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Kitabı oku: «L'Argent», sayfa 15

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Et, à la liquidation, lorsqu'on put évaluer le désastre, il apparut immense. Le champ de bataille restait jonché de blessés et de ruines. Moser, le baissier, était parmi les plus atteints. Pillerault expiait durement sa faiblesse, pour l'unique fois qu'il avait désespéré de la hausse. Maugendre perdait cinquante mille francs, sa première perte sérieuse. La baronne Sandorff eut à payer de si grosses différences, que Delcambre, disait-on, se refusait à les donner; et elle était toute blanche de colère et de haine, au seul nom de son mari, le conseiller d'ambassade, qui avait eu la dépêche entre les mains avant Rougon lui-même, sans lui en rien dire. Mais la haute banque, la banque juive, surtout, avait essuyé une défaite terrible, un vrai massacre. On affirmait que Gundermann, simplement pour sa part, y laissait huit millions. Et cela stupéfiait, comment n'avait-il pas été averti? lui le maître indiscuté du marché, dont les ministres n'étaient que les commis et qui tenait les États dans sa souveraine dépendance! Il y avait là un de ces concours de circonstances extraordinaires qui font les grands coups du hasard. C'était un effondrement imprévu, imbécile, en dehors de toute raison et de toute logique.

Cependant, l'histoire se répandit, Saccard passa grand homme. D'un coup de râteau, il venait de ramasser la presque totalité de l'argent perdu par les baissiers. Personnellement, il avait mis en poche deux millions. Le reste allait entrer dans les caisses de l'Universelle, ou plutôt se fondre aux mains des administrateurs. A grand-peine, il finit par persuader à Mme Caroline que la part d'Hamelin, dans ce butin si légitimement conquis sur les juifs, était d'un million. Huret, lui, ayant été à la besogne, s'était taillé son morceau, royalement. Quant aux autres, les Daigremont les marquis de Bohain, ils ne se firent nullement prier. Tous votèrent des remerciements et des félicitations à l'éminent directeur. Et un cœur surtout brûlait de gratitude pour Saccard, celui de Flory, qui avait gagné dix mille francs, une fortune, de quoi habiter avec Chuchu un petit logement de la rue Condorcet et aller ensemble, le soir, rejoindre Gustave Sédille et Germaine Cœur dans des restaurants chers. Au journal, il fallut donner une gratification à Jantrou, qui s'emportait de ce qu'on ne l'avait pas prévenu. Seul Dejoie demeurait mélancolique, car il devait garder l'éternel regret d'avoir senti, un soir, la fortune passer dans l'air, mystérieuse et vague, inutilement.

Ce premier triomphe de Saccard sembla être comme une floraison de l'empire à son apogée. Il entrait dans l'éclat du règne, il en était un des reflets glorieux. Le soir même où il grandissait parmi les fortunes écroulées, à l'heure où la Bourse n'était plus qu'un champ morne de décombres, Paris entier se pavoisait, s'illuminait, ainsi que pour une grande victoire; et des fêtes aux Tuileries, des réjouissances dans les rues, célébraient Napoléon III maître de l'Europe si haut, si grand, que les empereurs et les rois le choisissaient comme arbitre dans leurs querelles et lui remettaient des provinces pour qu'il en disposât entre eux. A la Chambre, des voix avaient bien protesté, des prophètes de malheur annonçaient confusément le terrible avenir, la Prusse grandie de tout ce que la France avait toléré, l'Autriche battue, l'Italie ingrate. Mais des rires, des cris de colère étouffaient ces voix inquiètes, et Paris, centre du monde, flambait par toutes ses avenues et tous ses monuments, au lendemain de Sadowa, en attendant les nuits noires et glacées, les nuits sans gaz, traversées par la mèche rouge des obus. Ce soir-là, Saccard, débordant de son succès, battit les rues, la place de la Concorde, les Champs-Élysées, tous les trottoirs où brûlaient des lampions. Emporté dans le flot montant des promeneurs, les yeux aveuglés par cette clarté de plein jour, il pouvait croire qu'on illuminait pour le fêter: n'était-il pas, lui aussi, le vainqueur inattendu, celui qui s'élevait au milieu des désastres? Un seul ennui venait de gâter sa joie, la colère de Rougon, qui terrible, avait chassé Huret, quand il avait compris d'où venait le coup de Bourse. Ce n'était donc pas le grand homme qui s'était montré bon frère, en lui envoyant la nouvelle? Faudrait-il qu'il se passât de ce haut patronage, même qu'il attaquât le tout-puissant ministre? Brusquement, en face du palais de la Légion d'honneur, que surmontait une gigantesque croix de feu, brasillant dans le ciel noir, il en prit la résolution hardie, pour le jour où il se sentirait les reins assez forts. Et, grisé par les chants de la foule et les claquements des drapeaux, il revint rue Saint-Lazare, au travers de Paris en flammes.

