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Kitabı oku: «Au Bonheur des Dames», sayfa 9

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Alors, tous les yeux revinrent sur Denise. Elle s’abandonnait aux mains de Marguerite, qui la faisait tourner lentement.

– Hein? qu’en pensez-vous? demanda Mme Marty à Mme Desforges.

Cette dernière décidait, en arbitre suprême de la mode.

– Il n’est pas mal, et de coupe originale… Seulement, il me semble peu gracieux de la taille.

– Oh! intervint Mme Aurélie, il faudrait le voir sur madame elle-même… Vous comprenez, il ne fait aucun effet sur mademoiselle, qui n’est guère étoffée… Redressez-vous donc, mademoiselle, donnez-lui toute son importance.

On sourit. Denise était devenue très pâle. Une honte la prenait, d’être ainsi changée en une machine qu’on examinait et dont on plaisantait librement. Mme Desforges, cédant à une antipathie de nature contraire, agacée par le visage doux de la jeune fille, ajouta méchamment:

– Sans doute, il irait mieux si la robe de mademoiselle était moins large.

Et elle jetait à Mouret le regard moqueur d’une Parisienne, que l’attifement ridicule d’une provinciale égayait. Celui-ci sentit la caresse amoureuse de ce coup d’œil, le triomphe de la femme heureuse de sa beauté et de son art. Aussi, par gratitude d’homme adoré, crut-il devoir railler à son tour, malgré la bienveillance qu’il éprouvait pour Denise, dont sa nature galante subissait le charme secret.

– Puis, il faudrait être peignée, murmura-t-il.

Ce fut le comble. Le directeur daignait rire, toutes ces demoiselles éclatèrent. Marguerite risqua un léger gloussement de fille distinguée qui se retient; Clara avait lâché une vente, pour se faire du bon sang à son aise; même des vendeuses de la lingerie étaient venues, attirées par la rumeur. Quant à ces dames, elles s’amusaient plus discrètement, d’un air d’intelligence mondaine; tandis que, seul, le profil impérial de Mme Aurélie ne riait pas, comme si les beaux cheveux sauvages et les fines épaules virginales de la débutante l’eussent déshonorée, dans la bonne tenue de son rayon. Denise avait encore pâli, au milieu de tout ce monde qui se moquait. Elle se sentait violentée, mise à nu, sans défense. Quelle était donc sa faute, pour qu’on s’attaquât de la sorte à sa taille trop mince, à son chignon trop lourd? Mais elle souffrait surtout du rire de Mouret et de Mme Desforges, avertie par un instinct de leur entente, le cœur défaillant d’une douleur inconnue; cette dame était bien mauvaise, de s’en prendre ainsi à une pauvre fille qui ne disait rien; et lui, décidément, la glaçait d’une peur où tous ses autres sentiments sombraient, sans qu’elle pût les analyser. Alors, dans son abandon de paria, atteinte à ses plus intimes pudeurs de femme et révoltée contre l’injustice, elle étrangla les sanglots qui lui montaient à la gorge.

– N’est-ce pas? Qu’elle se peigne demain, c’est inconvenant, répétait à Mme Aurélie le terrible Bourdoncle, qui dès l’arrivée avait condamné Denise, plein de mépris pour ses petits membres.

Et la première vint enfin enlever le manteau des épaules de celle-ci, en lui disant tout bas:

– Eh bien! mademoiselle, voilà un joli début. Vraiment, si vous avez voulu montrer ce dont vous êtes capable… On n’est pas plus sotte.

Denise, de peur que les larmes ne lui jaillissent des yeux, se hâta de retourner au tas de vêtements qu’elle transportait et qu’elle classait sur un comptoir. Là, au moins, elle était perdue dans la foule, la fatigue l’empêchait de penser. Mais elle sentit près d’elle la vendeuse de la lingerie, qui, le matin déjà, avait pris sa défense. Cette dernière venait de suivre la scène, elle lui murmurait à l’oreille:

– Ma pauvre fille, ne soyez donc pas si sensible. Renfoncez ça, autrement on vous en fera bien d’autres… Moi qui vous parle, je suis de Chartres. Oui, parfaitement, Pauline Cugnot; et mes parents sont meuniers, là-bas… Eh bien! on m’aurait mangée, les premiers jours, si je ne m’étais pas mise en travers… Allons, du courage! donnez-moi la main, nous causerons gentiment, quand vous voudrez.

