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Kitabı oku: «L'Assommoir», sayfa 10

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Dans le quartier, la nouvelle boutique produisit une grosse émotion. On accusa les Coupeau d'aller trop vite et de faire des embarras. Ils avaient, en effet, dépensé les cinq cents francs des Goujet en installation, sans garder même de quoi vivre une quinzaine, comme ils se l'étaient promis. Le matin où Gervaise enleva ses volets pour la première fois, elle avait juste six francs dans son porte-monnaie. Mais elle n'était pas en peine, les pratiques arrivaient, ses affaires s'annonçaient très bien. Huit jours plus tard, le samedi, avant de se coucher, elle resta deux heures à calculer, sur un bout de papier; et elle réveilla Coupeau, la mine luisante, pour lui dire qu'il y avait des mille et des cents à gagner, si l'on était raisonnable.

– Ah bien! criait madame Lorilleux dans toute la rue de la Goutte-d'Or, mon imbécile de frère en voit de drôles!.. Il ne manquait plus à la Banban que de faire la vie. Ça lui va bien, n'est-ce pas?

Les Lorilleux s'étaient brouillés à mort avec Gervaise. D'abord, pendant les réparations de la boutique, ils avaient failli crever de rage; rien qu'à voir les peintres de loin, ils passaient sur l'autre trottoir, ils remontaient chez eux les dents serrées. Une boutique bleue à cette rien-du-tout, si ce n'était pas fait pour casser les bras des honnêtes gens! Aussi, dès le second jour, comme l'apprentie vidait à la volée un bol d'amidon, juste au moment où madame Lorilleux sortait, celle-ci avait-elle ameuté la rue en accusant sa belle-soeur de la faire insulter par ses ouvrières. Et tous rapports étaient rompus, on n'échangeait plus que des regards terribles, quand on se rencontrait.

– Oui, une jolie vie! répétait madame Lorilleux. On sait d'où il lui vient, l'argent de sa baraque! Elle a gagné ça avec le forgeron… Encore, du propre monde, de ce côté-là! Le père ne s'est-il pas coupé la tête avec un couteau, pour éviter la peine à la guillotine? Enfin, quelque sale histoire dans ce genre!

Elle accusait très carrément Gervaise de coucher avec Goujet. Elle mentait, elle prétendait les avoir surpris un soir ensemble, sur un banc du boulevard extérieur. La pensée de cette liaison, des plaisirs que devait goûter sa belle-soeur, l'exaspérait davantage, dans son honnêteté de femme laide. Chaque jour, le cri de son coeur lui revenait aux lèvres:

– Mais qu'a-t-elle donc sur elle, cette infirme, pour se faire aimer!

Est-ce qu'on m'aime, moi!

Puis, c'étaient des potins interminables avec les voisines. Elle racontait toute l'histoire. Allez, le jour du mariage, elle avait fait une drôle de tête! Oh! elle avait le nez creux, elle sentait déjà comment ça devait tourner. Plus tard, mon Dieu! la Banban s'était montrée si douce, si hypocrite, qu'elle et son mari, par égard pour Coupeau, avaient consenti à être parrain et marraine de Nana; même que ça coûtait bon, un baptême comme celui-là. Mais maintenant, voyez-vous! la Banban pouvait être à l'article de la mort et avoir besoin d'un verre d'eau, ce ne serait pas elle, bien sûr, qui le lui donnerait. Elle n'aimait pas les insolentes, ni les coquines, ni les dévergondées. Quant à Nana, elle serait toujours bien reçue, si elle montait voir son parrain et sa marraine; la petite, n'est-ce pas? n'était point coupable des crimes de la mère. Coupeau, lui, n'avait pas besoin de conseil; à sa place, tout homme aurait trempé le derrière de sa femme dans un baquet, en lui allongeant une paire de claques; enfin, ça le regardait, on lui demandait seulement d'exiger du respect pour sa famille. Jour de Dieu! si Lorilleux l'avait trouvée, elle, madame Lorilleux, en flagrant délit! ça ne se serait pas passé tranquillement, il lui aurait planté ses cisailles dans le ventre.

