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Kitabı oku: «L'Œuvre», sayfa 26

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XII

Cette nuit-là, par cette bise aigre de novembre qui soufflait au travers de leur chambre et du vaste atelier, ils se couchèrent à près de trois heures. Christine, haletante de sa course, s'était glissée vivement sous la couverture, pour cacher qu'elle venait de le suivre; et Claude, accablé, avait quitté ses vêtements un à un, sans une parole. Leur couche, depuis de longs mois, se glaçait; ils s'y allongeaient côte à côte, en étrangers, après une lente rupture des liens de leur chair: volontaire abstinence, chasteté théorique, où il devait aboutir pour donner à la peinture toute sa virilité, et qu'elle avait acceptée, dans une douleur fière et muette, malgré le tournent de sa passion. Et jamais encore, avant cette nuit-là, elle n'avait senti entre eux un tel obstacle, un pareil froid, comme si rien désormais ne pouvait les réchauffer et les remettre aux bras l'un de l'autre.

Pendant près d'un quart d'heure, elle lutta contre le sommeil envahissant. Elle était très lasse, une torpeur l'engourdissait; et elle ne cédait pas, inquiète de le laisser éveillé. Pour dormir elle-même tranquille, elle attendait chaque soir qu'il s'endormit avant elle. Mais il n'avait pas éteint la bougie, il restait les yeux ouverts, fixés sur cette flamme qui l'aveuglait. À quoi songeait-il donc? était-il demeuré là-bas, dans la nuit noire, dans cette haleine humide des quais, en face de Paris criblé d'étoiles, comme un ciel d'hiver? et quel débat intérieur, quelle résolution à prendre convulsait ainsi son visage? Puis invinciblement, elle succomba, elle tomba au néant des grandes fatigues.

Une heure plus tard; la sensation d'un vide, l'angoisse d'un malaise, l'éveilla dans un tressaillement brusque.

Tout de suite, elle avait tâté de la main la place déjà froide, à côté d'elle: il n'était plus là, elle l'avait bien senti en dormant. Et elle s'effarait, mal réveillée, la tête lourde et bourdonnante, lorsqu'elle aperçut, par la porte entrouverte de la chambre, une raie de lumière qui venait de l'atelier. Elle se rassura, elle pensa qu'il y était allé chercher quelque livre, pris d'insomnie. Ensuite, comme il ne reparaissait pas, elle finit par se lever doucement, pour voir. Mais ce qu'elle vit la bouleversa, la planta sur le carreau, pieds nus, dans une telle surprise, qu'elle n'osa d'abord se montrer.

Claude, en manches de chemise malgré la rude température, n'ayant mis dans sa hâte qu'un pantalon et des pantoufles, était debout sur sa grande échelle, devant son tableau. Sa palette se trouvait à ses pieds, et d'une main il tenait la bougie, tandis que de l'autre il peignait. Il avait des yeux élargis de somnambule, des gestes précis et raides, se baissant à chaque instant, pour prendre de la couleur, se relevant, projetant contre le mur une grande ombre fantastique, aux mouvements cassés d'automate. Et pas un souffle, rien autre, dans l'immense pièce obscure, qu'un effrayant silence.

Frissonnante, Christine devinait. C'était l'obsession, l'heure passée là-bas, sur le pont des Saints-Pères, qui lui rendait le sommeil impossible, et qui l'avait ramené en face de sa toile, dévoré du besoin de la revoir, malgré la nuit. Sans doute; il n'était monté sur l'échelle que pour s'emplir les yeux de plus près. Puis, torturé de quelque ton faux, malade de cette tare au point de ne pouvoir attendre le jour, il avait saisi une brosse, d'abord dans le désir d'une simple retouche, peu à peu emporté ensuite de correction en correction, arrivant enfin à peindre comme un halluciné, la bougie au poing, dans cette clarté pâle que ses gestes effaraient. Sa rage impuissante de création l'avait repris, il s'épuisait en dehors de l'heure, en dehors du monde, il voulait souffler la vie à son œuvre, tout de suite.

