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Kitabı oku: «L'Argent», sayfa 27

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Tout de suite, Mme Caroline voulut les emmener.

«Madame, je vous en supplie… Madame, ne restez pas là…»

Elle-même tremblait, se sentait défaillir. De la tête trouée de Mazaud, elle voyait le sang couler encore, tomber goutte à goutte sur le velours du canapé, d'où il ruisselait sur le tapis. Il y avait par terre une large tache qui s'élargissait. Et il lui semblait que ce sang la gagnait, lui éclaboussait les pieds et les mains.

«Madame, je vous en supplie, suivez-moi…»

Mais, avec son fils pendu à son cou, avec sa fille serrée à sa taille, la malheureuse n'entendait pas, ne bougeait pas, raidie, plantée là, à ce point qu'aucune puissance au monde ne l'en aurait déracinée. Tous les trois étaient blonds, d'une fraîcheur de lait, la mère d'air aussi délicat et ingénu que les enfants. Et, dans la stupeur de leur félicité morte, dans ce brusque anéantissement du bonheur qui devait durer toujours, ils continuaient de jeter leur grand cri, le hurlement où passait toute l'effroyable souffrance de l'espèce.

Alors, Mme Caroline tomba sur les deux genoux. Elle sanglotait, elle balbutiait.

«Oh! madame, vous me déchirez le cœur… De grâce, madame, arrachez-vous à ce spectacle, venez avec moi dans la pièce voisine, laissez-moi tâcher de vous épargner un peu du mal qu'on vous a fait…»

Et toujours le groupe farouche et lamentable, la mère avec les deux petits, comme entrés en elle, immobiles dans leurs longs cheveux pâles dénoués. Et toujours ce hurlement affreux, cette lamentation du sang, qui monte de la forêt, quand les chasseurs ont tué le père.

Mme Caroline s'était relevée, la tête perdue, il y eut des pas, des voix, sans doute l'arrivée d'un médecin, la constatation de la mort. Et elle ne put rester, davantage elle se sauva, poursuivie par la plainte abominable et sans fin, que, même sur le trottoir, dans le roulement des fiacres, elle croyait entendre toujours.

Le ciel pâlissait, il faisait froid, et elle marcha, lentement, de peur qu'on ne l'arrêtât, en la prenant pour une meurtrière, à son air égaré. Tout remontait en elle, toute l'histoire du monstrueux écroulement de deux cent millions, qui amoncelait tant de ruines et écrasait tant de victimes. Quelle force mystérieuse, après avoir édifié si rapidement cette tour d'or, venait donc ainsi de la détruire? Les mêmes mains qui l'avaient construite, semblaient s'être acharnées, prises de folie, à ne pas en laisser une pierre debout. Partout, des cris de douleur s'élevaient, des fortunes s'effondraient avec le bruit des tombereaux de démolitions, qu'on vide à la décharge publique. C'étaient les derniers biens domaniaux des Beauvilliers, les sous grattés un à un des économies de Dejoie, les gains réalisés dans la grande industrie par Sédille, les rentes des Maugendre retirés du commerce, pêle-mêle, étaient jetés avec fracas au fond du cloaque, que rien ne comblait. C'étaient encore Jantrou, noyé dans l'alcool, la Sandorff noyée dans la boue, Massias retombé à sa misérable condition de chien rabatteur, cloué pour la vie à la Bourse par la dette; et c'était Flory voleur, en prison, expiant ses faiblesses d'homme tendre, Sabatani et Fayeux en fuite, galopant avec la peur des gendarmes; et c'étaient, plus navrantes et pitoyables, les victimes inconnues, le grand troupeau anonyme de tous pauvres que la catastrophe avait faits, grelottant d'abandon, criant de faim. Puis, c'était la mort, des coups de pistolet partaient aux quatre coins de Paris, c'était la tête fracassée de Mazaud, le sang de Mazaud qui, goutte à goutte, dans le luxe et dans le parfum des roses, éclaboussait sa femme et ses petits, hurlant de douleur.

