendeuses affectaient de rire, en chantonnant des gaillardises. Puis, après avoir inventé des prétextes pour aller déchiffrer les lettres à l’autre bout du magasin, elle était prise de terreurs: ce pauvre Jean lui semblait perdu. Toutes les bourdes réussissaient auprès d’elle, des aventures d’amour extraordinaires, dont son ignorance de ces choses exagérait encore les périls. C’étaient une pièce de quarante sous pour échapper à la jalousie d’une femme, et des cinq francs, et des six francs qui devaient réparer l’honneur d’une pauvre fille, que son père tuerait sans cela. Alors, comme ses appointements et son tant pour cent ne suffisaient point, elle avait eu l’idée de chercher un petit travail, en dehors de son emploi. Elle s’en était ouverte à Robineau, qui lui restait sympathique, depuis leur première rencontre chez Vinçard; et il lui avait procuré des nœuds de cravate, à cinq sous la douzaine. La nuit, de neuf heures à une heure, elle pouvait en coudre six douzaines, ce qui lui faisait trente sous, sur lesquels il fallait déduire une bougie de quatre sous. Mais ces vingt-six sous par jour entretenaient Jean, elle ne se plaignait pas du manque de sommeil, elle se serait estimée très heureuse, si une catastrophe n’avait une fois encore bouleversé son budget. À la fin de la seconde quinzaine, lorsqu’elle s’était présentée chez l’entrepreneuse des nœuds de cravate, elle avait trouvé porte close: une faillite, une banqueroute, qui lui emportait dix-huit francs trente centimes, somme considérable, et sur laquelle, depuis huit jours, elle comptait absolument. Toutes les misères du rayon disparaissaient devant ce désastre.

– Vous êtes triste, lui dit Pauline, qui la rencontra, dans la galerie de l’ameublement. Est-ce que vous avez besoin de quelque chose, dites?

Mais Denise devait déjà douze francs à son amie. Elle répondit, en essayant de sourire:

– Non, merci… J’ai mal dormi, voilà tout.

C’était le vingt juillet, au plus fort de la panique des renvois. Sur les quatre cents employés, Bourdoncle en avait déjà balayé cinquante; et le bruit courait d’exécutions nouvelles. Elle ne songeait guère pourtant aux menaces qui soufflaient, elle était tout entière à l’angoisse d’une aventure de Jean, plus terrifiante que les autres. Ce jour-là, il lui fallait quinze francs, dont l’envoi pouvait seul le sauver de la vengeance d’un mari trompé. La veille, elle avait reçu une première lettre, posant le drame; puis, coup sur coup, il en était venu deux autres, la dernière surtout qu’elle achevait, quand Pauline l’avait rencontrée, et où Jean lui annonçait sa mort pour le soir, s’il n’avait pas les quinze francs. Elle se torturait l’esprit. Impossible de prendre sur la pension de Pépé, payée depuis deux jours. Toutes les malchances tombaient à la fois, car elle espérait rentrer dans ses dix-huit francs trente, en s’adressant à Robineau, qui retrouverait peut-être l’entrepreneuse des nœuds de cravate; mais Robineau, ayant obtenu un congé de deux semaines, n’était pas revenu la veille, comme on l’attendait.

Cependant, Pauline la questionnait encore, amicalement. Lorsque toutes deux se rejoignaient ainsi, au fond d’un rayon écarté, elles causaient quelques minutes, l’œil aux aguets. Soudain, la lingère eut un geste de fuite: elle venait d’apercevoir la cravate blanche d’un inspecteur, qui sortait des châles.

– Ah! non, c’est le père Jouve, murmura-t-elle d’un air rassuré. Je ne sais ce qu’il a, ce vieux, à rire, quand il nous voit ensemble… À votre place, j’aurais peur, car il est trop gentil pour vous. Un chien fini, mauvais comme la gale, et qui croit encore parler à ses troupiers!

