Kitabı oku: «Au Bonheur des Dames», sayfa 16
VIII
Cependant, tout le quartier causait de la grande voie qu’on allait ouvrir, du nouvel Opéra à la Bourse, sous le nom de rue du Dix-Décembre. Les jugements d’expropriation étaient rendus, deux bandes de démolisseurs attaquaient déjà la trouée, aux deux bouts, l’une abattant les vieux hôtels de la rue Louis-le-Grand, l’autre renversant les murs légers de l’ancien Vaudeville; et l’on entendait les pioches qui se rapprochaient, la rue de Choiseul et la rue de la Michodière se passionnaient pour leurs maisons condamnées. Avant quinze jours, la trouée devait les éventrer d’une large entaille, pleine de vacarme et de soleil.
Mais ce qui remuait le quartier plus encore, c’étaient les travaux entrepris au Bonheur des Dames. On parlait d’agrandissements considérables, de magasins gigantesques tenant les trois façades des rues de la Michodière, Neuve-Saint-Augustin et Monsigny. Mouret, disait-on, avait traité avec le baron Hartmann, président du Crédit Immobilier, et il occuperait tout le pâté de maisons, sauf la façade future sur la rue du Dix-Décembre, où le baron voulait construire une concurrence au Grand-Hôtel. Partout, le Bonheur rachetait les baux, les boutiques fermaient, les locataires déménageaient; et, dans les immeubles vides, une armée d’ouvriers commençait les aménagements nouveaux, sous des nuages de plâtre. Seule, au milieu de ce bouleversement, l’étroite masure du vieux Bourras restait immobile et intacte, obstinément accrochée entre les hautes murailles, couvertes de maçons.
Lorsque, le lendemain, Denise se rendit avec Pépé chez l’oncle Baudu, la rue était justement barrée par une file de tombereaux, qui déchargeaient des briques devant l’ancien hôtel Duvillard. Debout sur le seuil de sa boutique, l’oncle regardait, d’un œil morne. À mesure que le Bonheur des Dames s’élargissait, il semblait que le Vieil Elbeuf diminuât. La jeune fille trouvait les vitrines plus noires, plus écrasées sous l’entresol bas, aux baies rondes de prison; l’humidité avait encore déteint la vieille enseigne verte, une détresse tombait de la façade entière, plombée et comme amaigrie.
– Vous voilà, dit Baudu. Prenez garde! ils vous passeraient sur le corps.
Dans la boutique, Denise éprouva le même serrement de cœur. Elle la revoyait assombrie, gagnée davantage par la somnolence de la ruine; des angles vides creusaient des trous de ténèbres, la poussière envahissait les comptoirs et les casiers; tandis qu’une odeur de cave salpêtrée montait des ballots de draps, qu’on ne remuait plus. À la caisse, Mme Baudu et Geneviève se tenaient muettes et immobiles, comme dans un coin de solitude, où personne ne venait les déranger. La mère ourlait des torchons. La fille, les mains tombées sur les genoux, regardait le vide devant elle.
– Bonsoir, ma tante, dit Denise. Je suis bien heureuse de vous revoir, et si je vous ai fait de la peine, veuillez me le pardonner.
Mme Baudu l’embrassa, très émue.
– Ma pauvre fille, répondit-elle, si je n’avais pas d’autres peines, tu me verrais plus gaie.
– Bonsoir, ma cousine, reprit Denise, en baisant la première Geneviève sur les joues.
Celle-ci s’éveillait comme en sursaut. Elle lui rendit ses baisers, sans trouver une parole. Les deux femmes prirent ensuite Pépé, qui tendait ses petits bras. Et la réconciliation fut complète.
– Eh bien! il est six heures, mettons-nous à table, dit Baudu. Pourquoi n’as-tu pas amené Jean?
– Mais il devait venir, murmura Denise embarrassée. Justement, je l’ai vu ce matin, il m’a formellement promis… Oh! il ne faut pas l’attendre, son patron l’aura retenu.
Elle se doutait de quelque histoire extraordinaire, elle voulait l’excuser d’avance.
– Alors, mettons-nous à table, répéta l’oncle.