Ah! quelle pitié, et de quels yeux trempés de larmes Christine le regardait! Un instant, elle eut la pensée de le laisser à cette besogne folle, comme on laisse un maniaque au plaisir de sa démence. Ce tableau, jamais il ne le finirait, c'était bien certain maintenant. Plus il s'y acharnait, et plus l'incohérence augmentait, un empâtement de tons lourds, un effort épaissi et fuyant du dessin. Les fonds eux-mêmes, le groupe des débardeurs surtout, autrefois solides, se gâtaient; et il se butait là, il s'était obstiné à vouloir terminer tout, avant de repeindre la figure centrale, la Femme nue, qui demeurait la peur et le désir de ses heures de travail, la chair de vertige qui l'achèverait, le jour où il s'efforcerait encore de la faire vivante. Depuis des mois, il n'y donnait plus un coup de pinceau, et c'était ce qui tranquillisait Christine, ce qui la rendait tolérante et pitoyable, dans sa rancune jalouse: tant qu'il ne retournait pas à cette maîtresse désirée et redoutée, elle se croyait moins trahie.

Les pieds gelés par le carreau, elle faisait un mouvement pour regagner le lit, lorsqu'une secousse la ramena. Elle n'avait pas compris d'abord, elle voyait enfin. De sa brosse trempée de couleur, il arrondissait à grands coups des fourres grasses, le geste éperdu de caresse; et il avait un rire immobile aux lèvres, et il ne sentait pas la cire brûlante de la bougie qui lui coulait sur les doigts; tandis que, silencieux, le va-et-vient passionné de son bras remuait seul contre la muraille: une confusion énorme et noire, une étreinte emmêlée de membres dans un accouplement brutal. C'était à la Femme nue qu'il travaillait.

Alors, Christine ouvrit la porte et s'avança. Une révolte invincible, la colère d'une épouse souffletée, chez elle, trompée pendant son sommeil, dans la pièce voisine, la poussait. Oui, il était bien avec l'autre, il peignait le ventre et les cuisses en visionnaire affolé, que le tournent du vrai jetait à l'exaltation de l'irréel; et ces cuisses se doraient en colonnes de tabernacle, ce ventre devenait un astre, éclatant de jaune et de rouge purs, splendide et hors de la vie. Une si étrange nudité d'ostensoir, où des pierreries semblaient luire, pour quelque adoration religieuse, acheva de la fâcher. Elle avait trop souffert, elle ne voulait plus tolérer cette trahison.

Pourtant, d'abord, elle se montra simplement désespérée et suppliante. Ce n'était que la mère qui sermonnait son grand fou d'artiste. «Claude, que fais-tu là?.. Claude, est-ce raisonnable, d'avoir des idées pareilles? Je t'en prie, reviens te coucher, ne reste pas sur cette échelle, où tu vas prendre du mal.» Il ne répondit pas, il se baissa encore pour tremper son pinceau, et fit flamboyer les aines, qu'il accusa de deux traits de vermillon vif.

«Claude, écoute-moi, reviens avec moi, de grâce… Tu sais que je t'aime, tu vois l'inquiétude où tu m'as mise…

Reviens, oh! reviens, si tu ne veux pas que j'en meure, moi aussi, d'avoir si froid et de t'attendre.» Hagard, il ne la regarda pas, il lâcha seulement d'une voix étranglée, en fleurissant de carmin le nombril:

«Fous-moi la paix, hein! Je travaille.» Un instant, Christine resta muette. Elle se redressait, ses yeux s'allumaient d'un feu sombre, toute une rébellion gonflait son être doux et charmant. Puis, elle éclata, dans un grondement d'esclave poussée à bout.

