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Kitabı oku: «Au Bonheur des Dames», sayfa 27

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Lorsque Mouret rentra dans son cabinet, il étouffait de sanglots contenus. Que voulait-elle donc? il n’osait plus lui offrir de l’argent, l’idée confuse d’un mariage se levait, au milieu de ses révoltes de jeune veuf. Et, dans l’énervement de son impuissance, ses larmes coulèrent. Il était malheureux.

XIII

Un matin de novembre, Denise donnait les premiers ordres à son rayon, lorsque la bonne des Baudu vint lui dire que Mlle Geneviève avait passé une bien mauvaise nuit, et qu’elle voulait voir sa cousine tout de suite. Depuis quelque temps, la jeune fille s’affaiblissait de jour en jour, et elle avait dû s’aliter l’avant-veille.

– Dites que je descends à l’instant, répondit Denise très inquiète.

Le coup qui achevait Geneviève, était la disparition brusque de Colomban. D’abord, plaisanté par Clara, il avait découché; puis, cédant à la folie de désir des garçons sournois et chastes, devenu le chien obéissant de cette fille, il n’était pas rentré un lundi, il avait simplement écrit à son patron une lettre d’adieu, faite avec des phrases soignées d’homme qui se suicide. Peut-être, au fond de ce coup de passion, aurait-on trouvé aussi le calcul rusé d’un garçon ravi de renoncer à un mariage désastreux; la maison de draperie se portait aussi mal que sa future, l’heure était bonne de rompre par une sottise. Et tout le monde le citait comme une victime fatale de l’amour.

Lorsque Denise arriva au Vieil Elbeuf, Mme Baudu s’y trouvait seule. Elle était immobile derrière la caisse, avec sa petite figure blanche, mangée d’anémie, gardant le silence et le vide de la boutique. Il n’y avait plus de commis; la bonne donnait un coup de plumeau aux casiers; et encore était-il question de la remplacer par une femme de ménage. Un froid noir tombait du plafond; des heures se passaient sans qu’une cliente vînt déranger cette ombre, et les marchandises qu’on ne remuait pas, étaient de plus en plus gagnées par le salpêtre des murs.

– Qu’y a-t-il? demanda vivement Denise. Est-ce que Geneviève est en danger?

Mme Baudu ne répondit pas tout de suite. Ses yeux s’emplirent de larmes. Puis, elle balbutia:

– Je ne sais rien, on ne me dit rien… Ah! c’est fini, c’est fini…

Et ses regards noyés faisaient le tour de la boutique sombre, comme si elle eût senti sa fille et la maison partir ensemble. Les soixante-dix mille francs, produits par la vente de la propriété de Rambouillet, s’étaient fondus en moins de deux ans dans le gouffre de la concurrence. Pour lutter contre le Bonheur, qui tenait à présent les draps d’homme, les velours de chasse, les livrées, le drapier avait fait des sacrifices considérables. Enfin, il venait d’être définitivement écrasé sous les molletons et les flanelles de son rival, un assortiment tel qu’il n’en existait pas encore sur la place. Peu à peu, la dette avait grandi; il s’était décidé, comme ressource suprême, à hypothéquer l’antique immeuble de la rue de la Michodière, où le vieux Finet, l’ancêtre, avait fondé la maison; et ce n’était plus, maintenant, qu’une question de jours, l’émiettement s’achevait, les plafonds eux-mêmes devaient s’écrouler et s’envoler en poussière, ainsi qu’une construction barbare et vermoulue, emportée par le vent.

– Le père est là-haut, reprit Mme Baudu de sa voix brisée. Nous y passons deux heures chacun; il faut bien que quelqu’un garde ici, oh! seulement par précaution, car en vérité…

Son geste acheva la phrase. Ils auraient mis les volets, sans leur vieil orgueil commercial qui les tenait encore debout devant le quartier.

– Alors, je monte, ma tante, dit Denise dont le cœur se serrait, dans ce désespoir résigné que les pièces de drap exhalaient elles-mêmes.

– Oui, monte, monte vite, ma fille… Elle t’attend, elle t’a demandée toute la nuit. C’est quelque chose qu’elle veut te dire.