Puis, se tournant vers le fond obscur de la boutique:
– Colomban, vous pouvez dîner en même temps que nous. Personne ne viendra.
Denise n’avait pas aperçu le commis. La tante lui expliqua qu’ils avaient dû congédier l’autre vendeur et la demoiselle. Les affaires devenaient si mauvaises, que Colomban suffisait; et encore passait-il des heures inoccupé, alourdi, glissant au sommeil, les yeux ouverts.
Dans la salle à manger, le gaz brûlait, bien qu’on fût aux longs jours de l’été. Denise eut un léger frisson en entrant, les épaules saisies par la fraîcheur qui tombait des murs. Elle retrouva la table ronde, le couvert mis sur une toile cirée, la fenêtre prenant l’air et la lumière au fond du boyau empesté de la petite cour. Et ces choses lui paraissaient, comme la boutique, s’être assombries encore et avoir des larmes.
– Père, dit Geneviève, gênée pour Denise, voulez-vous que je ferme la fenêtre? Ça ne sent pas bon.
Lui, ne sentait rien. Il resta surpris.
– Ferme la fenêtre, si cela t’amuse, répondit-il enfin. Seulement, nous manquerons d’air.
En effet, on étouffa. C’était un dîner de famille, fort simple. Après le potage, dès que la bonne eut servi le bouilli, l’oncle en vint fatalement aux gens d’en face. Il se montra d’abord très tolérant, il permettait à sa nièce d’avoir une opinion différente.
– Mon Dieu! tu es bien libre de soutenir ces grandes chabraques de maisons… Chacun son idée, ma fille… Du moment que ça ne t’a pas dégoûtée d’être salement flanquée à la porte, c’est que tu dois avoir des raisons solides pour les aimer; et tu y rentrerais, vois-tu, que je ne t’en voudrais pas du tout… N’est-ce pas? personne ici ne lui en voudrait.
– Oh! non, murmura Mme Baudu.
Denise, posément, dit ses raisons, comme elle les disait chez Robineau: l’évolution logique du commerce, les nécessités des temps modernes, la grandeur de ces nouvelles créations, enfin le bien-être croissant du public. Baudu, les yeux arrondis, la bouche épaisse, l’écoutait, avec une visible tension d’intelligence. Puis, quand elle eut terminé, il secoua la tête.
– Tout ça, ce sont des fantasmagories. Le commerce est le commerce, il n’y a pas à sortir de là… Oh! je leur accorde qu’ils réussissent, mais c’est tout. Longtemps, j’ai cru qu’ils se casseraient les reins; oui, j’attendais ça, je patientais, tu te rappelles? Eh bien! non, il paraît qu’aujourd’hui ce sont les voleurs qui font fortune, tandis que les honnêtes gens meurent sur la paille… Voilà où nous en sommes, je suis forcé de m’incliner devant les faits. Et je m’incline, mon Dieu! je m’incline…
Une sourde colère le soulevait peu à peu. Il brandit tout d’un coup sa fourchette.
– Mais jamais le Vieil Elbeuf ne fera une concession!… Entends-tu, je l’ai dit à Bourras: «Voisin, vous pactisez avec les charlatans, vos peinturlurages sont une honte.»
– Mange donc, interrompit Mme Baudu, inquiète de le voir s’allumer ainsi.
– Attends, je veux que ma nièce sache bien ma devise… Écoute ça, ma fille: je suis comme cette carafe, je ne bouge pas. Ils réussissent, tant pis pour eux! Moi, je proteste, voilà tout!