Deux mois après, en septembre, Saccard, que sa victoire sur Gundermann rendait audacieux, décida qu'il fallait donner un nouvel élan à l'Universelle. Dans l'assemblée générale qui avait eu lieu à la fin d'avril, le bilan présenté portait, pour l'année 1864, un bénéfice de neuf millions, en y comprenant les vingt francs de primes sur chacune des cinquante mille actions nouvelles, lors du doublement du capital. On avait amorti complètement le compte de premier établissement, servi aux actionnaires leur cinq pour cent et aux administrateurs leur dix pour cent, laissé à la réserve une somme de cinq millions, outre le dix pour cent réglementaire; et, avec le million qui restait, on était arrivé à distribuer un dividende de dix francs par action. C'était un beau résultat pour une société qui n'avait pas deux ans d'existence. Mais Saccard procédait par coups de fièvre, appliquant au terrain financier la méthode de la culture intensive, chauffant, surchauffant le sol, au risque de brûler la récolte; et il fit accepter, d'abord par le conseil d'administration, ensuite par une assemblée générale extraordinaire, qui se réunit le 15 septembre, une seconde augmentation du capital: on le doublait encore, on l'élevait de cinquante à cent millions, en créant cent mille actions nouvelles, exclusivement réservées aux actionnaires, titre pour titre. Seulement, cette fois, les titres étaient émis à 675 francs, soit une prime de 175 francs, destinée à être versée au fonds de réserve. Les succès croissants, les affaires heureuses déjà faites, surtout les grandes entreprises que l'Universelle allait lancer, étaient les raisons invoquées pour justifier cette énorme augmentation du capital, doublé ainsi coup sur coup; car il fallait bien donner à la maison une importance et une solidité en rapport avec les intérêts qu'elle représentait. D'ailleurs, le résultat fut immédiat les actions qui, depuis des mois, restaient stationnaires à la Bourse, au cours moyen de sept cent cinquante, montèrent à neuf cents, en trois jours.

Hamelin n'avait pu revenir d'Orient, pour présider l'assemblée générale extraordinaire, et il écrivit à sa sœur une lettre inquiète, où il exprimait des craintes sur cette façon de mener l'Universelle au galop, d'un train fou. Il devinait bien qu'on avait fait encore, chez maître Lelorrain, des déclarations mensongères. En effet, toutes les actions nouvelles n'avaient pas été légalement souscrites, la société était restée propriétaire des titres que refusaient les actionnaires; et, les versements n'étant point exécutés, un jeu d'écritures avait passé ces titres au compte Sabatani. En outre, d'autres prête-noms, des employés, des administrateurs, lui avaient permis de souscrire elle-même à sa propre émission; de sorte qu'elle détenait alors près de trente mille de ses actions, représentant une somme de dix-sept millions et demi. Outre qu'elle était illégale, la situation pouvait devenir dangereuse, car l'expérience a démontré que toute maison de crédit qui joue sur ses valeurs est perdue. Mais Mme Caroline n'en répondit pas moins gaiement à son frère, le plaisantant de ce qu'il devenait trembleur aujourd'hui, au point que c'était elle, jadis soupçonneuse, qui devait le rassurer. Elle disait veiller toujours, ne rien voir de louche, être émerveillée, au contraire, des grandes choses, claires et logiques, auxquelles elle assistait. La vérité était qu'elle ne savait naturellement rien de ce qu'on lui cachait, et que, sur le reste, son admiration pour Saccard, l'émotion de sympathie où la jetaient l'activité et l'intelligence de ce petit homme, l'aveuglaient.

