Kitabı oku: «L'Assommoir», sayfa 27
Mais, un jour, rue du Faubourg-Poissonnière, le fabricant de boutons avait osé allonger son nez entre la nièce et la tante, pour murmurer des choses qui n'étaient pas à dire. Et madame Lerat, effrayée, répétant qu'elle n'était même plus tranquille pour elle, lâcha tout le paquet à son frère. Alors ce fut un autre train. Il y eut, chez les Coupeau, de jolis charivaris. D'abord, le zingueur flanqua une tripotée à Nana. Qu'est-ce qu'on lui apprenait? cette gueuse-là donnait dans les vieux! Ah bien! qu'elle se laissât surprendre à se faire relicher dehors, elle était sûre de son affaire, il lui couperait le cou un peu vivement! Avait-on jamais vu! une morveuse qui se mêlait de déshonorer la famille! Et il la secouait, en disant, nom de Dieu! qu'elle eût à marcher droit, car ce serait lui qui la surveillerait à l'avenir. Dès qu'elle rentrait, il la visitait, il la regardait bien en face, pour deviner si elle ne rapportait pas une souris sur l'oeil, un de ces petits baisers qui se fourrent là sans bruit. Il la flairait, la retournait. Un soir, elle reçut encore une danse, parce qu'il lui avait trouvé une tache noire au cou. La mâtine osait dire que ce n'était pas un suçon! oui, elle appelait ça un bleu, tout simplement un bleu que Léonie lui avait fait en jouant. Il lui en donnerait des bleus, il l'empêcherait bien de rouscailler, lorsqu'il devrait lui casser les pattes. D'autres fois, quand il était de belle humeur, il se moquait d'elle, il la blaguait. Vrai! un joli morceau pour les hommes, une sole tant elle était plate, et avec ça des salières aux épaules, grandes à y fourrer le poing! Nana, battue pour les vilaines choses qu'elle n'avait pas commises, traînée dans la crudité des accusations abominables de son père, montrait la soumission sournoise et furieuse des bêtes traquées.
– Laisse-la donc tranquille! répétait Gervaise plus raisonnable. Tu finiras par lui en donner l'envie, à force de lui en parler.
Ah! oui, par exemple, l'envie lui en venait! C'est-à-dire que ça lui démangeait par tout le corps, de se cavaler et d'y passer, comme disait le père Coupeau. Il la faisait trop vivre dans cette idée-là, une fille honnête s'y serait allumée. Même, avec sa façon de gueuler, il lui apprit des choses qu'elle ne savait pas encore, ce qui était bien étonnant. Alors, peu à peu, elle prit de drôles de manières. Un matin, il l'aperçut qui fouillait dans un papier, pour se coller quelque chose sur la frimousse. C'était de la poudre de riz, dont elle emplâtrait par un goût pervers le satin si délicat de sa peau. Il la barbauilla avec le papier, à lui écorcher la figure, en la traitant de fille de meunier. Une autre fois, elle rapporta des rubans rouges pour retaper sa casquette, ce vieux chapeau noir qui lui faisait tant de honte. Et il lui demanda furieusement d'où venaient ces rubans. Hein? c'était sur le dos qu'elle avait gagné ça! Ou bien elle les avait achetés à la foire d'empoigne? Salope ou voleuse, peut-être déjà toutes les deux. A plusieurs reprises, il lui vit ainsi dans les mains des objets gentils, une bague de cornaline, une paire de manches avec une petite dentelle, un de ces coeurs en doublé, des « Tâtez-y », que les filles se mettent entre les deux nénais. Coupeau voulait tout piler; mais elle défendait ses affaires avec rage: c'était à elle, des dames les lui avaient données, ou encore elle avait fait des échanges à l'atelier. Par exemple, le coeur, elle l'avait trouvé rue d'Aboukir. Lorsque son père écrasa son coeur d'un coup de talon, elle resta toute droite, blanche et crispée, tandis qu'une révolte intérieure la poussait à se jeter sur lui, pour lui arracher quelque chose. Depuis deux ans, elle rêvait d'avoir ce coeur, et voilà qu'on le lui aplatissait! Non, elle trouvait ça trop fort, ça finirait à la fin!
