Kitabı oku: «Au Bonheur des Dames», sayfa 14
VII
Un instant, Denise était restée étourdie sur le pavé, dans le soleil encore brûlant de cinq heures. Juillet chauffait les ruisseaux, Paris avait sa lumière crayeuse d’été, aux aveuglantes réverbérations. Et la catastrophe venait d’être si brusque, on l’avait poussée dehors si rudement, qu’elle retournait au fond de sa poche ses vingt-cinq francs soixante-dix, d’une main machinale, en se demandant où aller et que faire.
Toute une file de fiacres l’empêchait de quitter le trottoir du Bonheur des Dames. Quand elle put se hasarder entre les roues, elle traversa la place Gaillon, comme si elle avait voulu gagner la rue Louis-le-Grand; puis, elle se ravisa, descendit vers la rue Saint-Roch. Mais elle n’avait toujours aucun projet, car elle s’arrêta à l’angle de la rue Neuve-des-Petits-Champs, qu’elle finit par suivre, après avoir regardé autour d’elle d’un air indécis. Le passage Choiseul s’étant présenté, elle y entra, se trouva rue Monsigny sans savoir comment, retomba dans la rue Neuve-Saint-Augustin. Un grand bourdonnement emplissait sa tête, l’idée de sa malle lui revint, à la vue d’un commissionnaire; mais chez qui la faire porter, et pourquoi toute cette peine, lorsqu’une heure plus tôt elle avait encore un lit où coucher le soir?
Alors, les yeux levés sur les maisons, elle se mit à examiner les fenêtres. Des écriteaux défilaient. Elle les voyait confusément, sans cesse reprise par le branle intérieur qui l’agitait tout entière. Était-ce possible? seule d’une minute à l’autre, perdue dans cette grande ville inconnue, sans appui, sans ressources! Il fallait manger et dormir cependant. Les rues se succédaient, la rue des Moulins, la rue Sainte-Anne. Elle battait le quartier, tournant sur elle-même, ramenée toujours au seul carrefour qu’elle connaissait bien. Brusquement, elle demeura stupéfaite, elle était de nouveau devant le Bonheur des Dames; et, pour échapper à cette obsession, elle se jeta dans la rue de la Michodière.
Heureusement, Baudu n’était pas sur sa porte, le Vieil Elbeuf semblait mort, derrière ses vitrines noires. Jamais elle n’aurait osé se présenter chez son oncle, car il affectait de ne plus la reconnaître, et elle ne voulait point tomber à sa charge, dans le malheur qu’il lui avait prédit. Mais, de l’autre côté de la rue, un écriteau jaune l’arrêta: Chambre garnie à louer. C’était le premier qui ne lui faisait pas peur, tellement la maison paraissait pauvre. Puis, elle la reconnut, avec ses deux étages bas, sa façade couleur de rouille, étranglée entre le Bonheur des Dames et l’ancien hôtel Duvillard. Au seuil de la boutique de parapluies, le vieux Bourras, chevelu et barbu comme un prophète, des besicles sur le nez, étudiait l’ivoire d’une pomme de canne. Locataire de toute la maison, il sous-louait en garni les deux étages, pour diminuer son loyer.
– Vous avez une chambre, monsieur? demanda Denise, obéissant à une poussée instinctive.
Il leva ses gros yeux embroussaillés, resta surpris de la voir. Toutes ces demoiselles lui étaient connues. Et il répondit, après avoir regardé sa petite robe propre, sa tournure honnête:
– Ça ne fait pas pour vous.
– Combien donc? reprit Denise.
– Quinze francs par mois.
Alors, elle voulut visiter. Dans l’étroite boutique, comme il la dévisageait toujours de son air étonné, elle dit son départ du magasin et son désir de ne pas gêner son oncle. Le vieillard finit par aller chercher une clef sur une planche de l’arrière-boutique, une pièce obscure, où il faisait sa cuisine et où il couchait; au-delà, derrière un vitrage poussiéreux, on apercevait le jour verdâtre d’une cour intérieure, large de deux mètres à peine.
