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Kitabı oku: «L'Argent», sayfa 22

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– Quel sentiment?.. Je vous avoue que je ne comprends pas.»

Elle n'essaya pas de s'expliquer, de s'excuser davantage, envahie d'une tristesse, d'une lassitude de tout, elle si courageuse à vivre; tandis que lui continuait à s'exclamer, enchanté, vraiment rajeuni.

«Ce pauvre gamin! je l'aimerai beaucoup, je vous assure… Vous avez très bien fait de le mettre à l'Œuvre du Travail, pour le décrasser un peu. Mais nous allons le retirer de là, nous lui donnerons des professeurs… Demain, j'irai le voir, oui! demain, si je ne suis pas trop pris.»

Le lendemain, il y eut conseil, et deux jours se passèrent, puis la semaine, sans que Saccard trouvât une minute. Il parla de l'enfant souvent encore, remettant sa visite, cédant au fleuve débordé qui l'emportait. Dans les premiers jours de décembre, le cours de deux mille sept cents francs venait d'être atteint, au milieu de l'extraordinaire fièvre dont l'accès maladif continuait à bouleverser la Bourse. Le pis était que les nouvelles alarmantes avaient grandi, que la hausse s'enrageait, dans un malaise croissant, intolérable: désormais, on annonçait tout haut la catastrophe fatale, et on montait quand même, on montait sans cesse, par la force obstinée d'un de ces prodigieux engouements qui se refusent à l'évidence. Saccard ne vivait plus que dans la fiction exagérée de son triomphe, entouré comme d'une gloire par cette averse d'or qu'il faisait pleuvoir sur Paris, assez fin cependant pour avoir la sensation du sol miné, crevassé, qui menaçait de s'effondrer sous lui. Aussi, bien qu'à chaque liquidation il restât victorieux, ne décolérait-il pas contre les baissiers, dont les pertes déjà devaient être effroyables. Qu'avaient donc ces sales juifs à s'acharner? N'allait-il pas enfin les détruire? Et il s'exaspérait surtout de ce qu'il disait flairer, à côté de Gundermann, faisant son jeu, d'autres vendeurs, des soldats de l'Universelle, peut-être, des traîtres qui passaient à l'ennemi, ébranlés dans leur foi, ayant la hâte de réaliser.

Un jour que Saccard exhalait ainsi son mécontentement devant Mme Caroline, celle-ci crut devoir lui tout dire.

«Vous savez, mon ami, que j'ai vendu moi… Je viens de vendre nos dernières mille actions au cours de deux mille sept cents.»

Il resta anéanti, comme devant la plus noire des trahisons.

«Vous avez vendu, vous! vous, mon Dieu!»

Elle lui avait pris les mains, elle les lui serrait, vraiment peinée, lui rappelant qu'elle et son frère l'avaient averti. Ce dernier, qui était toujours à Rome, écrivait des lettres pleines d'une mortelle inquiétude sur cette hausse exagérée, qu'il ne s'expliquait pas, qu'il fallait enrayer à tout prix, sous peine d'une culbute en plein gouffre. La veille encore, elle en avait reçu une lui donnant l'ordre formel de vendre. Et elle avait vendu.

«Vous, vous! répétait Saccard. C'était vous qui me combattiez, que je sentais dans l'ombre! Ce sont vos actions que j'ai dû racheter!»

Il ne s'emportait pas, selon son habitude, et elle souffrait davantage de son accablement, elle aurait voulu le raisonner, lui faire abandonner cette lutte sans merci qu'un massacre seul pouvait terminer.

«Mon ami, écoutez-moi… Songez que nos trois mille titres ont produit plus de sept millions et demi. N'est-ce point un gain inespéré, extravagant? Moi, tout cet argent m'épouvante, je ne puis croire qu'il m'appartienne… Mais ce n'est d'ailleurs pas de notre intérêt personnel qu'il s'agit. Songez aux intérêts de tous ceux qui ont remis leur fortune entre vos mains, un effrayant total de millions que vous risquez dans la partie. Pourquoi soutenir cette hausse insensée, pourquoi l'exciter encore? On me dit de tous les côtés que la catastrophe est au bout, fatalement… Vous ne pourrez monter toujours, il n'y a aucune honte à ce que les titres reprennent leur valeur réelle, et c'est la maison solide, c'est le salut.»