En décembre, le cours de mille francs fut dépassé. Et alors, en face de l'Universelle triomphante, la haute banque s'émut, on rencontra Gundermann, sur la place de la Bourse, l'air distrait, entrant acheter des bonbons chez le confiseur, de son pas automatique. Il avait payé ses huit millions de perte sans une plainte, sans qu'un seul de ses familiers eût surpris sur ses lèvres une parole de colère et de rancune. Quand il perdait ainsi, chose rare, il disait d'ordinaire que c'était bien fait, que cela lui apprendrait à être moins étourdi; et l'on souriait, car l'étourderie de Gundermann ne s'imaginait guère. Mais, cette fois, la dure leçon devait lui rester en travers du cœur, l'idée d'avoir été battu par ce casse-cou de Saccard, ce fou passionné, lui si froid, si maître des faits et des hommes, lui était assurément insupportable. Aussi, dès cette époque, se mit-il à le guetter, certain de sa revanche. Tout de suite, devant l'engouement qui accueillait l'Universelle, il avait pris position, en observateur convaincu que les succès trop rapides, les prospérités mensongères menaient aux pires désastres. Cependant, le cours de mille francs était encore raisonnable, et il attendait pour se mettre à la baisse. Sa théorie était qu'on ne provoquait pas les événements à la Bourse, qu'on pouvait au plus les prévoir et en profiter, quand ils s'étaient produits. La logique seule régnait, la vérité était, en spéculation comme ailleurs, une force toute-puissante. Dès que les cours s'exagéreraient par trop, ils s'effondreraient: la baisse alors se ferait mathématiquement, il serait simplement là pour voir son calcul se réaliser et empocher son gain. Et, déjà, il fixait au cours de quinze cents francs son entrée en guerre. A quinze cents, il commença donc à vendre de l'Universelle, peu d'abord, davantage à chaque liquidation, d'après un plan arrêté d'avance. Pas besoin d'un syndicat de baissiers, lui seul suffirait, les gens sages auraient la nette sensation de la vérité et joueraient son jeu. Cette Universelle bruyante, cette Universelle qui encombrait si rapidement le marché et qui se dressait comme une menace devant la haute banque juive, il attendait froidement qu'elle se lézardât d'elle-même, pour la jeter par terre d'un coup d'épaule.

Plus tard, on raconta que ce fut même Gundermann qui, en secret, facilita à Saccard l'achat d'une antique bâtisse, rue de Londres, que celui-ci avait l'intention de démolir, pour élever à la place l'hôtel de ses rêves, le palais où logerait fastueusement son œuvre. Il était parvenu à convaincre le conseil d'administration, les ouvriers se mirent au travail, dès le milieu d'octobre.

Le jour même où la première pierre fut posée, en grande cérémonie, Saccard se trouvait au journal, vers quatre heures, à attendre Jantrou, qui était allé porter des comptes rendus de la solennité dans les feuilles amies, lorsqu'il reçut la visite de la baronne Sandorff. Elle avait d'abord demandé le rédacteur en chef, puis était tombée, comme par hasard, sur le directeur de l'Universelle, qui s'était mis galamment à sa disposition pour tous les renseignements qu'elle désirerait, en l'emmenant dans la pièce réservée, au fond du corridor. Et là, à la première attaque brutale, elle céda, sur le divan, ainsi qu'une fille, d'avance résignée à l'aventure.