Cependant, Coupeau mettait plus de taquinerie que d'honnêteté dans la façon dont il entendait mener Nana au doigt et à l'oeil. Souvent, il avait tort, et ses injustices exaspéraient la petite. Elle en vint à manquer l'atelier; puis, quand le zingueur lui administra sa roulée, elle se moqua de lui, elle répondit qu'elle ne voulait plus retourner chez Titreville, parce qu'on la plaçait près d'Augustine, qui bien sûr devait avoir mangé ses pieds, tant elle trouillotait du goulot. Alors, Coupeau la conduisit lui-même rue du Caire, en priant la patronne de la coller toujours à côté d'Augustine, par punition. Chaque matin, pendant quinze jours, il prit la peine de descendre de la barrière Poissonnière pour accompagner Nana jusqu'à la porte de l'atelier. Et il restait cinq minutes sur le trottoir, afin d'être certain qu'elle était entrée. Mais, un matin, comme il s'était arrêté avec un camarade chez un marchand de vin de la rue Saint-Denis, il aperçut la mâtine, dix minutes plus tard, qui filait vite vers le bas de la rue, en secouant son panier aux crottes. Depuis quinze jours, elle le faisait poser, elle montait deux étages au lieu d'entrer chez Titreville, et s'asseyait sur une marche, en attendant qu'il fût parti. Lorsque Coupeau voulut s'en prendre à madame Lerat, celle-ci lui cria très vertement qu'elle n'acceptait pas la leçon: elle avait dit à sa nièce tout ce qu'elle devait dire contre les hommes, ce n'était pas sa faute si la gamine gardait du goût pour ces salopiauds; maintenant, elle s'en lavait les mains, elle jurait de ne plus se mêler de rien, parce qu'elle savait ce qu'elle savait, des cancans dans la famille, oui, des personnes qui osaient l'accuser de se perdre avec Nana et de goûter un sale plaisir à lui voir exécuter sous ses yeux le grand écart. D'ailleurs, Coupeau apprit de la patronne que Nana était débauchée par une autre ouvrière, ce petit chameau de Léonie, qui venait de lâcher les fleurs pour faire la noce. Sans doute l'enfant, gourmande seulement de galette et de vacherie dans les rues, aurait encore pu se marier avec une couronne d'oranger sur la tête. Mais, fichtre! il fallait se presser joliment si l'on voulait la donner à un mari sans rien de déchiré, propre et en bon état, complète enfin ainsi que les demoiselles qui se respectent.
Dans la maison, rue de la Goutte-d'Or, on parlait du vieux de Nana, comme d'un monsieur que tout le monde connaissait. Oh! il restait très poli, un peu timide même, mais entêté et patient en diable, la suivant à dix pas d'un air de toutou obéissant. Des fois même, il entrait jusque dans la cour. Madame Gaudron le rencontra un soir sur le palier du second, qui filait le long de la rampe, le nez baissé, allumé et peureux. Et les Lorilleux menaçaient de déménager si leur chiffon de nièce amenait encore des hommes à son derrière, car ça devenait dégoûtant, l'escalier en était plein, on ne pouvait plus descendre sans en voir à toutes les marches, en train de renifler et d'attendre; vrai, on aurait cru qu'il y avait une bête en folie, dans ce coin de la maison. Les Boche s'apitoyaient sur le sort de ce pauvre monsieur, un homme si respectable, qui se toquait d'une petite coureuse. Enfin! c'était un commerçant, ils avaient vu sa fabrique de boutons boulevard de la Villette, il aurait pu faire un sort à une femme, s'il était tombé sur une fille honnête. Grâce aux détails donnés par les concierges, tous les gens du quartier, les Lorilleux eux-mêmes, montraient la plus grande considération pour le vieux, quand il passait sur les talons de Nana, la lèvre pendante dans sa face blême, avec son collier de barbe grise, correctement taillé.