Les Boche, pourtant, juges sévères des querelles de la maison, donnaient tort aux Lorilleux. Sans doute, les Lorilleux étaient des personnes comme il faut, tranquilles, travaillant toute la sainte journée, payant leur terme recta. Mais là, franchement, la jalousie les enrageait. Avec ça, ils auraient tondu un oeuf. Des pingres, quoi! des gens qui cachaient leur litre, quand on montait, pour ne pas offrir un verre de vin; enfin, du monde pas propre. Un jour, Gervaise venait de payer aux Boche du cassis avec de l'eau de Seltz, qu'on buvait dans la loge, quand madame Lorilleux était passée, très raide, en affectant de cracher devant la porte des concierges. Et, depuis lors, chaque samedi, madame Boche, lorsqu'elle balayait les escaliers et les couloirs, laissait les ordures devant la porte des Lorilleux.

– Parbleu! criait madame Lorilleux, la Banban les gorge, ces goinfres! Ah! ils sont bien tous les mêmes!.. Mais qu'ils ne m'embêtent pas! J'irais me plaindre au propriétaire… Hier encore, j'ai vu ce sournois de Boche se frotter aux jupes de madame Gaudron. S'attaquer à une femme de cet âge, qui a une demi-douzaine d'enfants, hein? c'est de la cochonnerie pure!.. Encore une saleté de leur part, et je préviens la mère Boche, pour qu'elle flanque une tripotée à son homme… Dame! on rirait un peu.

Maman Coupeau voyait toujours les deux ménages, disant comme tout le monde, arrivant même à se faire retenir plus souvent à dîner, en écoutant complaisamment sa fille et sa belle-fille, un soir chacune. Madame Lerat, pour le moment, n'allait plus chez les Coupeau, parce qu'elle s'était disputée avec la Banban, un sujet d'un zouave qui venait de couper le nez de sa maîtresse d'un coup de rasoir; elle soutenait le zouave, elle trouvait le coup de rasoir très amoureux, sans donner ses raisons. Et elle avait encore exaspéré les colères de madame Lorilleux, en lui affirmant que la Banban, dans la conversation, devant des quinze et des vingt personnes, l'appelait Queue-de-vache sans se gêner. Mon Dieu! oui, les Boche, les voisins maintenant l'appelaient Queue-de-vache.

Au milieu de ces cancans, Gervaise, tranquille, souriante, sur le seuil de sa boutique, saluait les amis d'un petit signe de tête affectueux. Elle se plaisait à venir là, une minute, entre deux coups de fer, pour rire à la rue, avec le gonflement de vanité d'une commerçante, qui a un bout de trottoir à elle. La rue de la Goutte-d'Or lui appartenait, et les rues voisines, et le quartier tout entier. Quand elle allongeait la tête, en camisole blanche, les bras nus, ses cheveux blonds envolés dans le feu du travail, elle jetait un regard à gauche, un regard à droite, aux deux bouts, pour prendre d'un trait les passants, les maisons, le pavé et le ciel: à gauche, la rue de la Goutte-d'Or s'enfonçait, paisible, déserte, dans un coin de province, où des femmes causaient bas sur les portes; à droite, à quelques pas, la rue des Poissonniers mettait un vacarme de voitures, un continuel piétinement de foule, qui refluait et faisait de ce bout un carrefour de cohue populaire. Gervaise aimait la rue, les cahots des camions dans les trous du gros pavé bossué, les bousculades des gens le long des minces trottoirs, interrompus par des cailloutis en pente raide; ses trois mètres de ruisseau, devant sa boutique, prenaient une importance énorme, un fleuve large, qu'elle voulait très-propre, un fleuve étrange et vivant, dont la teinturerie de la maison colorait les eaux des caprices les plus tendres, au milieu de la boue noire. Puis, elle s'intéressait à des magasins, une vaste épicerie, avec un étalage de fruits secs garanti par des filets à petites mailles, une lingerie et bonneterie d'ouvriers, balançant au moindre souffle des cottes et des blouses bleues, pendues les jambes et les bras écartés. Chez la fruitière, chez la tripière, elle apercevait des angles de comptoir, où des chats superbes et tranquilles ronronnaient. Sa voisine, madame Vigouroux, la charbonnière, lui rendait son salut, une petite femme grasse, la face noire, les yeux luisants, fainéantant à rire avec des hommes, adossée contre sa devanture, que des bûches peintes sur un fond lie de vin décoraient d'un dessin compliqué de chalet rustique. Mesdames Cudorge, la mère et la fille, ses autres voisines qui tenaient la boutique de parapluies, ne se montraient jamais, leur vitrine assombrie, leur porte close, ornée de deux petites ombrelles de zinc enduites d'une épaisse couche de vermillon vif. Mais Gervaise, avant de rentrer, donnait toujours un coup d'oeil, en face d'elle, à un grand mur blanc, sans une fenêtre, percé d'une immense porte cochère, par laquelle on voyait le flamboiement d'une forge, dans une cour encombrée de charrettes et de carrioles, les brancards en l'air. Sur le mur, le mot: Maréchalerie, était écrit en grandes lettres, encadré d'un éventail de fers à cheval. Toute la journée, les marteaux sonnaient sur l'enclume, des incendies d'étincelles éclairaient l'ombre blafarde de la cour. Et, au bas de ce mur, au fond d'un trou, grand comme une armoire, entre une marchande de ferraille et une marchande de pommes de terre frites, il y avait un horloger, un monsieur en redingote, l'air propre, qui fouillait continuellement des montres avec des outils mignons, devant un établi où des choses délicates dormaient sous des verres; tandis que, derrière lui, les balanciers de deux ou trois douzaines de coucous tout petits battaient à la fois, dans la misère noire de la rue et le vacarme cadencé de la maréchalerie.