Mais, violemment, il s'était remis debout.

«Je veux le cours de trois mille… J'ai acheté et j'achèterai encore, quitte à en crever… Oui! que je crève, que tout crève avec moi, si je ne fais pas et si je ne maintiens pas le cours de trois mille!»

Après la liquidation du 15 décembre, les cours montèrent à deux mille huit cents, à deux mille neuf cents. Et ce fut le 21 que le cours de trois mille vingt francs fut proclamé à la Bourse, au milieu d'une agitation de foule démente. Il n'y avait plus ni vérité, ni logique, l'idée de la valeur était pervertie, au point de perdre tout sens réel. Le bruit courait que Gundermann, contrairement à ses habitudes de prudence, se trouvait engagé dans d'effroyables risques, depuis des mois qu'il nourrissait la baisse, ses pertes avaient grandi à chaque quinzaine, au fur et à mesure de la hausse, par sauts énormes; et l'on commençait à dire qu'il pourrait bien avoir les reins cassés. Toutes les cervelles étaient à l'envers, on s'attendait à des prodiges.

Et, à cette minute suprême, où Saccard, au sommet, sentait trembler la terre, dans l'angoisse inavouée de la chute, il fut roi. Lorsque sa voiture arrivait rue de Londres, devant le palais triomphal de l'Universelle, un valet descendait vivement, étalait un tapis, qui des marches du vestibule se déroulait sur le trottoir, jusqu'au ruisseau; et Saccard alors daignait quitter la voiture, et il faisait son entrée, en souverain à qui l'on épargne le commun pavé des rues.

X

A cette fin d'année, le jour de la liquidation de décembre, la grande salle de la Bourse se trouva pleine dès midi et demi, dans une extraordinaire agitation de voix et de gestes. Depuis quelques semaines, d'ailleurs, l'effervescence montait, et elle aboutissait à cette dernière journée de lutte, une cohue fiévreuse où grondait déjà la décisive bataille qui allait s'engager. Dehors, il gelait terriblement; mais un clair soleil d'hiver pénétrait, d'un rayon oblique, par le haut vitrage, égayant tout un côté de la salle nue, aux sévères piliers, à la voûte triste, que glaçaient encore des grisailles allégoriques; tandis que des bouches de calorifères, tout le long des arcades, soufflaient une haleine tiède, au milieu du courant froid des portes grillagées, continuellement battantes.

Le baissier Moser, plus inquiet et plus jaune que de coutume, se heurta contre le haussier Pillerault, arrogamment planté sur ses hautes jambes de héron.

«Vous savez ce qu'on dit?..»

Mais il dut élever la voix, pour se faire entendre, dans le bruit croissant des conversations, un roulement régulier, monotone, pareil à une clameur d'eaux débordées, coulant sans fin.

«On dit que nous aurons la guerre en avril… Ça ne peut pas finir autrement, avec ces armements formidables. L'Allemagne ne veut pas nous laisser le temps d'appliquer la nouvelle loi militaire que va voter la Chambre… Et, d'ailleurs, Bismarck…»

Pillerault éclata de rire.

«Fichez-moi donc la paix, vous et votre Bismarck!.. Moi qui vous parle, j'ai causé cinq minutes avec lui, cet été, quand il est venu. Il a l'air très bon garçon… Si vous n'êtes pas content, après l'écrasant succès de l'Exposition, que vous faut-il? Eh! mon cher, l'Europe entière est à nous.»

Moser hocha désespérément la tête. Et, en phrases que coupaient à chaque seconde les bousculades de la foule, il continua à dire ses craintes. L'état du marché était trop prospère, d'une prospérité pléthorique qui ne valait rien, pas plus que la mauvaise graisse des gens trop gras. Grâce à l'Exposition, il avait poussé trop d'affaires, on s'était engoué, on en arrivait à la pure démence du jeu. Est-ce que ce n'était pas fou, par exemple, l'Universelle à trois mille trente?