Mais, juste à ce moment, Baudu descendit. La bile tournée verdissait son visage jaune, où ses yeux se tachaient de sang. Il gardait le pas étouffé dont il venait de quitter la chambre, il murmura, comme si on avait pu l’entendre d’en haut:

– Elle dort.

Et, les jambes cassées, il s’assit sur une chaise. D’un geste machinal, il s’essuyait le front, avec l’essoufflement d’un homme qui sort d’une rude besogne. Un silence régna. Enfin, il dit à Denise:

– Tu la verras tout à l’heure… Quand elle dort, il nous semble qu’elle est guérie.

Le silence recommença. Face à face, le père et la mère se contemplaient. Puis, à demi-voix, il remâcha ses douleurs, ne nommant personne, ne s’adressant à personne.

– Ma tête sous le couteau, je ne l’aurais pas cru!… Il était le dernier, je l’avais élevé comme mon fils. On serait venu me dire: «Ils te le prendront aussi, tu le verras faire la culbute», j’aurais répondu: «Alors, c’est qu’il n’y aura plus de bon Dieu!» Et il l’a faite, la culbute!… Ah! le malheureux, qui était si bien au courant du vrai commerce, qui avait toutes mes idées! Pour une guenuche, pour un de ces mannequins qui paradent aux vitrines des maisons louches!… Non, voyez-vous, c’est à confondre la raison!

Il branlait la tête, ses yeux vagues s’étaient baissés et regardaient les dalles humides, usées par des générations de clientes.

– Voulez-vous savoir? continua-t-il à voix plus basse, eh bien! il y a des moments où je me sens le plus coupable, dans notre malheur. Oui, c’est ma faute, si notre pauvre fille est là-haut, dévorée de fièvre. Est-ce que je n’aurais pas dû les marier tout de suite, sans céder à mon bête d’orgueil, à mon entêtement de ne point leur laisser la maison moins prospère? Maintenant, elle aurait celui qu’elle aime, et peut-être leur jeunesse à tous deux accomplirait-elle ici le miracle que je n’ai pas su réaliser… Mais je suis un vieux fou, je n’y ai rien compris, je ne croyais pas qu’on tombât malade pour des choses pareilles… Vrai! ce garçon était extraordinaire: un don de la vente, et une probité, une simplicité de mœurs, un ordre en toutes sortes, enfin mon élève…

Il relevait la tête, défendant encore ses idées, dans ce commis qui le trahissait. Denise ne put l’entendre s’accuser, et elle lui dit tout, emportée par son émotion, à le voir si humble, les yeux pleins de larmes, lui qui autrefois régnait là, en maître grondeur et absolu.

– Mon oncle, ne l’excusez pas, je vous en prie… Il n’a jamais aimé Geneviève, il se serait enfui plus tôt, si vous aviez voulu hâter le mariage. Je lui en ai parlé moi-même; il savait parfaitement que ma pauvre cousine souffrait à cause de lui, et vous voyez bien que cela ne l’a pas empêché de partir… Demandez à ma tante.

Sans ouvrir les lèvres, Mme Baudu confirma ces paroles d’un signe de tête. Alors, le drapier blêmit davantage, tandis que les larmes achevaient de l’aveugler. Il bégaya:

– Ça devait être dans le sang, le père est mort l’été dernier d’avoir trop couru la gueuse.

Et, machinalement, son regard fit le tour des coins obscurs, passant des comptoirs nus aux casiers pleins, puis revint se fixer sur sa femme, qui se tenait toujours droite à la caisse, dans l’attente vaine de la clientèle disparue.

– Allons, c’est la fin, reprit-il. Ils nous ont tué notre commerce, et voilà qu’une de leurs coquines nous tue notre fille.

Personne ne parla plus. Le roulement des voitures, qui ébranlait par instants les dalles, passait comme une batterie funèbre de tambours, dans l’air immobile, étouffé sous le plafond bas. Et, au milieu de cette morne tristesse des vieilles boutiques agonisantes, on entendit des coups sourds, frappés quelque part dans la maison. C’était Geneviève qui venait de se réveiller et qui tapait avec un bâton, laissé près d’elle.

– Montons vite, dit Baudu, se levant en sursaut. Tâche de rire, il ne faut pas qu’elle sache.