Pendant le premier mois, Nana s'amusa joliment de son vieux. Il fallait le voir, toujours en petoche autour d'elle. Un vrai fouille-au-pot, qui tâtait sa jupe par derrière, dans la foule, sans avoir l'air de rien. Et ses jambes! des cotrets de charbonnier, de vraies allumettes! Plus de mousse sur le caillou, quatre cheveux frisant à plat dans le cou, si bien qu'elle était toujours tentée de lui demander l'adresse du merlan qui lui faisait la raie. Ah! quel vieux birbe! il était rien folichon!
Puis, à le retrouver sans cesse là, il ne lui parut plus si drôle. Elle avait une peur sourde de lui, elle aurait crié s'il s'était approché. Souvent, lorsqu'elle s'arrêtait devant un bijoutier, elle l'entendait tout d'un coup qui lui bégayait des choses dans le dos. Et c'était vrai ce qu'il disait; elle aurait bien voulu avoir une croix avec un velours au cou, ou encore de petites boucles d'oreille de corail, si petites, qu'on croirait des gouttes de sang. Même, sans ambitionner des bijoux, elle ne pouvait vraiment pas rester un guenillon, elle était lasse de se retaper avec la gratte des ateliers de la rue du Caire, elle avait surtout assez de sa casquette, ce caloquet sur lequel les fleurs chipées chez Titreville faisaient un effet de gringuenaudes pendues comme des sonnettes au derrière d'un pauvre homme. Alors, trottant dans la boue, éclaboussée par les voitures, aveuglée par le resplendissement des étalages, elle avait des envies qui la tortillaient à l'estomac, ainsi que des fringales, des envies d'être bien mise, de manger dans les restaurants, d'aller au spectacle, d'avoir une chambre à elle avec de beaux meubles. Elle s'arrêtait toute pâle de désir, elle sentait monter du pavé de Paris une chaleur le long de ses cuisses, un appétit féroce de mordre aux jouissances dont elle était bousculée, dans la grande cohue des trottoirs. Et, ça ne manquait jamais, justement à ces moments là, son vieux lui coulait à l'oreille des propositions. Ah! comme elle lui aurait tapé dans la main, si elle n'avait pas eu peur de lui, une révolte intérieure qui la raidissait dans ses refus, furieuse et dégoûtée de l'inconnu de l'homme, malgré tout son vice.
Mais, lorsque l'hiver arriva, l'existence devint impossible chez les Coupeau. Chaque soir, Nana recevait sa raclée: Quand le père était las de la battre, la mère lui envoyait des torgnoles, pour lui apprendre à bien se conduire. Et c'étaient souvent des danses générales; dès que l'un tapait, l'autre la défendait, si bien que tous les trois finissaient par se rouler sur le carreau, au milieu de la vaisselle cassée. Avec ça, on ne mangeait point à sa faim, on crevait de froid. Si la petite s'achetait quelque chose de gentil, un noeud de ruban, des boutons de manchette, les parents le lui confisquaient et allaient le laver. Elle n'avait rien à elle que sa rente de calottes avant de se fourrer dans le lambeau de drap, où elle grelottait sous son petit jupon noir qu'elle étalait pour toute couverture. Non, cette sacrée vie-là ne pouvait pas continuer, elle ne voulait point y laisser sa peau. Son père, depuis longtemps, ne comptait plus; quand un père se soûle comme le sien se soûlait, ce n'est pas un père, c'est une sale bête dont on voudrait bien être débarrassé. Et, maintenant, sa mère dégringolait à son tour dans son amitié. Elle buvait, elle aussi. Elle entrait par goût chercher son homme chez le père Colombe, histoire de se faire offrir des consommations; et elle s'attablait très bien, sans afficher des airs dégoûtés comme la première fois, sifflant les verres d'un trait, traînant ses coudes pendant des heures et sortant de là avec les yeux hors de la tête. Lorsque Nana, en passant devant l'Assommoir, apercevait sa mère au fond, le nez dans la goutte, avachie au milieu des engueulades des hommes, elle était prise d'une colère bleue, parce que la jeunesse, qui a le bec tourné à une autre friandise, ne comprend pas la boisson. Ces soirs-là, elle avait un beau tableau, le papa pochard, la maman pocharde, un tonnerre de Dieu de cambuse où il n'y avait pas de pain et qui empoisonnait la liqueur. Enfin, une sainte ne serait pas restée là dedans. Tant pis! si elle prenait de la poudre d'escampette un de ces jours, ses parents pourraient bien faire leur mea culpa et dire qu'ils l'avaient eux-mêmes poussée dehors.