Le quartier trouvait Gervaise bien gentille. Sans doute, on clabaudait sur son compte, mais il n'y avait qu'une voix pour lui reconnaître de grands yeux, une bouche pas plus longue que ça, avec des dents très blanches. Enfin, c'était une jolie blonde, et elle aurait pu se mettre parmi les plus belles, sans le malheur de sa jambe. Elle était dans ses vingt-huit ans, elle avait engraissé. Ses traits fins s'empâtaient, ses gestes prenaient une lenteur heureuse. Maintenant, elle s'oubliait parfois sur le bord d'une chaise, le temps d'attendre son fer, avec un sourire vague, la face noyée d'une joie gourmande. Elle devenait gourmande; ça, tout le monde le disait; mais ce n'était pas un vilain défaut, au contraire. Quand on gagne de quoi se payer de fins morceaux, n'est-ce pas? on serait bien bête de manger des pelures de pommes de terre. D'autant plus qu'elle travaillait toujours dur, se mettant en quatre pour ses pratiques, passant elle-même les nuits, les volets fermés, lorsque la besogne était pressée. Comme on disait dans le quartier, elle avait la veine; tout lui prospérait. Elle blanchissait la maison, M. Madinier, mademoiselle Remanjou, les Boche; elle enlevait même à son ancienne patronne, madame Fauconnier, des dames de Paris logées rue du Faubourg-Poissonnière. Dès la seconde quinzaine, elle avait dû prendre deux ouvrières, madame Putois et la grande Clémence, cette fille qui habitait autrefois au sixième; ça lui faisait trois personnes chez elle, avec son apprentie, ce petit louchon d'Augustine, laide comme un derrière de pauvre homme. D'autres auraient pour sûr perdu la tête dans ce coup de fortune. Elle était bien pardonnable de fricoter un peu le lundi, après avoir trimé la semaine entière. D'ailleurs, il lui fallait ça; elle serait restée gnangnan, à regarder les chemises se repasser toutes seules, si elle ne s'était pas collé un velours sur la poitrine, quelque chose de bon dont l'envie lui chatouillait le jabot.