Mais une complication se produisit, il arriva que Mme Caroline, en course dans le quartier Montmartre, monta au journal. Elle y tombait parfois de la sorte, pour donner une réponse à Saccard, ou simplement pour prendre des nouvelles. D'ailleurs, elle connaissait Dejoie qu'elle y avait placé, elle s'arrêtait toujours à causer une minute, heureuse de la gratitude qu'il lui témoignait. Ce jour-là, ne l'ayant pas trouvé dans l'antichambre, elle enfila le couloir, se heurta contre lui, comme il revenait d'écouter à la porte. Maintenant, c'était une maladie, il tremblait de fièvre, il collait son oreille à toutes les serrures, pour surprendre les secrets de Bourse. Seulement, ce qu'il avait entendu et compris, cette fois, l'avait un peu gêné; et il souriait d'un air vague.

«Il est là, n'est-ce pas?» dit Mme Caroline, en voulant passer outre.

Il l'avait arrêtée, balbutiant, n'ayant pas le temps de mentir.

«Oui, il est là, mais vous ne pouvez pas entrer.

– Comment, je ne peux pas entrer?

– Non, il est avec une dame.»

Elle devint toute blanche, et lui, qui ne savait rien de la situation, clignait les yeux, allongeait le cou, indiquait, par une mimique expressive, l'aventure.

«Quelle est cette dame?» demanda-t-elle d'une voix brève.

Il n'avait aucune raison de lui cacher le nom, à elle, sa bienfaitrice. Il se pencha à son oreille.

«La baronne Sandorff… Oh! il y a longtemps qu'elle tourne autour!»

Mme Caroline resta immobile un instant. Dans l'ombre du couloir, on ne pouvait distinguer la pâleur livide de son visage. Elle venait d'éprouver, en plein cœur, une douleur si aiguë, si atroce, qu'elle ne se souvenait pas d'avoir jamais tant souffert; et c'était la stupeur de cette affreuse blessure qui la clouait là. Qu'allait-elle faire à présent, enfoncer cette porte, se ruer sur cette femme, les souffleter tous les deux d'un scandale?

Et, comme elle demeurait sans volonté encore, étourdie, elle fut gaiement abordée par Marcelle, qui était montée pour prendre son mari. La jeune femme avait dernièrement fait sa connaissance.

«Tiens! c'est vous, chère madame… Imaginez-vous que nous allons au théâtre, ce soir! Oh, c'est toute une histoire, il ne faut pas que ça coûte cher… Mais Paul a découvert un petit restaurant où nous nous régalons pour trente-cinq sous par tête…»

Jordan arrivait, il interrompit sa femme en riant.

«Deux plats, un carafon de vin, du pain à discrétion.

– Et puis, continua Marcelle, nous ne prenons pas de voiture, c'est si amusant de rentrer à pied, quand il est très tard!.. Ce soir, comme nous sommes riches, nous remonterons un gâteau aux amandes de vingt sous… Fête complète, noce à tout casser!»

Elle s'en alla, enchantée, au bras de son mari. Et Mme Caroline, qui était revenue avec eux dans l'antichambre, avait retrouvé la force de sourire.

«Amusez-vous bien», murmura-t-elle, la voix tremblante.

Puis, elle partit à son tour. Elle aimait Saccard, elle en emportait l'étonnement et la douleur, comme d'une plaie honteuse qu'elle ne voulait pas montrer.

VII

Deux mois plus tard, par un après-midi gris et doux de novembre, Mme Caroline monta à la salle des épures, tout de suite après le déjeuner, pour se mettre au travail. Son frère, alors à Constantinople, où il s'occupait de sa grande affaire des chemins de fer d'Orient, l'avait chargée de revoir toutes les notes prises autrefois par lui, dans leur premier voyage, puis de rédiger une sorte de mémoire, qui serait comme un résumé historique de la question; et, depuis deux grandes semaines, elle tâchait de s'absorber tout entière dans cette besogne. Ce jour-là, il faisait si chaud, qu'elle laissa mourir le feu et ouvrit la fenêtre, d'où elle regarda un instant, avant de s'asseoir, les grands arbres nus de l'hôtel Beauvilliers, violâtres sur le ciel pâle.