Cette main qui se tendait, redoubla le trouble de Denise. Elle la serra furtivement, elle se hâta d’enlever une lourde charge de paletots, craignant encore de mal faire et d’être grondée, si on lui savait une amie.

Cependant, Mme Aurélie elle-même venait de poser le manteau sur les épaules de Mme Marty, et l’on se récriait: Oh! très bien! ravissant! tout de suite, ça prenait une tournure. Mme Desforges déclara qu’on ne trouverait pas mieux. Il y eut des saluts, Mouret prit congé, tandis que Vallagnosc, qui avait aperçu aux dentelles Mme de Boves et sa fille, se hâta d’aller offrir son bras à la mère. Déjà Marguerite, debout devant une des caisses de l’entresol, appelait les divers achats de Mme Marty, qui paya et qui donna l’ordre de porter le paquet dans sa voiture. Mme Desforges avait retrouvé tous ses articles à la caisse 10. Puis, ces dames se rencontrèrent une fois encore dans le salon oriental. Elles partaient, mais ce fut au milieu d’une crise bavarde d’admiration. Mme Guibal elle-même s’exaltait.

– Oh! délicieux!… On se dirait là-bas!

– N’est-ce pas, un vrai harem? Et pas cher!

– Les Smyrne, ah! les Smyrne! quels tons, quelle finesse!

– Et ce Kurdistan, voyez donc! un Delacroix!

Lentement, la foule diminuait. Des volées de cloche, à une heure d’intervalle, avaient déjà sonné les deux premières tables du soir; la troisième allait être servie, et dans les rayons, peu à peu déserts, il ne restait que des clientes attardées, à qui leur rage de dépense faisait oublier l’heure. Du dehors, ne venaient plus que les roulements des derniers fiacres, au milieu de la voix empâtée de Paris, un ronflement d’ogre repu, digérant les toiles et les draps, les soies et les dentelles, dont on le gavait depuis le matin. À l’intérieur, sous le flamboiement des becs de gaz, qui, brûlant dans le crépuscule, avaient éclairé les secousses suprêmes de la vente, c’était comme un champ de bataille encore chaud du massacre des tissus. Les vendeurs, harassés de fatigue, campaient parmi la débâcle de leurs casiers et de leurs comptoirs, que paraissait avoir saccagés le souffle furieux d’un ouragan. On longeait avec peine les galeries du rez-de-chaussée, obstruées par la débandade des chaises; il fallait enjamber, à la ganterie, une barricade de cartons, entassés autour de Mignot; aux lainages, on ne passait plus du tout, Liénard sommeillait au-dessus d’une mer de pièces, où des piles restées debout, à moitié détruites, semblaient des maisons dont un fleuve débordé charrie les ruines; et, plus loin, le blanc avait neigé à terre, on butait contre des banquises de serviettes, on marchait sur les flocons légers des mouchoirs. Mêmes ravages en haut, dans les rayons de l’entresol: les fourrures jonchaient les parquets, les confections s’amoncelaient comme des capotes de soldats mis hors de combat, les dentelles et la lingerie, dépliées, froissées, jetées au hasard, faisaient songer à un peuple de femmes qui se serait déshabillé là, dans le désordre d’un coup de désir; tandis que, en bas, au fond de la maison, le service du départ, en pleine activité, dégorgeait toujours les paquets dont il éclatait et qu’emportaient les voitures, dernier branle de la machine surchauffée. Mais, à la soie surtout, les clientes s’étaient ruées en masse; là, elles avaient fait place nette; on y passait librement, le hall restait nu, tout le colossal approvisionnement du Paris-Bonheur venait d’être déchiqueté, balayé, comme sous un vol de sauterelles dévorantes. Et, au milieu de ce vide, Hutin et Favier feuilletaient leurs cahiers de débit, calculaient leur tant pour cent, essoufflés de la lutte. Favier s’était fait quinze francs, Hutin n’avait pu arriver qu’à treize, battu ce jour-là, enragé de sa mauvaise chance. Leurs yeux s’allumaient de la passion du gain, tout le magasin autour d’eux alignait également des chiffres et flambait d’une même fièvre, dans la gaieté brutale des soirs de carnage.