– Je passe devant, pour que vous ne tombiez pas, dit Bourras dans l’allée humide qui longeait la boutique.
Il buta contre une marche, il monta, en multipliant les avertissements. Attention! la rampe était contre la muraille, il y avait un trou au tournant, parfois les locataires laissaient leurs boîtes à ordures. Denise, dans une obscurité complète, ne distinguait rien, sentait seulement la fraîcheur des vieux plâtres mouillés. Au premier étage pourtant, un carreau donnant sur la cour lui permit de voir vaguement, comme au fond d’une eau dormante, l’escalier déjeté, les murailles noires de crasse, les portes craquées et dépeintes.
– Si encore l’une de ces deux chambres était libre! reprit Bourras. Vous y seriez bien… Mais elles sont toujours occupées par des dames.
Au deuxième étage, le jour grandissait, éclairant d’une pâleur crue la détresse du logis. Un garçon boulanger occupait la première chambre; et c’était l’autre, celle du fond, qui se trouvait vacante. Quand Bourras l’eut ouverte, il dut rester sur le palier, pour que Denise pût la visiter à l’aise. Le lit, dans l’angle de la porte, laissait tout juste le passage d’une personne. Au bout, il y avait une petite commode de noyer, une table de sapin noirci et deux chaises. Les locataires qui faisaient un peu de cuisine, s’agenouillaient devant la cheminée, où se trouvait un fourneau de terre.
– Mon Dieu! disait le vieillard, ce n’est pas riche, mais la fenêtre est gaie, on voit le monde dans la rue.
Et, comme Denise regardait avec surprise l’angle du plafond, au-dessus du lit, où une dame de passage avait écrit son nom: Ernestine, en promenant la flamme d’une chandelle, il ajouta d’un air bonhomme:
– Si l’on réparait, on ne joindrait jamais les deux bouts… Enfin, voilà tout ce que j’ai.
– Je serai très bien, déclara la jeune fille.
Elle paya un mois d’avance, demanda le linge, une paire de draps et deux serviettes, et fit son lit sans attendre, heureuse, soulagée de savoir où coucher le soir. Une heure plus tard, elle avait envoyé un commissionnaire chercher sa malle, elle était installée.
Ce furent d’abord deux mois de terrible gêne. Ne pouvant plus payer la pension de Pépé, elle l’avait repris et le couchait sur une vieille bergère prêtée par Bourras. Il lui fallait strictement trente sous chaque jour, le loyer compris, en consentant à vivre elle-même de pain sec, pour donner un peu de viande à l’enfant. La première quinzaine encore, les choses marchèrent: elle était entrée avec dix francs en ménage, puis elle eut la chance de retrouver l’entrepreneuse de cravates, qui lui paya ses dix-huit francs trente. Mais, ensuite, son dénuement devint complet. Elle eut beau se présenter dans les magasins, à la Place Clichy, au Bon Marché, au Louvre: la morte-saison arrêtait partout les affaires, on la renvoyait à l’automne, plus de cinq mille employés de commerce, congédiés comme elle, battaient le pavé, sans place. Alors, elle tâcha de se procurer de petits travaux; seulement, dans son ignorance de Paris, elle ne savait où frapper, acceptait des besognes ingrates, ne touchait même pas toujours son argent. Certains soirs, elle faisait dîner Pépé tout seul, d’une soupe, en lui disant qu’elle avait mangé dehors; et elle se mettait au lit, la tête bourdonnante, nourrie par la fièvre qui lui brûlait les mains. Lorsque Jean tombait au milieu de cette pauvreté, il se traitait de scélérat, avec une telle violence de désespoir, qu’elle était obligée de mentir; souvent, elle trouvait encore le moyen de lui glisser une pièce de quarante sous, pour lui prouver qu’elle avait des économies. Jamais elle ne pleurait devant ses enfants. Les dimanches où elle pouvait faire cuire un morceau de veau dans la cheminée, à genoux sur le carreau, l’étroite pièce retentissait d’une gaieté de gamins, insoucieux de l’existence. Puis, Jean retourné chez son patron, Pépé endormi, elle passait une nuit affreuse, dans l’angoisse du lendemain.