Il y avait près d'une demi-heure qu'elle écrivait, lorsque le besoin d'un document l'égara dans une longue recherche, parmi les dossiers entassés sur sa table. Elle se leva, alla remuer d'autres papiers, revint s'asseoir, les mains pleines; et, comme elle classait des feuilles volantes, elle tomba sur des images de sainteté, une vue enluminée du Saint-Sépulcre, une prière encadrée des instruments de la Passion, souveraine pour assurer le salut, dans les moments de détresse où l'âme est en danger. Alors, elle se souvint, son frère avait acheté ces images à Jérusalem, en grand enfant pieux. Une émotion soudaine la saisit, des larmes mouillèrent ses joues. Ah! ce frère, si intelligent, si longtemps méconnu, qu'il était heureux de croire, de ne pas sourire devant ce Saint-Sépulcre naïf pour boîte à bonbons, de puiser une sereine force dans sa foi à l'efficacité de cette prière, rimée en vers de confiseur! Elle le revoyait trop confiant, trop facile à se laisser duper peut-être, mais si droit, si tranquille, sans une révolte, sans une lutte même. Et elle qui, depuis deux mois, luttait et souffrait, elle qui ne croyait plus, brûlée de lectures, dévastée de raisonnements, avec quelle ardeur elle souhaitait, aux heures de faiblesse, d'être restée simple et ingénue comme lui, au point de pouvoir endormir son cœur saignant, en répétant trois fois, matin et soir, l'oraison enfantine que les clous et la lance, la couronne et l'éponge de la Passion entouraient!

Au lendemain du hasard brutal qui lui avait appris la liaison de Saccard et de la baronne Sandorff, elle s'était raidie de toute sa volonté, pour résister au besoin de les surveiller et de savoir. Elle n'était point la femme de cet homme, elle ne voulait point être sa maîtresse passionnée jalouse jusqu'au scandale; et sa misère était qu'elle continuait à ne pas se refuser, dans leur intimité de chaque heure. Cela venait de la façon paisible, simplement affectueuse, dont elle avait d'abord considéré leur aventure: une amitié ayant abouti fatalement au don de la personne, comme il arrive entre homme et femme. Elle n'avait plus vingt ans, elle était devenue d'une grande tolérance, après la dure expérience de son mariage. A trente-six ans étant si sage, se croyant sans illusions, ne pouvait-elle donc fermer les yeux, se conduire plus en mère qu'en amante, à l'égard de cet ami auquel elle s'était résignée sur le tard, dans une minute d'absence morale, et qui, lui aussi, avait singulièrement dépassé l'âge des héros? Parfois, elle répétait qu'on accordait trop d'importance à ces rapports des sexes, simples rencontres souvent, dont on embarrassait ensuite l'existence entière. D'ailleurs, elle souriait la première de l'immoralité de sa remarque, car n'étaient pas alors toutes les fautes permises, toutes les femmes à tous les hommes? Et, pourtant, que de femmes sont raisonnables en acceptant le partage avec une rivale, que la pratique courante l'emporte en heureuse bonhomie sur la jalouse idée de la possession unique et totale! Mais ce n'étaient là que des façons théoriques de rendre la vie supportable, elle avait beau se forcer à l'abnégation, continuer à être l'intendante dévouée, la servante d'intelligence supérieure qui veut bien donner son corps, quand elle a donné son cœur et son cerveau: une révolte de sa chair, de sa passion la soulevait, elle souffrait affreusement de ne pas tout savoir, de ne pas rompre violemment, après avoir jeté à la face de Saccard l'affreux mal qu'il lui faisait. Elle s'était domptée cependant, au point de se taire, de rester calme et souriante, et jamais, dans son existence si rude jusque-là, elle n'avait eu besoin de plus de force.