– Eh bien! Bourdoncle, cria Mouret, tremblez-vous encore?

Il était revenu à son poste favori, en haut de l’escalier de l’entresol, contre la rampe; et, devant le massacre d’étoffes qui s’étalait sous lui, il avait un rire victorieux. Ses craintes du matin, ce moment d’impardonnable faiblesse que personne ne connaîtrait jamais, le jetait à un besoin tapageur de triomphe. La campagne était donc définitivement gagnée, le petit commerce du quartier mis en pièces, le baron Hartmann conquis, avec ses millions et ses terrains. Pendant qu’il regardait les caissiers penchés sur leurs registres, additionnant les longues colonnes de chiffres, pendant qu’il écoutait le petit bruit de l’or, tombant de leurs doigts dans les sébiles de cuivre, il voyait déjà le Bonheur des Dames grandir démesurément, élargir son hall, prolonger ses galeries jusqu’à la rue du Dix-Décembre.

– Et maintenant, reprit-il, êtes-vous convaincu que la maison est trop petite?… On aurait vendu le double.

Bourdoncle s’humiliait, ravi du reste d’être dans son tort. Mais un spectacle les rendit graves. Comme tous les soirs, Lhomme, premier caissier de la vente, venait de centraliser les recettes particulières de chaque caisse; après les avoir additionnées, il affichait la recette totale, en embrochant dans sa pique de fer la feuille où elle était inscrite; et il montait ensuite cette recette à la caisse centrale, dans un portefeuille et dans des sacs, selon la nature du numéraire. Ce jour-là, l’or et l’argent dominaient, il gravissait lentement l’escalier, portant trois sacs énormes. Privé de son bras droit, coupé au coude, il les serrait de son bras gauche contre sa poitrine, il en maintenait un avec son menton, pour l’empêcher de glisser. Son souffle fort s’entendait de loin, il passait, écrasé et superbe, au milieu du respect des commis.

– Combien, Lhomme? demanda Mouret.

Le caissier répondit:

– Quatre-vingt mille sept cent quarante-deux francs dix centimes!

Un rire de jouissance souleva le Bonheur des Dames. Le chiffre courait. C’était le plus gros chiffre qu’une maison de nouveautés eût encore jamais atteint en un jour.

Et, le soir, lorsque Denise monta se coucher, elle s’appuyait aux cloisons de l’étroit corridor, sous le zinc de la toiture. Dans sa chambre, la porte fermée, elle s’abandonna sur le lit, tellement les pieds lui faisaient du mal. Longtemps, elle regarda d’un air hébété la table de toilette, l’armoire, toute cette nudité d’hôtel garni. C’était donc là qu’elle allait vivre; et sa première journée se creusait, abominable, sans fin. Jamais elle ne trouverait le courage de la recommencer. Puis, elle s’aperçut qu’elle était vêtue de soie; cet uniforme l’accablait, elle eut l’enfantillage, pour défaire sa malle, de vouloir remettre sa vieille robe de laine, restée au dossier d’une chaise. Mais quand elle fut rentrée dans ce pauvre vêtement à elle, une émotion l’étrangla, les sanglots qu’elle contenait depuis le matin crevèrent brusquement en un flot de larmes chaudes. Elle était retombée sur le lit, elle pleurait au souvenir de ses deux enfants, elle pleurait toujours sans avoir la force de se déchausser, ivre de fatigue et de tristesse.

V

Le lendemain, Denise était descendue au rayon depuis une demi-heure à peine, lorsque Mme Aurélie lui dit de sa voix brève:

– Mademoiselle, on vous demande à la direction.