Un samedi, Nana trouva en rentrant son père et sa mère dans un état abominable. Coupeau, tombé en travers du lit, ronflait. Gervaise, tassée sur une chaise, roulait la tête avec des yeux vagues et inquiétants ouverts sur le vide. Elle avait oublié de faire chauffer le dîner, un restant de ragoût. Une chandelle, qu'elle ne mouchait pas, éclairait la misère honteuse du taudis.
– C'est toi, chenillon? bégaya Gervaise. Ah bien! ton père va te ramasser!
Nana ne répondait pas, restait toute blanche, regardait le poêle froid, la table sans assiettes, la pièce lugubre où cette paire de soûlards mettaient l'horreur blême de leur hébétement. Elle n'ôta pas son chapeau, fit le tour de la chambre; puis, les dents serrées, elle rouvrit la porte, elle s'en alla.
– Tu redescends? demanda sa mère, sans pouvoir tourner la tête.
– Oui, j'ai oublié quelque chose. Je vais remonter… Bonsoir.
Et elle ne revint pas. Le lendemain, les Coupeau, dessoûlés, se battirent, en se jetant l'un à l'autre à la figure l'envolement de Nana. Ah! elle était loin, si elle courait toujours! Comme on dit aux enfants pour les moineaux, les parents pouvaient aller lui mettre un grain de sel au derrière, ils la rattraperaient peut-être. Ce fut un grand coup qui écrasa encore Gervaise; car elle sentit très bien, malgré son avachissement, que la culbute de sa petite, en train de se faire caramboler, l'enfonçait davantage, seule maintenant, n'ayant plus d'enfant à respecter, pouvant se lâcher aussi bas qu'elle tomberait. Oui, ce chameau dénaturé lui emportait le dernier morceau de son honnêteté dans ses jupons sales. Et elle se grisa trois jours, furieuse, les poings serrés, la bouche enflée de mots abominables contre sa garce de fille. Coupeau, après avoir roulé les boulevards extérieurs et regardé sous le nez tous les torchons qui passaient, fumait de nouveau sa pipe, tranquille comme Baptiste; seulement, quand il était à table, il se levait parfois, les bras en l'air, un couteau au poing, en criant qu'il était déshonoré; et il se rasseyait pour finir sa soupe.
Dans la maison, où chaque mois des filles s'envolaient comme des serins dont on laisserait les cages ouvertes, l'accident des Coupeau n'étonna personne. Mais les Lorilleux triomphaient. Ah! ils l'avaient prédit que la petite leur chierait du poivre! C'était mérité, toutes les fleuristes tournaient mal. Les Boche et les Poisson ricanaient également, en faisant une dépense et un étalage extraordinaires de vertu. Seul, Lantier défendait sournoisement Nana. Mon Dieu! sans doute, déclarait-il de son air puritain, une demoiselle qui se cavalait offensait toutes les lois; puis, il ajoutait, avec une flamme dans le coin des yeux, que, sacredié! la gamine était aussi trop jolie pour foutre la misère à son âge.
– Vous ne savez pas? cria un jour madame Lorilleux dans la loge des Boche, où la coterie prenait du café, eh bien! vrai comme la lumière du jour nous éclaire, c'est la Banban qui a vendu sa fille… Oui, elle l'a vendue, et j'ai des preuves!.. Ce vieux, qu'on rencontrait matin et soir dans l'escalier, il montait déjà donner des acomptes. Ça crevait les yeux. Et, hier donc! quelqu'un les a aperçus ensemble à l'Ambigu, la donzelle et son matou… Ma parole d'honneur! ils sont ensemble, vous voyez bien!
On acheva le café, en discutant ça. Après tout, c'était possible, il se passait des choses encore plus fortes. Et, dans le quartier, les gens les mieux posés finirent par répéter que Gervaise avait vendu sa fille.