D’autres craintes la tenaient éveillée. Les deux dames du premier recevaient des visites très tard; et parfois un homme se trompait, montait donner des coups de poing dans sa porte. Bourras lui ayant dit tranquillement de ne pas répondre, elle s’enfonçait la tête sous l’oreiller, pour échapper aux jurons. Puis, son voisin, le boulanger, avait voulu rire; celui-là ne rentrait que le matin, la guettait, quand elle allait chercher son eau; il faisait même des trous dans la cloison, la regardait se débarbouiller, ce qui la forçait à pendre ses vêtements le long du mur. Mais elle souffrait davantage encore des importunités de la rue, de la continuelle obsession des passants. Elle ne pouvait descendre acheter une bougie, sur ces trottoirs boueux où rôdait la débauche des vieux quartiers, sans entendre derrière elle un souffle ardent, des paroles crues de convoitise; et les hommes la poursuivaient jusqu’au fond de l’allée noire, encouragés par l’aspect sordide de la maison. Pourquoi donc n’avait-elle pas un amant? cela étonnait, semblait ridicule. Il faudrait bien qu’elle succombât un jour. Elle-même n’aurait pu expliquer comment elle résistait, sous la menace de la faim, et dans le trouble des désirs dont on chauffait l’air autour d’elle.
Un soir, Denise n’avait pas même de pain pour la soupe de Pépé, lorsqu’un monsieur décoré s’était mis à la suivre. Devant l’allée, il devint brutal, et ce fut dans une révolte de dégoût qu’elle lui jeta la porte au visage. Puis, en haut, elle s’assit, les mains tremblantes. Le petit dormait. Que répondrait-elle, s’il s’éveillait et s’il demandait à manger? Cependant, elle n’aurait eu qu’à consentir. Sa misère finissait, elle avait de l’argent, des robes, une belle chambre. C’était facile, on disait que toutes en arrivaient là, puisqu’une femme, à Paris, ne pouvait vivre de son travail. Mais un soulèvement de son être protestait, sans indignation contre les autres, répugnant simplement aux choses salissantes et déraisonnables. Elle se faisait de la vie une idée de logique, de sagesse et de courage.
Bien des fois, Denise s’interrogea de la sorte. Une ancienne romance chantait dans sa mémoire, la fiancée du matelot que son amour gardait des périls de l’attente. À Valognes, elle fredonnait le refrain sentimental, en regardant la rue déserte. Avait-elle donc, elle aussi, une tendresse au cœur pour être si brave? Elle songeait encore à Hutin, pleine de malaise. Chaque jour, elle le voyait passer sous sa fenêtre. Maintenant qu’il était second, il marchait seul, au milieu du respect des simples vendeurs. Jamais il ne levait la tête, elle croyait souffrir de la vanité de ce garçon, le suivait des yeux, sans craindre d’être surprise. Et, dès qu’elle apercevait Mouret, qui passait également tous les soirs, un tremblement l’agitait, elle se cachait vite, la gorge battante. Il n’avait pas besoin d’apprendre où elle logeait; puis, elle était honteuse de la maison, elle souffrait de ce qu’il pouvait penser d’elle, bien qu’ils ne dussent jamais plus se rencontrer.
D’ailleurs, Denise vivait toujours dans le branle du Bonheur des Dames. Un simple mur séparait sa chambre de son ancien rayon; et, dès le matin, elle recommençait ses journées, elle sentait monter la foule, avec le ronflement plus large de la vente. Les moindres bruits ébranlaient la vieille masure collée au flanc du colosse: elle battait dans ce pouls énorme. En outre, Denise ne pouvait éviter certaines rencontres. Deux fois, elle s’était trouvée en face de Pauline, qui lui avait offert ses services, désolée de la savoir malheureuse; même il lui avait fallu mentir, pour éviter de recevoir son amie ou d’aller lui rendre visite, un dimanche, chez Baugé. Mais elle se défendait plus difficilement contre l’affection désespérée de Deloche; il la guettait, n’ignorait aucun de ses soucis, l’attendait sous les portes; un soir, il avait voulu lui prêter trente francs, les économies d’un frère, disait-il, très rouge. Et ces rencontres la ramenaient au continuel regret du magasin, l’occupaient de la vie intérieure qu’on y menait, comme si elle ne l’avait pas quitté.