Jamais Gervaise n'avait encore montré tant de complaisance. Elle était douce comme un mouton, bonne comme du pain. A part madame Lorilleux, qu'elle appelait Queue-de-vache pour se venger, elle ne détestait personne, elle excusait tout le monde. Dans le léger abandon de sa gueulardise, quand elle avait bien déjeuné et pris son café, elle cédait au besoin d'une indulgence générale. Son mot était: « On doit se pardonner entre soi, n'est-ce pas, si l'on ne veut pas vivre comme des sauvages. » Quand on lui parlait de sa bonté, elle riait. Il n'aurait plus manqué qu'elle fût méchante! Elle se défendait, elle disait n'avoir aucun mérite à être bonne. Est-ce que tous ses rêves n'étaient pas réalisés? est-ce qu'il lui restait à ambitionner quelque chose dans l'existence? Elle rappelait son idéal d'autrefois, lorsqu'elle se trouvait sur le pavé: travailler, manger du pain, avoir un trou à soi, élever ses enfants, ne pas être battue, mourir dans son lit. Et maintenant son idéal était dépassé; elle avait tout, et en plus beau. Quant à mourir dans son lit, ajoutait-elle en plaisantant, elle y comptait, mais le plus tard possible, bien entendu.

C'était surtout pour Coupeau que Gervaise se montrait gentille. Jamais une mauvaise parole, jamais une plainte derrière le dos de son mari. Le zingueur avait fini par se remettre au travail; et, comme son chantier était alors à l'autre bout de Paris, elle lui donnait tous les matins quarante sous pour son déjeuner, sa goutte et son tabac. Seulement, deux jours sur six, Coupeau s'arrêtait en route, buvait les quarante sous avec un ami, et revenait déjeuner en racontant une histoire. Une fois même, il n'était pas allé loin, il s'était payé avec Mes-Bottes et trois autres un gueuleton soigné, des escargots, du rôti et du vin cacheté, au Capucin, barrière de la Chapelle; puis, comme ses quarante sous ne suffisaient pas, il avait envoyé la note à sa femme par un garçon, en lui faisant dire qu'il était au clou. Celle-ci riait, haussait les épaules. Où était le mal, si son homme s'amusait un peu? Il fallait laisser aux hommes la corde longue, quand on voulait vivre en paix dans son ménage. D'un mot à un autre, on en arrivait vite aux coups. Mon Dieu! on devait tout comprendre. Coupeau souffrait encore de sa jambe, puis il se trouvait entraîné, il était bien forcé de faire comme les autres, sous peine de passer pour un mufe. D'ailleurs, ça ne tirait pas à conséquence; s'il rentrait éméché, il se couchait, et deux heures après il n'y paraissait plus. Cependant, les fortes chaleurs étaient venues. Une après-midi de juin, un samedi que l'ouvrage pressait, Gervaise avait elle-même bourré de coke la mécanique, autour de laquelle dix fers chauffaient, dans le ronflement du tuyau. A cette heure, le soleil tombait d'aplomb sur la devanture, le trottoir renvoyait une réverbération ardente, dont les grandes moires dansaient au plafond de la boutique; et ce coup de lumière, bleui par le reflet du papier des étagères et de la vitrine, mettait au-dessus de l'établi un jour aveuglant, comme une poussière de soleil tamisée dans les linges fins. Il faisait là une température à crever. On avait laissé ouverte la porte de la rue, mais pas un souffle de vent ne venait; les pièces qui séchaient en l'air, pendues aux fils de laiton, fumaient, étaient raides comme des copeaux en moins de trois quarts d'heure. Depuis un instant, sous cette lourdeur de fournaise, un gros silence régnait, au milieu duquel les fers seuls tapaient sourdement, étouffés par l'épaisse couverture garnie de calicot.

– Ah bien! dit Gervaise, si nous ne fondons pas, aujourd'hui! On retirerait sa chemise!

Elle était accroupie par terre, devant une terrine, occupée à passer du linge à l'amidon. En jupon blanc, la camisole retroussée aux manches et glissée des épaules, elle avait les bras nus, le cou nu, toute rose, si suante, que les petites mèches blondes de ses cheveux ébouriffés se collaient à sa peau. Soigneusement, elle trempait dans l'eau laiteuse des bonnets, des devants de chemises d'homme, des jupons entiers, des garnitures de pantalons de femme. Puis, elle roulait les pièces et les posait au fond d'un panier carré, après avoir plongé dans un seau et secoué sa main sur les corps des chemises et des pantalons qui n'étaient pas amidonnés.