Encore un instant, elle regarda les images de sainteté, qu'elle tenait toujours, avec son sourire douloureux d'incrédule, tout ému de tendresse. Mais elle ne les voyait plus, elle reconstruisait ce que Saccard avait pu faire la veille, ce qu'il faisait ce jour-là même, par un travail involontaire et incessant de son esprit, qui retournait d'instinct à cet espionnage, dès qu'elle ne l'occupait plus. Saccard, d'ailleurs, semblait mener sa vie accoutumée, le matin les tracas de sa direction, l'après-midi la Bourse, le soir les invitations à dîner, les premières représentations, une vie de plaisirs, des filles de théâtre dont elle n'était point jalouse. Et, cependant, elle sentait bien un nouvel intérêt en lui, une chose qui lui prenait des heures occupées auparavant d'une autre façon, sans doute cette femme, des rendez-vous dans quelque endroit qu'elle se défendait de connaître. Cela la rendait soupçonneuse et méfiante, elle se remettait malgré elle à «faire le gendarme», comme disait son frère en riant, même au sujet des affaires de l'Universelle, qu'elle avait cessé de surveiller, tant sa confiance un moment était devenue grande. Des irrégularités la frappaient et la chagrinaient. Puis, elle était toute surprise de s'en moquer au fond, de ne pas trouver la force de parler ni d'agir, tellement une seule angoisse la tenait au cœur, cette trahison qu'elle aurait voulu accepter, qui l'étouffait. Et, honteuse de sentir les larmes la gagner de nouveau, elle cacha les images, avec le mortel regret de ne pouvoir aller s'agenouiller et se soulager dans une église, en pleurant pendant des heures toutes les larmes de son corps.

Depuis dix minutes, Mme Caroline, calmée, s'était remise à rédiger le mémoire, lorsque le valet de chambre vint lui dire que Charles, un cocher renvoyé la veille, voulait absolument parler à madame. C'était Saccard qui, après l'avoir engagé lui-même, l'avait surpris volant sur l'avoine. Elle hésita, puis consentit à le recevoir.

Grand, beau garçon, avec la face et le cou rasés, se dandinant de l'air assuré et fat des hommes que les femmes paient, Charles se présenta insolemment.

«Madame, c'est pour les deux chemises que la blanchisseuse m'a perdues et dont elle refuse de me tenir compte. Sans doute, madame ne pense pas que je puisse faire une perte pareille… Et, comme madame est responsable, je veux que madame me rembourse mes chemises… Oui, je veux quinze francs.»

Sur ces questions de ménage, elle était très sévère. Peut-être aurait-elle donné les quinze francs, pour éviter toute discussion. Mais l'effronterie de cet homme, pris la veille la main dans le sac, la révolta.

«Je ne vous dois rien, je ne vous donnerai pas un sou… D'ailleurs, monsieur m'a mise en garde et m'a absolument défendu de faire quelque chose pour vous.»

Alors, Charles s'avança, menaçant.

«Ah! monsieur a dit ça, je m'en doutais, et il a eu tort, monsieur, parce que nous allons rire… Je ne suis pas assez bête pour ne pas avoir remarqué que madame était la maîtresse…»

Rougissante, Mme Caroline se leva, voulant le chasser. Mais il ne lui en laissa pas le temps, il continuait plus haut:

«Et peut-être que madame sera contente de savoir où va monsieur, de quatre à six, deux et trois fois par semaine, quand il est sûr de trouver la personne seule…»

Elle était redevenue brusquement très pâle, tout son sang refluait à son cœur. D'un geste violent, elle tenta de lui rentrer dans la gorge ce renseignement qu'elle évitait d'apprendre depuis deux mois.

«Je vous défends bien…»

Seulement, il criait plus fort qu'elle.

«C'est Mme la baronne Sandorff… M. Delcambre l'entretient et a loué, pour l'avoir à son aise, un petit rez-de-chaussée de la rue Caumartin, presque au coin de la rue Saint-Nicolas, dans une maison où il y a une fruitière… Et monsieur y va donc prendre la place toute chaude…»

Elle avait allongé le bras vers la sonnette, pour qu'on jetât cet homme dehors; mais il aurait certainement continué devant les domestiques.