En effet, le père Jouve était détesté de tous les vendeurs, pour la sévérité de sa surveillance. Plus de la moitié des renvois se faisaient sur ses rapports. Son grand nez rouge d’ancien capitaine noceur ne s’humanisait que dans les comptoirs tenus par des femmes.

– Pourquoi aurais-je peur? demanda Denise.

– Dame! répondit Pauline en riant, il exigera peut-être de la reconnaissance… Plusieurs de ces demoiselles se le ménagent.

Jouve s’était éloigné, en feignant de ne pas les voir; et elles l’entendirent qui tombait sur un vendeur des dentelles, coupable de regarder un cheval abattu, dans la rue Neuve-Saint-Augustin.

– À propos, reprit Pauline, est-ce que vous ne cherchiez pas M. Robineau, hier? Il est revenu.

Denise se crut sauvée.

– Merci, je vais faire le tour alors et passer par la soierie… Tant pis! on m’a envoyée là-haut, à l’atelier, pour un poignet.

Elles se séparèrent. La jeune fille, d’un air affairé, comme si elle courait de caisse en caisse, à la recherche d’une erreur, gagna l’escalier et descendit dans le hall. Il était dix heures moins un quart, la première table venait d’être sonnée. Un lourd soleil chauffait les vitrages, et malgré les stores de toile grise, la chaleur tombait dans l’air immobile. Par moments, une haleine fraîche montait des parquets, que des garçons de magasin arrosaient d’un mince filet d’eau. C’était une somnolence, une sieste d’été, au milieu du vide élargi des comptoirs, pareils à des chapelles, où l’ombre dort, après la dernière messe. Des vendeurs nonchalants se tenaient debout, quelques rares clientes suivaient les galeries, traversaient le hall, de ce pas abandonné des femmes que le soleil tourmente.

Comme Denise descendait, Favier métrait justement une robe de soie légère, à pois roses, pour Mme Boutarel, débarquée la veille du midi. Depuis le commencement du mois, les départements donnaient, on ne voyait guère que des dames fagotées, des châles jaunes, des jupes vertes, le déballage en masse de la province. Les commis, indifférents, ne riaient même plus. Favier accompagna Mme Boutarel à la mercerie, et quand il reparut, il dit à Hutin:

– Hier toutes auvergnates, aujourd’hui toutes provençales… J’en ai mal à la tête.

Mais Hutin se précipita, c’était son tour, et il avait reconnu «la jolie dame», cette blonde adorable que le rayon désignait ainsi, ne sachant rien d’elle, pas même son nom. Tous lui souriaient, il ne se passait point de semaine sans qu’elle entrât au Bonheur, toujours seule. Cette fois, elle avait avec elle un petit garçon de quatre ou cinq ans. On en causa.

– Elle est donc mariée? demanda Favier, lorsque Hutin revint de la caisse, où il avait fait débiter trente mètres de satin duchesse.

– Possible, répondit ce dernier, quoique ça ne prouve rien, ce mioche. Il pourrait être à une amie… Ce qu’il y a de sûr, c’est qu’elle doit avoir pleuré. Oh! une tristesse, et des yeux rouges!

Un silence régna. Les deux vendeurs regardaient vaguement dans les lointains du magasin. Puis, Favier reprit d’une voix lente:

– Si elle est mariée, son mari lui a peut-être bien allongé des gifles.

– Possible, répéta Hutin, à moins que ce ne soit un amant qui l’ait plantée là.

Et il conclut, après un nouveau silence:

– Ce que je m’en fiche!

À ce moment, Denise traversait le rayon des soieries, en ralentissant sa marche et en regardant autour d’elle, pour découvrir Robineau. Elle ne le vit pas, alla dans la galerie du blanc, puis traversa une seconde fois. Les deux vendeurs s’étaient aperçus de son manège.

– La voilà encore, cette désossée! murmura Hutin.