Gervaise, maintenant, traînait ses savates, en se fichant du monde. On l'aurait appelée voleuse, dans la rue, qu'elle ne se serait pas retournée. Depuis un mois, elle ne travaillait plus chez madame Fauconnier, qui avait dû la flanquer à la porte, pour éviter des disputes. En quelques semaines, elle était entrée chez huit blanchisseuses; elle faisait deux ou trois jours dans chaque atelier, puis elle recevait son paquet, tellement elle cochonnait l'ouvrage, sans soin, malpropre, perdant la tête jusqu'à oublier son métier. Enfin, se sentant gâcheuse, elle venait de quitter le repassage, elle lavait à la journée, au lavoir de la rue Neuve; patauger, se battre avec la crasse, redescendre dans ce que le métier a de rude et de facile, ça marchait encore, ça l'abaissait d'un cran sur la pente de sa dégringolade. Par exemple, le lavoir ne l'embellissait guère. Un vrai chien crotté, quand elle sortait de là dedans, trempée, montrant sa chair bleuie. Avec ça, elle grossissait toujours, malgré ses danses devant le buffet vide, et sa jambe se tortillait si fort, qu'elle ne pouvait plus marcher près de quelqu'un, sans manquer de le jeter par terre, tant elle boitait.
Naturellement, lorsqu'on se décatit à ce point, tout l'orgueil de la femme s'en va. Gervaise avait mis sous elle ses anciennes fiertés, ses coquetteries, ses besoins de sentiments, de convenances et d'égards. On pouvait lui allonger des coups de soulier partout, devant et derrière, elle ne les sentait pas, elle devenait trop flasque et trop molle. Ainsi, Lantier l'avait complètement lâchée; il ne la pinçait même plus pour la forme; et elle semblait ne s'être pas aperçue de cette fin d'une longue liaison, lentement traînée et dénouée dans une lassitude mutuelle. C'était, pour elle, une corvée de moins. Même les rapports de Lantier et de Virginie la laissaient parfaitement calme, tant elle avait une grosse indifférence pour toutes ces bêtises dont elle rageait si fort autrefois. Elle leur aurait tenu la chandelle, s'ils avaient voulu. Personne maintenant n'ignorait la chose, le chapelier et l'épicière menaient un beau train. Ça leur était trop commode aussi, ce cornard de Poisson avait tous les deux jours un service de nuit, qui le faisait grelotter sur les trottoirs déserts, pendant que sa femme et le voisin, à la maison, se tenaient les pieds chauds. Oh! ils ne se pressaient pas, ils entendaient sonner lentement ses bottes, le long de la boutique, dans la rue noire et vide, sans pour cela hasarder leurs nez hors de la couverture. Un sergent de ville ne connaît que son devoir, n'est-ce pas? et ils restaient tranquillement jusqu'au jour à lui endommager sa propriété, pendant que cet homme sévère veillait sur la propriété des autres. Tout le quartier de la Goutte-d'Or rigolait de cette bonne farce. On trouvait drôle le cocuage de l'autorité. D'ailleurs, Lantier avait conquis ce coin-là. La boutique et la boutiquière allaient ensemble. Il venait de manger une blanchisseuse; à présent, il croquait une épicière; et s'il s'établissait à la file des mercières, des papetières, des modistes, il était de mâchoires assez larges pour les avaler.