La jeune fille trouva Mouret seul, assis dans le grand cabinet tendu de reps vert. Il venait de se rappeler «la mal peignée», comme la nommait Bourdoncle; et lui qui répugnait d’ordinaire au rôle de gendarme, il avait eu l’idée de la faire comparaître pour la secouer un peu, si elle était toujours fagotée en provinciale. La veille, malgré sa plaisanterie, il avait éprouvé devant Mme Desforges, une contrariété d’amour-propre, en voyant discuter l’élégance d’une de ses vendeuses. C’était, chez lui, un sentiment confus, un mélange de sympathie et de colère.

– Mademoiselle, commença-t-il, nous vous avions prise par égard pour votre oncle, et il ne faut pas nous mettre dans la triste nécessité…

Mais il s’arrêta. En face de lui, de l’autre côté du bureau, Denise se tenait droite, sérieuse et pâle. Sa robe de soie n’était plus trop large, serrant sa taille ronde, moulant les lignes pures de ses épaules de vierge; et, si sa chevelure, nouée en grosses tresses, restait sauvage, elle tâchait du moins de se contenir. Après s’être endormie toute vêtue, les yeux épuisés de larmes, la jeune fille, en se réveillant vers quatre heures, avait eu honte de cette crise de sensibilité nerveuse. Et elle s’était mise immédiatement à rétrécir la robe, elle avait passé une heure devant l’étroit miroir, le peigne dans ses cheveux, sans pouvoir les réduire, comme elle l’aurait voulu.

– Ah! Dieu merci! murmura Mouret, vous êtes mieux, ce matin… Seulement, ce sont encore ces diablesses de mèches!

Il s’était levé, il vint corriger sa coiffure, du même geste familier dont Mme Aurélie avait essayé de le faire la veille.

– Tenez! rentrez donc ça derrière l’oreille… Le chignon est trop haut.

Elle n’ouvrait pas la bouche, elle se laissait arranger. Malgré son serment d’être forte, elle était arrivée toute froide dans le cabinet, avec la certitude qu’on l’appelait pour lui signifier son renvoi. Et l’évidente bienveillance de Mouret ne la rassurait pas, elle continuait à le redouter, à ressentir près de lui ce malaise qu’elle expliquait par un trouble bien naturel, devant l’homme puissant dont sa destinée dépendait. Quand il la vit si tremblante sous ses mains qui lui effleuraient la nuque, il eut regret de ce mouvement d’obligeance, car il craignait surtout de perdre son autorité.

– Enfin, mademoiselle, reprit-il en mettant de nouveau le bureau entre elle et lui, tâchez de veiller sur votre tenue. Vous n’êtes plus à Valognes, étudiez nos Parisiennes… Si le nom de votre oncle a suffi pour vous ouvrir notre maison, je veux croire que vous tiendrez ce que votre personne m’a semblé promettre. Le malheur est que tout le monde ici ne partage point mon avis… Vous voilà prévenue, n’est-ce pas? Ne me faites pas mentir.

Il la traitait en enfant, avec plus de pitié que de bonté, sa curiosité du féminin simplement mise en éveil par la femme troublante qu’il sentait naître chez cette enfant pauvre et maladroite. Et elle, pendant qu’il la sermonnait, ayant aperçu le portrait de Mme Hédouin, dont le beau visage régulier souriait gravement dans le cadre d’or, se trouvait reprise d’un frisson, malgré les paroles encourageantes qu’il lui adressait. C’était la dame morte, celle que le quartier l’accusait d’avoir tuée, pour fonder la maison sur le sang de ses membres.

Mouret parlait toujours.

– Allez, dit-il enfin, assis et continuant à écrire.

Elle s’en alla, elle eut dans le corridor un soupir de profond soulagement.

À partir de ce jour, Denise montra son grand courage. Sous les crises de sa sensibilité, il y avait une raison sans cesse agissante, toute une bravoure d’être faible et seul, s’obstinant gaiement au devoir qu’elle s’imposait. Elle faisait peu de bruit, elle allait devant elle, droit à son but, par-dessus les obstacles; et cela simplement, naturellement, car sa nature même était dans cette douceur invincible.