«Oh! quand je dis chaude!.. J'ai une amie là-dedans, Clarisse, la femme de chambre, qui les a regardés ensemble, et qui a vu sa maîtresse, un vrai glaçon, lui faire un tas de saletés…

– Taisez-vous, malheureux!.. Tenez! voici vos quinze francs.»

Et, d'un geste d'indicible dégoût, elle lui remit l'argent, comprenant que c'était la seule façon de le renvoyer. Tout de suite, en effet, il redevint poli.

«Moi, je ne veux que le bien de madame… La maison où il y a une fruitière. Le perron au fond de la cour… C'est aujourd'hui jeudi, il est quatre heures, si madame veut les surprendre…»

Elle le poussait vers la porte, sans desserrer les lèvres, livide.

«D'autant plus qu'aujourd'hui madame assisterait peut-être bien à quelque chose de rigolo… Plus souvent que Clarisse resterait dans une boîte pareille! Et, quand on a eu de bons maîtres, on leur laisse un petit souvenir, n'est-ce pas?.. Bonsoir, madame.»

Enfin, il était parti. Mme Caroline resta quelques secondes immobile, cherchant, comprenant qu'une scène pareille menaçait Saccard. Puis, sans force, avec un long gémissement, elle vint s'abattre sur sa table de travail; et les larmes qui l'étouffaient depuis si longtemps ruisselèrent.

Cette Clarisse, une maigre fille blonde, venait simplement de trahir sa maîtresse, en offrant à Delcambre de la lui faire surprendre avec un autre homme, dans le logement même qu'il payait. Elle avait d'abord exigé cinq cents francs; mais, comme il était fort avare, elle dut, après marchandage, se contenter de deux cents francs, payables de la main à la main, au moment où elle lui ouvrirait la porte de la chambre. Elle couchait là, dans une petite pièce, derrière le cabinet de toilette. La baronne l'avait prise par une délicatesse, pour ne pas confier le soin du ménage à la concierge. Le plus souvent, elle vivait oisive, n'ayant rien à faire entre les rendez-vous, au fond de ce logement vide, s'effaçant du reste, disparaissant, dès que Delcambre ou Saccard arrivait. C'était dans la maison qu'elle avait connu Charles qui longtemps était venu, la nuit, occuper avec elle le grand lit des maîtres, encore ravagé par la débauche de la journée; et même c'était elle qui l'avait recommandé à Saccard, comme un très bon sujet, très honnête. Depuis son renvoi, elle épousait sa rancune, d'autant plus que sa maîtresse lui faisait des «crasses» et qu'elle avait une place où elle gagnerait cinq francs de plus par mois. D'abord, Charles voulait écrire au baron Sandorff; mais elle avait trouvé plus drôle et plus lucratif d'organiser, avec Delcambre, une surprise. Et, ce jeudi-là, ayant tout préparé pour le grand coup, elle attendit.

A quatre heures, lorsque Saccard arriva, la baronne Sandorff était déjà là, allongée sur la chaise longue, devant le feu. Elle se montrait d'habitude très exacte, en femme d'affaires qui sait le prix du temps. Les premières fois, il avait eu la désillusion de ne pas trouver l'ardente amoureuse qu'il espérait, chez cette femme si brune, aux paupières bleues, à la provocante allure de bacchante en folie. Elle était de marbre, lasse de son inutile effort à la recherche d'une sensation qui ne venait point, tout entière prise par le jeu, dont l'angoisse au moins lui chauffait le sang. Puis, l'ayant sentie curieuse, sans dégoût, résignée à la nausée, si elle croyait y découvrir un frisson nouveau, il l'avait dépravée, obtenant d'elle toutes les caresses. Elle causait Bourse, lui tirait des renseignements; et, comme le hasard aidant sans doute, elle gagnait depuis sa liaison, elle traitait un peu Saccard en fétiche, l'objet ramassé que l'on garde et que l'on baise, même malpropre, pour la chance qu'il vous porte.