Et, alors, tout ce qu'elle avait vu, tout ce qu'elle avait entendu, depuis quelques semaines, s'exhala du cœur meurtri de Mme Caroline en un cri d'exécration contre Saccard. Elle ne pouvait plus se taire, le mettre à part comme s'il n'existait pas pour s'éviter de le juger et de le condamner. Lui seul était coupable, cela sortait de chacun de ses désastres accumulés, dont l'effrayant amas la terrifiait. Elle le maudissait, sa colère et son indignation, contenues depuis si longtemps, débordaient en une haine vengeresse, la haine même du mal. N'aimait-elle donc plus son frère, qu'elle avait attendu jusque-là, pour haïr l'homme effrayant, qui était l'unique cause de leur malheur? Son pauvre frère, ce grand innocent, ce grand travailleur, si juste et si droit, sali maintenant de la tare ineffaçable de la prison, la victime qu'elle oubliait, chère et plus douloureuse que toutes les autres! Ah! que Saccard ne trouvât pas de pardon, que personne n'osât plaider encore sa cause, même ceux qui continuaient à croire en lui, qui ne connaissaient de lui que sa bonté, et qu'il mourût seul, un jour, dans le mépris!

Mme Caroline leva les yeux. Elle était arrivée sur la place, et elle vit, devant elle, la Bourse. Le crépuscule tombait, le ciel d'hiver, chargé de brume, mettait derrière le monument comme une fumée d'incendie, une nuée d'un rouge sombre, qu'on aurait crue faite des flammes et des poussières d'une ville prise d'assaut. Et la Bourse, grise et morne, se détachait, dans la mélancolie de la catastrophe, qui, depuis un mois, la laissait déserte, ouverte aux quatre vents du ciel, pareille à une halle qu'une disette a vidée. C'était l'épidémie fatale, périodique, dont les ravages balaient le marché tous les dix à quinze ans, les vendredis noirs, ainsi qu'on les nomme, semant le sol de décombres. Il faut des années pour que la confiance renaisse, pour que les grandes maisons de banque se reconstruisent, jusqu'au jour où, la passion du jeu ravivée peu à peu, flambant et recommençant l'aventure, amène une nouvelle crise, effondre tout, dans un nouveau désastre. Mais, cette fois, derrière cette fumée rousse de l'horizon, dans les lointains troubles de la ville, il y avait comme un grand craquement sourd, la fin prochaine d'un monde.

XII

L'instruction du procès marcha avec une telle lenteur, que sept mois déjà s'étaient écoulés, depuis l'arrestation de Saccard et d'Hamelin, sans que l'affaire pût être mise au rôle. On était au milieu de septembre, et, ce lundi-là, Mme Caroline qui allait voir son frère deux fois par semaine, devait se rendre vers trois heures à la Conciergerie. Elle ne prononçait jamais le nom de Saccard, elle avait dix fois répondu par un refus formel, aux demandes pressantes qu'il lui faisait transmettre de le venir visiter. Pour elle, raidie dans sa volonté de justice, il n'était plus. Et elle espérait toujours sauver son frère, elle était toute gaie, les jours de visite, heureuse de l'entretenir de ses dernières démarches et de lui apporter un gros bouquet des fleurs qu'il aimait.

Le matin, ce lundi-là, elle préparait donc une boite d'œillets rouges, lorsque la vieille Sophie, la bonne de la princesse d'Orviedo, descendit lui dire que madame désirait lui parler tout de suite. Étonnée, vaguement inquiète, elle se hâta de monter. Depuis plusieurs mois, elle n'avait pas vu la princesse, ayant donné sa démission de secrétaire, à l'Œuvre du Travail, dès la catastrophe de l'Universelle. Elle ne se rendait plus, de loin en loin, boulevard Bineau, que pour voir Victor, que la sévère discipline semblait dompter maintenant, l'œil en dessous, avec sa joue gauche plus forte que la droite, tirant la bouche dans une moue de férocité goguenarde. Tout de suite, elle eut le pressentiment qu'on la faisait appeler à cause de Victor.