«Ah! nous y voilà!» cria Pillerault.

Et, de tout près, en accentuant chaque syllabe:

«Mon cher, on finira ce soir à trois mille soixante… Vous serez tous culbutés, c'est moi qui vous le dis.»

Le baissier, facilement impressionnable pourtant, eut un petit sifflement de défi. Et il regarda en l'air, pour marquer sa fausse tranquillité d'âme, il resta un moment à examiner les quelques têtes de femme, qui se penchaient, là-haut, à la galerie du télégraphe, étonnées du spectacle de cette salle, où elles ne pouvaient entrer. Des écussons portaient des noms de villes, les chapiteaux et les corniches allongeaient une perspective blême, que des infiltrations avaient tachée de jaune.

«Tiens! c'est vous!» reprit Moser en baissant la tête et en reconnaissant Salmon, qui souriait devant lui, de son éternel et profond sourire.

Puis, troublé, voyant dans ce sourire une approbation donnée aux renseignements de Pillerault:

«Enfin, si vous savez quelque chose, dites-le… Moi, mon raisonnement est simple. Je suis avec Gundermann, parce que Gundermann, n'est-ce pas? c'est Gundermann… Ça finit toujours bien, avec lui.

– Mais, dit Pillerault ricanant, qui vous dit que Gundermann est à la baisse?»

Du coup, Moser arrondit des yeux effarés. Depuis longtemps, le gros commérage de la Bourse était que Gundermann guettait Saccard, qu'il nourrissait la baisse contre l'Universelle, en attendant d'étrangler celle-ci, à quelque fin de mois, d'un effort brusque, lorsque l'heure serait venue d'écraser le marché sous ses millions; et, si cette journée s'annonçait si chaude, c'était que tous croyaient, répétaient que la bataille allait enfin être pour ce jour-là, une de ces batailles sans merci où l'une des deux armées reste par terre, détruite. Mais est-ce qu'on était jamais certain, dans ce monde de mensonge et de ruse? Les choses les plus sûres, les plus annoncées à l'avance, devenaient, au moindre souffle, des sujets de doute pleins d'angoisse.

«Vous niez l'évidence, murmura Moser. Sans doute, je n'ai pas vu les ordres, et on ne peut rien affirmer… Hein? Salmon, qu'est-ce que vous en dites? Gundermann ne peut pas lâcher, que diable!»

Et il ne savait que croire devant le sourire silencieux de Salmon qui lui semblait s'amincir, d'une finesse extrême.

«Ah! reprit-il, en désignant du menton un gros homme qui passait, si celui-là voulait parler, je ne serais pas en peine. Il voit clair.»

C'était le célèbre Amadieu, qui vivait toujours sur sa réussite, dans l'affaire des mines de Selsis, les actions achetées à quinze francs, en un coup d'entêtement imbécile, revendues plus tard avec un bénéfice d'une quinzaine de millions, sans qu'il eût rien prévu ni calculé, au hasard. On le vénérait pour ses grandes capacités financières, une véritable cour le suivait, en tâchant de surprendre ses moindres paroles et en jouant dans le sens qu'elles semblaient indiquer.

«Bah! s'écria Pillerault, tout à sa théorie favorite du casse-cou, le mieux est encore de suivre son idée, au petit bonheur… Il n'y a que la chance. On a de la chance ou l'on n'a pas de chance. Alors, quoi? il ne faut pas réfléchir. Moi, chaque fois que j'ai réfléchi, j'ai failli y rester… Tenez! tant que je verrai ce monsieur-là solide à son poste, avec son air de gaillard qui veut tout manger, j'achèterai.»