Personne ne montait chez Denise. Un après-midi, elle fut surprise d’entendre frapper. C’était Colomban. Elle le reçut debout. Lui, très gêné, balbutia d’abord, demanda de ses nouvelles, parla du Vieil Elbeuf. Peut-être l’oncle Baudu l’envoyait-il, regrettant sa rigueur; car il continuait à ne pas même saluer sa nièce, bien qu’il ne pût ignorer la misère où elle se trouvait. Mais, quand elle questionna nettement le commis, celui-ci parut plus embarrassé encore: non, non, ce n’était pas le patron qui l’envoyait; et il finit par nommer Clara, il voulait simplement causer de Clara. Peu à peu, il s’enhardissait, demandait des conseils, dans l’idée que Denise pouvait lui être utile auprès de son ancienne camarade. Vainement, elle le désespéra, en lui reprochant de faire souffrir Geneviève pour une fille sans cœur. Il remonta un autre jour, il prit l’habitude de la venir voir. Cela suffisait à son amour timide, sans cesse il recommençait la même conversation, malgré lui, tremblant de la joie d’être avec une femme qui avait approché Clara. Et Denise, alors, vécut davantage au Bonheur des Dames.
Ce fut vers les derniers jours de septembre que la jeune fille connut la misère noire. Pépé était tombé malade, un gros rhume inquiétant. Il aurait fallu le nourrir de bouillon, et elle n’avait pas même de pain. Un soir que, vaincue, elle sanglotait, dans une de ces débâcles sombres qui jettent les filles au ruisseau ou à la Seine, le vieux Bourras frappa doucement. Il apportait un pain et une boîte à lait pleine de bouillon.
– Tenez! voilà pour le petit, dit-il de son air brusque. Ne pleurez pas si fort, ça dérange mes locataires.
Et, comme elle le remerciait, dans une nouvelle crise de larmes:
– Taisez-vous donc!… Demain, venez me parler. J’ai du travail pour vous.
Bourras, depuis le coup terrible que le Bonheur des Dames lui avait porté en créant un rayon de parapluies et d’ombrelles, n’employait plus d’ouvrières. Il faisait tout lui-même, pour diminuer ses frais: les nettoyages, les reprises, la couture. Sa clientèle, du reste, diminuait au point qu’il manquait de travail parfois. Aussi dut-il inventer de la besogne, le lendemain, lorsqu’il installa Denise dans un coin de sa boutique. Il ne pouvait pas laisser mourir le monde chez lui.
– Vous aurez quarante sous par jour, dit-il. Quand vous trouverez mieux, vous me lâcherez.
Elle avait peur de lui, elle dépêcha son travail si vite, qu’il fut embarrassé pour lui en donner d’autre. C’étaient des lés de soie à coudre, des dentelles à réparer. Les premiers jours, elle n’osait lever la tête, gênée de le sentir autour d’elle, avec sa crinière de vieux lion, son nez crochu et ses yeux perçants, sous les touffes raides de ses sourcils. Il avait la voix dure, les gestes fous, et les mères du quartier terrifiaient leurs marmots en menaçant de l’envoyer chercher, comme on envoie chercher les gendarmes. Cependant, les gamins ne passaient jamais devant sa porte, sans lui crier quelque vilenie, qu’il ne semblait même pas entendre. Toute sa colère de maniaque s’exhalait contre les misérables qui déshonoraient son métier, en vendant du bon marché, de la camelote, des articles dont les chiens, disait-il, n’auraient pas voulu se servir.
Denise tremblait, quand il lui criait furieusement:
– L’art est fichu, entendez-vous!… Il n’y a plus un manche propre. On fait des bâtons, mais des manches, c’est fini!… Trouvez-moi un manche, et je vous donne vingt francs!