– Elle cherche Robineau, dit Favier. Je ne sais ce qu’ils fricotent ensemble. Oh! rien de drôle, Robineau est trop bête là-dessus… On raconte qu’il lui a procuré un petit travail, des nœuds de cravate. Hein? quel négoce!

Hutin méditait une méchanceté. Lorsque Denise passa près de lui, il l’arrêta, en disant:

– C’est moi que vous cherchez?

Elle devint très rouge. Depuis la soirée de Joinville, elle n’osait lire dans son cœur, où se heurtaient des sentiments confus. Elle le revoyait sans cesse avec cette fille aux cheveux roux, et si elle frémissait encore devant lui, c’était peut-être de malaise. L’avait-elle aimé? l’aimait-elle toujours? elle ne voulait point remuer ces choses, qui lui étaient pénibles.

– Non, monsieur, répondit-elle, embarrassée.

Alors, Hutin s’amusa de sa gêne.

– Si vous désirez qu’on vous le serve… Favier, servez donc Robineau à mademoiselle.

Elle le regarda fixement, du regard triste et calme dont elle recevait les allusions blessantes de ces demoiselles. Ah! il était méchant, il la frappait ainsi que les autres! Et il y avait en elle comme un déchirement, un dernier lien qui se rompait. Son visage exprima une telle souffrance, que Favier, peu tendre de son naturel, vint pourtant à son secours.

– M. Robineau est au rassortiment, dit-il. Il rentrera pour déjeuner sans doute… Vous le trouverez cet après-midi, si vous avez à lui parler.

Denise remercia, remonta aux confections, où Mme Aurélie l’attendait, dans une colère froide. Comment! elle était partie depuis une demi-heure! d’où sortait-elle? pas de l’atelier, bien sûr? La jeune fille baissait la tête, songeait à cet acharnement du malheur. C’était fini, si Robineau ne rentrait pas. Cependant, elle se promettait de redescendre.

Aux soieries, le retour de Robineau avait déchaîné toute une révolution. Le comptoir espérait qu’il ne rentrerait pas, dégoûté des ennuis qu’on lui créait sans cesse; et, un moment, en effet, toujours pressé par Vinçard, qui voulait lui céder son fonds de commerce, il avait failli le prendre. Le sourd travail de Hutin, la mine qu’il creusait depuis de longs mois sous les pieds du second, allait enfin éclater. Pendant le congé de celui-ci, comme il le suppléait à titre de premier vendeur, il s’était efforcé de lui nuire dans l’esprit des chefs, de s’installer à sa place, par des excès de zèle: c’étaient de petites irrégularités découvertes et étalées, des projets d’améliorations soumis, des dessins nouveaux qu’il imaginait. Tous, d’ailleurs, dans le rayon, depuis le débutant rêvant de passer vendeur, jusqu’au premier convoitant la situation d’intéressé, tous n’avaient qu’une idée fixe, déloger le camarade au-dessus de soi pour monter d’un échelon, le manger s’il devenait un obstacle; et cette lutte des appétits, cette poussée des uns sur les autres, était comme le bon fonctionnement même de la machine, ce qui enrageait la vente et allumait cette flambée du succès dont Paris s’étonnait. Derrière Hutin, il y avait Favier, puis derrière Favier, les autres, à la file. On entendait un gros bruit de mâchoires. Robineau était condamné, chacun déjà emportait son os. Aussi, lorsque le second reparut, le grognement fut-il général. Il fallait en finir, l’attitude des vendeurs lui avait semblé si menaçante, que le chef du comptoir, pour donner à la direction le temps de prendre un parti, venait d’envoyer Robineau au rassortiment.

– Nous préférons nous en aller tous, si on le garde, déclarait Hutin.

Cette affaire ennuyait Bouthemont, dont la gaieté s’accommodait mal d’un tel tracas intérieur. Il souffrait de ne plus avoir autour de lui que des visages renfrognés. Pourtant, il voulait être juste.

– Voyons, laissez-le tranquille, il ne vous fait rien.

Mais des protestations éclataient.