– C'est pour vous, ce panier, madame Putois, reprit-elle. Dépêchez-vous, n'est-ce pas? Ça sèche tout de suite, il faudrait recommencer dans une heure.

Madame Putois, une femme de quarante-cinq ans, maigre, petite, repassait sans une goutte de sueur, boutonnée dans un vieux caraco marron. Elle n'avait pas même retiré son bonnet, un bonnet noir garni de rubans verts tournés au jaune. Elle restait raide devant l'établi, trop haut pour elle, les coudes en l'air, poussant son fer avec des gestes cassés de marionnette. Tout d'un coup, elle s'écria:

– Ah! non, mademoiselle Clémence, remettez votre camisole. Vous savez, je n'aime pas les indécences. Pendant que vous y êtes, montrez toute votre boutique. Il y a déjà trois hommes arrêtés en face.

La grande Clémence la traita de vieille bête, entre ses dents. Elle suffoquait, elle pouvait bien se mettre à l'aise; tout le monde n'avait pas une peau d'amadou. D'ailleurs, est-ce qu'on voyait quelque chose? Et elle levait les bras, sa gorge puissante de belle fille crevait sa chemise, ses épaules faisaient craquer les courtes manches. Clémence s'en donnait à se vider les moelles avant trente ans; le lendemain des noces sérieuses, elle ne sentait plus le carreau sous ses pieds, elle dormait sur la besogne, la tête et le ventre comme bourrés de chiffons. Mais on la gardait quand même, car pas une ouvrière ne pouvait se flatter de repasser une chemise d'homme avec son chic. Elle avait la spécialité des chemises d'homme.

– C'est à moi, allez! finit-elle par déclarer, en se donnant des claques sur la gorge. Et ça ne mord pas, ça ne fait bobo à personne.

– Clémence, remettez votre camisole, dit Gervaise. Madame Putois a raison, ce n'est pas convenable… On prendrait ma maison pour ce qu'elle n'est pas.

Alors, la grande Clémence se rhabilla en bougonnant. En voilà des giries! Avec ça que les passants n'avaient jamais vu des nénais! Et elle soulagea sa colère sur l'apprentie, ce louchon d'Augustine, qui repassait à côté d'elle du linge plat, des bas et des mouchoirs; elle la bouscula, la poussa avec son coude. Mais Augustine, hargneuse, d'une méchanceté sournoise de monstre et de souffre-douleur, cracha par derrière sur sa robe, sans qu'on la vît, pour se venger.

Gervaise pourtant venait de commencer un bonnet appartenant à madame Boche, qu'elle voulait soigner. Elle avait préparé de l'amidon cuit pour le remettre à neuf. Elle promenait doucement, dans le fond de la coiffe, le polonais, un petit fer arrondi des deux bouts, lorsqu'une femme entra, osseuse, la face tachée de plaques rouges, les jupes trempées. C'était une maîtresse laveuse qui employait trois ouvrières au lavoir de la Goutte-d'Or.

– Vous arrivez trop tôt, madame Bijard! cria Gervaise. Je vous avais dit ce soir… Vous me dérangez joliment, à cette heure-ci!

Mais comme la laveuse se lamentait, craignant de ne pouvoir mettre couler le jour même, elle voulut bien lui donner le linge sale tout de suite. Elles allèrent chercher les paquets dans la pièce de gauche où couchait Étienne, et revinrent avec des brassées énormes, qu'elles empilèrent sur le carreau, au fond de la boutique. Le triage dura une grosse demi-heure. Gervaise faisait des tas autour d'elle, jetait ensemble les chemises d'homme, les chemises de femme, les mouchoirs, les chaussettes, les torchons. Quand une pièce d'un nouveau client lui passait entre les mains, elle la marquait d'une croix au fil rouge pour la reconnaître. Dans l'air chaud, une puanteur fade montait de tout ce linge sale remué.

– Oh! la, la, ça gazouille! dit Clémence, en se bouchant le nez.