«Eh bien, non, je ne te foutrai pas la paix!.. En voilà assez, je te dirai ce qui m'étouffe, ce qui me tue, depuis que je te connais. Ah! cette peinture, oui! ta peinture, c'est elle, l'assassine, qui a empoisonné ma vie. Je l'avais pressenti, le premier jour, j'en avais eu peur comme d'un monstre, je la trouvais abominable, exécrable; et puis, on est lâche, je t'aimais trop pour ne pas l'aimer, j'ai fini par m'y faire, à cette criminelle… Mais, plus tard, que j'en ai souffert, comme elle m'a torturée! En dix ans, je ne me souviens pas d'avoir vécu une journée sans larmes… Non, laisse-moi, je me soulage, il faut que je parle; puisque j'en ai trouvé la force. Dix années d'abandon, d'écrasement quotidien; ne plus rien être pour toi, se sentir de plus en plus jetée à l'écart, en arriver à un rôle de servante; et l'autre, la voleuse, la voir s'installer entre toi et moi, et te prendre, et triompher, et m'insulter…

Car ose donc dire qu'elle ne t'a pas envahi membre à membre, le cerveau, le cœur, la chair, tout! Elle te tient comme un vice, elle te mange. Enfin, elle est ta femme, n'est-ce pas? Ce n'est plus moi, c'est elle qui couche avec toi… Ah! maudite! Ah! gueuse!» Maintenant, Claude l'écoutait, dans l'étonnement de ce grand cri de souffrance, mal éveillé de son rêve exaspéré de créateur, ne comprenant pas bien encore pourquoi elle lui parlait ainsi. Et, devant cet hébétement, ce frissonnement d'homme surpris et dérangé dans sa débauche, elle s'emporta davantage, elle monta sur l'échelle, lui arracha la bougie du poing, la promena à son tour devant le tableau.

«Mais regarde donc! mais dis-toi donc où tu en es!

C'est hideux, c'est lamentable et grotesque, il faut que tu t'en aperçoives à la fin! Hein? est-ce laid, est-ce imbécile?.. Tu vois bien que tu es vaincu, pourquoi t'obstiner encore? Ça n'a pas de bon sens, voilà ce qui me révolte… Si tu ne peux être un grand peintre, la vie nous reste, ah! la vie, la vie…» Elle avait posé la bougie au poing, et comme il était descendu, trébuchant, elle sauta pour le rejoindre, ils se trouvèrent tous les deux en bas, lui tombé sur la dernière marche, elle accroupie, serrant avec force les mains inertes qu'il laissait pendre. «Voyons, il y a la vie… Chasse ton cauchemar, et vivons, vivons ensemble… N'est-ce pas trop bête de n'être que deux, de vieillir déjà, et de nous torturer, de ne pas savoir nous faire du bonheur? La terre nous prendra assez tôt, va! tâchons d'avoir un peu chaud, de vivre, de nous aimer. Rappelle-toi, à Bennecourt!.. Écoute mon rêve.

Moi, je voudrais t'emporter demain. Nous irions loin de ce Paris maudit, nous trouverions quelque part un coin de tranquillité, et tu verrais comme je te rendrais l'existence douce, comme ce serait bon, d'oublier tout aux bras l'un de l'autre… Le matin, on dort dans son grand lit; puis, ce sont des flâneries au soleil, le déjeuner qui sent bon, l'après-midi paresseuse, la soirée passée sous la lampe.

Et plus de tourments pour des chimères, et rien que la joie de vivre!.. Cela ne te suffit donc pas que je t'aime, que je t'adore, que je consente à être ta servante, à exister uniquement pour ton plaisir… Entends-tu, je t'aime, je t'aime, et il n'y a rien de plus, c'est assez, je t'aime!» Il avait dégagé ses mains, il dit d'une voix morne, avec un geste de refus:

«Non, ce n'est point assez… Je ne veux pas m'en aller avec toi, je ne veux pas être heureux, je veux peindre.