– Comment! il ne nous fait rien?… Un être insupportable, toujours nerveux, et qui vous passerait sur le corps, tant il est fier!

C’était la grande rancune du rayon. Robineau, avec des nerfs de femme, avait des raideurs et des susceptibilités inacceptables. On racontait vingt anecdotes, un petit jeune homme qui en était tombé malade, jusqu’à des clientes qu’il avait humiliées par ses remarques cassantes.

– Enfin, messieurs, dit Bouthemont, je ne peux rien prendre sur moi… J’ai averti la direction, je vais en causer tout à l’heure.

On sonnait la seconde table, une volée de cloche montait du sous-sol, lointaine et assourdie dans l’air mort du magasin. Hutin et Favier descendirent. De tous les comptoirs, des vendeurs arrivaient un à un, débandés, se pressant en bas, à l’entrée étroite du couloir de la cuisine, un couloir humide que des becs de gaz éclairaient continuellement. Le troupeau s’y hâtait, sans un rire, sans une parole, au milieu d’un bruit croissant de vaisselle et dans une odeur forte de nourriture. Puis, à l’extrémité du couloir, il y avait une halte brusque, devant un guichet. Flanqué de piles d’assiettes, armé de fourchettes et de cuillers qu’il plongeait dans des bassines de cuivre, un cuisinier y distribuait les portions. Et, quand il s’écartait, derrière son ventre tendu de blanc, on apercevait la cuisine flambante.

– Allons, bon! murmura Hutin en consultant le menu, écrit sur un tableau noir, au-dessus du guichet, du bœuf sauce piquante, ou de la raie… Jamais de rôti, dans cette baraque! Ça ne tient pas au corps, leur bouilli et leur poisson!

Du reste, le poisson était généralement méprisé, car la bassine restait pleine. Favier prit pourtant de la raie. Derrière lui, Hutin se baissa, en disant:

– Bœuf sauce piquante.

De son geste mécanique, le cuisinier avait piqué un morceau de viande, puis l’avait arrosé d’une cuillerée de sauce; et Hutin, suffoqué d’avoir reçu au visage le souffle ardent du guichet, emportait à peine sa portion, que déjà derrière lui les mots: «Bœuf sauce piquante… Bœuf sauce piquante…», se suivaient comme des litanies; pendant que, sans relâche, le cuisinier piquait des morceaux et les arrosait de sauce, avec le mouvement rapide et rythmique d’une horloge bien réglée.

– Elle est froide, leur raie, déclara Favier, dont la main ne sentait pas de chaleur.

Tous, maintenant, filaient, le bras tendu, leur assiette droite, pris de la crainte de se heurter. Dix pas plus loin, s’ouvrait la buvette, un autre guichet, avec un comptoir d’étain luisant, où étaient rangées les parts de vin, de petites bouteilles sans bouchon, encore humides du rinçage. Et chacun, de sa main vide, recevait au passage une de ces bouteilles, puis, dès lors embarrassé, gagnait sa table d’un air sérieux, veillant à l’équilibre.

Hutin grondait sourdement:

– En voilà une promenade, avec cette vaisselle!

Leur table, à Favier et à lui, se trouvait au bout du corridor, dans la dernière salle à manger. Toutes les salles se ressemblaient, étaient d’anciennes caves, de quatre mètres sur cinq, qu’on avait enduites au ciment et aménagées en réfectoires; mais l’humidité crevait la peinture, les murailles jaunes se marbraient de taches verdâtres; et, du puits étroit des soupiraux, ouvrant sur la rue, au ras du trottoir, tombait un jour livide, sans cesse traversé par les ombres vagues des passants. En juillet comme en décembre, on y étouffait, dans la buée chaude, chargée d’odeurs nauséabondes, que soufflait le voisinage de la cuisine.