La bonne apportait un morceau de veau rôti. De ses mains tremblantes, il découpa; et il n’avait plus son coup d’œil juste, son autorité à peser les parts. La conscience de sa défaite lui ôtait son ancienne assurance de patron respecté. Pépé s’était imaginé que l’oncle se fâchait: il avait fallu le calmer, en lui donnant tout de suite du dessert, des biscuits qui se trouvaient devant son assiette. Alors, l’oncle, baissant la voix, essaya de parler d’autre chose. Un instant, il causa des démolitions, il approuva la rue du Dix-Décembre, dont la trouée allait certainement accroître le commerce du quartier. Mais là, de nouveau, il revint au Bonheur des Dames; tout l’y ramenait, c’était une obsession maladive. On était pourri de plâtre, on ne vendait plus rien, depuis que les voitures de matériaux barraient la rue. D’ailleurs, ce serait ridicule, à force d’être grand; les clientes se perdraient, pourquoi pas les Halles? Et, malgré les regards suppliants de sa femme, malgré son effort, il passa des travaux au chiffre d’affaires du magasin. N’était-ce pas inconcevable? en moins de quatre ans, ils avaient quintuplé ce chiffre: leur recette annuelle, autrefois de huit millions, atteignait le chiffre de quarante, d’après le dernier inventaire. Enfin, une folie, une chose qui ne s’était jamais vue, et contre laquelle il n’y avait plus à lutter. Toujours ils s’engraissaient, ils étaient maintenant mille employés, ils annonçaient vingt-huit rayons. Ce nombre de vingt-huit rayons surtout le jetait hors de lui. Sans doute on devait en avoir dédoublé quelques-uns, mais d’autres étaient complètement nouveaux: par exemple un rayon de meubles et un rayon d’articles de Paris. Comprenait-on cela? des articles de Paris! Vrai, ces gens n’étaient pas fiers, ils finiraient par vendre du poisson. L’oncle, tout en affectant de respecter les idées de Denise, en arrivait à l’endoctriner.
– Franchement, tu ne peux les défendre. Me vois-tu joindre un rayon de casseroles à mon commerce de draps? Hein? tu dirais que je suis fou… Avoue au moins que tu ne les estimes pas.
La jeune fille se contenta de sourire, gênée, comprenant l’inutilité des bonnes raisons. Il reprit:
– Enfin, tu es pour eux. Nous n’en parlerons plus, car il est inutile qu’ils nous fâchent encore. Ce serait le comble, de les voir se mettre entre ma famille et moi!… Rentre chez eux, si ça te plaît, mais je te défends de me casser davantage les oreilles avec leurs histoires!
Un silence régna. Son ancienne violence tombait à cette résignation fiévreuse. Comme on suffoquait dans l’étroite salle, chauffée par le bec de gaz, la bonne dut rouvrir la fenêtre; et la pestilence humide de la cour souffla sur la table. Des pommes de terre sautées avaient paru. On se servit lentement, sans une parole.
– Tiens! regarde ces deux-là, recommença Baudu, en désignant de son couteau Geneviève et Colomban. Demande-leur s’ils l’aiment, ton Bonheur des Dames!
Côte à côte, à la place accoutumée où ils se retrouvaient deux fois par jour depuis douze ans, Colomban et Geneviève mangeaient avec mesure. Ils n’avaient pas dit un mot. Lui, exagérant l’épaisse bonhomie de sa face, semblait cacher, derrière ses paupières tombantes, la flamme intérieure qui le brûlait; tandis que, la tête courbée davantage sous sa chevelure trop lourde, elle, s’abandonnait, comme ravagée par une souffrance secrète.
– L’année dernière a été désastreuse, expliquait l’oncle. Il a bien fallu reculer leur mariage… Non, par plaisir, demande-leur un peu ce qu’ils pensent de tes amis.
Denise, pour le contenter, interrogea les jeunes gens.
– Je ne peux guère les aimer, ma cousine, répondit Geneviève. Mais, soyez tranquille, tout le monde ne les déteste pas.
Et elle regardait Colomban, qui roulait une mie de pain, d’un air absorbé. Quand il sentit sur lui les yeux de la jeune fille, il lâcha des mots violents.
– Une sale boutique!… Tous plus coquins les uns que les autres!… Enfin, un vrai choléra pour le quartier!
– Vous l’entendez! vous l’entendez! criait Baudu, ravi. En voilà un qu’ils n’auront jamais!… Va! tu es le dernier, on n’en fera plus!
Mais Geneviève, le visage sévère et douloureux, ne quittait pas Colomban du regard. Elle pénétrait jusqu’à son cœur, et il se troublait, il redoublait d’invectives. Mme Baudu, devant eux, allait de l’un à l’autre, inquiète et silencieuse, comme si elle eût deviné là un nouveau malheur. Depuis quelque temps la tristesse de sa fille l’effrayait, elle la sentait mourir.