C’était son orgueil d’artiste, pas un ouvrier à Paris n’était capable d’établir un manche pareil aux siens, léger et solide. Il en sculptait surtout la pomme avec une fantaisie charmante, renouvelant toujours les sujets, des fleurs, des fruits, des animaux, des têtes, traités d’une façon vivante et libre. Un canif lui suffisait, on le voyait les journées entières, le nez chaussé de besicles, fouillant le buis ou l’ébène.
– Un tas d’ignorants, disait-il, qui se contentent de coller de la soie sur des baleines! Ils achètent leurs manches à la grosse, des manches tout fabriqués… Et ça vend ce que ça veut! Entendez-vous, l’art est fichu!
Denise, enfin, se rassura. Il avait voulu que Pépé descendît jouer dans la boutique, car il adorait les enfants. Quand le petit marchait à quatre pattes, on ne pouvait plus remuer, elle au fond de son coin faisant des raccommodages, lui, devant la vitrine, creusant le bois, à l’aide de son canif. Maintenant, chaque journée ramenait les mêmes besognes et la même conversation. En travaillant, il retombait toujours sur le Bonheur des Dames, il expliquait sans se lasser où en était son terrible duel. Depuis 1845, il occupait la maison, pour laquelle il avait un bail de trente années, moyennant un loyer de dix-huit cents francs; et, comme il rattrapait un millier de francs avec ses quatre chambres garnies, il payait huit cents francs la boutique. C’était peu, il n’avait pas de frais, il pouvait tenir longtemps encore. À l’entendre, sa victoire ne faisait pas un doute, il mangerait le monstre.
Brusquement, il s’interrompait.
– Est-ce qu’ils en ont, des têtes de chien comme ça?
Et il clignait les yeux derrière ses lunettes, pour juger la tête de dogue qu’il sculptait, la lèvre retroussée, les crocs dehors, dans un grognement plein de vie. Pépé, en extase devant le chien, se soulevait, appuyait ses deux petits bras sur les genoux du vieux.
– Pourvu que je joigne les deux bouts, je me moque du reste, reprenait celui-ci, en attaquant délicatement la langue de la pointe de son canif. Les coquins ont tué mes bénéfices; mais, si je ne gagne plus, je ne perds pas encore, ou peu de chose du moins. Et, voyez-vous, je suis décidé à y laisser ma peau, plutôt que de céder.
Il brandissait son outil, ses cheveux blancs s’envolaient sous un vent de colère.
– Cependant, risquait doucement Denise, sans lever les yeux de son aiguille, si l’on vous offrait une somme raisonnable, il serait plus sage d’accepter.
Alors, son obstination féroce éclatait.
– Jamais!… La tête sous le couteau, je dirai non, tonnerre de Dieu!… J’ai encore dix ans de bail, ils n’auront pas la maison avant dix ans, lorsque je devrais crever de faim entre les quatre murs vides… Deux fois déjà, ils sont venus pour m’entortiller. Ils m’offraient douze mille francs de mon fonds et les années à courir du bail, dix-huit mille francs, en tout trente mille… Pas pour cinquante mille! Je les tiens, je veux les voir lécher la terre devant moi!
– Trente mille francs, c’est beau, reprenait Denise. Vous pourriez aller vous établir plus loin… Et s’ils achetaient la maison?
Bourras, qui terminait la langue de son dogue, s’absorbait une minute, avec un rire d’enfant vaguement épandu sur sa face neigeuse de Père éternel. Puis, il repartait.
– La maison, pas de danger!… Ils parlaient de l’acheter l’année dernière, ils en donnaient quatre-vingt mille francs, le double de ce qu’elle vaut aujourd’hui. Mais le propriétaire, un ancien fruitier, un gredin comme eux, a voulu les faire chanter. Et, d’ailleurs, ils se méfient de moi, ils savent bien que je céderais encore moins… Non! non! j’y suis, j’y reste! L’empereur, avec tous ses canons, ne m’en délogerait pas.