D'un geste, il avait montré Saccard, qui venait d'arriver et qui s'installait à sa place habituelle, contre le pilier de la première arcade de gauche. Comme tous les chefs de maison importante, il avait ainsi une place connue, où les employés et les clients étaient certains de le trouver, les jours de Bourse. Gundermann seul affectait de ne jamais mettre les pieds dans la grande salle; il n'y envoyait même pas un représentant officiel; mais on y sentait une armée à lui, il y régnait en maître absent et souverain, par la légion innombrable des remisiers, des agents qui apportaient ses ordres, sans compter ses créatures, si nombreuses, que tout homme présent était peut-être le mystérieux soldat de Gundermann. Et c'était contre cette armée insaisissable et partout agissante que luttait Saccard, en personne, à front découvert. Derrière lui, dans l'angle du pilier, il y avait un banc, mais il ne s'y asseyait jamais, debout pendant les deux heures du marché, comme dédaigneux de la fatigue. Parfois, aux minutes d'abandon, il s'appuyait simplement du coude à la pierre, que la salissure de tous les contacts, à hauteur d'homme, avait noircie et polie; et dans la nudité blafarde du monument il y avait même là un détail caractéristique, cette bande de crasse luisante, contre les portes, contre les murs, dans les escaliers, dans la salle, un soubassement immonde, la sueur accumulée des générations de joueurs et de voleurs. Très élégant, très correct, ainsi que tous les boursiers, avec son drap fin et son linge éblouissant, Saccard avait la mine aimable et reposée d'un homme sans préoccupations, au milieu de ces murs bordés de noir.

«Vous savez, dit Moser en étouffant sa voix, qu'on l'accuse de soutenir la hausse par des achats considérables. Si l'Universelle joue sur ses propres actions, elle est fichue.»

Mais Pillerault protestait.

«Encore un cancan!.. Est-ce qu'on peut dire au juste qui vend et qui achète… Il est là pour les clients de sa maison, ce qui est bien naturel. Et il y est aussi pour son propre compte, car il doit jouer.»

Moser, d'ailleurs, n'insista pas. Personne encore, à la Bourse, n'aurait osé affirmer la terrible campagne menée par Saccard, ces achats qu'il faisait pour le compte de la société, sous le couvert d'hommes de paille, Sabatani, Jantrou, d'autres encore, surtout des employés de sa direction. Une rumeur seulement courait, chuchotée à l'oreille, démentie, toujours renaissante, quoique sans preuve possible. D'abord, il n'avait fait que soutenir les cours avec prudence, revendant dès qu'il pouvait, afin de ne pas trop immobiliser les capitaux et encombrer les caisses de titres. Mais il était maintenant entraîné par la lutte, et il avait prévu, ce jour-là, la nécessité d'achats exagérés, s'il voulait rester maître du champ de bataille. Ses ordres étaient donnés, il affectait son calme souriant des jours ordinaires, malgré son incertitude sur le résultat final et le trouble qu'il éprouvait, à s'engager ainsi de plus en plus dans une voie qu'il savait effroyablement dangereuse.

Brusquement, Moser, qui était allé rôder derrière le dos du célèbre Amadieu, en grande conférence avec un petit homme chafouin, revint très exalté, bégayant:

«Je l'ai entendu, entendu de mes oreilles… Il a dit que les ordres de vente de Gundermann dépassaient dix millions… Oh! je vends, je vends, je vendrais jusqu'à ma chemise!

– Dix millions, fichtre! murmura Pillerault, la voix un peu altérée. C'est une vraie guerre au couteau.»

Et, dans la clameur roulante qui croissait, grossie de toutes les conversations particulières, il n'y avait plus que ce duel féroce entre Gundermann et Saccard. On ne distinguait pas les paroles, mais le bruit en était fait, c'était cela seul qui grondait si haut, l'entêtement calme et logique de l'un à vendre, l'enfièvrement de passion à toujours acheter, qu'on soupçonnait chez l'autre. Les nouvelles contradictoires qui circulaient, murmurées d'abord, finissaient par des éclats de trompette. Dès qu'ils ouvraient la bouche, les uns criaient, pour se faire entendre au milieu du vacarme; tandis que d'autres, pleins de mystère, se penchaient à l'oreille de leurs interlocuteurs, parlaient très bas même quand ils n'avaient rien à dire.

«Eh! je garde mes positions à la hausse! reprit Pillerault, déjà raffermi. Il fait un soleil trop beau, tout va monter encore.

– Tout va crouler, répliqua Moser avec son obstination dolente. La pluie n'est pas loin, j'ai eu une crise cette nuit.»