– Et que j'en meure, n'est-ce pas? et que tu en meures, que nous achevions tous les deux d'y laisser notre sang et nos larmes!.. Il n'y a que l'art, c'est le tout-puissant, le dieu farouche qui nous foudroie et que tu honores. Il peut nous anéantir, il est le maître, tu diras merci.

– Oui, je lui appartiens, qu'il fasse de moi ce qu'il voudra… Je mourrais de ne plus peindre, je préfère peindre et en mourir… Et puis, ma volonté n'y est pour rien.

C'est ainsi, rien n'existe en dehors, que le monde crève!» Elle se redressa, dans une nouvelle poussée de colère.

Sa voix redevenait dure et emportée. «Mais je suis vivante, moi! et elles sont mortes, les femmes que tu aimes… Oh! ne dis pas non, je sais bien que ce sont tes maîtresses, toutes ces femmes peintes.

Avant d'être la tienne, je m'en étais aperçue déjà, il n'y avait qu'à voir de quelle main tu caressais leur nudité, de quels yeux tu les contemplais ensuite, pendant des heures. Hein? était-ce malsain et stupide, un pareil désir chez un garçon? brûler pour des images, serrer dans ses bras le vide d'une illusion! et tu en avais conscience, tu t'en cachais comme d'une chose inavouable. Puis, tu as paru m'aimer un instant. C'est à cette époque que tu m'as raconté ces bêtises, tes amours avec tes bonnes femmes, comme tu disais en te plaisantant toi-même.

Souviens-toi, tu prenais en pitié ces ombres, lorsque tu me tenais entre tes bras… Et ça n'a pas duré, tu es retourné à elles, oh! si vite! comme un maniaque retourne à sa manie. Moi qui existais, je n'étais plus, et c'étaient elles, les visions, qui redevenaient les seules réalités de ton existence… Ce que j'ai enduré alors, tu ne l'as jamais su, car tu nous ignores toutes, j'ai vécu près de toi, sans que tu me comprennes. Oui, j'étais jalouse d'elles. Quand je posais, là, toute nue, une idée seule m'en donnait le courage: je voulais lutter, j'espérais te reprendre; et rien, pas même un baiser sur mon épaule, avant de me laisser rhabiller! Mon Dieu! que j'ai été honteuse souvent! quel chagrin j'ai dû dévorer, de me sentir dédaignée et trahie!..

Depuis ce moment, ton mépris n'a fait que grandir, et tu vois où nous en sommes, à nous allonger côte à côte toutes les nuits, sans nous toucher du doigt. Il y a huit mois et sept jours, je les ai comptés! il y a huit mois et sept jours que nous n'avons rien eu ensemble.» Elle continua hardiment, elle parla en phrases libres, elle, la sensuelle pudique, si ardente à l'amour, les lèvres gonflées de cris, et si discrète ensuite, si muette sur ces choses, ne voulant pas en causer, détournant la tête avec des sourires confus. Mais le désir l'exaltait, c'était un outrage que cette abstinence. Et sa jalousie ne se trompait pas, accusait la peinture encore, car cette virilité qu'il lui refusait, il la réservait et la donnait à la rivale préférée.

Elle savait bien pourquoi il la délaissait ainsi. Souvent d'abord, quand il avait le lendemain un gros travail, et qu'elle se serrait contre lui en se couchant, il lui disait que non, que ça le fatiguerait trop; ensuite, il avait prétendu qu'au sortir de ses bras, il en avait pour trois jours à se remettre, le cerveau ébranlé, incapable de rien faire de bon; et la rupture s'était ainsi peu à peu produite, une semaine en attendant l'achèvement d'un tableau, puis un mois pour ne pas déranger la mise en train d'un autre, puis des dates reculées encore, des occasions négligées, la déshabitude lente, l'oubli final. Au fond, elle retrouvait la théorie répétée cent fois devant elle: le génie devait être chaste, il fallait ne coucher qu'avec son œuvre.