Denise n’osait plus souffler. Elle continuait de tirer son aiguille, pendant que le vieillard lâchait d’autres phrases entrecoupées, entre deux entailles de son canif: ça commençait à peine, on verrait plus tard des choses extraordinaires, il avait des idées qui balayeraient leur comptoir de parapluies; et, au fond de son obstination, grondait la révolte du petit fabricant personnel, contre l’envahissement banal des articles de bazar.
Pépé, cependant, finissait par grimper sur les genoux de Bourras. Il tendait, vers la tête de dogue, des mains impatientes.
– Donne, monsieur.
– Tout à l’heure, mon petit, répondait le vieux d’une voix qui devenait tendre. Il n’a pas d’yeux, il faut lui faire des yeux, maintenant.
Et, tout en fignolant un œil, il s’adressait de nouveau à Denise.
– Les entendez-vous?… Ronflent-ils encore, à côté! c’est ça qui m’exaspère le plus, parole d’honneur! de les avoir sans cesse dans le dos, avec leur sacrée musique de locomotive.
Sa petite table en tremblait, disait-il. Toute la boutique était secouée, il passait ses après-midi sans un client, dans la trépidation de la foule qui s’écrasait au Bonheur des Dames. C’était un sujet d’éternel rabâchage. Encore une bonne journée, on tapait derrière le mur, la soierie avait dû faire dix mille francs; ou bien, il se gaudissait, le mur était resté froid, un coup de pluie avait tué la recette. Et les moindres rumeurs, les souffles les plus faibles, lui fournissaient ainsi des commentaires sans fin.
– Tenez, on a glissé. Ah! s’ils pouvaient tous se casser les reins!… Ça, ma chère, ce sont des dames qui se disputent. Tant mieux! tant mieux!… Hein! entendez-vous les paquets tomber dans les sous-sols? C’est dégoûtant!
Il ne fallait pas que Denise discutât ses explications, car il rappelait alors amèrement la manière indigne dont on l’avait congédiée. Puis, elle devait lui conter, pour la centième fois, son passage aux confections, les souffrances du début, les petites chambres malsaines, la mauvaise nourriture, la continuelle bataille des vendeurs; et, tous deux, du matin au soir, ne parlaient ainsi que du magasin, le buvaient à chaque heure dans l’air même qu’ils respiraient.
– Donne, monsieur, répétait ardemment Pépé, les mains toujours tendues.
La tête de dogue était finie, Bourras la reculait, l’avançait, avec une gaieté bruyante.
– Prends garde, il va te mordre… Là, amuse-toi, et ne le casse pas, si c’est possible.
Puis, repris par son idée fixe, il brandissait le poing vers la muraille.
– Vous avez beau pousser pour que la maison tombe… Vous ne l’aurez pas, quand même vous envahiriez la rue entière!
Denise, maintenant, avait du pain tous les jours. Elle en gardait une vive gratitude au vieux marchand, dont elle sentait le bon cœur, sous les étrangetés violentes. Son vif désir était cependant de trouver ailleurs du travail, car elle le voyait inventer de petites besognes, elle comprenait qu’il n’avait pas besoin d’une ouvrière, dans la débâcle de son commerce, et qu’il l’employait par charité pure. Six mois s’étaient passés, on venait de retomber dans la morte-saison d’hiver. Elle désespérait de se caser avant mars, lorsque, un soir de janvier, Deloche, qui la guettait sous une porte, lui donna un conseil. Pourquoi n’allait-elle pas se présenter chez Robineau, où l’on avait peut-être besoin de monde?