Mais le sourire de Salmon, qui les écoutait à tour de rôle, devint si aigu, que tous deux restèrent mécontents, sans certitude possible. Est-ce que ce diable d'homme, si extraordinairement fort, si profond et si discret, avait trouvé une troisième façon de jouer, en ne se mettant ni à la hausse ni à la baisse?

Saccard, à son pilier, voyait grossir autour de lui la cohue de ses flatteurs et de ses clients. Continuellement, des mains se tendaient, et il les serrait toutes, avec la même facilité heureuse, mettant dans chaque étreinte de ses doigts une promesse de triomphe. Certains accouraient, échangeaient un mot, repartaient ravis. Beaucoup s'entêtaient, ne le lâchaient plus, glorieux d'être de son groupe. Souvent il se montrait aimable, sans se rappeler le nom des gens qui lui parlaient. Ainsi, il fallut que le capitaine Chave lui nommât Maugendre, pour qu'il reconnût celui-ci. Le capitaine, remis avec son beau-frère, le poussait à vendre; mais la poignée de main du directeur suffit à enflammer Maugendre d'un espoir sans limite. Ensuite, ce fut Sédille, l'administrateur, le grand marchand de soie, qui voulut avoir une consultation d'une minute. Sa maison de commerce périclitait, toute sa fortune était liée à celle de l'Universelle, à ce point que la baisse possible devait être pour lui un écroulement; et, anxieux, dévoré de sa passion, ayant d'autres ennuis du côté de son fils Gustave qui ne réussissait guère chez Mazaud, il éprouvait le besoin d'être rassuré, encouragé. D'une tape sur l'épaule, Saccard le renvoya, plein de foi et d'ardeur. Puis, il y eut tout un défilé Kolb, le banquier, qui avait réalisé depuis longtemps, mais qui ménageait le hasard; le marquis de Bohain, qui, avec sa condescendance hautaine de grand seigneur, affectait de fréquenter la Bourse, par curiosité et désœuvrement; Huret lui-même, incapable de rester fâché, trop souple pour n'être pas l'ami des gens jusqu'au jour de l'engloutissement final, venant voir s'il n'y avait plus rien à ramasser. Mais Daigremont parut, tous s'écartèrent. Il était très puissant, on remarqua son amabilité, la façon dont il plaisanta, d'un air de camaraderie confiante. Les haussiers rayonnaient, car il avait la réputation d'un homme adroit, qui savait sortir des maisons aux premiers craquements des planchers; et il devenait certain que l'Universelle ne craquait pas encore.. D'autres enfin circulaient, qui échangeaient simplement un coup d'œil avec Saccard, les hommes à lui, les employés chargés de donner les ordres, achetant aussi pour leur propre compte, dans la rage de jeu dont l'épidémie décimait le personnel de la rue de Londres, toujours aux aguets, l'oreille aux serrures, en chasse des renseignements. Ce fut ainsi que, deux fois, Sabatani passa, avec sa grâce molle d'Italien mâtiné d'Oriental, en affectant de ne pas même voir le patron; tandis que Jantrou, immobile à quelques pas, tournant le dos, semblait tout à la lecture des dépêches des Bourses étrangères, affichées dans des cadres grillagés. Le remisier Massias, qui, toujours courant, bouscula le groupe, eut un petit signe de tête, pour rendre sans doute une réponse, quelque commission vivement faite. Et, à mesure que l'heure de l'ouverture approchait, le piétinement sans fin, le double courant de foule, sillonnant la salle, l'emplissait des secousses profondes et du retentissement d'une marée haute.

On attendait le premier cours.

A la corbeille, Mazaud et Jacoby, sortant du cabinet des agents de change, venaient d'entrer, côte à côte, d'un air de correcte confraternité. Ils se savaient pourtant adversaires dans la lutte sans merci qui se livrait depuis des semaines, et qui pouvait finir par la ruine de l'un d'eux. Mazaud, petit, avec sa taille mince de joli homme, était d'une vivacité gaie, où se retrouvait sa chance si heureuse jusque-là, cette chance qui l'avait fait hériter, à trente-deux ans, de la charge d'un de ses oncles; tandis que Jacoby, ancien fondé de pouvoir, devenu agent à l'ancienneté, grâce à des clients qui le commanditaient, avait le ventre épaissi et le pas lourd de ses soixante ans, grand gaillard grisonnant et chauve, étalant une large face de bon diable jouisseur. Et tous deux, leurs carnets à la main, causaient du beau temps, comme s'ils n'avaient pas tenu là, sur ces quelques feuilles, les millions qu'ils allaient échanger, ainsi que des coups de feu, dans la meurtrière mêlée de l'offre et de la demande.