Lui-même, dans l’escalier, se frottait rudement les yeux, pour effacer la trace de ses larmes. Dès qu’il eut ouvert la porte, au premier étage, on entendit une faible voix, une voix éperdue, criant:

– Oh! je ne veux pas être seule… Oh! ne me laissez pas seule… Oh! j’ai peur d’être seule…

Puis, quand elle aperçut Denise, Geneviève se calma, eut un sourire de joie.

– Vous voilà donc!… Comme je vous ai attendue, depuis hier! Je croyais déjà que vous m’abandonniez, vous aussi!

C’était une pitié. La chambre de la jeune fille donnait sur la cour, une petite chambre où tombait une clarté livide. D’abord, les parents avaient couché la malade dans leur propre chambre, sur la rue; mais la vue du Bonheur des Dames, en face, la bouleversait, et ils avaient dû la ramener chez elle. Là, elle était allongée, si fluette sous les couvertures, qu’on ne sentait même plus la forme et l’existence d’un corps. Ses maigres bras, brûlés de la fièvre ardente des phtisiques, avaient un perpétuel mouvement de recherche anxieuse et inconsciente; tandis que ses cheveux noirs, lourds de passion, semblaient s’être encore épaissis et mangeaient de leur vie vorace son pauvre visage, où agonisait la dégénérescence dernière d’une longue famille poussée à l’ombre, dans cette cave du vieux commerce parisien.

Cependant, Denise, le cœur crevé de commisération, la regardait. Elle ne parlait pas, de peur de laisser couler ses larmes. Enfin, elle murmura:

– Je suis venue tout de suite… Si je pouvais vous être utile? Vous me demandiez… Voulez-vous que je reste?

Geneviève, l’haleine courte, les mains toujours errantes dans les plis de la couverture, ne la quittait pas des yeux.

– Non, merci, je n’ai besoin de rien… Je voulais seulement vous embrasser.

Des pleurs gonflèrent ses paupières. Alors, Denise, vivement, se pencha, la baisa sur les joues, toute frissonnante de se sentir aux lèvres la flamme de ces joues creuses. Mais la malade l’avait prise, et elle l’étreignait, et elle la gardait dans un embrassement désespéré. Puis, ses regards allèrent vers son père.

– Voulez-vous que je reste? répéta Denise. Si vous aviez quelque chose à faire?

– Non, non.

Les regards de Geneviève se tournaient obstinément vers son père, qui demeurait debout, l’air hébété, la gorge étranglée. Il finit par comprendre, il se retira, sans prononcer un mot, et l’on entendit son pas descendre pesamment les marches.

– Dites-moi, il est avec cette femme? demanda la malade tout de suite, en saisissant la main de sa cousine, qu’elle fit asseoir au bord de la couchette. Oui, j’ai voulu vous voir, il n’y a que vous pour me dire… N’est-ce pas, ils vivent ensemble?

Denise, dans la surprise de ces questions, balbutia, dut avouer la vérité, les bruits qui couraient au magasin. Clara, ennuyée de ce garçon qui lui tombait sur le dos, lui avait déjà fermé sa porte; et Colomban, désolé, la poursuivait partout, tâchait d’obtenir d’elle une rencontre de temps à autre, par une humilité de chien battu. On assurait qu’il allait entrer au Louvre.

– Si vous l’aimez tant, il peut vous revenir encore, continua la jeune fille, pour endormir la mourante dans ce dernier espoir. Guérissez vite, il reconnaîtra ses fautes, il vous épousera.

Geneviève l’interrompit. Elle avait écouté de tout son être, avec une passion muette qui la redressait. Mais elle retomba aussitôt.

– Non, laissez, je sais bien que c’est fini… Je ne dis rien, parce que j’entends papa pleurer, et que je ne veux pas rendre maman plus malade. Seulement, je m’en vais, voyez-vous, et si je vous appelais cette nuit, c’était par crainte de m’en aller avant le jour… Mon Dieu! quand on pense qu’il n’est pas même heureux!

Et, Denise s’étant récriée, en lui assurant que son état n’était pas si grave, elle lui coupa une seconde fois la parole, elle rejeta soudain la couverture d’un geste chaste de vierge qui n’a plus rien à cacher dans la mort. Découverte jusqu’au ventre, elle murmura:

– Regardez-moi donc!… N’est-ce pas fini?