La princesse d'Orviedo, enfin, était ruinée. Dix ans à peine lui avaient suffi peur rendre aux pauvres les trois cents millions de l'héritage du prince, volés dans les poches des actionnaires crédules. S'il lui avait fallu cinq années d'abord pour dépenser en bonnes œuvres folles les cent premiers millions, elle était arrivée, en quatre et demi, à engloutir les deux cents autres, dans des fondations d'un luxe plus extraordinaire encore. A l'Œuvre du Travail, à la Crèche Sainte-Marie, à l'Orphelinat Saint-Joseph, à l'Asile de Châtillon et à l'Hôpital Saint-Marceau, s'ajoutaient aujourd'hui une ferme modèle, près d'Évreux, deux maisons de convalescence peur les enfants, sur les bords de la Manche, une autre maison de retraite peur les vieillards, à Nice, des hospices, des cités ouvrières, des bibliothèques et des écoles, aux quatre coins de la France; sans compter des donations considérables à des œuvres de charité déjà existantes. C'était, d'ailleurs, toujours la même volonté de royale restitution, non pas le morceau de pain jeté par la pitié ou la peur aux misérables, mais la jouissance de vivre, le superflu, tout ce qui est bon et beau donné aux humbles qui n'ont rien, aux faibles que les forts ont volés de leur part de joie, enfin les palais des riches grands ouverts aux mendiants des routes, pour qu'ils dorment, eux aussi, dans la soie et mangent dans la vaisselle d'or. Pendant dix années, la pluie des millions n'avait pas cessé, les réfectoires de marbre, les dortoirs égayés de peintures claires, les façades monumentales comme des Louvres, les jardins fleuris de plantes rares, dix années de travaux superbes, dans un gâchis incroyable d'entrepreneurs et d'architectes; et elle était bien heureuse, soulevée par le grand bonheur d'avoir désormais les mains nettes, sans un centime. Même elle venait d'atteindre l'étonnant résultat de s'endetter, on la poursuivait pour un reliquat de mémoires montant à plusieurs centaines de mille francs, sans que son avoué et son notaire pussent réussir à parfaire la somme, dans l'émiettement final de la colossale fortune, jetée ainsi aux quatre vents de l'aumône. Et un écriteau, cloué au-dessus de la porte cochère, annonçait la mise en vente de l'hôtel, le coup de balai suprême qui emportait jusqu'aux vestiges de l'argent maudit, ramassé dans la boue et dans le sang du brigandage financier.

En haut, la vieille Sophie attendait Mme Caroline pour l'introduire. Elle, furieuse, grondait toute la journée. Ah! elle l'avait bien dit que madame finirait par mourir sur la paille! Est-ce que madame n'aurait pas dû se remarier et avoir des enfants avec un autre monsieur, puisqu'elle n'aimait que ça au fond? Ce n'était pas qu'elle eût à se plaindre et à s'inquiéter, elle, car elle avait reçu depuis longtemps une rente de deux mille francs, qu'elle allait manger dans son pays, du côté d'Angoulême. Mais une colère l'emportait, lorsqu'elle songeait que madame ne s'était pas même réservé les quelques sous nécessaires, chaque matin, au pain et au lait dont elle vivait maintenant. Des querelles sans cesse éclataient entre elles. La princesse souriait de son divin sourire d'espérance, en répondant qu'elle n'aurait plus besoin, à la fin du mois, que d'un suaire, lorsqu'elle serait entrée dans le couvent où elle avait depuis longtemps marqué sa place, un couvent de carmélites muré au monde entier. Le repos, l'éternel repos!

Telle qu'elle la voyait depuis quatre années, Mme Caroline retrouva la princesse, vêtue de son éternelle robe noire, les cheveux cachés sous un fichu de dentelle, jolie encore à trente-neuf ans, avec son visage rond aux dents de perle, mais le teint jaune, la chair morte, comme après dix ans de cloître. Et l'étroite pièce, pareille à un bureau d'huissier de province, s'était emplie d'un encombrement de paperasses plus inextricables encore, des plans, des mémoires, des dossiers, tout le papier gâché d'un gaspillage de trois cents millions.