«Hein? une jolie gelée!

– Oh! imaginez-vous, je suis venu à pied, tant c'était charmant!»

Arrivés devant la corbeille, le vaste bassin circulaire, encore net des papiers inutiles, des fiches qu'on y jette, ils s'arrêtèrent un instant, appuyés à la rampe de velours rouge qui l'entoure, continuant à se dire des choses banales et interrompues, tout en guettant de l'œil les alentours.

Les quatre travées, en forme de croix, fermées par des grilles, sorte d'étoile à quatre branches ayant pour centre la corbeille, était le lieu sacré interdit au public; et, entre les branches, en avant, il y avait d'un côté un autre compartiment, où se trouvaient les commis du comptant, que dominaient les trois coteurs, assis sur de hautes chaises, devant leurs immenses registres; tandis que, de l'autre côté, un compartiment plus petit, ouvert celui-là, nommé «la guitare», à cause de sa forme sans doute, permettait aux employés et aux spéculateurs de se mettre en contact direct avec les agents. Derrière, dans l'angle formé par deux autres branches, se tenait, en pleine foule, le marché des rentes françaises, où chaque agent était représenté, ainsi qu'au marché du comptant, par un commis spécial, ayant son carnet distinct; car les agents de change, autour de la corbeille, ne s'occupent exclusivement que des marchés à terme, tout entiers à la grande besogne effrénée du jeu.

Mais, apercevant, dans la travée de gauche, son fondé de pouvoir Berthier qui lui faisait un signe, Mazaud alla échanger avec lui quelques mots à demi-voix, les fondés de pouvoir n'ayant que le droit d'être dans les travées, à distance respectueuse de la rampe de velours rouge, qu'aucune main profane ne saurait toucher. Chaque jour, Mazaud venait ainsi à la Bourse avec Berthier et ses deux commis, celui du comptant et celui de la rente, auxquels se joignait le plus souvent le liquidateur de la charge; sans compter l'employé aux dépêches qui était toujours le petit Flory, la face de plus en plus enfouie dans son épaisse barbe, d'où ne sortait que l'éclat de ses yeux tendres. Depuis son gain de dix mille francs, au lendemain de Sadowa, Flory, affolé par les exigences de Chuchu devenue capricieuse et dévorante, jouait éperdument à son compte, sans calcul aucun d'ailleurs, tout au jeu de Saccard qu'il suivait avec une foi aveugle. Les ordres qu'il connaissait, les télégrammes qui lui passaient par les mains, suffisaient à le guider. Et, justement, comme il descendait en courant du télégraphe, installé au premier étage, les deux mains pleines de dépêches il dut faire appeler par un garde Mazaud, qui lâcha Berthier, pour venir contre la guitare.

«Monsieur, faut-il aujourd'hui les dépouiller et les classer?

– Sans doute, si elles arrivent ainsi en masse… Qu'est-ce que c'est que tout ça?

– Oh! de l'Universelle, des ordres d'achat, presque toutes.»

L'agent, d'une main exercée, feuilletait les dépêches, visiblement satisfait. Très engagé avec Saccard, qu'il reportait depuis longtemps pour des sommes considérables, ayant encore reçu de lui, le matin même, des ordres d'achat énormes, il avait fini par être l'agent en titre de l'Universelle. Et, quoique sans grosse inquiétude jusque-là, cet engouement persistant du public, ces achats entêtés, malgré l'exagération des cours, le rassuraient, un nom le frappa, parmi les signataires des dépêches, celui de Fayeux, ce receveur de rentes de Vendôme, qui devait s'être fait une clientèle extrêmement nombreuse de petits acheteurs, parmi les fermiers, les dévotes et les prêtres de sa province, car il ne se passait pas de semaine, sans qu'il envoyât ainsi télégrammes sur télégrammes.