«Tu me repousses, acheva-t-elle violemment, tu te recules de moi, la nuit, comme si je te répugnais, tu vas ailleurs, et pour aimer quoi? un rien, une apparence, un peu de poussière, de la couleur sur de la toile!.. Mais, encore un coup, regarde-la donc, ta femme là-haut! vois donc quel monstre tu viens d'en faire, dans ta folie!

Est-ce qu'on est bâtie comme ça? est-ce qu'on a des cuisses en or et des fleurs sous le ventre?.. Réveille-toi, ouvre les yeux, rentre dans l'existence.» Claude, obéissant au geste dominateur dont elle lui montrait le tableau, s'était levé et regardait. La bougie, restée sur la plate-forme de l'échelle, en l'air, éclairait comme d'une lueur de cierge la Femme, tandis que toute l'immense pièce demeurait plongée dans les ténèbres. Il s'éveillait enfin de son rêve, et la Femme, vue ainsi d'en bas, avec quelques pas de recul, l'emplissait de stupeur.

Qui donc venait de peindre cette idole d'une religion inconnue? qui l'avait faite de métaux, de marbres et de gemmes, épanouissant la rose mystique de son sexe, entre les colonnes précieuses des cuisses, sous la voûte sacrée du ventre? Était-ce lui qui, sans le savoir, était l'ouvrier de ce symbole du désir insatiable, de cette image extra-humaine de la chair, devenue de l'or et du diamant entre ses doigts, dans son vain effort d'en faire de la vie? Et, béant, il avait peur de son œuvre, tremblant de ce brusque saut dans l'au-delà, comprenant bien que la réalité elle même ne lui était plus possible, au bout de sa longue lutte pour la vaincre et la repétrir plus réelle, de ses mains d'homme. «Tu vois! tu vois!» répétait victorieusement Christine.

Et lui, très bas, balbutiait:

«Oh! qu'ai-je fait?.. Est-ce donc impossible de créer? nos mains n'ont-elles donc pas la puissance de créer des êtres?» Elle le sentit faiblir, elle le saisit entre ses deux bras.

«Mais pourquoi ces bêtises, pourquoi autre chose que moi, qui t'aime?.. Tu m'as prise pour modèle, tu as voulu des copies de mon corps. À quoi bon, dis? est-ce que ces copies me valent? elles sont affreuses, elles sont raides et froides comme des cadavres… Et je t'aimé, et je veux t'avoir. Il faut tout te dire, tu ne comprends pas, quand je rôde autour de toi, que je t'offre de poser, que je suis là, à te frôler, dans ton haleine. C'est que je t'aime, entends-tu? c'est que je suis en vie, moi! et que je te veux…» Éperdument, elle le liait de ses membres, de ses bras nus, de ses jambes nues. Sa chemise, à moitié arrachée, avait laissé jaillir sa gorge, qu'elle écrasait contre lui, qu'elle voulait entrer en lui, dans cette dernière bataille de sa passion. Et elle était la passion elle-même, débridée enfin avec son désordre et sa flamme, sans les réserves chastes d'autrefois, emportée à tout dire, à tout faire, pour vaincre. Sa face s'était gonflée, les yeux doux et le front limpide disparaissaient sous les mèches tordues des cheveux, il n'y avait plus que les mâchoires saillantes, le menton violent, les lèvres rouges.

«Oh! non, laisse! murmura Claude. Oh! je suis trop malheureux!».