En septembre, Robineau s’était décidé à acheter le fonds de Vinçard, tout en redoutant de compromettre les soixante mille francs de sa femme. Il avait payé quarante mille francs la spécialité de soies, et il se lançait avec les vingt mille autres. C’était peu, mais il avait derrière lui Gaujean, qui devait le soutenir par de longs crédits. Depuis sa brouille avec le Bonheur des Dames, ce dernier rêvait de susciter au colosse des concurrences; il croyait la victoire certaine, si l’on créait dans le voisinage plusieurs spécialités, où les clientes trouveraient un choix très varié d’articles. Seuls, les riches fabricants de Lyon, comme Dumonteil, pouvaient accepter les exigences des grands magasins; ils se contentaient d’alimenter avec eux leurs métiers, quittes à chercher ensuite des bénéfices, en vendant aux maisons moins importantes. Mais Gaujean était loin d’avoir les reins solides de Dumonteil. Longtemps simple commissionnaire, il n’avait des métiers à lui que depuis cinq ou six ans, et encore faisait-il travailler beaucoup de façonniers, auxquels il fournissait la matière première, et qu’il payait tant du mètre. C’était même ce système qui, haussant ses prix de revient, ne lui permettait pas de lutter contre Dumonteil, pour la fourniture du Paris-Bonheur. Il en gardait une rancune, il voyait en Robineau l’instrument d’une bataille décisive, livrée à ces bazars des nouveautés, qu’il accusait de ruiner la fabrication française.
Lorsque Denise se présenta, elle trouva Mme Robineau seule. Fille d’un piqueur des ponts et chaussées, absolument ignorante des choses du commerce, celle-ci avait encore la gaucherie charmante d’une pensionnaire élevée dans un couvent de Blois. Elle était très brune, très jolie, avec une douceur gaie qui lui donnait un grand charme. Du reste, elle adorait son mari et ne vivait que de cet amour. Comme Denise allait laisser son nom, Robineau rentra, et il la prit sur-le-champ, l’une de ses deux vendeuses l’ayant brusquement quitté la veille, pour entrer au Bonheur des Dames.
– Ils ne nous laissent pas un bon sujet, dit-il. Enfin, avec vous, je serai tranquille, car vous êtes comme moi, vous ne devez guère les aimer… Venez demain.
Le soir, Denise fut embarrassée pour annoncer à Bourras qu’elle le quittait. Il la traita en effet d’ingrate, s’emporta; puis, lorsqu’elle se défendit, les larmes aux yeux, en lui faisant entendre qu’elle n’était pas dupe de ses charités, il s’attendrit à son tour, bégaya qu’il avait beaucoup de travaux, qu’elle l’abandonnait juste au moment où il allait lancer un parapluie de son invention.
– Et Pépé? demanda-t-il.
L’enfant était le grand souci de Denise. Elle n’osait le remettre chez Mme Gras et ne pouvait pourtant le laisser seul dans sa chambre, enfermé du matin au soir.
– C’est bon, je le garderai, reprit le vieux. Il est bien dans ma boutique, ce petit… Nous ferons la cuisine ensemble.
Et, comme elle refusait, craignant de le gêner:
– Tonnerre de Dieu! vous vous méfiez de moi… Je ne le mangerai pas, votre enfant!
Denise fut plus heureuse chez Robineau. Il la payait peu, soixante francs par mois, et nourrie seulement, sans intérêt sur la vente, comme dans les vieilles maisons. Mais elle était traitée avec beaucoup de douceur, surtout par Mme Robineau, toujours souriante à son comptoir. Lui, nerveux, tourmenté, avait parfois des brusqueries. Au bout d’un mois, Denise faisait partie de la famille, ainsi que l’autre vendeuse, une petite femme poitrinaire et silencieuse. On ne se gênait plus devant elle, on causait des affaires, à table, dans l’arrière-boutique, qui donnait sur une grande cour. Et ce fut là qu’un soir on décida l’entrée en campagne contre le Bonheur des Dames.
Gaujean était venu dîner. Dès le rôti, un gigot bourgeois, il avait abordé la question, de sa voix blanche de Lyonnais, épaissie par les brouillards du Rhône.
– Ça devient impossible, répétait-il. Ils arrivent chez Dumonteil, n’est-ce pas? se réservent la propriété d’un dessin, emportent du coup trois cents pièces, en exigeant une diminution de cinquante centimes par mètre; et, comme ils payent comptant, ils bénéficient encore de l’escompte de dix-huit pour cent… Souvent, Dumonteil ne gagne pas vingt centimes. Il travaille pour occuper ses métiers, car tout métier qui chôme est un métier qui meurt… Alors, comment voulez-vous que nous, avec notre outillage plus restreint, et surtout avec nos façonniers, nous puissions soutenir la lutte?