Cependant, Hutin était entré le premier. Sur la table, scellée d’un bout dans le mur et couverte d’une toile cirée, il n’y avait que les verres, les fourchettes et les couteaux, marquant les places. Des piles d’assiettes de rechange se dressaient à chaque extrémité; tandis que, au milieu, s’allongeait un gros pain, percé d’un couteau, le manche en l’air. Hutin se débarrassa de sa bouteille, posa son assiette; puis, après avoir pris sa serviette, au bas du casier, qui était le seul ornement des murailles, il s’assit en poussant un soupir.

– Avec ça, j’ai une faim! murmura-t-il.

– C’est toujours ainsi, dit Favier, qui s’installait à sa gauche. Il n’y a rien, quand on crève.

La table se remplissait rapidement. Elle contenait vingt-deux couverts. D’abord, il n’y eut qu’un tapage violent de fourchettes, une goinfrerie de grands gaillards aux estomacs creusés par treize heures de fatigues quotidiennes. Dans les commencements, les commis, qui avaient une heure pour manger, pouvaient aller prendre leur café dehors; aussi dépêchaient-ils le déjeuner en vingt minutes, avec la hâte de gagner la rue. Mais cela les remuait trop, ils rentraient distraits, l’esprit détourné de la vente; et la direction avait décidé qu’ils ne sortiraient plus, qu’ils paieraient trois sous de supplément, pour une tasse de café, s’ils en voulaient. Aussi, maintenant, faisaient-ils traîner le repas, peu soucieux de remonter au rayon avant l’heure. Beaucoup, en avalant de grosses bouchées, lisaient un journal, plié et tenu debout contre leur bouteille. D’autres, quand leur première faim était satisfaite, causaient bruyamment, revenaient aux éternels sujets de la mauvaise nourriture, de l’argent gagné, de ce qu’ils avaient fait, le dimanche précédent, et de ce qu’ils feraient, l’autre dimanche.

– Dites donc, et votre Robineau? demanda un vendeur à Hutin.

La lutte des soyeux contre leur second occupait tous les comptoirs. On discutait la question chaque jour, au café Saint-Roch, jusqu’à minuit. Hutin, qui s’acharnait sur son morceau de bœuf, se contenta de répondre:

– Eh bien! il est revenu, Robineau.

Puis, se fâchant tout d’un coup:

– Mais, sacredieu; ils m’ont donné de l’âne!… À la fin, c’est dégoûtant, ma parole d’honneur!

– Ne vous plaignez donc pas! dit Favier. Moi qui ai fait la bêtise de prendre de la raie… Elle est pourrie.

Tous parlaient à la fois, s’indignaient, plaisantaient. Dans un coin de la table, contre le mur, Deloche mangeait silencieusement. Il était affligé d’un appétit excessif, qu’il n’avait jamais satisfait, et comme il gagnait trop peu pour se payer des suppléments, il se taillait des tranches de pain énormes, il avalait les platées les moins ragoûtantes, d’un air de gourmandise. Aussi tous s’amusaient-ils de lui, criant:

– Favier, passez votre raie à Deloche… Il l’aime comme ça.

– Et votre viande, Hutin: Deloche la demande pour son dessert.

Le pauvre garçon haussait les épaules, ne répondait même pas. Ce n’était point sa faute, s’il crevait de faim. D’ailleurs, les autres avaient beau cracher sur les plats, ils se gavaient tout de même.

Mais un léger sifflement les fit taire. On signalait la présence de Mouret et de Bourdoncle dans le couloir. Depuis quelque temps, les plaintes des employés devenaient telles, que la direction affectait de descendre juger par elle-même la qualité de la nourriture. Sur les trente sous qu’elle donnait au chef, par jour et par tête, celui-ci devait tout payer, provisions, charbon, gaz, personnel; et elle montrait des étonnements naïfs, quand ce n’était pas très bon. Le matin encore, chaque rayon avait délégué un vendeur, Mignot et Liénard s’étaient chargés de parler au nom de leurs camarades. Aussi, dans le brusque silence, les oreilles se tendirent, on écouta des voix qui sortaient de la salle voisine, où Mouret et Bourdoncle venaient d’entrer. Celui-ci déclarait le bœuf excellent; et Mignot, suffoqué par cette affirmation tranquille, répétait: «Mâchez-le, pour voir»; pendant que Liénard, s’attaquant à la raie, disait avec douceur: «Mais elle pue, monsieur!» Alors, Mouret se répandit en paroles cordiales: il ferait tout pour le bien-être de ses employés, il était leur père, il préférait manger du pain sec que de les savoir mal nourris.