«Madame, dit la princesse de sa voix douce et lente, qu'aucune émotion ne faisait plus trembler, j'ai voulu vous apprendre une nouvelle qui m'a été apportée ce matin… Il s'agit de Victor, ce garçon que vous avez placé à l'Œuvre du Travail…»

Le cœur de Mme Caroline se mit à battre douloureusement. Ah! le misérable enfant, que son père n'était pas même allé voir, malgré ses formelles promesses, pendant les quelques mois qu'il avait connu son existence, avant d'être emprisonné à la Conciergerie. Que deviendrait-il désormais? Et elle qui se défendait de penser à Saccard, était continuellement ramenée à lui, bouleversée dans sa maternité d'adoption.

«Il s'est passé hier des choses terribles, continua la princesse, tout un crime que rien ne saurait réparer.»

Et elle conta, de son air glacé, une épouvantable aventure. Depuis trois jours, Victor s'était fait mettre à l'infirmerie, en alléguant des douleurs de tête insupportables. Le médecin avait bien flairé une simulation de paresseux; mais l'enfant était réellement ravagé par des névralgies fréquentes. Or, cet après-midi, Alice de Beauvilliers se trouvait à l'Œuvre sans sa mère, venue pour aider la sœur de service à l'inventaire trimestriel de l'armoire aux remèdes. Cette armoire était dans la pièce qui séparait les deux dortoirs, celui des filles de celui des garçons, où il n'y avait en ce moment que Victor couché, occupant un des lits; et la sœur, s'étant absentée quelques minutes, avait eu la surprise de ne pas retrouver Alice, si bien qu'après avoir attendu un instant, elle s'était mise à la chercher. Son étonnement avait grandi en constatant que la porte du dortoir des garçons venait d'être fermée en dedans. Que se passait-il donc? Il lui avait fallu faire le tour par le couloir, et elle restait béante, terrifiée, par le spectacle qui s'offrait à elle: la jeune fille à demi étranglée, une serviette nouée sur son visage pour étouffer ses cris, ses jupes en désordre relevées, étalant sa nudité pauvre de vierge chlorotique, violentée, souillée avec une brutalité immonde. Par terre, gisait un porte-monnaie vide. Victor avait disparu. Et la scène se reconstruisait: Alice, appelée peut-être, entrant pour donner un bol de lait à ce garçon de quinze ans, velu comme un homme, puis la brusque faim du monstre pour cette chair frêle, ce cou trop long, le saut du mâle en chemise, la fille étouffée, jetée sur le lit ainsi qu'une loque, violée, volée, et les vêtements passés à la hâte, et la fuite. Mais que de points obscurs, que de questions stupéfiantes et insolubles! Comment n'avait-on rien entendu, pas un bruit de lutte, pas une plainte? Comment de si effroyables choses s'étaient-elles passées si vite, dix minutes à peine? Surtout, comment Victor avait-il pu se sauver, s'évaporer pour ainsi dire, sans laisser de trace? car, après les plus minutieuses recherches, on avait acquis la certitude qu'il n'était plus dans l'établissement. Il devait s'être enfui par la salle de bains, donnant sur le corridor, et dont une fenêtre ouvrait au-dessus d'une série de toits étagés, allant jusqu'au boulevard; et encore un tel chemin offrait de si grands périls, que beaucoup se refusaient à croire qu'un être humain avait pu le suivre. Ramenée chez sa mère, Alice gardait le lit, meurtrie, éperdue, sanglotante, secouée d'une intense fièvre.

Mme Caroline écouta ce récit dans un saisissement tel, qu'il lui semblait que tout le sang de son cœur se glaçait. Un souvenir s'était éveillé, l'épouvantait d'un affreux rapprochement Saccard, autrefois, prenant la misérable Rosalie sur une marche, lui démettant l'épaule, au moment de la conception de cet enfant qui en avait gardé comme une joue écrasée; et, aujourd'hui, Victor violentant à son tour la première fille que le sort lui livrait. Quelle inutile cruauté! cette jeune fille si douce, la fin désolée d'une race, qui était sur le point de se donner à Dieu, ne pouvant avoir un mari, comme toutes les autres! Avait-elle donc un sens, cette rencontre imbécile et abominable? Pourquoi avoir brisé ceci contre cela?