Non, jamais on n'a vu un homme se rouler comme ça dans le sucre. Lantier avait joliment choisi son affaire en conseillant à Virginie un commerce de friandises. Il était trop Provençal pour ne pas adorer les douceurs; c'est-à-dire qu'il aurait vécu de pastilles, de boules de gomme, de dragées et de chocolat. Les dragées surtout, qu'il appelait des « amandes sucrées », lui mettaient une petite mousse aux lèvres, tant elles lui chatouillaient la gargamelle. Depuis un an, il ne vivait plus que de bonbons. Il ouvrait les tiroirs, se fichait des culottes tout seul, quand Virginie le priait de garder la boutique. Souvent, en causant, devant des cinq ou six personnes, il ôtait le couvercle d'un bocal du comptoir, plongeait la main, croquait quelque chose; le bocal restait ouvert et se vidait. On ne faisait plus attention à ça, une manie, disait-il. Puis, il avait imaginé un rhume perpétuel, une irritation de la gorge, qu'il parlait d'adoucir. Il ne travaillait toujours pas, avait en vue des affaires de plus en plus considérables; pour lors, il mijotait une invention superbe, le chapeau-parapluie, un chapeau qui se transformait sur la tête en rifflard, aux premières gouttes d'une averse; et il promettait à Poisson une moitié des bénéfices, il lui empruntait même des pièces de vingt francs, pour les expériences. En attendant, la boutique fondait sur sa langue; toutes les marchandises y passaient, jusqu'aux cigares en chocolat et aux pipes de caramel rouge. Quand il crevait de sucreries, et que, pris de tendresse, il se payait une dernière lichade sur la patronne, dans un coin, celle-ci le trouvait tout sucré, les lèvres comme des pralines. Un homme joliment gentil à embrasser! Positivement, il devenait tout miel. Les Boche disaient qu'il lui suffisait de tremper son doigt dans son café, pour en faire un vrai sirop.
Lantier, attendri par ce dessert continu, se montrait. paternel pour Gervaise. Il lui donnait des conseils, la grondait de ne plus aimer le travail. Que diable! une femme, à son âge, devait savoir se retourner! Et il l'accusait d'avoir toujours été gourmande. Mais, comme il faut tendre la main aux gens, même lorsqu'ils ne le méritent guère, il tâchait de lui trouver de petits travaux. Ainsi, il avait décidé Virginie à faire venir Gervaise une fois par semaine pour laver la boutique et les chambres; ça la connaissait, l'eau de potasse; et, chaque fois, elle gagnait trente sous. Gervaise arrivait le samedi matin, avec un seau et sa brosse, sans paraître souffrir de revenir ainsi faire une sale et humble besogne, la besogne des torchons de vaisselle, dans ce logement où elle avait trôné en belle patronne blonde. C'était un dernier aplatissement, la fin de son orgueil.
Un samedi, elle eut joliment du mal. Il avait plu trois jours, les pieds des pratiques semblaient avoir apporté dans le magasin toute la boue du quartier. Virginie était au comptoir, en train de faire la dame, bien peignée, avec un petit col et des manches de dentelle. A côté d'elle, sur l'étroite banquette de moleskine rouge, Lantier se prélassait, l'air chez lui, comme le vrai patron de la baraque; et il envoyait négligemment la main dans un bocal de pastilles à la menthe, histoire de croquer du sucre, par habitude.
– Dites donc, madame Coupeau! cria Virginie qui suivait le travail de la laveuse, les lèvres pincées, vous laissez de la crasse, là-bas, dans ce coin. Frottez-moi donc un peu mieux ça!
Gervaise obéit. Elle retourna dans le coin, recommença à laver. Agenouillée par terre, au milieu de l'eau sale, elle se pliait en deux, les épaules saillantes, les bras violets et raidis. Son vieux jupon trempé lui collait aux fesses. Elle faisait sur le parquet un tas de quelque chose de pas propre, dépeignée, montrant par les trous de sa camisole l'enflure de son corps, un débordement de chairs molles qui voyageaient, roulaient et sautaient, sous les rudes secousses de sa besogne; et elle suait tellement, que, de son visage inondé, pissaient de grosses gouttes.
– Plus on met de l'huile de coude, plus ça reluit, dit sentencieusement Lantier, la bouche pleine de pastilles.
Virginie, renversée avec un air de princesse, les yeux demi-clos, suivait toujours le lavage, lâchait des réflexions.
– Encore un peu à droite. Maintenant, faites bien attention à la boiserie… Vous savez, je n'ai pas été très contente, samedi dernier. Les taches étaient restées.
Et tous les deux, le chapelier et l'épicière, se carraient davantage, comme sur un trône, tandis que Gervaise se traînait à leurs pieds, dans la boue noire. Virginie devait jouir, car ses yeux de chat s'éclairèrent un instant d'étincelles jaunes, et elle regarda Lantier avec un sourire mince. Enfin, ça la vengeait donc de l'ancienne fessée du lavoir, qu'elle avait toujours gardée sur la conscience!