Tremblante, Denise quitta le bord de la couchette, comme si, d’un souffle, elle eût craint de détruire cette nudité misérable. C’était la fin de la chair, un corps de fiancée usé dans l’attente, retourné à l’enfance grêle des premiers ans. Lentement, Geneviève se recouvrit, et elle répétait:

– Vous voyez bien, je ne suis plus une femme… Ce serait mal, de le vouloir encore.

Toutes deux se turent. Elles se regardaient de nouveau, ne trouvant plus une phrase. Ce fut Geneviève qui reprit:

– Allons, ne restez pas là, vous avez vos affaires. Et merci, j’étais tourmentée du besoin de savoir; maintenant, je suis contente. Si vous le revoyez, dites-lui que je lui pardonne… Adieu, ma bonne Denise. Embrassez-moi bien, c’est la dernière fois.

La jeune fille l’embrassa, en protestant.

– Non, non, ne vous frappez donc pas, il vous faut des soins, rien de plus.

Mais la malade eut un hochement de tête obstiné. Elle souriait, elle était sûre. Et, comme sa cousine se dirigeait enfin vers la porte:

– Attendez, tapez avec ce bâton, pour que papa monte… J’ai trop peur toute seule.

Puis, quand Baudu fut là, dans cette petite chambre morne, où il passait les heures sur une chaise, elle prit un air de gaieté, elle cria à Denise:

– Ne venez pas demain, c’est inutile. Mais, dimanche, je vous attends, vous resterez l’après-midi avec moi.

Le lendemain, à six heures, au petit jour, Geneviève expirait, après quatre heures d’un râle affreux. Ce fut un samedi que tomba l’enterrement, par un temps noir, un ciel de suie qui pesait sur la ville frissonnante. Le Vieil Elbeuf, tendu de drap blanc, éclairait la rue d’une tache blanche; et les cierges, brûlant dans le jour bas, semblaient des étoiles noyées de crépuscule. Des couronnes de perles, un gros bouquet de roses blanches, couvraient le cercueil, un cercueil étroit de fillette, posé sur l’allée obscure de la maison, au ras du trottoir, si près du ruisseau, que les voitures avaient déjà éclaboussé les draperies. Tout le vieux quartier suait l’humidité, exhalait son odeur moisie de cave, avec sa continuelle bousculade de passants sur le pavé boueux.

Dès neuf heures, Denise était venue, pour rester auprès de sa tante. Mais, comme le convoi allait partir, celle-ci, qui ne pleurait plus, les yeux brûlés de larmes, la pria de suivre le corps et de veiller sur l’oncle, dont l’accablement muet, la douleur imbécile inquiétait la famille. En bas, la jeune fille trouva la rue pleine de monde. Le petit commerce du quartier voulait donner aux Baudu un témoignage de sympathie; et il y avait aussi, dans cet empressement, comme une manifestation contre le Bonheur des Dames, que l’on accusait de la lente agonie de Geneviève. Toutes les victimes du monstre étaient là, Bédoré et sœur, les bonnetiers de la rue Gaillon, les fourreurs Vanpouille frères, et Deslignières le bimbelotier, et Piot et Rivoire les marchands de meubles; même Mlle Tatin, la lingère, et le gantier Quinette, balayés depuis longtemps par la faillite, s’étaient fait un devoir de venir, l’une des Batignolles, l’autre de la Bastille, où ils avaient dû reprendre du travail chez les autres. En attendant le corbillard qu’une erreur attardait, ce monde vêtu de noir, piétinant dans la boue, levait des regards de haine sur le Bonheur, dont les vitrines claires, les étalages éclatants de gaieté, leur semblaient une insulte, en face du Vieil Elbeuf, qui attristait de son deuil l’autre côté de la rue. Quelques têtes de commis curieux se montraient derrière les glaces; mais le colosse gardait son indifférence de machine lancée à toute vapeur, inconsciente des morts qu’elle peut faire en chemin.