«Je ne veux vous adresser aucun reproche, madame, conclut la princesse, car il serait injuste de faire remonter jusqu'à vous la moindre responsabilité. Seulement, vous aviez vraiment là un protégé bien terrible.»

Et, comme si une liaison d'idées avait lieu en elle, inexprimée, elle ajouta:

«On ne vit pas impunément dans certains milieux… Moi-même, j'ai eu les plus grands troubles de conscience, je me suis sentie complice lorsque, dernièrement, cette banque a croulé, en amoncelant tant de ruines et tant d'iniquités. Oui, je n'aurais pas dû consentir à ce que ma maison devint le berceau d'une abomination pareille… Enfin, le mal est fait, la maison sera purifiée, et moi, oh! moi, je ne suis plus, Dieu me pardonnera.»

Son pâle sourire d'espoir enfin réalisé avait reparu, elle disait d'un geste sa sortie du monde, sa disparition à jamais de bonne déesse invisible.

Mme Caroline lui avait saisi les mains, les serrait, les baisait, tellement bouleversée de remords et de pitié, qu'elle bégayait des paroles sans suite.

«Vous avez tort de m'excuser, je suis coupable… Cette malheureuse enfant, je veux la voir, je cours tout de suite la voir…»

Et elle s'en alla, laissant la princesse et sa vieille bonne Sophie commencer leurs paquets, pour le grand départ qui devait les séparer après quarante ans de vie commune.

L'avant-veille, le samedi, la comtesse de Beauvilliers s'était résignée à abandonner son hôtel à ses créanciers. Depuis six mois qu'elle ne payait plus les intérêts des hypothèques, la situation était devenue intolérable, au milieu des frais de toutes sortes, dans la continuelle menace d'une vente judiciaire; et son avoué lui avait donné le conseil de lâcher tout, de se retirer au fond d'un petit logement, où elle vivrait sans dépense, tandis qu'il tâcherait de liquider les dettes. Elle n'aurait pas cédé, elle se serait obstinée peut-être à garder son rang, son mensonge de fortune intacte, jusqu'à l'anéantissement de sa race, sous l'écroulement des plafonds, sans un nouveau malheur qui l'avait terrassée. Son fils Ferdinand, le dernier des Beauvilliers, l'inutile jeune homme, écarté de tout emploi, devenu zouave pontifical pour échapper à sa nullité et à son oisiveté, était mort à Rome, sans gloire, si pauvre de sang, si éprouvé par le soleil trop lourd, qu'il n'avait pu se battre à Mentana, déjà fiévreux, la poitrine prise. Alors, en elle, il y avait eu un brusque vide, un effondrement de toutes ses idées, de toutes ses volontés, de l'échafaudage laborieux qui, depuis tant d'années, soutenait si fièrement l'honneur du nom. Vingt-quatre heures suffirent, la maison s'était lézardée, la misère apparut, navrante, parmi les décombres. On vendit le vieux cheval, la cuisinière seule resta, fit son marché en tablier sale, deux sous de beurre et un litre de haricots secs, la comtesse fut aperçue sur le trottoir en robe crottée, avant aux pieds des bottines qui prenaient l'eau.

C'était l'indigence du soir au lendemain, le désastre emportait jusqu'à l'orgueil de cette croyante des jours d'autrefois, en lutte contre son siècle. Et elle s'était réfugiée sa fille, rue de la Tour-des-Dames, chez une ancienne marchande à la toilette, devenue dévote, qui sous-louait des chambres meublées à des prêtres. Là, elles habitaient toutes deux dans une grande chambre nue, d'une misère digne et triste, dont une alcôve fermée occupait le fond. Deux petits lits emplissaient l'alcôve, et lorsque les châssis, tendus du même papier que les murs, étaient clos, la chambre se transformait en salon. Cette disposition heureuse les avait un peu consolées.