Clarisse avait fait un si grand feu, ce jour-là, qu'ils ne se mirent pas au lit, par un raffinement de rester devant les hautes flammes, sur la chaise longue. Dehors, la nuit allait se faire. Mais les volets étaient fermés, les rideaux soigneusement tirés; et deux grosses lampes, aux globes dépolis, sans abat-jour, les éclairaient d'une lumière crue.

A peine Saccard était-il entré, que Delcambre, à son tour descendit de voiture. Le procureur général Delcambre, personnellement lié avec l'empereur, en passe de devenir ministre, était un homme maigre et jaune de cinquante ans, à la haute taille solennelle, à la face rase, coupée de plis profonds d'une austère sévérité. Son nez dur, en bec d'aigle, semblait sans défaillance comme sans pardon. Et, lorsqu'il monta le perron, de son pas ordinaire, mesuré et grave, il avait toute sa dignité, son air froid des grands jours d'audience. Personne ne le connaissait dans la maison, il n'y venait guère qu'à la nuit tombée.

Clarisse l'attendait dans l'étroite antichambre.

«Si monsieur veut me suivre, et je recommande bien à monsieur de ne pas faire de bruit.»

Il hésitait, pourquoi ne pas entrer par la porte qui ouvrait directement sur la chambre? Mais, à voix très basse, elle lui expliqua que le verrou était mis sûrement, qu'il faudrait briser tout et que madame, avertie, aurait le temps de s'arranger. Non! ce qu'elle voulait, c'était la lui faire surprendre telle qu'elle l'avait vue, un jour, en risquant un œil au trou de la serrure. Pour cela, elle avait imaginé quelque chose de bien simple. Sa chambre, autrefois, communiquait avec le cabinet de toilette par une porte, aujourd'hui fermée à clef; et, la clef ayant été ensuite jetée au fond d'un tiroir, elle avait eu seulement à la reprendre là, puis à rouvrir; de sorte que, grâce à cette porte condamnée, oubliée, on pouvait maintenant pénétrer sans bruit dans le cabinet de toilette, qui lui-même n'était séparé de la chambre que par une portière. Certainement, madame n'attendait personne de ce côté.

«Que monsieur se confie entièrement à moi. J'ai intérêt, n'est-ce pas? à la réussite.»

Elle se glissa par la porte entrebâillée, disparut un instant, laissant Delcambre seul, dans son étroite chambre de bonne, au lit en désordre, à la cuvette d'eau savonneuse, et dont elle avait déjà déménagé sa malle, le matin, pour filer, dès que le coup serait fait. Puis, elle revint, referma doucement la porte sur elle.

«Il faut que monsieur attende un petit peu. Ce n'est pas encore ça. Ils causent.»

Delcambre restait digne, sans un mot, debout et immobile sous les regards vaguement blagueurs de cette fille qui le dévisageait. Cependant, il se lassait, un tic nerveux tirait toute la moitié gauche de son visage, dans la rage contenue dont le flot montait à son crâne. Le furieux mâle, aux appétits d'ogre, qu'il y avait en lui, caché derrière la glaciale sévérité de son masque professionnel, commençait à gronder sourdement, irrité de cette chair qu'on lui volait.

«Faisons vite, faisons vite», répéta-t-il, sans savoir ce qu'il disait, les mains fiévreuses.

Mais, lorsque Clarisse, disparue de nouveau, revint, un doigt sur les lèvres, elle le supplia de patienter encore.

«Je vous assure, monsieur, soyez raisonnable, autrement vous perdrez le plus beau… Dans un moment, ça y sera en plein.»

Et, Delcambre, les jambes brusquement cassées, dut s'asseoir sur le petit lit de bonne. La nuit tombait, il resta ainsi dans l'ombre, tandis que la femme de chambre, aux écoutes, ne perdait aucun des bruits légers qui venaient de la chambre, et qu'il entendait, lui, décuplés par un tel bourdonnement de ses oreilles, qu'ils lui paraissaient être le piétinement d'une armée en marche.

Yaş sınırı:
12+
Litres'teki yayın tarihi:
01 kasım 2017
Hacim:
550 s. 1 illüstrasyon
Telif hakkı:
Public Domain