– La boutique est seule, dit-elle enfin, en quittant la table, désireuse de faire cesser la scène. Voyez donc, Colomban, j’ai cru entendre quelqu’un.
On avait fini, on se leva. Baudu et Colomban allèrent causer avec un courtier, qui venait prendre des ordres. Mme Baudu emmena Pépé, pour lui montrer des images. La bonne, vivement, avait desservi, et Denise s’oubliait près de la fenêtre, intéressée par la petite cour, lorsque, en se retournant, elle aperçut Geneviève, toujours à sa place, les yeux sur la toile cirée, humide encore d’un coup d’éponge.
– Vous souffrez, ma cousine? lui demanda-t-elle.
La jeune fille ne répondit pas, étudiant du regard, obstinément, une cassure de la toile, comme envahie tout entière par les réflexions qui continuaient en elle. Puis, elle releva la tête avec peine, elle regarda le visage compatissant, penché vers le sien. Les autres étaient donc partis? que faisait-elle sur cette chaise? Et, tout d’un coup, des sanglots l’étouffèrent, sa tête retomba au bord de la table. Elle pleurait, elle trempait sa manche de larmes.
– Mon Dieu! qu’avez-vous? s’écria Denise, bouleversée. Voulez-vous que j’appelle?
Geneviève l’avait saisie nerveusement au bras. Elle la retenait, elle bégayait:
– Non, non, restez… Oh! que maman ne sache pas!… Avec vous, ça m’est égal; mais pas les autres, pas les autres!… C’est malgré moi, je vous jure. C’est en me voyant toute seule… Attendez, je vais mieux, je ne pleure plus.
Et des crises la reprenaient, secouaient son corps frêle de grands frissons. Il semblait que le tas de ses cheveux noirs lui écrasât la nuque. Comme elle roulait sa tête malade sur ses bras repliés, une épingle se défit, les cheveux coulèrent dans son cou, l’ensevelirent de leurs ténèbres. Cependant, Denise, sans bruit, de peur d’éveiller l’attention, tâchait de la soulager. Elle la dégrafa et resta navrée de cette maigreur souffrante: la pauvre fille avait la poitrine creuse d’une enfant, le néant d’une vierge mangée d’anémie. À pleines mains, Denise lui prit les cheveux, ces cheveux superbes qui semblaient boire sa vie; puis, elle les noua fortement, pour la dégager et lui donner un peu d’air.
– Merci, vous êtes bonne, disait Geneviève. Ah! je ne suis pas grosse, n’est-ce pas? J’étais plus forte, et tout s’en est allé… Rattachez ma robe, maman verrait mes épaules. Je les cache tant que je peux… Mon Dieu! je ne vais pas bien, je ne vais pas bien.
Pourtant, la crise se calmait. Elle restait brisée sur sa chaise, elle regardait fixement sa cousine. Et, au bout d’un silence, elle demanda:
– Dites-moi la vérité, il l’aime?
Denise sentit une rougeur qui lui montait aux joues. Elle avait parfaitement compris qu’il s’agissait de Colomban et de Clara. Mais elle affecta la surprise.
– Qui donc, ma chère?
Geneviève hochait la tête d’un air incrédule.
– Ne mentez pas, je vous en prie. Rendez-moi le service de me donner enfin une certitude… Vous devez savoir, je le sens. Oui, vous avez été la camarade de cette femme, et j’ai vu Colomban vous poursuivre, vous parler à voix basse. Il vous chargeait de commissions pour elle, n’est-ce pas?… Oh! de grâce, dites-moi la vérité, je vous jure que ça me fera du bien.
Jamais Denise n’avait éprouvé un embarras pareil. Elle baissait les yeux, devant cette enfant toujours muette, et qui devinait tout. Cependant, elle eut la force de la tromper encore.
– Mais c’est vous qu’il aime!
Alors, Geneviève fit un geste désespéré.
– C’est bon, vous ne voulez rien dire… D’ailleurs, ça m’est égal, je les ai vus. Lui, sort continuellement sur le trottoir pour la regarder. Elle, en haut, rit comme une malheureuse… Bien sûr qu’ils se retrouvent dehors.