Mais il n'y avait pas deux heures que la comtesse de Beauvilliers était installée, le samedi, lorsqu'une visite inattendue, extraordinaire, l'avait rejetée dans une nouvelle angoisse. Alice, heureusement, venait de descendre, pour une course. C'était Busch, avec sa face plate et sale, sa redingote graisseuse, sa cravate blanche roulée en corde, qui, averti sans doute par son flair de la minute favorable, se décidait enfin à réaliser sa vieille affaire de la reconnaissance de dix mille francs, signée par le comte à la fille Léonie Cron. D'un coup d'œil sur le logis, il avait jugé la situation de la veuve: aurait-il tardé trop longtemps? Et, en homme capable, à l'occasion, d'urbanité et de patience, il avait longuement expliqué le cas à la comtesse effarée. C'était bien, n'est-ce pas? l'écriture de son mari, ce qui établissait nettement l'histoire: une passion du comte pour la jeune personne, une façon de l'avoir d'abord, puis de se débarrasser d'elle. Même il ne lui avait pas caché que, légalement, et après quinze années bientôt, il ne la croyait pas forcée de payer. Seulement, il n'était, lui, que le représentant de sa cliente, il la savait résolue à saisir les tribunaux, à soulever le plus effroyable des scandales, si l'on ne transigeait pas.

La comtesse, toute blanche, frappée au cœur par ce passé affreux qui ressuscitait, s'étant étonnée qu'on eût attendu si longtemps, avant de s'adresser à elle, il avait inventé une histoire, la reconnaissance perdue, retrouvée au fond d'une malle; et, comme elle refusait définitivement d'examiner l'affaire, il s'en était allé, toujours très poli, en disant qu'il reviendrait avec sa cliente, pas le lendemain, parce que celle-ci ne pouvait guère quitter le dimanche la maison où elle travaillait, mais certainement le lundi ou le mardi.

Le lundi, au milieu de l'épouvantable aventure arrivée à sa fille, depuis qu'on la lui avait ramenée délirante, et qu'elle la veillait, les yeux aveuglés de larmes, la comtesse de Beauvilliers ne songeait plus à cet homme mal mis et à sa cruelle histoire. Enfin, Alice venait de s'endormir, la mère s'était assise, épuisée, écrasée par cet acharnement du sort, quand Busch de nouveau se présenta, accompagné cette fois de Léonide.

«Madame, voici ma cliente, et il va falloir en finir.»

Devant l'apparition de la fille, la comtesse avait frémi. Elle la regardait, habillée de couleurs crues, avec ses durs cheveux noirs tombant sur les sourcils, sa face large et molle, la bassesse immonde de toute sa personne, usée par dix années de prostitution. Et elle était torturée, elle saignait dans son orgueil de femme, après tant d'années de pardon et d'oubli. C'était, mon Dieu! pour des créatures destinées à de telles chutes, que le comte la trahissait!

«Il faut en finir, insista Busch, parce que ma cliente est très tenue, rue Feydeau.

– Rue Feydeau, répéta la comtesse sans comprendre.

– Oui, elle est là… Enfin, elle est là en maison.»

Éperdue, les mains tremblantes, la comtesse alla fermé complètement l'alcôve, dont un seul des vantaux était poussé. Alice, dans sa fièvre, venait de s'agiter sous la couverture. Pourvu qu'elle se rendormît, qu'elle ne vît pas, qu'elle n'entendît pas!

Busch, déjà, reprenait:

«Voilà! madame, comprenez bien… Mademoiselle m'a chargé de son affaire, et je la représente, simplement. C'est pourquoi j'ai voulu qu'elle vînt en personne expliquer sa réclamation… Allons. Léonide, expliquez-vous.»

Inquiète, mal à l'aise dans ce rôle qu'il lui faisait jouer, celle-ci levait sur lui ses gros yeux troubles de chien battu. Mais l'espoir des mille francs qu'il lui avait promis, la décida. Et, de sa voix rauque, éraillée par l'alcool, tandis que lui, de nouveau, dépliait, étalait la reconnaissance du comte:

«C'est bien ça, c'est le papier que M. Charles m'a signe.. J'étais la fille du charretier, à Cron le cocu, comme on disait, vous savez bien, madame!.. Et alors, M. Charles était toujours pendu à mes jupes, à me demander des saletés. Moi, ça m'ennuyait. Quand on est jeune, n'est-ce pas? on ne sait rien, on n'est pas gentille pour les vieux… Et alors, M. Charles m'a signé le papier, un soir qu'il m'avait emmenée dans l'écurie…»

Debout, crucifiée, la comtesse la laissait dire, lorsqu'il lui sembla entendre une plainte dans l'alcôve. Elle eut un geste d'angoisse.