Denise cherchait des yeux son frère Jean. Elle finit par l’apercevoir devant la boutique de Bourras, où elle le rejoignit pour lui recommander de marcher près de l’oncle et de le soutenir, s’il avait de la peine à marcher. Depuis quelques semaines, Jean était grave, comme tourmenté d’une préoccupation. Ce jour-là, serré dans une redingote noire, homme fait à cette heure et gagnant des journées de vingt francs, il semblait si digne et si triste, que sa sœur en fut frappée, car elle ne le soupçonnait pas d’aimer à ce point leur cousine. Désireuse d’éviter à Pépé des tristesses inutiles, elle l’avait laissé chez Mme Gras, en se promettant d’aller l’y chercher l’après-midi, pour lui faire embrasser son oncle et sa tante.

Cependant, le corbillard n’arrivait toujours pas, et Denise, très émue, regardait brûler les cierges, lorsqu’elle tressaillit, au son connu d’une voix qui parlait derrière elle. C’était Bourras. Il avait appelé d’un signe un marchand de marrons, installé en face, dans une étroite guérite, prise sur la boutique d’un marchand de vin, et il lui disait:

– Hein? Vigouroux, rendez-moi ce service… Vous voyez, je retire le bouton… Si quelqu’un venait, vous diriez de repasser. Mais que ça ne vous dérange pas, il ne viendra personne.

Puis, il resta debout au bord du trottoir, attendant comme les autres. Denise, gênée, avait jeté un coup d’œil sur la boutique. Maintenant, il l’abandonnait, on ne voyait plus, à l’étalage, qu’une débandade pitoyable de parapluies mangés par l’air et de cannes noires de gaz. Les embellissements qu’il y avait faits, les peintures vert tendre, les glaces, l’enseigne dorée, tout craquait, se salissait déjà, offrait cette décrépitude rapide et lamentable du faux luxe, badigeonné sur des ruines. Pourtant, si les anciennes crevasses reparaissaient, si les taches d’humidité avaient repoussé sous les dorures, la maison tenait toujours, entêtée, collée au flanc du Bonheur des Dames, comme une verrue déshonorante, qui, bien que gercée et pourrie, refusait d’en tomber.

– Ah! les misérables, gronda Bourras, ils ne veulent même pas qu’on l’emporte!

Le corbillard, qui arrivait enfin, venait d’être accroché par une voiture du Bonheur, dont les panneaux vernis filaient, jetant dans la brume leur rayonnement d’astre, au trot rapide de deux chevaux superbes. Et le vieux marchand lançait vers Denise un coup d’œil oblique, allumé sous la broussaille de ses sourcils.

Lentement, le convoi s’ébranla, pataugeant au milieu des flaques, dans le silence des fiacres et des omnibus brusquement arrêtés. Lorsque le corps drapé de blanc traversa la place Gaillon, les regards sombres du cortège plongèrent une fois encore derrière les glaces du grand magasin, où seules deux vendeuses accourues regardaient, heureuses de cette distraction. Baudu suivait le corbillard, d’un pas lourd et machinal; et il avait refusé d’un signe le bras de Jean, qui marchait près de lui. Puis, après la queue du monde, venaient trois voitures de deuil. Comme on coupait la rue Neuve-des-Petits-Champs, Robineau accourut se joindre au cortège, très pâle, l’air vieilli.

À Saint-Roch, beaucoup de femmes attendaient, les petites commerçantes du quartier, qui avaient redouté l’encombrement de la maison mortuaire. La manifestation tournait à l’émeute; et, lorsque, après le service, le convoi se remit en marche, tous les hommes suivirent de nouveau, bien qu’il y eût une longue course, de la rue Saint-Honoré au cimetière Montmartre. On dut remonter la rue Saint-Roch et passer une seconde fois devant le Bonheur des Dames. C’était une obsession, ce pauvre corps de jeune fille était promené autour du grand magasin, comme la première victime tombée sous les balles, en temps de révolution. À la porte, des flanelles rouges claquaient au vent ainsi que des drapeaux, un étalage de tapis éclatait en une floraison saignante d’énormes roses et de pivoines épanouies.

Denise, cependant, était montée dans une voiture, agitée de doutes si cuisants, la poitrine serrée d’une telle tristesse, qu’elle n’avait plus la force de marcher. Il y eut justement un arrêt, rue du Dix-Décembre, devant les échafaudages de la nouvelle façade, qui gênait toujours la circulation. Et la jeune fille remarqua le vieux Bourras, resté en arrière, traînant la jambe, dans les roues mêmes de la voiture où elle se trouvait seule. Jamais il n’arriverait au cimetière. Il avait levé la tête, il la regardait. Puis, il monta.