D’abord, elle eut à surmonter les terribles fatigues du rayon. Les paquets de vêtements lui cassaient les bras, au point que, pendant les six premières semaines, elle criait la nuit en se retournant, courbaturée, les épaules meurtries. Mais elle souffrit plus encore de ses souliers, de gros souliers apportés de Valognes, et que le manque d’argent l’empêchait de remplacer par des bottines légères. Toujours debout, piétinant du matin au soir, grondée si on la voyait s’appuyer une minute contre la boiserie, elle avait les pieds enflés, des petits pieds de fillette qui semblaient broyés dans des brodequins de torture; les talons battaient de fièvre, la plante s’était couverte d’ampoules, dont la peau arrachée se collait à ses bas. Puis, elle éprouvait un délabrement du corps entier, les membres et les organes tirés par cette lassitude des jambes, de brusques troubles dans son sexe de femme, que trahissaient les pâles couleurs de sa chair. Et elle, si mince, l’air si fragile, résista, pendant que beaucoup de vendeuses devaient quitter les nouveautés, atteintes de maladies spéciales. Sa bonne grâce à souffrir, l’entêtement de sa vaillance la maintenaient souriante et droite, lorsqu’elle défaillait, à bout de forces, épuisée par un travail auquel des hommes auraient succombé.

Ensuite, son tourment fut d’avoir le rayon contre elle. Au martyre physique s’ajoutait la sourde persécution de ses camarades. Après deux mois de patience et de douceur, elle ne les avait pas encore désarmées. C’étaient des mots blessants, des inventions cruelles, une mise à l’écart qui la frappait au cœur, dans son besoin de tendresse. On l’avait longtemps plaisantée sur son début fâcheux; les mots de «sabot», de «tête de pioche» circulaient, celles qui manquaient une vente étaient envoyées à Valognes, elle passait enfin pour la bête du comptoir. Puis, lorsqu’elle se révéla plus tard comme une vendeuse remarquable, au courant désormais du mécanisme de la maison, il y eut une stupeur indignée; et, à partir de ce moment, ces demoiselles s’entendirent de manière à ne jamais lui laisser une cliente sérieuse. Marguerite et Clara la poursuivaient d’une haine instinctive, serraient les rangs pour ne pas être mangées par cette nouvelle venue, qu’elles redoutaient sous leur affectation de dédain. Quant à Mme Aurélie, elle était blessée de la réserve fière de la jeune fille, qui ne tournait pas autour de sa jupe d’un air d’admiration caressante; aussi l’abandonnait-elle aux rancunes de ses favorites, des préférées de sa cour, toujours agenouillées, occupées à la nourrir d’une flatterie continue, dont sa forte personne autoritaire avait besoin pour s’épanouir. Un instant, la seconde, Mme Frédéric, parut ne pas entrer dans le complot; mais ce devait être par inadvertance, car elle se montra également dure, dès qu’elle s’aperçut des ennuis où ses bonnes manières pouvaient la mettre. Alors, l’abandon fut complet, toutes s’acharnèrent sur «la mal peignée», celle-ci vécut dans une lutte de chaque heure, n’arrivant avec tout son courage qu’à se maintenir au rayon, difficilement.

Maintenant, telle était sa vie. Il lui fallait sourire, faire la brave et la gracieuse, dans une robe de soie qui ne lui appartenait point; et elle agonisait de fatigue, mal nourrie, mal traitée, sous la continuelle menace d’un renvoi brutal. Sa chambre était son unique refuge, le seul endroit où elle s’abandonnait encore à des crises de larmes, lorsqu’elle avait trop souffert durant le jour. Mais un froid terrible y tombait du zinc de la toiture, couverte des neiges de décembre; elle devait se pelotonner dans son lit, jeter tous ses vêtements sur elle, pleurer sous la couverture, pour que la gelée ne lui gerçât pas le visage. Mouret ne lui adressait plus la parole. Quand elle rencontrait le regard sévère de Bourdoncle pendant le service, elle était prise d’un tremblement, car elle sentait en lui un ennemi naturel, qui ne lui pardonnerait pas la plus légère faute. Et, au milieu de cette hostilité générale, l’étrange bienveillance de l’inspecteur Jouve l’étonnait; s’il la trouvait à l’écart, il lui souriait, cherchait un mot aimable; deux fois, il lui avait évité des réprimandes, sans qu’elle lui en témoignât de la gratitude, plus troublée que touchée de sa protection.