«Taisez-vous!»

Mais Léonide était lancée, voulait finir.

«Ce n'est guère honnête tout de même, lorsqu'on ne veut pas payer, d'aller débaucher une petite fille sage… Oui, madame, votre monsieur Charles était un voleur. C'est ce qu'en pensent toutes les femmes à qui je raconte ça… Et je vous réponds que ça valait bien l'argent.

– Taisez-vous! taisez-vous!» cria furieusement la comtesse, les deux bras en l'air, comme pour l'écraser, si elle continuait.

Léonide eut peur, leva le coude, afin de se protéger la figure, dans le mouvement instinctif des filles habituées aux gifles. Et un effrayant silence régna, durant lequel il sembla qu'une nouvelle plainte, un petit bruit étouffé de larmes venait de l'alcôve.

«Enfin, que voulez-vous?» reprit la comtesse, tremblante, baissant la voix.

Ici, Busch intervint.

«Mais, madame, cette fille veut qu'on la paie. Et elle a raison, la malheureuse, de dire que M. le comte de Beauvilliers a fort mal agi avec elle. C'est de l'escroquerie, simplement.

– Jamais je ne paierai une pareille dette.

– Alors, nous allons prendre une voiture, en sortant d'ici, et nous rendre au Palais, où je déposerai la plainte que j'ai rédigée d'avance, et que voici… Tous les faits que mademoiselle vient de vous dire y sont relatés.

– Monsieur, c'est un abominable chantage, vous ne ferez pas cela.

– Je vous demande pardon, madame, je vais le faire à l'instant. Les affaires sont les affaires.»

Une fatigue immense, un suprême découragement envahit la comtesse. Le dernier orgueil qui la tenait debout, venait de se briser; et toute sa violence, toute sa force tomba. Elle joignit les mains, elle bégayait.

«Mais vous voyez où nous en sommes. Regardez donc cette chambre… Nous n'avons plus rien, demain peut-être il ne nous restera pas de quoi manger… Où voulez-vous que je prenne de l'argent, dix mille francs, mon Dieu!»

Busch eut un sourire d'homme accoutumé à pécher dans ces ruines.

«Oh! les dames comme vous ont toujours des ressources. En cherchant bien, on trouve.»

Depuis un moment, il guettait sur la cheminée un vieux coffret à bijoux, que la comtesse avait laissé là, le matin, en achevant de vider une malle; et il flairait des pierreries, avec la certitude de l'instinct. Son regard brilla d'une telle flamme, qu'elle en suivit la direction et comprit.

«Non, non! cria-t-elle, les bijoux, jamais!»

Et elle saisit le coffret, comme pour le défendre. Ces derniers bijoux depuis si longtemps dans la famille, ces quelques bijoux qu'elle avait gardés au travers des plus grandes gênes, comme l'unique dot de sa fille, et qui restaient à cette heure sa suprême ressource!

«Jamais, j'aimerais mieux donner de ma chair!»

Mais, à cette minute, il y eut une diversion, Mme Caroline frappa et entra. Elle arrivait bouleversée, elle demeura saisie de la scène au milieu de laquelle elle tombait. D'un mot, elle avait prié la comtesse de ne point se déranger; et elle serait partie, sans un geste suppliant de celle-ci, qu'elle crut comprendre. Immobile au fond de la pièce, elle s'effaça.

Busch venait de remettre son chapeau, tandis que, de plus en plus mal à l'aise, Léonide gagnait la porte.

«Alors, madame, il ne nous reste donc qu'à nous retirer…»

Pourtant, il ne se retirait pas. Il reprit toute l'histoire, en termes plus honteux, comme s'il avait voulu humilier encore la comtesse devant la nouvelle venue, cette dame qu'il affectait de ne pas reconnaître, selon son habitude, quand il était en affaire.