– Ce sont mes sacrés genoux, murmurait-il. Ne vous reculez donc pas!… Est-ce que c’est vous qu’on déteste!

Elle le sentit amical et furieux, comme autrefois. Il grondait, déclarait ce diable de Baudu joliment solide, pour aller quand même, après de tels coups sur le crâne. Le convoi avait repris sa marche lente; et, en se penchant, elle voyait en effet l’oncle s’entêter derrière le corbillard, de son pas alourdi, qui semblait régler le train sourd et pénible du cortège. Alors, elle s’abandonna dans son coin, elle écouta les paroles sans fin du vieux marchand de parapluies, au long bercement mélancolique de la voiture.

– Si la police ne devrait pas débarrasser la voie publique!… Il y a plus de dix-huit mois qu’ils nous encombrent, avec leur façade, où un homme s’est encore tué l’autre jour. N’importe! lorsqu’ils voudront s’agrandir désormais, il leur faudra jeter des ponts par-dessus les rues… On dit que vous êtes deux mille sept cents employés et que le chiffre d’affaires atteindra cent millions cette année… Cent millions! mon Dieu! cent millions!

Denise n’avait rien à répondre. Le convoi venait de s’engager dans la rue de la Chaussée-d’Antin, où des embarras de voitures l’attardaient. Bourras continua, les yeux vagues, comme s’il eût maintenant rêvé tout haut. Il ne comprenait toujours pas le triomphe du Bonheur des Dames, mais il avouait la défaite de l’ancien commerce.

– Ce pauvre Robineau est fichu, il a une figure d’homme qui se noie… Et les Bédoré, et les Vanpouille, ça ne tient plus debout, c’est comme moi, les jambes cassées. Deslignières crèvera d’un coup de sang, Piot et Rivoire ont eu la jaunisse. Ah! nous sommes tous jolis, un beau cortège de carcasses que nous faisons à la chère enfant! Ça doit être drôle, pour les gens qui regardent défiler cette queue de faillites… D’ailleurs, il paraît que le nettoyage va continuer. Les coquins créent des rayons de fleurs, de modes, de parfumerie, de cordonnerie, que sais-je encore? Grognet, le parfumeur de la rue de Grammont, peut déménager, et je ne donnerais pas dix francs de la cordonnerie Naud, rue d’Antin. Le choléra souffle jusqu’à la rue Sainte-Anne, où Lacassagne, qui tient les plumes et les fleurs, et Mme Chadeuil, dont les chapeaux sont pourtant connus, seront balayés avant deux ans… Après ceux-là, d’autres, et toujours d’autres! Tous les commerces du quartier y passeront. Quand des calicots se mettent à vendre des savons et des galoches, ils peuvent bien avoir l’ambition de vendre des pommes de terre frites. Ma parole, la terre se détraque!

Le corbillard traversait alors la place de la Trinité, et, du coin de la sombre voiture, où Denise écoutait la plainte continue du vieux marchand, bercée au train funèbre du convoi, elle put voir, en débouchant de la rue de la Chaussée-d’Antin, le corps qui montait déjà la pente de la rue Blanche. Derrière l’oncle, à la marche aveugle et muette de bœuf assommé, il lui semblait entendre le piétinement d’un troupeau conduit à l’abattoir, toute la déconfiture des boutiques d’un quartier, le petit commerce traînant sa ruine, avec un bruit mouillé de savates, dans la boue noire de Paris. Cependant, Bourras parlait d’une voix plus sourde, comme ralentie par la montée rude de la rue Blanche.