Cependant, un léger bruit de scie venait de la pièce du fond, lorsque Gervaise cessait de frotter. Par la porte ouverte, on apercevait, se détachant sur le jour blafard de la cour, le profil de Poisson, en congé ce jour-là, et profitant de son loisir pour se livrer à sa passion des petites boîtes. Il était assis devant une table et découpait, avec un soin extraordinaire, des arabesques dans l'acajou d'une caisse à cigare.
– Écoutez, Badingue! cria Lantier, qui s'était remis à lui donner ce surnom, par amitié; je retiens votre boîte, un cadeau pour une demoiselle.
Virginie le pinça, mais le chapelier galamment sans cesser de sourire, lui rendit le bien pour le mal, en faisant la souris le long de son genou, sous le comptoir; et il retira sa main d'une façon naturelle, lorsque le mari leva la tête, montrant son impériale et ses moustaches rouges, hérissées dans sa face terreuse.
– Justement, dit le sergent de ville, je travaillais à votre intention, Auguste. C'était un souvenir d'amitié.
– Ah! fichtre alors, je garderai votre petite machine! reprit Lantier en riant. Vous savez, je me la mettrai au cou avec un ruban.
Puis, brusquement, comme si cette idée en éveillait une autre:
– A propos! s'écria-t-il, j'ai rencontré Nana, hier soir.
Du coup, l'émotion de cette nouvelle assit Gervaise dans la mare d'eau sale qui emplissait la boutique. Elle demeura suante, essoufflée, avec sa brosse à la main.
– Ah! murmura-t-elle simplement.
– Oui, je descendais la rue des Martyrs, je regardais une petite qui se tortillait au bras d'un vieux, devant moi, et je me disais: Voilà un troufignon que je connais… Alors, j'ai redoublé le pas, je me suis trouvé nez à nez avec ma sacrée Nana… Allez, vous n'avez pas à la plaindre, elle est bien heureuse, une jolie robe de laine sur le dos, une croix d'or au cou, et l'air drôlichon avec ça!
– Ah! répéta Gervaise d'une voix plus sourde.
Lantier, qui avait fini les pastilles, prit un sucre d'orge dans un autre bocal.
– Elle a un vice, cette enfant! continua-t-il. Imaginez-vous qu'elle m'a fait signe de la suivre, avec un aplomb boeuf. Puis, elle a remisé son vieux quelque part, dans un café… Oh! épatant, le vieux! vidé, le vieux!.. Et elle est revenue me rejoindre sous une porte. Un vrai serpent! gentille, et faisant sa tata, et vous lichant comme un petit chien! Oui, elle m'a embrassé, elle a voulu savoir des nouvelles de tout le monde… Enfin, j'ai été bien content de la rencontrer.
– Ah! dit une troisième fois Gervaise.
Elle se tassait, elle attendait toujours. Sa fille n'avait donc pas eu une parole pour elle? Dans le silence, on entendait de nouveau la scie de Poisson. Lantier, égayé, suçait rapidement son sucre d'orge, avec un sifflement des lèvres.
– Eh bien! moi, je puis la voir, je passerai de l'autre côté de la rue, reprit Virginie, qui venait encore de pincer le chapelier d'une main féroce. Oui, le rouge me monterait au front, d'être saluée en public par une de ces filles… Ce n'est pas parce que vous êtes là, madame Coupeau, mais votre fille est une jolie pourriture. Poisson en ramasse tous les jours qui valent davantage.
Gervaise ne disait rien, ne bougeait pas, les yeux fixes dans le vide. Elle finit par hocher lentement la tête, comme pour répondre aux idées qu'elle gardait en elle, pendant que le chapelier, la mine friande, murmurait:
– De cette pourriture-là, on s'en ficherait volontiers des indigestions. C'est tendre comme du poulet…
Mais l'épicière le regardait d'un air si terrible, qu'il dut s'interrompre et l'apaiser par une gentillesse. Il guetta le sergent de ville, l'aperçut le nez sur sa petite boîte, et profita de ça pour fourrer le sucre d'orge dans la bouche de Virginie. Alors, celle-ci eut un rire complaisant. Puis, elle tourna sa colère contre la laveuse.