Un soir, après le dîner, comme ces demoiselles rangeaient les armoires, Joseph vint avertir Denise qu’un jeune homme la demandait, en bas. Elle descendit, très inquiète.

– Tiens! dit Clara, la mal peignée a donc un amoureux?

– Faut avoir faim, dit Marguerite.

En bas, sous la porte, Denise trouva son frère Jean. Elle lui avait formellement défendu de se présenter ainsi au magasin, ce qui produisait le plus mauvais effet. Mais elle n’osa le gronder, tellement il paraissait hors de lui, sans casquette, essoufflé d’être venu en courant du faubourg du Temple.

– As-tu dix francs? balbutia-t-il. Donne-moi dix francs ou je suis un homme perdu.

Ce grand galopin aux cheveux blonds envolés, était si drôle, avec son beau visage de fille, en lançant cette phrase de mélodrame, qu’elle aurait souri, sans l’angoisse où la mettait la demande d’argent.

– Comment! dix francs? murmura-t-elle. Qu’y a-t-il donc?

Il rougit, il expliqua qu’il avait rencontré la sœur d’un camarade. Denise le fit taire, gagnée par son embarras, n’ayant pas besoin d’en savoir davantage. À deux reprises, il était accouru déjà pratiquer des emprunts semblables; mais il s’agissait seulement, la première fois de vingt-cinq sous, et la seconde de trente sous. Toujours il retombait dans des histoires de femme.

– Je ne peux pas te donner dix francs, reprit-elle. Le mois de Pépé n’est pas encore payé, et j’ai tout juste l’argent. Il me restera à peine de quoi acheter des bottines dont j’ai grand besoin… À la fin, tu n’es pas raisonnable, Jean. C’est très mal.

– Alors, je suis perdu, répéta-t-il avec un geste tragique. Écoute, petite sœur: c’est une grande brune, nous sommes allés au café en compagnie du frère, moi je ne me doutais pas que les consommations…

Elle dut l’interrompre de nouveau, et comme des larmes montaient aux yeux du cher écervelé, elle tira son porte-monnaie, en sortit une pièce de dix francs, qu’elle lui glissa dans la main. Tout de suite, il se mit à rire.

– Je savais bien… Mais, parole d’honneur! jamais plus désormais! Il faudrait être un fameux chenapan.

Et il reprit sa course, après l’avoir baisée sur les joues comme un fou. Dans le magasin, des employés s’étonnaient.

Cette nuit-là, Denise dormit d’un mauvais sommeil. Depuis son entrée au Bonheur des Dames, l’argent était son cruel souci. Elle restait toujours au pair, sans appointements fixes; et, comme ces demoiselles du rayon l’empêchaient de vendre, elle arrivait tout juste à payer la pension de Pépé, grâce aux clientes sans conséquence qu’on lui abandonnait. C’était pour elle une misère noire, la misère en robe de soie. Souvent elle devait passer la nuit, elle entretenait son mince trousseau, reprisant son linge, raccommodant ses chemises comme de la dentelle; sans compter qu’elle avait posé des pièces à ses souliers, aussi adroitement qu’un cordonnier aurait pu le faire. Elle risquait des lessives dans sa cuvette. Mais sa vieille robe de laine l’inquiétait surtout; elle n’en avait pas d’autres, elle était forcée de la remettre chaque soir, quand elle quittait la soie d’uniforme, ce qui l’usait terriblement; une tache lui donnait la fièvre, le moindre accroc devenait une catastrophe. Et rien à elle, pas un sou, pas de quoi acheter les menus objets dont une femme a besoin; elle avait dû attendre quinze jours pour renouveler sa provision de fil et d’aiguilles. Aussi étaient-ce des désastres, lorsque Jean, avec ses histoires d’amour, tombait tout d’un coup et saccageait le budget. Une pièce de vingt sous emportée creusait un gouffre. Quant à trouver dix francs le lendemain, il ne fallait pas y songer un instant. Jusqu’au petit jour, elle eut des cauchemars, Pépé jeté à la rue, tandis qu’elle retournait les pavés de ses doigts meurtris, pour voir s’il n’y avait pas de l’argent dessous.