– Moi, j’ai mon compte… Mais je le tiens tout de même et je ne le lâche pas. Il a encore perdu en appel. Ah! ça m’a coûté bon: près de deux ans de procès, et les avoués, et les avocats! N’importe, il ne passera pas sous ma boutique, les juges ont décidé qu’un tel travail n’avait point le caractère d’une réparation motivée. Quand on pense qu’il parlait de créer, là-dessous, un salon de lumières, pour juger la couleur des étoffes au gaz, une pièce souterraine qui aurait relié la bonneterie à la draperie! Et il ne dérage plus, il ne peut avaler qu’un vieux démoli de mon espèce lui barre la route, quand tout le monde est à genoux devant son argent… Jamais! je ne veux pas! c’est bien entendu. Possible que je reste sur le carreau. Depuis que j’ai à me battre contre les huissiers, je sais que le gredin recherche mes créances, histoire sans doute de me jouer un vilain tour. Ça ne fait rien, il dit oui, je dis non, et je dirai non toujours, tonnerre de Dieu! même lorsque je serai cloué entre quatre planches, comme la petite qui s’en va, là-bas.

Quand on arriva au boulevard de Clichy, la voiture roula plus vite, on entendit l’essoufflement du monde, la hâte inconsciente du cortège, pressé d’en finir. Ce que Bourras ne disait pas nettement, c’était la misère noire où il était tombé, la tête perdue dans les tracas du petit boutiquier qui sombre et qui s’entête pour durer, sous la grêle des protêts. Denise, au courant de sa situation, rompit enfin le silence, en murmurant d’une voix de prière:

– Monsieur Bourras, ne faites pas le méchant davantage… Laissez-moi arranger les choses.

Il l’interrompit d’un geste violent.

– Taisez-vous, ça ne regarde personne… Vous êtes une bonne petite fille, je sais que vous lui rendez la vie dure, à cet homme qui vous croyait à vendre comme ma maison. Mais que répondriez-vous, si je vous conseillais de dire oui? Hein? vous m’enverriez coucher… Eh bien! lorsque je dis non, ne mettez pas votre nez là-dedans.

Et, la voiture s’étant arrêtée à la route du cimetière, il descendit avec la jeune fille. Le caveau des Baudu se trouvait dans la première allée, à gauche. En quelques minutes, la cérémonie fut terminée. Jean avait écarté l’oncle, qui regardait le trou d’un air béant. La queue du cortège se répandait parmi les tombes voisines, tous les visages de ces boutiquiers, appauvris de sang au fond de leurs rez-de-chaussée malsains, prenaient une laideur souffrante, sous le ciel couleur de boue. Quand le cercueil coula doucement, des joues éraflées de couperose pâlirent, des nez s’abaissèrent pincés d’anémie, des paupières jaunes de bile, meurtries par les chiffres, se détournèrent.

– Nous devrions tous nous coller dans ce trou, dit Bourras à Denise, qui était restée près de lui. Cette petite, c’est le quartier qu’on enterre… Oh! je me comprends, l’ancien commerce peut aller rejoindre ces roses blanches qu’on jette avec elle.

Denise ramena son oncle et son frère, dans une voiture de deuil. La journée fut pour elle d’une tristesse noire. D’abord, elle commençait à s’inquiéter de la pâleur de Jean; et, quand elle eut compris qu’il s’agissait d’une nouvelle histoire de femme, elle voulut le faire taire, en lui ouvrant sa bourse; mais il secouait la tête, il refusait, c’était sérieux cette fois, la nièce d’un pâtissier très riche, qui n’acceptait pas même des bouquets de violettes. Ensuite, l’après-midi, lorsque Denise alla chercher Pépé chez Mme Gras, celle-ci lui déclara qu’il devenait trop grand pour qu’elle le gardât davantage; encore un tracas, il faudrait trouver un collège, éloigner l’enfant peut-être. Et elle eut enfin, en menant Pépé embrasser les Baudu, l’âme déchirée par la douleur morne du Vieil Elbeuf. La boutique était fermée, l’oncle et la tante se tenaient au fond de la petite salle, dont ils oubliaient d’allumer le gaz, malgré l’obscurité complète de cette journée d’hiver. Il n’y avait plus qu’eux, ils demeuraient face à face, dans la maison vidée lentement par la ruine; et la mort de leur fille creusait davantage les coins de ténèbres, était comme le craquement suprême qui allait faire se rompre les vieilles poutres mangées d’humidité. Sous cet écrasement, l’oncle, sans pouvoir s’arrêter, marchait toujours autour de la table, de son pas du convoi, aveugle et muet; tandis que la tante ne disait rien non plus, tombée sur une chaise, avec la face blanche d’une blessée, dont le sang s’épuisait goutte à goutte. Ils ne pleurèrent même pas, lorsque Pépé mit de gros baisers sur leurs joues froides. Denise étouffait de larmes.