«Donnez ça au comptant, dit Mazaud à Flory. Et n'attendez pas qu'on vous descende les dépêches, n'est-ce pas? Restez là-haut, prenez-les vous-même.»

Flory alla s'accouder à la balustrade du comptant, criant à toute voix:

«Mazaud! Mazaud!»

Et ce fut Gustave Sédille qui s'approcha; car, à la Bourse, les employés perdent leur nom, n'ont plus que le nom de l'agent qu'ils représentent. Flory, lui aussi, s'appelait Mazaud. Après avoir quitté la charge pendant près de deux ans, Gustave venait d'y rentrer, afin de décider son père à payer ses dettes; et, ce jour-là, en l'absence du commis principal, il se trouvait chargé du comptant, ce qui l'amusait. Flory s'étant penché à son oreille, tous deux convinrent de n'acheter pour Fayeux qu'au dernier cours, après avoir joué pour eux sur ses ordres, n'achetant et en revendant d'abord au nom de leur homme de paille habituel, de façon à toucher la différence, puisque la hausse leur semblait certaine.

Cependant, Mazaud revint vers la corbeille. Mais, à chaque pas, un garde lui remettait, de la part de quelque client qui n'avait pu s'approcher, une fiche, où un ordre était griffonné au crayon. Chaque agent avait sa fiche particulière, d'une couleur spéciale, rouge, jaune, bleue, verte, afin qu'on pût la reconnaître aisément. Celle de Mazaud était verte couleur de l'espérance; et les petits papiers verts continuaient à s'amasser entre ses doigts, dans le continuel va-et-vient des gardes, qui les prenaient au bout des travées, de la main des employés et des spéculateurs, tous pourvus d'une provision de ces fiches, de façon à gagner du temps. Comme il s'arrêtait de nouveau devant la rampe de velours, il y retrouva Jacoby, qui, lui également, tenait une poignée de fiches, sans cesse grossie, des fiches rouges, d'un rouge frais de sang répandu: sans doute des ordres de Gundermann et de ses fidèles, car personne n'ignorait que Jacoby, dans le massacre qui se préparait, était l'agent des baissiers, le principal exécuteur des hautes œuvres de la banque juive. Et il causait maintenant avec un autre agent, Delarocque, son beau-frère, un chrétien qui avait épousé une juive, un gros homme roux et trapu, très chauve, lancé dans le monde des cercles, connu pour recevoir les ordres de Daigremont, lequel s'était fâché depuis peu avec Jacoby, comme autrefois avec Mazaud. L'histoire que Delarocque racontait, une histoire grasse de femme rentrée chez son mari sans chemise, allumait ses petits yeux clignotants, tandis qu'il agitait, dans une mimique passionnée, son carnet, d'où débordait le paquet de ses fiches, bleues celles-ci, d'un bleu tendre de ciel d'avril.

«M. Massias vous demande», vint dire un garde à Mazaud.

Vivement, ce dernier retourna au bout de la travée.

Le remisier, complètement à la solde de l'Universelle, lui apportait des nouvelles de la coulisse, qui fonction ait déjà sous le péristyle, malgré la terrible gelée. Quelques spéculateurs se risquaient quand même, rentraient par moments se chauffer dans la salle; pendant que les coulissiers, au fond d'épais paletots, les collets de fourrure relevés, tenaient bon, en cercle comme d'habitude, au-dessous de l'horloge, s'animant, criant, gesticulant si fort qu'ils ne sentaient pas le froid. Et le petit Nathansohn se montrait parmi les plus actifs, en train de devenir un gros monsieur, favorisé par la chance, depuis le jour, où, simple petit employé démissionnaire du Crédit Mobilier, il avait eu l'idée de louer une chambre et d'ouvrir un guichet.