– Ça, non, je vous le jure! cria Denise, s’oubliant, emportée par le désir de lui donner au moins cette consolation.
La jeune fille respira fortement. Elle eut un faible sourire. Puis, d’une voix affaiblie de convalescente:
– Je voudrais bien un verre d’eau… Excusez-moi, je vous dérange. Tenez, là, dans le buffet.
Et, lorsqu’elle tint la carafe, elle vida d’un trait un grand verre. De la main, elle écartait Denise, qui craignait qu’elle ne se fit du mal.
– Non, non, laissez, j’ai toujours soif… La nuit, je me lève pour boire.
Il y eut un nouveau silence. Elle reprit doucement:
– Si vous saviez, depuis dix ans je suis accoutumée à l’idée de ce mariage. Je portais encore des robes courtes, que déjà Colomban était pour moi… Alors, je ne me souviens plus comment les choses ont tourné. De vivre toujours ensemble, de rester ici enfermés l’un contre l’autre, sans qu’il y eût jamais de distraction entre nous, j’ai dû finir par le croire mon mari, avant le temps. J’ignorais si je l’aimais, j’étais sa femme, voilà tout… Et aujourd’hui, il veut s’en aller avec une autre! Oh! mon Dieu! mon cœur se fend. Voyez-vous, c’est une souffrance que je ne connaissais pas. Ça me prend dans la poitrine et dans la tête, puis ça va partout, ça me tue.
Des larmes remontaient à ses yeux. Denise, dont les paupières se mouillaient aussi de pitié, lui demanda:
– Est-ce que ma tante se doute de quelque chose?
– Oui, maman se doute, je crois… Quant à papa, il est trop tourmenté, il ne sait pas la peine qu’il me cause, en reculant ce mariage… Plusieurs fois, maman m’a interrogée. Elle s’inquiète de me voir languir. Jamais elle n’a été forte elle-même, souvent elle m’a dit: «Ma pauvre fille, je ne t’ai pas faite bien solide.» Et puis, dans ces boutiques, on ne pousse guère. Mais elle doit trouver que je maigris trop à la fin… Regardez mes bras, est-ce raisonnable?
D’une main tremblante, elle avait repris la carafe. Sa cousine voulut l’empêcher de boire.
– Non, j’ai trop soif, laissez-moi.
On entendit s’élever la voix de Baudu. Alors, cédant à une poussée de son cœur, Denise s’agenouilla, entoura Geneviève de ses bras fraternels. Elle la baisait, elle lui jurait que tout irait bien, qu’elle épouserait Colomban, qu’elle guérirait et serait heureuse. Vivement, elle se releva. L’oncle l’appelait.
– Jean est là, viens donc.
C’était Jean, en effet, Jean effaré qui arrivait pour dîner. Quand on lui dit que huit heures sonnaient, il demeura béant. Pas possible, il sortait de chez son patron. On le plaisanta, sans doute il avait pris par le bois de Vincennes. Mais, dès qu’il put s’approcher de sa sœur, il lui souffla très bas:
– C’est une petite blanchisseuse qui reportait son linge… J’ai là une voiture à l’heure. Donne-moi cent sous.
Il sortit une minute, et revint dîner, car Mme Baudu ne voulait absolument pas qu’il repartît sans manger au moins une soupe. Geneviève avait reparu, dans son silence et son effacement habituels. Colomban sommeillait à demi, derrière un comptoir. La soirée coula triste et lente, animée uniquement par les pas de l’oncle, qui se promenait d’un bout à l’autre de la boutique vide. Un seul bec de gaz brûlait, l’ombre du plafond bas tombait à larges pelletées, comme la terre noire d’une fosse.