«Adieu, madame, nous allons de ce pas au parquet. Le récit détaillé sera dans les journaux, avant trois jours. C'est vous qui l'aurez voulu.»

Dans les journaux! Cet horrible scandale sur les rai mêmes de sa maison! Ce n'était donc pas assez de voir tomber en poudre l'antique fortune, il fallait que tout croulât dans la boue! Ah! que l'honneur du nom au moins fût sauvé! Et, d'un mouvement machinal, elle ouvrit le coffret. Les boucles d'oreilles, le bracelet, trois bagues apparurent, des brillants et des rubis, avec leurs montures anciennes.

Busch, vivement, s'était approché. Ses yeux s'attendrissaient, d'une douceur de caresse.

«Oh! il n'y en a pas pour dix mille francs… Permettez que je voie.»

Déjà, un à un, il prenait les bijoux, les retournait, les élevait en l'air, de ses gros doigts tremblants d'amoureux, avec sa passion sensuelle des pierreries. La pureté des rubis surtout semblait le jeter dans une extase. Et ces brillants anciens, si la taille en est parfois maladroite, quelle eau merveilleuse!

«Six mille francs! dit-il d'une voix de commissaire priseur, cachant son émotion sous ce chiffre d'estimation totale. Je ne compte que les pierres, les montures sont bonnes à fondre. Enfin, nous nous contenterons de six mille francs.»

Mais le sacrifice était trop rude pour la comtesse. Elle eut un réveil de violence, elle lui reprit les bijoux, les serra dans ses mains convulsées. Non, non! c'était trop, d'exiger d'elle qu'elle jetât encore au gouffre ces quelques pierres que sa mère avait portées, que sa fille devait porter le jour de son mariage. Et des larmes brûlantes jaillirent de ses yeux, ruisselèrent sur ses joues, dans une telle douleur tragique, que Léonide, le cœur touché, éperdue d'apitoiement, se mit à tirer Busch par sa redingote pour le forcer de partir. Elle voulait s'en aller, ça la bousculait à la fin, de faire tant de peine à cette pauvre vieille dame, qui avait l'air si bon. Busch, très froid, suivait la scène, certain maintenant de tout emporter, sachant par sa longue expérience que les crises de larmes, chez les femmes, annoncent la débâcle de la volonté; et il attendait.

Peut-être l'affreuse scène se serait-elle prolongée, si, à ce moment, une voix lointaine, étouffée, n'avait éclaté en sanglots. C'était Alice qui criait du fond de l'alcôve:

«Oh! maman, ils me tuent!.. Donne-leur tout, qu'ils emportent tout!.. Oh! maman, qu'ils s'en aillent! ils me tuent, ils me tuent!»

Alors, la comtesse eut un geste d'abandon désespéré, un geste dans lequel elle aurait donné sa vie. Sa fille avait entendu. Sa fille se mourait de honte. Et elle jeta les bijoux à Busch, et elle lui laissa à peine le temps de poser sur la table, en échange, la reconnaissance du comte, le poussant dehors, derrière Léonide déjà disparue. Puis, elle rouvrit l'alcôve, elle alla s'abattre sur l'oreiller d'Alice, toutes les deux achevées, anéanties, mêlant leurs larmes.

Mme Caroline, révoltée, avait été un moment sur le point d'intervenir. Laisserait-elle donc le misérable dépouiller ainsi ces deux pauvres femmes? Mais elle venait d'entendre l'ignoble histoire, et que faire pour éviter le scandale? car elle le savait homme à aller jusqu'au bout ses menaces. Elle-même restait honteuse devant lui, dans la complicité des secrets qu'il y avait entre eux. Ah! que de souffrances, que d'ordures! Une gêne l'envahissait, qu'était-elle accourue faire là, puisqu'elle ne trouvait ni une parole à dire ni un secours à donner?

Yaş sınırı:
12+
Litres'teki yayın tarihi:
01 kasım 2017
Hacim:
550 s. 1 illüstrasyon
Telif hakkı:
Public Domain
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