De sa voix ardente, elle continua:

«Tu me crois peut-être vieille. Oui, tu disais que je me gâtais, et je l'ai cru moi-même, je m'examinais pendant la pose, pour chercher des rides… Mais ce, n'était pas vrai, ça! Je le sens bien, que je n'ai pas vieilli, que je suis toujours jeune, toujours forte…»

Puis, comme il se débattait encore:

«Regarde donc!» Elle s'était reculée de trois pas; et, d'un grand geste, elle ôta sa chemise, elle se trouva toute nue, immobile, dans cette pose qu'elle avait gardée durant de si longues séances. D'un simple mouvement du menton, elle indiqua la figure du tableau. «Va, tu peux comparer, je suis plus jeune qu'elle…

Tu as eu beau lui mettre des bijoux dans la peau, elle est fanée comme une feuille sèche… Moi, j'ai toujours dix-huit ans, parce que je t'aime.» Et, en effet, elle rayonnait de jeunesse sous la clarté pâle. Dans ce grand élan d'amour, les jambes s'effilaient, charmantes et fines, les hanches élargissaient leur rondeur soyeuse, la gorge ferme se redressait, gonflée du sang de son désir.

Déjà, elle l'avais repris, collée à lui maintenant, sans cette chemise gênante; et ses mains s'égaraient, le fouillaient partout, aux flancs, aux épaules, comme si elle eût cherché son cœur, dans cette caresse tâtonnante, cette prise de possession, où elle semblait vouloir le faire sien; tandis qu'elle le baisait rudement, d'une bouche inassouvie, sur la peau, sur la barbe, sur les manches, dans le vide.

Sa voix expirait, elle ne parlait plus que d'un souffle haletant, coupé de soupirs.

«Oh! reviens, oh! aimons-nous… Tu n'as donc pas de sang, que des ombres te suffisent? Reviens, et tu verras que c'est bon de vivre… Tu entends! vivre au cou l'un de l'autre, passer des nuits comme ça, serrés, confondus, et recommencer le lendemain, et encore, et encore…» Il frémissait, il lui rendait peu à peu son étreinte, dans la peur que lui avait faite l'autre, l'idole; et elle redoublait de séduction, elle l'amollissait et le conquérait.

«Écoute, je sais que tu as une affreuse pensée, oui! je n'ai jamais osé t'en parler, parce qu'il ne faut pas attirer le malheur; mais je ne dors plus la nuit, tu m'épouvantes… Ce soir, je t'ai suivi, là-bas, sur ce pont que je hais, et j'ai tremblé, oh! j'ai cru que c'était fini, que je ne t'avais plus… Mon Dieu! qu'est-ce que je deviendrais? J'ai besoin de toi, tu ne vas pas me tuer peut-être!.. Aimons-nous, aimons-nous…» Alors, il s'abandonna, dans l'attendrissement de cette passion infinie. C'était une immense tristesse, un évanouissement du monde entier où se fondait son être. Il la serra éperdument, lui aussi, sanglotant, bégayant:

«C'est vrai, j'ai eu la pensée affreuse… Je l'aurais fait, et j'ai résisté en songeant à ce tableau inachevé… Mais puis-je vivre encore, si le travail ne veut plus de moi?

Comment vivre, après ça, après ce qui est là, ce que j'ai abîmé tout à l'heure?

– Je t'aimerai et tu vivras. '-Ah! jamais tu ne m'aimeras assez… Je me connais bien. Il faudrait une joie qui n'existe pas, quelque chose qui me fît oublier tout… Déjà tu as été sans force. Tu ne peux rien.

– Si, si, tu verras… Tiens! je te prendrai ainsi, je te baiserai sur les yeux, sur la bouche, sur toutes les places de ton corps. Je te réchaufferai contre ma gorge, je lierai mes jambes aux tiennes, je nouerai mes bras à tes reins, je serai ton souffle, ton sang, ta chair…» Cette fois, il fut vaincu, il brûla avec elle, se réfugia en elle, enfonçant la tête entre ses seins, la couvrant à son tour de ses baisers.