Des mois se passèrent. Denise entrait presque tous les jours égayer un instant Geneviève. Mais la tristesse augmentait chez les Baudu. Les travaux d’en face étaient un continuel tourment qui avivait leur malchance. Même lorsqu’ils avaient une heure d’espoir, une joie inattendue, il suffisait du fracas d’un tombereau de briques, de la scie d’un tailleur de pierres ou du simple appel d’un maçon, pour la leur gâter aussitôt. Tout le quartier, d’ailleurs, en était secoué. De l’enclos de planches longeant et embarrassant les trois rues, sortait un branle d’activité fiévreuse. Bien que l’architecte se servît des constructions existantes, il les ouvrait de toutes parts, pour les aménager; et, au milieu, dans la trouée des cours, il bâtissait une galerie centrale, vaste comme une église, qui devait déboucher par une porte d’honneur, sur la rue Neuve-Saint-Augustin, au centre de la façade. On avait eu d’abord de grandes difficultés à établir les sous-sols, car on était tombé sur des infiltrations d’égout et sur des terres rapportées, pleines d’ossements humains. Ensuite, le forage du puits avait violemment préoccupé les maisons voisines, un puits de cent mètres, dont le débit devait être de cinq cents litres à la minute. Maintenant, les murs s’élevaient au premier étage; des échafauds, des tours de charpentes, enfermaient l’île entière; sans arrêt, on entendait le grincement des treuils montant les pierres de taille, le déchargement brusque des planchers de fer, la clameur de ce peuple d’ouvriers, accompagnée du bruit des pioches et des marteaux. Mais, par-dessus tout, ce qui assourdissait les gens, c’était la trépidation des machines; tout marchait à la vapeur, des sifflements aigus déchiraient l’air; tandis que, au moindre coup de vent, un nuage de plâtre s’envolait et s’abattait sur les toitures environnantes, ainsi qu’une tombée de neige. Les Baudu désespérés regardaient cette poussière implacable pénétrer partout, traverser les boiseries les mieux closes, salir les étoffes de la boutique, se glisser jusque dans leur lit; et l’idée qu’ils la respiraient quand même, qu’ils finiraient par en mourir, leur empoisonnait l’existence.
Du reste, la situation allait empirer encore. En septembre, l’architecte, craignant de ne pas être prêt, se décida à faire travailler la nuit. De puissantes lampes électriques furent établies, et le branle ne cessa plus: des équipes se succédaient, les marteaux n’arrêtaient pas, les machines sifflaient continuellement, la clameur toujours aussi haute semblait soulever et semer le plâtre. Alors, les Baudu, exaspérés, durent même renoncer à fermer les yeux; ils étaient secoués dans leur alcôve, les bruits se changeaient en cauchemars, dès que la fatigue les engourdissait. Puis, s’ils se levaient pieds nus, pour calmer leur fièvre, et s’ils venaient soulever un rideau, ils restaient effrayés devant la vision du Bonheur des Dames flambant au fond des ténèbres, comme une forge colossale, où se forgeait leur ruine. Au milieu des murs, à moitié construits, troués de baies vides, les lampes électriques jetaient de larges rayons bleus, d’une intensité aveuglante. Deux heures du matin sonnaient, puis trois heures, puis quatre heures. Et, dans le sommeil pénible du quartier, le chantier agrandi par cette clarté lunaire, devenu colossal et fantastique, grouillait d’ombres noires, d’ouvriers retentissants, dont les profils gesticulaient, sur la blancheur crue des murailles neuves.
L’oncle Baudu l’avait dit, le petit commerce des rues voisines recevait encore un coup terrible. Chaque fois que le Bonheur des Dames créait des rayons nouveaux, c’étaient de nouveaux écroulements, chez les boutiquiers des alentours. Le désastre s’élargissait, on entendait craquer les plus vieilles maisons. Mlle Tatin, la lingère du passage Choiseul, venait d’être déclarée en faillite; Quinette, le gantier, en avait à peine pour six mois; les fourreurs Vanpouille étaient obligés de sous-louer une partie de leurs magasins; si Bédoré et sœur, les bonnetiers, tenaient toujours, rue Gaillon, ils mangeaient évidemment les rentes amassées jadis. Et voilà que, maintenant, d’autres ruines allaient s’ajouter à ces ruines prévues depuis longtemps: le rayon d’articles de Paris menaçait un bimbelotier de la rue Saint-Roch, Deslignières, un gros homme sanguin; tandis que le rayon des meubles atteignait les Piot et Rivoire, dont les magasins dormaient dans l’ombre du passage Sainte-Anne. On craignait même l’apoplexie pour le bimbelotier, car il ne dérageait pas, en voyant le Bonheur afficher les porte-monnaie à trente pour cent de rabais. Les marchands de meubles, plus calmes, affectaient de plaisanter ces calicots qui se mêlaient de vendre des tables et des armoires; mais des clientes les quittaient déjà, le succès du rayon s’annonçait formidable. C’était fini, il fallait plier l’échine: après ceux-là, d’autres encore seraient balayés, et il n’y avait plus de raison pour que tous les commerces ne fussent tour à tour chassés de leurs comptoirs. Le Bonheur seul, un jour, couvrirait le quartier de sa toiture.