Le lendemain, justement, elle eut à sourire, à jouer son rôle de fille bien mise. Des clientes connues vinrent au rayon, Mme Aurélie l’appela plusieurs fois, lui jeta sur les épaules des manteaux, afin qu’elle en fit valoir les coupes nouvelles. Et, tandis qu’elle se cambrait, avec des grâces imposées de gravures de mode, elle songeait aux quarante francs de la pension de Pépé, qu’elle avait promis de payer le soir. Elle se passerait bien encore de bottines, ce mois-là; mais, en joignant même aux trente francs qui lui restaient, les quatre francs mis de côté sou à sou, cela ne lui ferait jamais que trente-quatre francs; et, où prendrait-elle six francs pour compléter la somme? C’était une angoisse dont son cœur défaillait.

– Remarquez, les épaules sont libres, disait Mme Aurélie. C’est très distingué et très commode… Mademoiselle peut croiser les bras.

– Oh! parfaitement, répétait Denise, qui gardait un air aimable. On ne le sent pas… Madame en sera contente.

Maintenant, elle se reprochait d’être allée, l’autre dimanche, chercher Pépé chez Mme Gras, pour le promener aux Champs-Élysées. Le pauvre enfant sortait si rarement avec elle! Mais il avait fallu lui acheter du pain d’épice et une pelle, puis le mener voir Guignol; et tout de suite cela était monté à vingt-neuf sous. Vraiment, Jean ne songeait guère au petit, lorsqu’il faisait des sottises. Ensuite, tout retombait sur elle.

– Du moment qu’il ne plaît pas à madame…, reprenait la première. Tenez! mademoiselle, mettez la rotonde, afin que madame juge.

Et Denise marchait à petits pas, la rotonde aux épaules, en disant:

– Elle est plus chaude… C’est la mode de cette année.

Jusqu’au soir, derrière sa bonne grâce de métier, elle se tortura ainsi pour savoir où trouver de l’argent. Ces demoiselles, débordées, lui laissèrent faire une vente importante; mais on était au mardi, il fallait attendre quatre jours, avant de toucher la semaine. Après le dîner, elle résolut de remettre au lendemain sa visite chez Mme Gras. Elle s’excuserait, dirait avoir été retenue; et d’ici là, peut-être aurait-elle les six francs.

Comme Denise évitait les moindres dépenses, elle montait se coucher de bonne heure. Que pouvait-elle faire sur les trottoirs, sans un sou, avec sa sauvagerie, et toujours inquiétée par la grande ville, où elle ne connaissait que les rues voisines du magasin? Après s’être risquée jusqu’au Palais-Royal, pour prendre l’air, elle rentrait vite, s’enfermait, se mettait à coudre ou à savonner. C’était, le long du couloir des chambres, une promiscuité de caserne, des filles souvent peu soignées, des commérages d’eaux de toilette et de linges sales, toute une aigreur qui se dépensait en brouilles et en raccommodements continuels. Du reste, défense de remonter pendant le jour; elles ne vivaient pas là, elles y logeaient la nuit, n’y rentrant le soir qu’à la dernière minute, s’en échappant le matin, endormies encore, mal réveillées par un débarbouillage rapide; et ce coup de vent qui balayait sans cesse le couloir, la fatigue des treize heures de travail qui les jetait au lit sans un souffle, achevaient de changer les combles en une auberge traversée par la maussaderie éreintée d’une débandade de voyageurs. Denise n’avait pas d’amie. De toutes ces demoiselles, une seule, Pauline Cugnot, lui témoignait quelque tendresse; et encore, les rayons des confections et de la lingerie, installés côte à côte, se trouvant en guerre ouverte, la sympathie des deux vendeuses avait dû jusque-là se borner à de rares paroles, échangées en courant. Pauline occupait bien une chambre voisine, à droite de la chambre de Denise; mais, comme elle disparaissait au sortir de table et ne revenait pas avant onze heures, cette dernière l’entendait seulement se mettre au lit, sans jamais la rencontrer, en dehors des heures de travail.