«Eh bien, sauve-moi, oui! prends-moi, si tu ne veux pas que je me tue!.. Et invente du bonheur, fais-m'en connaître un qui me retienne… Endors-moi, anéantis-moi, que je devienne ta chose, assez esclave, assez petit, pour me loger sous tes pieds, dans tes pantoufles… Ah! descendre là, ne vivre que de ton odeur, t'obéir comme un chien, manger, t'avoir et dormir, si je pouvais, si je pouvais!» Elle eut un cri de victoire. «Enfin! tu es à moi, il n'y a plus que moi, l'autre est bien morte!» Et elle l'arracha de l'œuvre exécrée, elle l'emporta dans sa chambre à elle, dans son lit, grondante, triomphante. Sur l'échelle, la bougie qui s'achevait clignota un instant derrière eux, puis se noya. Cinq heures sonnèrent au coucou, pas une lueur n'éclairait encore le ciel brumeux de novembre. Et tout retomba aux froides ténèbres.

Christine et Claude, à tâtons, avaient roulé en travers du lit. Ce fut une rage, jamais ils n'avaient connu un emportement pareil, même aux premiers jours de leur liaison. Tout ce passé leur remontait au cœur, mais dans un renouveau aigu qui les grisait d'une ivresse délirante.

L'obscurité flambait autour d'eux, ils s'en allaient sur des ailes de flamme, très haut, hors du monde, à grands coups réguliers, continus, toujours plus haut. Lui-même poussait des cris, loin de sa misère, oubliant, renaissant à une vie de félicité. Elle le fit blasphémer ensuite, provocante, dominatrice, avec un rire d'orgueil sensuel. «Dis que la peinture est imbécile. – La peinture est imbécile. – Dis que tu ne travailleras plus, que tu t'en moques, que tu brûleras tes tableaux, pour me faire plaisir. – Je brûlerai mes tableaux, je ne travaillerai plus. – Et dis qu'il n'y a que moi, que de me tenir là, comme tu me tiens, est le bonheur unique, que tu craches sur l'autre, cette gueuse que tu as peinte. Crache, crache donc, que je t'entende!

– Tiens! je crache, il n'y a que toi.» Et elle le serrait à l'étouffer, c'était elle qui le possédait. Ils repartirent, dans le vertige de leur chevauchée à travers les étoiles.

Leurs ravissements recommençaient, trois fois il leur sembla qu'ils volaient de la terre au bout du ciel. Quel grand bonheur! comment n'avait-il pas songé à se guérir dans ce bonheur certain? Et elle se donnait encore, et il vivrait heureux, sauvé, n'est-ce pas? maintenant qu'il avait cette ivresse.

Le jour allait naître, lorsque Christine, ravie, foudroyée de sommeil, s'endormit aux bras de Claude. Elle le liait d'une cuisse, la jambe jetée en travers des siennes, comme pour s'assurer qu'il ne lui échapperait plus; et, la tête roulée sur cette poitrine d'homme qui lui servait de tiède oreiller, elle soufflait doucement, un sourire aux lèvres.

Lui, avait fermé les yeux; mais, de nouveau, malgré sa fatigue écrasante, il les rouvrit, il regarda l'ombre. Le sommeil le fuyait, une sourde poussée d'idées confuses remontait dans son hébétement, à mesure qu'il se refroidissait et se dégageait de la griserie voluptueuse, dont tous ses muscles restaient ébranlés. Quand le petit jour parut, une salissure jaune, une tache de boue liquide sur les vitres de la fenêtre, il tressaillit, il crut avoir entendu une voix haute l'appeler du fond de l'atelier. Ses pensées, étaient revenues toutes, débordantes, torturantes, creusant son visage, contractant ses mâchoires dans un dégoût humain, deux plis amers qui faisaient de son masque la face ravagée d'un vieillard. Maintenant, cette cuisse de femme, allongée sur lui, prenait une lourdeur de plomb; il en souffrait comme d'un supplice, d'une meule dont on lui broyait les genoux, pour des fautes inexpiées; et la tête également, posée sur ses côtes, l'étouffait, arrêtait d'un poids énorme les battements de son cœur. Mais, longtemps, il ne voulut pas la déranger, malgré l'exaspération lente de tout son corps, une sorte de répugnance et de haine irrésistibles qui le soulevait de révolte. L'odeur du chignon dénoué, cette odeur forte de chevelure, surtout, l'irritait. Brusquement, la voix haute, au fond de l'atelier, l'appela une seconde fois, impérieuse. Et il se décida, c'était fini, il souffrait trop, il ne pouvait plus vivre, puisque tout mentait et qu'il n'y avait rien de bon.