D'une voix rapide, Massias expliqua que, les cours ayant l'air de fléchir, sous le paquet de valeurs dont les baissiers accablaient le marché, Cassard venait d'avoir l'idée d'opérer à la coulisse, pour influer sur le premier cours officiel de la corbeille. L'Universelle avait clôturé la veille, à 3 030 francs; et il avait fait donner l'ordre à Nathansohn d'acheter cent titres, qu'un autre coulissier devait offrir à 3 035 francs. C'était cinq francs de majoration.

«Bon! le cours nous arrivera», dit Mazaud.

Et il revint parmi le groupe des agents, qui se trouvaient au complet. Les soixante étaient là, faisant déjà entre eux, malgré le règlement, les affaires au cours moyen, en attendant le coup de cloche réglementaire. Les ordres donnés à un cours fixé d'avance n'influaient pas sur le marché, puisqu'il fallait attendre ce cours; tandis que les ordres au mieux, ceux dont on laissait la libre exécution au flair de l'agent, déterminaient la continuelle oscillation des cotes différentes. Un bon agent était fait de finesse et de prescience, de cervelle prompte et de muscles agiles, car la rapidité assurait souvent le succès; sans compter la nécessité des belles relations dans la haute banque, des renseignements ramassés un peu partout, des dépêches reçues des Bourses françaises et étrangères, avant tout autre. Et il fallait encore une voix solide, pour crier fort.

Mais une heure sonna, la volée de la cloche passa en coup de vent sur la houle violente des têtes; et la dernière vibration n'était pas éteinte, que Jacoby, les deux mains appuyées sur le velours, jetait d'une voix mugissante, la plus forte de la compagnie:

«J'ai de l'Universelle… J'ai de l'Universelle…»

Il ne fixait pas de prix, attendant la demande. Les soixante s'étaient rapprochés et formaient le cercle autour de la corbeille, où déjà quelques fiches jetées faisaient des taches de couleurs vives. Face à face, ils se dévisageaient tous, se tâtaient comme les duellistes au début d'une affaire, très pressés de voir s'établir le premier cours.

«J'ai de l'Universelle, répétait la basse grondante de Jacoby. J'ai de l'Universelle.

– A quel cours, l'Universelle?» demanda Mazaud d'une voix mince, mais si aiguë, qu'elle dominait celle de son collègue, comme un chant de flûte s'entend au-dessus d'un accompagnement de violoncelle.

Et Delarocque proposa le cours de la veille.

«A 3 030, je prends l'Universelle.»

Mais, tout de suite, un autre agent renchérit.

«A 3 035, envoyez l'Universelle.»

C'était le cours de la coulisse qui arrivait, empêchant l'arbitrage que Delarocque devait préparer: un achat à la corbeille et une vente prompte à la coulisse, pour empocher les cinq francs de hausse. Aussi Mazaud se décida-t-il, certain d'être approuvé par Saccard.

«A 3040, je prends… Envoyez l'Universelle à 3040.

– Combien? dut demander Jacoby.

– Trois cents.»

Tous deux écrivirent un bout de ligne sur leur carnet, et le marché était conclu, le premier cours se trouvait fixé, avec une hausse de dix francs sur le cours de la veille. Mazaud se détacha, alla donner le chiffre à celui des coteurs qui avait l'Universelle sur son registre. Alors, pendant vingt minutes, ce fut une véritable écluse lâchée les cours des autres valeurs s'étaient également établis, tout le paquet des affaires apportées par les agents, se concluait, sans grandes variations. Et, cependant, les coteurs, haut perchés, pris entre le vacarme de la corbeille et celui du comptant, qui fonctionnait fiévreusement lui aussi, avaient grand-peine à inscrire toutes les cotes nouvelles que venaient leur jeter les agents et les commis. En arrière, la rente également faisait rage. Depuis que le marché était ouvert, la foule ne ronflait plus seule, avec le bruit continu des grandes eaux; et, sur ce grondement formidable, s'élevaient maintenant les cris discordants de l'offre et de la demande, un glapissement caractéristique, qui montait, descendait, s'arrêtait pour reprendre en notes inégales et déchirées, ainsi que des appels d'oiseaux pillards dans la tempête.

Yaş sınırı:
12+
Litres'teki yayın tarihi:
01 kasım 2017
Hacim:
550 s. 1 illüstrasyon
Telif hakkı:
Public Domain
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