Robineau, rêveur, oubliait de manger.
– Trois cents pièces! murmura-t-il. Moi, je tremble, quand j’en prends douze, et à quatre-vingt-dix jours… Ils peuvent afficher un franc, deux francs, meilleur marché que nous. J’ai calculé qu’il y a une baisse de quinze pour cent au moins sur leurs articles de catalogue, quand on les compare à nos prix… C’est ce qui tue le petit commerce.
Il était dans une heure de découragement. Sa femme, inquiète, le regardait d’un air tendre. Elle ne mordait point aux affaires, la tête cassée par tous ces chiffres, ne comprenant pas qu’on se donnât un pareil souci, lorsqu’il était si facile de rire et de s’aimer. Pourtant, il suffisait que son mari voulût vaincre: elle se passionnait avec lui, serait morte à son comptoir.
– Mais pourquoi tous les fabricants ne s’entendent-ils pas ensemble? reprit violemment Robineau. Ils leur feraient la loi, au lieu de la subir.
Gaujean, qui avait redemandé une tranche de gigot, mâchait avec lenteur.
– Ah! pourquoi, pourquoi… Il faut que les métiers travaillent, je vous l’ai dit. Quand on a des tissages un peu partout, aux environs de Lyon, dans le Gard, dans l’Isère, on ne peut chômer un jour, sans des pertes énormes… Puis, nous autres qui employons parfois des façonniers ayant dix ou quinze métiers, nous sommes davantage maîtres de la production, au point de vue du stock; tandis que les grands fabricants se trouvent obligés d’avoir de continuels débouchés, les plus larges et les plus rapides possible… Aussi sont-ils à genoux devant les grands magasins. J’en connais trois ou quatre qui se les disputent, qui consentent à perdre pour obtenir leurs ordres. Et ils se rattrapent avec les petites maisons comme la vôtre. Oui, s’ils existent par eux, ils gagnent par vous… La crise finira Dieu sait comment!
– C’est odieux! conclut Robineau, que ce cri de colère soulagea.
Denise écoutait, en silence. Elle était secrètement pour les grands magasins, dans son amour instinctif de la logique et de la vie. On se taisait, on mangeait des haricots verts de conserve; et elle finit par se risquer à dire d’un air gai:
– Le public ne se plaint pas, lui!
Mme Robineau ne put retenir un léger rire, qui mécontenta son mari et Gaujean. Sans doute, le client était satisfait, puisque, en fin de compte, c’était le client qui bénéficiait de la baisse des prix. Seulement, il fallait bien que chacun vécût: où irait-on, si, sous le prétexte du bonheur général, on engraissait le consommateur au détriment du producteur? Et une discussion s’engagea. Denise affectait de plaisanter, tout en apportant des arguments solides: les intermédiaires disparaissaient, agents de fabrique, représentants, commissionnaires, ce qui entrait pour beaucoup dans le bon marché; du reste, les fabricants ne pouvaient même plus vivre sans les grands magasins, car dès qu’un d’entre eux perdait leur clientèle, la faillite devenait fatale; enfin, il y avait là une évolution naturelle du commerce, on n’empêcherait pas les choses d’aller comme elles devaient aller, quand tout le monde y travaillait, bon gré, mal gré.
– Alors, vous êtes pour ceux qui vous ont flanquée à la rue? demanda Gaujean.
Denise devint très rouge. Elle restait surprise elle-même de la vivacité de sa défense. Qu’avait-elle au cœur, pour qu’une flamme pareille lui fût montée dans la poitrine?
– Mon Dieu! non, répondit-elle. J’ai tort peut-être, car vous êtes plus compétent… Seulement, je dis ma pensée. Les prix, au lieu d’être faits comme autrefois par une cinquantaine de maisons, sont faits aujourd’hui par quatre ou cinq, qui les ont baissés, grâce à la puissance de leurs capitaux et à la force de leur clientèle… Tant mieux pour le public, voilà tout!