– Pardi! si c'était propre, on ne nous le donnerait pas, expliqua tranquillement Gervaise. Ça sent son fruit, quoi!.. Nous disions quatorze chemises de femme, n'est-ce pas, madame Bijard?.. quinze, seize, dix-sept…

Elle continua à compter tout haut. Elle n'avait aucun dégoût, habituée à l'ordure; elle enfonçait ses bras nus et roses au milieu des chemises jaunes de crasse, des torchons raidis par la graisse des eaux de vaisselle, des chaussettes mangées et pourries de sueur. Pourtant, dans l'odeur forte qui battait son visage penché au-dessus des tas, une nonchalance la prenait. Elle s'était assise au bord d'un tabouret, se courbant en deux, allongeant les mains à droite, à gauche, avec des gestes ralentis, comme si elle se grisait de cette puanteur humaine, vaguement souriante, les yeux noyés. Et il semblait que ses premières paresses vinssent de là, de l'asphyxie des vieux linges empoisonnant l'air autour d'elle.

Juste au moment où elle secouait une couche d'enfant, qu'elle ne reconnaissait pas, tant elle était pisseuse, Coupeau entra.

– Cré coquin! bégaya-t-il, quel coup de soleil!.. Ça vous tape dans la tête!

Le zingueur se retint à l'établi pour ne pas tomber. C'était la première fois qu'il prenait une pareille cuite. Jusque-là, il était rentré pompette, rien de plus. Mais, cette fois, il avait un gnon sur l'oeil, une claque amicale égarée dans une bousculade. Ses cheveux frisés, où des fils blancs se montraient déjà, devaient avoir épousseté une encoignure de quelque salle louche de marchand de vin, car une toile d'araignée pendait à une mèche, sur la nuque. Il restait rigolo d'ailleurs, les traits un peu tirés et vieillis, la mâchoire inférieure saillant davantage, mais toujours bon enfant, disait-il, et la peau encore assez tendre pour faire envie à une duchesse.

– Je vais t'expliquer, reprit-il en s'adressant à Gervaise. C'est Pied-de-Céleri, tu le connais bien, celui qui a une quille de bois… Alors, il part pour son pays, il a voulu nous régaler… Oh! nous étions d'aplomb, sans ce gueux de soleil… Dans la rue, le monde est malade. Vrai! le monde festonne…

Et comme la grande Clémence s'égayait de ce qu'il avait vu la rue soûle, il fut pris lui-même d'une joie énorme dont il faillit étrangler. Il criait:

– Hein! les sacrés pochards! Ils sont d'un farce!.. Mais ce n'est pas leur faute, c'est le soleil…

Toute la boutique riait, même madame Putois, qui n'aimait pas les ivrognes. Ce louchon d'Augustine avait un chant de poule, la bouche ouverte, suffoquant. Cependant, Gervaise soupçonnait Coupeau de n'être pas rentré tout droit, d'avoir passé une heure chez les Lorilleux, où il recevait de mauvais conseils. Quand il lui eut juré que non, elle rit à son tour, pleine d'indulgence, ne lui reprochant même pas d'avoir encore perdu une journée de travail.

– Dit-il des bêtises, mon Dieu! murmura-t-elle. Peut-on dire des bêtises pareilles!

Puis, d'une voix maternelle:

– Va te coucher, n'est-ce pas? Tu vois, nous sommes occupées; tu nous gênes… Ça fait trente-deux mouchoirs, madame Bijard; et deux autres, trente-quatre…