– Dépêchez-vous un peu, n'est-ce pas? Ça n'avance guère la besogne, de rester là comme une borne… Voyons, remuez-vous, je n'ai pas envie de patauger dans l'eau jusqu'à ce soir.
Et elle ajouta plus bas, méchamment:
– Est-ce que c'est ma faute si sa fille fait la noce!
Sans doute, Gervaise n'entendit pas. Elle s'était remise à frotter le parquet, l'échine cassée, aplatie par terre et se traînant avec des mouvements engourdis de grenouille. De ses deux mains, crispées sur le bois de la brosse, elle poussait devant elle un flot noir, dont les éclaboussures la mouchetaient de boue, jusque dans ses cheveux. Il n'y avait plus qu'à rincer, après avoir balayé les eaux sales au ruisseau.
Cependant, au bout d'un silence, Lantier qui s'ennuyait haussa la voix.
– Vous ne savez pas, Badingue, cria-t-il, j'ai vu votre patron hier, rue de Rivoli. Il est diablement ravagé, il n'en a pas pour six mois dans le corps… Ah! dame! avec la vie qu'il fait!
Il parlait de l'empereur. Le sergent de ville répondit d'un ton sec, sans lever les yeux:
– Si vous étiez le gouvernement, vous ne seriez pas si gras.
– Oh! mon bon, si j'étais le gouvernement, reprit le chapelier en affectant une brusque gravité, les choses iraient un peu mieux, je vous en flanque mon billet… Ainsi, leur politique extérieure, vrai! ça fait suer, depuis quelque temps. Moi, moi qui vous parle, si je connaissais seulement un journaliste, pour l'inspirer de mes idées…
Il s'animait, et comme il avait fini de croquer son sucre d'orge, il venait d'ouvrir un tiroir, dans lequel il prenait des morceaux de pâte de guimauve, qu'il gobait en gesticulant.
– C'est bien simple… Avant tout, je reconstituerais la Pologne, et j'établirais un grand État Scandinave, qui tiendrait en respect le géant du Nord… Ensuite, je ferais une république de tous les petits royaumes allemands… Quant à l'Angleterre, elle n'est guère à craindre; si elle bougeait, j'enverrais cent mille hommes dans l'Inde… Ajoutez que je reconduirais, la crosse dans le dos, le Grand Turc à la Mecque, et le pape à Jérusalem… Hein? l'Europe serait vite propre. Tenez! Badingue, regardez un peu…
Il s'interrompit pour prendre à poignée cinq ou six morceaux de pâte de guimauve.
– Eh bien! ce ne serait pas plus long que d'avaler ça.
Et il jetait, dans sa bouche ouverte, les morceaux les uns après les autres.
– L'empereur a un autre plan, dit le sergent de ville, au bout de deux grandes minutes de réflexion.
– Laissez donc! reprit violemment le chapelier. On le connaît, son plan! L'Europe se fiche de nous… Tous les jours, les larbins des Tuileries ramassent votre patron sous la table, entre deux gadoues du grand monde.
Mais Poisson s'était levé. Il s'avança et mit la main sur son coeur, en disant:
– Vous me blessez, Auguste. Discutez sans faire de personnalités.
Virginie alors intervint, en les priant de lui flanquer la paix. Elle avait l'Europe quelque part. Comment deux hommes qui partageaient tout le reste, pouvaient-ils s'attraper sans cesse à propos de la politique? Ils mâchèrent un instant de sourdes paroles. Puis, le sergent de ville, pour montrer qu'il n'avait pas de rancune, apporta le couvercle de sa petite boîte, qu'il venait de terminer; on lisait dessus, en lettres marquetées: A Auguste, souvenir d'amitié. Lantier, très flatté, se renversa, s'étala, si bien qu'il était presque sur Virginie. Et le mari regardait ça, avec son visage couleur de vieux mur, dans lequel ses yeux troubles ne disaient rien; mais les poils rouges de ses moustaches remuaient tout seuls par moments, d'une drôle de façon, ce qui aurait pu inquiéter un homme moins sûr de son affaire que le chapelier.