– Je vous promets d’étudier la question, finit-il par conclure, en haussant le ton, de manière à être entendu d’un bout du couloir à l’autre.

L’enquête de la direction était terminée, le bruit des fourchettes recommença. Hutin murmurait:

– Oui, compte là-dessus, et bois de l’eau!… Ah! ils ne sont pas chiches de bonnes paroles. Veux-tu des promesses, en voilà! Et ils vous nourrissent de vieilles semelles, et ils vous flanquent à la porte comme des chiens!

Le vendeur qui l’avait déjà questionné, répéta:

– Vous dites donc que votre Robineau…?

Mais un tapage de grosse vaisselle couvrit sa voix. Les commis changeaient d’assiettes eux-mêmes, les piles diminuaient, à gauche et à droite. Et, comme un aide de cuisine apportait de grands plats de fer-blanc, Hutin s’écria:

– Du riz au gratin, c’est complet!

– Bon pour deux sous de colle! dit Favier en se servant.

Les uns l’aimaient, les autres trouvaient ça trop mastic. Et ceux qui lisaient, restaient silencieux, enfoncés dans le feuilleton de leur journal, ne sachant même pas ce qu’ils mangeaient. Tous s’épongeaient le front, l’étroit caveau s’emplissait d’une vapeur rousse; tandis que les ombres des passants, continuellement, couraient en barres noires sur le couvert débandé.

– Passez le pain à Deloche, cria un farceur.

Chacun coupait son morceau, puis replantait le couteau dans la croûte, jusqu’au manche; et le pain circulait toujours.

– Qui prend mon riz contre son dessert? demanda Hutin.

Quand il eut conclu le marché avec un petit jeune homme mince, il tenta aussi de vendre son vin; mais personne n’en voulut, on le trouvait exécrable.

– Je vous disais donc que Robineau est de retour, continua-t-il, au milieu des rires et des conversations qui se croisaient. Oh! son affaire est grave… Imaginez-vous qu’il débauche les vendeuses! Oui, il leur procure des nœuds de cravate!

– Silence! murmura Favier. Voilà qu’on le juge.

Du coin de l’œil, il montrait Bouthemont, qui marchait dans le couloir, entre Mouret et Bourdoncle, tous trois absorbés, parlant à demi-voix, vivement. La salle à manger des chefs de comptoir et des seconds se trouvait justement en face. Lorsque Bouthemont avait vu passer Mouret, il s’était levé de table, ayant fini, et il contait les ennuis de son rayon, il disait son embarras. Les deux autres l’écoutaient, refusant encore de sacrifier Robineau, un vendeur de premier ordre, qui datait de Mme Hédouin. Mais, quand il en vint à l’histoire des nœuds de cravate, Bourdoncle s’emporta. Est-ce que ce garçon était fou, de s’entremettre pour donner des travaux supplémentaires aux vendeuses? La maison payait assez cher le temps de ces demoiselles; si elles travaillaient à leur compte la nuit, elles travaillaient moins dans le jour au magasin, c’était clair; elles les volaient donc, elles risquaient leur santé qui ne leur appartenait pas. La nuit était faite pour dormir, toutes devaient dormir, ou bien on les flanquerait dehors!

Yaş sınırı:
12+
Litres'teki yayın tarihi:
30 ağustos 2016
Hacim:
570 s. 1 illüstrasyon
Telif hakkı:
Public Domain
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