Cette nuit-là, Denise s’était résignée à faire de nouveau le cordonnier. Elle tenait ses souliers, les examinait, regardait comment elle pourrait les mener au bout du mois. Enfin, avec une forte aiguille, elle avait pris le parti de recoudre les semelles, qui menaçaient de quitter l’empeigne. Pendant ce temps, un col et des manches trempaient dans la cuvette, pleine d’eau de savon.

Chaque soir, elle entendait les mêmes bruits, ces demoiselles qui rentraient une à une, de courtes conversations chuchotées, des rires, parfois des querelles, qu’on étouffait. Puis, les lits craquaient, il y avait des bâillements; et les chambres tombaient à un lourd sommeil. Sa voisine de gauche rêvait souvent tout haut, ce qui l’avait effrayée d’abord. Peut-être, d’autres, à son exemple, veillaient-elles pour se raccommoder, malgré le règlement; mais ce devait être avec les précautions qu’elle prenait elle-même, les gestes ralentis, les moindres chocs évités, car un silence frissonnant sortait seul des portes closes.

Onze heures étaient sonnées depuis dix minutes, lorsqu’un bruit de pas lui fit lever la tête. Encore une de ces demoiselles qui se trouvait en retard! Et elle reconnut Pauline, en entendant celle-ci ouvrir la porte d’à côté. Mais elle demeura stupéfaite: la lingère revenait doucement et frappait chez elle.

– Dépêchez-vous, c’est moi.

Il était défendu aux vendeuses de se recevoir dans leurs chambres. Aussi Denise tourna-t-elle la clef vivement, pour que sa voisine ne fût pas surprise par Mme Cabin, qui veillait à la stricte observation du règlement.

– Elle était là? demanda-t-elle en refermant la porte.

– Qui? Mme Cabin? dit Pauline. Oh! ce n’est pas d’elle que j’ai peur… Avec cent sous!

Puis, elle ajouta:

– Voici longtemps que je veux causer. En bas, on ne peut jamais… Puis, vous m’avez eu l’air si triste, ce soir, à table!

Denise la remerciait, la priait de s’asseoir, touchée de son air bonne fille. Mais, dans le trouble où cette visite imprévue la mettait, elle n’avait pas lâché le soulier qu’elle était en train de recoudre; et les yeux de Pauline tombèrent sur ce soulier. Elle hocha la tête, regarda autour d’elle, aperçut les manches et le col dans la cuvette.

– Ma pauvre enfant, je m’en doutais, reprit-elle. Allez! je connais ça. Dans les premiers temps, quand je suis arrivée de Chartres, et que le père Cugnot ne m’envoyait pas un sou, j’en ai lavé de ces chemises! Oui, oui, jusqu’à mes chemises! J’en avais deux, vous en auriez toujours trouvé une qui trempait.

Elle s’était assise, essoufflée d’avoir couru. Sa large face, aux petits yeux vifs, à la grande bouche tendre, avait une grâce, sous l’épaisseur des traits. Et, sans transition, tout d’un coup, elle conta son histoire: sa jeunesse au moulin, le père Cugnot ruiné par un procès, et qui l’avait envoyée à Paris faire fortune, avec vingt francs dans la poche; ensuite, ses débuts comme vendeuse, d’abord au fond d’un magasin des Batignolles, puis au Bonheur des Dames, de terribles débuts, toutes les blessures et toutes les privations; enfin, sa vie actuelle, les deux cents francs qu’elle gagnait par mois, les plaisirs qu’elle prenait, l’insouciance où elle laissait couler ses journées. Des bijoux, une broche, une chaîne de montre, luisaient sur sa robe de drap gros bleu, pincée coquettement à la taille; et elle souriait sous sa toque de velours, ornée d’une grande plume grise.

Yaş sınırı:
12+
Litres'teki yayın tarihi:
30 ağustos 2016
Hacim:
570 s. 1 illüstrasyon
Telif hakkı:
Public Domain
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