Mais Coupeau n'avait pas sommeil. Il resta là, à se dandiner, avec un mouvement de balancier d'horloge, ricanant d'un air entêté et taquin. Gervaise, qui voulait se débarrasser de madame Bijard, appela Clémence, lui fit compter le linge pendant qu'elle l'inscrivait. Alors, à chaque pièce, cette grande vaurienne lâcha un mot cru, une saleté; elle étalait les misères des clients, les aventures des alcôves, elle avait des plaisanteries d'atelier sur tous les trous et toutes les taches qui lui passaient par les mains. Augustine faisait celle qui ne comprend pas, ouvrait de grandes oreilles de petite fille vicieuse. Madame Putois pinçait les lèvres, trouvait ça bête, de dire ces choses devant Coupeau; un homme n'a pas besoin de voir le linge; c'est un de ces déballages qu'on évite chez les gens comme il faut. Quant à Gervaise, sérieuse, à son affaire, elle semblait ne pas entendre. Tout en écrivant, elle suivait les pièces d'un regard attentif, pour les reconnaître au passage; et elle ne se trompait jamais, elle mettait un nom sur chacune, au flair, à la couleur. Ces serviettes-là appartenaient aux Goujet; ça sautait aux yeux, elles n'avaient pas servi à essuyer le cul des poêlons. Voilà une taie d'oreiller qui venait certainement des Boche, à cause de la pommade dont madame Boche emplâtrait tout son linge. Il n'y avait pas besoin non plus de mettre son nez sur les gilets de flanelle de M. Madinier, pour savoir qu'ils étaient à lui; il teignait la laine, cet homme, tant il avait la peau grasse. Et elle savait d'autres particularités, les secrets de la propreté de chacun, les dessous des voisines qui traversaient la rue en jupes de soie, le nombre de bas, de mouchoirs, de chemises qu'on salissait par semaine, la façon dont les gens déchiraient certaines pièces, toujours au même endroit. Aussi était-elle pleine d'anecdotes. Les chemises de mademoiselle Remanjou, par exemple, fournissaient des commentaires interminables; elles s'usaient par le haut, la vieille fille devait avoir les os des épaules pointus; et jamais elles n'étaient sales, les eût-elle portées quinze jours, ce qui prouvait qu'à cet âge-là on est quasiment comme un morceau de bois, dont on serait bien en peine de tirer une larme de quelque chose. Dans la boutique, à chaque triage, on déshabillait ainsi tout le quartier de la Goutte-d'Or.

– Ça, c'est du nanan! cria Clémence, en ouvrant un nouveau paquet.

Gervaise, prise brusquement d'une grande répugnance, s'était reculée.

– Le paquet de madame Gaudron, dit-elle. Je ne veux plus la blanchir, je cherche un prétexte… Non, je ne suis pas plus difficile qu'une autre, j'ai touché à du linge bien dégoûtant dans ma vie; mais, vrai, celui-là, je ne peux pas. Ça me ferait jeter du coeur sur du carreau… Qu'est-ce qu'elle fait donc, cette femme, pour mettre son linge dans un état pareil!

Et elle pria Clémence de se dépêcher. Mais l'ouvrière continuait ses remarques, fourrait ses doigts dans les trous, avec des allusions sur les pièces, qu'elle agitait comme les drapeaux de l'ordure triomphante. Cependant, les tas avaient monté autour de Gervaise. Maintenant, toujours assise au bord du tabouret, elle disparaissait entre les chemises et les jupons; elle avait devant elle les draps, les pantalons, les nappes, une débâcle de malpropreté; et, là dedans, au milieu de cette mare grandissante, elle gardait ses bras nus, son cou nu, avec ses mèches de petits cheveux blonds collés à ses tempes, plus rose et plus alanguie. Elle retrouvait son air posé, son sourire de patronne attentive et soigneuse, oubliant le linge de madame Gaudron, ne le sentant plus, fouillant d'une main dans les tas pour voir s'il n'y avait pas d'erreur. Ce louchon d'Augustine, qui adorait jeter des pelletées de coke dans la mécanique, venait de la bourrer à un tel point, que les plaques de fonte rougissaient. De soleil oblique battait la devanture, la boutique flambait. Alors, Coupeau, que la grosse chaleur grisait davantage, fut pris d'une soudaine tendresse. Il s'avança vers Gervaise, les bras ouverts, très ému.

– T'es une bonne femme, bégayait-il. Faut que je t'embrasse.

Mais il s'emberlificota dans les jupons, qui lui barraient le chemin, et faillit tomber.

– Es-tu bassin! dit Gervaise sans se fâcher. Reste tranquille, nous avons fini.