À présent, le matin et le soir, lorsque les mille employés entraient et sortaient, ils s’allongeaient en une queue si longue sur la place Gaillon, que le monde s’arrêtait pour les regarder, comme on regarde défiler un régiment. Pendant dix minutes, les trottoirs en étaient encombrés; et les boutiquiers, devant leurs portes, songeaient à l’unique commis, qu’ils ne savaient déjà comment nourrir. Le dernier inventaire du grand magasin, ce chiffre de quarante millions d’affaires, avait aussi révolutionné le voisinage. Il courait de maison en maison, au milieu de cris de surprise et de colère. Quarante millions! songeait-on à cela? Sans doute, le bénéfice net se trouvait au plus de quatre pour cent, avec leurs frais généraux considérables et leur système de bon marché. Mais seize cent mille francs de gain était encore une jolie somme, on pouvait se contenter du quatre pour cent, lorsqu’on opérait sur des capitaux pareils. On racontait que l’ancien capital de Mouret, les premiers cinq cent mille francs augmentés chaque année de la totalité des bénéfices, un capital qui devait être à cette heure de quatre millions, avait ainsi passé dix fois en marchandises, dans les comptoirs. Robineau, quand il se livrait à ce calcul devant Denise, après le repas, restait un instant accablé, les yeux sur son assiette vide: elle avait raison, c’était ce renouvellement incessant du capital qui faisait la force invincible du nouveau commerce. Bourras seul niait les faits, refusait de comprendre, superbe et stupide comme une borne. Un tas de voleurs, voilà tout! Des gens qui mentaient! Des charlatans qu’on ramasserait dans le ruisseau, un beau matin!
Les Baudu, cependant, malgré leur volonté de ne rien changer aux habitudes du Vieil Elbeuf, tâchaient de soutenir la concurrence. La clientèle ne venant plus à eux, ils s’efforçaient d’aller à elle, par l’intermédiaire des courtiers. Il y avait alors, sur la place de Paris, un courtier, en rapport avec tous les grands tailleurs, qui sauvait les petites maisons de draps et de flanelles, lorsqu’il voulait bien les représenter. Naturellement, on se le disputait, il prenait une importance de personnage; et, Baudu, l’ayant marchandé, eut le malheur de le voir s’entendre avec les Matignon, de la rue Croix-des-Petits-Champs. Coup sur coup, deux autres courtiers le volèrent; un troisième, honnête homme, ne faisait rien. C’était la mort lente, sans secousse, un ralentissement continu des affaires, des clientes perdues une à une. Le jour vint où les échéances furent lourdes. Jusque-là, on avait vécu sur les économies d’autrefois; maintenant, la dette commençait. En décembre, Baudu, terrifié par le chiffre des billets souscrits, se résigna au plus cruel des sacrifices: il vendit sa maison de campagne de Rambouillet, une maison qui lui coûtait tant d’argent en réparations continuelles, et dont les locataires ne l’avaient pas même payé, lorsqu’il s’était décidé à en tirer parti. Cette vente tuait le seul rêve de sa vie, son cœur en saignait comme de la perte d’une personne chère. Et il dut céder, pour soixante-dix mille francs, ce qui lui en coûtait plus de deux cent mille. Encore fut-il heureux de trouver les Lhomme, ses voisins, que le désir d’augmenter leurs terres détermina. Les soixante-dix mille francs allaient soutenir la maison pendant quelque temps encore. Malgré tous les échecs, l’idée de la lutte renaissait: avec de l’ordre, à présent, on pouvait vaincre peut-être.