Le soir, justement, Mouret fit demander la jeune fille, pour causer d’un vêtement d’enfant qu’il voulait lancer, un mélange d’écossais et de zouave. Et, toute frémissante de pitié, révoltée de tant de souffrances, elle ne put se contenir; elle osa d’abord parler de Bourras, de ce pauvre homme à terre qu’on allait égorger. Mais, au nom du marchand de parapluies, Mouret s’emporta. Le vieux toqué, comme il l’appelait, désolait sa vie, gâtait son triomphe, par son entêtement idiot à ne pas céder sa maison, cette ignoble masure dont les plâtres salissaient le Bonheur des Dames, le seul petit coin du vaste pâté échappé à la conquête. L’affaire tournait au cauchemar; tout autre que la jeune fille, parlant en faveur de Bourras, aurait risqué d’être jeté dehors, tellement Mouret était torturé du besoin maladif d’abattre la masure à coups de pied. Enfin, que voulait-on qu’il fît? Pouvait-il laisser ce tas de décombres au flanc du Bonheur? Il fallait bien qu’il disparût, le magasin devait passer. Tant pis pour le vieux fou! Et il rappelait ses offres, il lui avait proposé jusqu’à cent mille francs. N’était-ce pas raisonnable? Certes, il ne marchandait pas, il donnait l’argent qu’on exigeait; mais, au moins, qu’on eût un peu d’intelligence, qu’on le laissât finir son œuvre! Est-ce qu’on se mêlait d’arrêter les locomotives, sur les chemins de fer? Elle l’écoutait, les yeux baissés, ne trouvant que des raisons de sentiment. Le bonhomme était si vieux, on aurait pu attendre sa mort, une faillite le tuerait. Alors, il déclara qu’il n’était même plus le maître d’empêcher les choses, Bourdoncle s’en occupait, car le conseil avait résolu d’en finir. Elle n’eut rien à ajouter, malgré l’apitoiement douloureux de ses tendresses.

Après un silence pénible, ce fut Mouret lui-même qui parla des Baudu. Il commença par les plaindre beaucoup de la perte de leur fille. C’étaient de très bonnes gens, très honnêtes, et sur lesquels la mauvaise chance s’acharnait. Puis, il reprit ses arguments: au fond, ils avaient voulu leur malheur, on ne s’obstinait pas de la sorte dans la baraque vermoulue de l’ancien commerce; rien d’étonnant à ce que la maison leur tombât sur la tête. Vingt fois, il l’avait prédit; même elle devait se souvenir qu’il l’avait chargée d’avertir son oncle d’un désastre fatal, si ce dernier s’attardait dans des vieilleries ridicules. Et la catastrophe était venue, personne au monde ne l’empêcherait maintenant. On ne pouvait raisonnablement exiger qu’il se ruinât, afin d’épargner le quartier. Du reste, s’il avait eu la folie de fermer le Bonheur, un autre grand magasin aurait poussé de lui-même à côté, car l’idée soufflait des quatre points du ciel, le triomphe des cités ouvrières et industrielles était semé par le coup de vent du siècle, qui emportait l’édifice croulant des vieux âges. Peu à peu, Mouret s’échauffait, trouvait une émotion éloquente pour se défendre contre la haine de ses victimes involontaires, la clameur des petites boutiques moribondes, qu’il entendait monter autour de lui. On ne gardait pas ses morts, il fallait bien les enterrer; et, d’un geste, il envoyait dans la terre, il balayait et jetait à la fosse commune le cadavre de l’antique négoce, dont les restes verdis et empestés devenaient la honte des rues ensoleillées du nouveau Paris. Non, non, il n’avait aucun remords, il faisait simplement la besogne de son âge, et elle le savait bien, elle qui aimait la vie, qui avait la passion des affaires larges, conclues au plein jour de la publicité. Réduite au silence, elle l’écouta longtemps, elle se retira, l’âme pleine de trouble.

Yaş sınırı:
12+
Litres'teki yayın tarihi:
30 ağustos 2016
Hacim:
570 s. 1 illüstrasyon
Telif hakkı:
Public Domain
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