Non, il voulait l'embrasser, il avait besoin de ça, parce qu'il l'aimait bien. Tout en balbutiant, il tournait le tas de jupons, il butait dans le tas de chemises; puis, comme il s'entêtait, ses pieds s'accrochèrent, il s'étala, le nez au beau milieu des torchons. Gervaise, prise d'un commencement d'impatience, le bouscula, en criant qu'il allait tout mélanger. Mais Clémence, madame Putois elle-même, lui donnèrent tort. Il était gentil, après tout. Il voulait l'embrasser. Elle pouvait bien se laisser embrasser.

– Vous êtes heureuse, allez! madame Coupeau, dit madame Bijard, que son soûlard de mari, un serrurier, tuait de coups chaque soir en rentrant. Si le mien était comme ça, quand il s'est piqué le nez, ce serait un plaisir!

Gervaise, calmée, regrettait déjà sa vivacité. Elle aida Coupeau à se remettre debout. Puis, elle tendit la joue en souriant. Mais le zingueur, sans se gêner devant le monde, lui prit les seins.

– Ce n'est pas pour dire, murmurait-il, il chelingue rudement, ton linge! Mais je t'aime tout de même, vois-tu!

– Laisse-moi, tu me chatouilles, cria-t-elle en riant plus fort.

Quelle grosse bête! On n'est pas bête comme ça!

Il l'avait empoignée, il ne la lâchait pas. Elle s'abandonnait, étourdie par le léger vertige qui lui venait du tas de linge, sans dégoût pour l'haleine vineuse de Coupeau. Et le gros baiser qu'ils échangèrent à pleine bouche, au milieu des saletés du métier, était comme une première chute, dans le lent avachissement de leur vie.

Cependant, madame Bijard nouait le linge en paquets. Elle parlait de sa petite, âgée de deux ans, une enfant nommée Eulalie, qui avait déjà de la raison comme une femme. On pouvait la laisser seule; elle ne pleurait jamais, elle ne jouait pas avec les allumettes. Enfin, elle emporta les paquets de linge un à un, sa grande taille cassée sous le poids, sa face se marbrant de taches violettes.

– Ce n'est plus tenable, nous grillons, dit Gervaise en s'essuyant la figure, avant de se remettre au bonnet de madame Boche.

Et l'on parla de ficher des claques à Augustine, quand on s'aperçut que la mécanique était rouge. Les fers, eux aussi, rougissaient. Elle avait donc le diable dans le corps! On ne pouvait pas tourner le dos sans qu'elle fit quelque mauvais coup. Maintenant, il fallait attendre un quart d'heure pour se servir des fers. Gervaise couvrit le feu de deux pelletées de cendre. Elle imagina en outre de tendre une paire de draps sur les fils de laiton du plafond, en manière de stores, afin d'amortir le soleil. Alors, on fut très bien dans la boutique. La température y était encore joliment douce; mais on se serait cru dans une alcôve, avec un jour blanc, enfermé comme chez soi, loin du monde, bien qu'on entendît, derrière les draps, les gens marchant vite sur le trottoir; et l'on avait la liberté de se mettre à son aise. Clémence retira sa camisole. Coupeau refusant toujours d'aller se coucher, on lui permit de rester, mais il dut promettre de se tenir tranquille dans un coin, car il s'agissait à cette heure de ne pas s'endormir sur le rôti.

– Qu'est-ce que cette vermine a encore fait du polonais? murmurait Gervaise, en parlant d'Augustine.

On cherchait toujours le petit fer, que l'on retrouvait dans des endroits singuliers, où l'apprentie, disait-on, le cachait par malice. Gervaise acheva enfin la coiffe du bonnet de madame Boche. Elle en avait ébauché les dentelles, les détirant à la main, les redressant d'un léger coup de fer. C'était un bonnet dont la passe, très ornée, se composait d'étroits bouillonnés alternant avec des entre-deux brodés. Aussi s'appliquait-elle, muette, soigneuse, repassant les bouillonnés et les entre-deux au coq, un oeuf de fer fiché par une tige dans un pied de bois.

Yaş sınırı:
12+
Litres'teki yayın tarihi:
28 ekim 2017
Hacim:
600 s. 1 illüstrasyon
Telif hakkı:
Public Domain
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