Le dimanche où les Lhomme donnèrent l’argent, ils voulurent bien dîner au Vieil Elbeuf. Mme Aurélie arriva la première; il fallut attendre le caissier, qui vint en retard, effaré par tout un après-midi de musique; quant au jeune Albert, il avait accepté l’invitation, mais il ne parut pas. Ce fut, d’ailleurs, une soirée pénible. Les Baudu, vivant sans air au fond de leur étroite salle à manger, souffrirent du coup de vent que les Lhomme y apportaient, avec leur famille débandée et leur goût de libre existence. Geneviève, blessée des allures impériales de Mme Aurélie, n’avait pas ouvert la bouche; tandis que Colomban l’admirait, pris de frissons, en songeant qu’elle régnait sur Clara.
Avant de se coucher, le soir, comme Mme Baudu était déjà au lit, Baudu se promena longtemps dans la chambre. Il faisait doux, un temps humide de dégel. Au-dehors, malgré les fenêtres closes et les rideaux tirés, on entendait ronfler les machines des travaux d’en face.
– Sais-tu à quoi je pense, Élisabeth? dit-il enfin. Eh bien! ces Lhomme ont beau gagner beaucoup d’argent, j’aime mieux être dans ma peau que dans la leur… Ils réussissent, c’est vrai. La femme a raconté, n’est-ce pas? qu’elle s’était fait près de vingt mille francs cette année, et cela lui a permis de me prendre ma pauvre maison. N’importe! je n’ai plus la maison, mais au moins je ne vais pas jouer de la musique d’un côté, tandis que tu cours la prétentaine de l’autre… Non, vois-tu, ils ne peuvent pas être heureux.
Il était encore dans la grosse douleur de son sacrifice, il gardait une rancune contre ces gens qui lui avaient acheté son rêve. Quand il arrivait près du lit, il gesticulait, penché vers sa femme; puis, de retour devant la fenêtre, il se taisait un instant, il écoutait la clameur du chantier. Et il reprenait ses vieilles accusations, ses doléances désespérées sur les temps nouveaux: on n’avait jamais vu ça, des commis gagnaient à cette heure plus que des commerçants, c’étaient les caissiers qui rachetaient les propriétés des patrons. Aussi tout craquait, la famille n’existait plus, on vivait à l’hôtel, au lieu de manger honnêtement la soupe chez soi. Enfin, il termina en prophétisant que le jeune Albert dévorerait plus tard la terre de Rambouillet avec des actrices.
Mme Baudu l’écoutait, la tête droite sur l’oreiller, si pâle, que son visage avait la couleur de la toile.
– Ils t’ont payé, finit-elle par dire doucement.
Du coup, Baudu resta muet. Il marcha quelques secondes, les yeux à terre. Puis, il reprit:
– Ils m’ont payé, c’est vrai; et, après tout, leur argent est aussi bon qu’un autre… Ce serait drôle, de relever la maison avec cet argent-là. Ah! si je n’étais pas si vieux, si fatigué!
Un long silence régna. Le drapier était envahi par des projets vagues. Brusquement, sa femme parla, les yeux au plafond, sans remuer la tête.
– As-tu remarqué ta fille, depuis quelque temps?
– Non, répondit-il.
– Eh bien! elle m’inquiète un peu… Elle pâlit, elle semble se désespérer.
Debout devant le lit, il était plein de surprise.
– Tiens! pourquoi donc?… Si elle est malade, elle devrait le dire. Demain il faudra faire venir le médecin.
Mme Baudu restait toujours immobile. Après une grande minute, elle déclara seulement de son air réfléchi:
– Ce mariage avec Colomban, je crois qu’il vaudrait mieux en finir.
Il la regarda, puis il se remit à marcher. Des faits lui revenaient. Était-ce possible que sa fille tombât malade, à cause du commis? Elle l’aimait donc au point de ne pouvoir attendre? Encore un malheur de ce côté! Cela le bouleversait, d’autant plus qu’il avait lui-même des idées arrêtées sur ce mariage. Jamais il n’aurait voulu le conclure dans les conditions présentes. Pourtant, l’inquiétude l’attendrissait.