D'abord, il laissa glisser la tête de Christine, qui garda son vague sourire; ensuite, il dut se mouvoir avec des précautions infinies, pour sortir ses jambes du lien de la cuisse, qu'il repoussa peu à peu, dans un mouvement naturel, comme si elle fléchissait d'elle-même. Il avait rompu la chaîne enfin, il était libre. Un troisième appel le fit se hâter, il passa dans la pièce voisine, en disant:

«Oui, oui, j'y vais!» Le jour ne se débrouillait pas, sale et triste, un de ces petits jours d'hiver lugubres; et, au bout d'une heure, Christine se réveilla dans un grand frisson glacé. Elle ne comprit pas. Pourquoi donc se trouvait-elle seule? Puis, elle se souvint: elle s'était endormie, la joue contre son cœur, les membres mêlés aux siens. Alors, comment avait-il pu s'en aller? où pouvait-il être? Tout d'un coup, dans son engourdissement, elle sauta du lit avec violence, elle courut à l'atelier. Mon Dieu! est-ce qu'il était retourné près de l'autre? est-ce que l'autre venait encore de le reprendre, lorsqu'elle croyait l'avoir conquis à jamais?

Au premier coup d'œil, elle ne vit rien, l'atelier lui parut désert, sous le petit jour boueux et froid. Mais, comme elle se rassurait en n'apercevant personne, elle leva les yeux vers la toile, et un cri terrible jaillit de sa gorge béante.

«Claude, oh! Claude…» Claude s'était pendu à la grande échelle, en face de son œuvre manquée. Il avait simplement pris une des cordes qui tenaient le châssis au mur, et il était monté sur la plate-forme en attacher le bout à la traverse de chêne, clouée par lui un jour, afin de consolider les montants. Puis, de là-haut, il avait sauté dans le vide. En chemise, les pieds nus, atroce avec sa langue noire et ses yeux sanglants sortis des orbites, il pendait là, grandi affreusement dans sa raideur immobile, la face tournée vers le tableau, tout près de la Femme au sexe fleuri d'une rose mystique, comme s'il lui eût soufflé son âme à son dernier râle, et qu'il l'eût regardée encore, de ses prunelles fixes.

Christine, pourtant, restait droite, soulevée de douleur, d'épouvante et de colère. Son corps en était gonflé, sa gorge ne lâchait plus qu'un hurlement continu. Elle ouvrit les bras, les tendit vers le tableau, ferma les deux poings.

«Oh! Claude, oh! Claude… Elle j'a repris, elle t'a tué, tué, tué, la gueuse!» Et ses jambes fléchirent, elle tourna et s'abattit sur le carreau. L'excès de la souffrance avait retiré tout le sang de son cœur, elle demeura évanouie par terre, comme morte, pareille à une loque blanche, misérable et finie, écrasée sous la souveraineté farouche de l'art. Au-dessus d'elle, la Femme rayonnait avec son éclat symbolique d'idole, la peinture triomphait, seule immortelle et debout, jusque dans sa démence.

Le lundi seulement, après les formalités et les retards occasionnés par le suicide, lorsque Sandoz vint le matin, à neuf heures, pour le convoi, il ne trouva qu'une vingtaine de personnes sur le trottoir de la rue Tourlaque. Dans son gros chagrin, il courait depuis trois jours, forcé de s'occuper de tout; d'abord, il avait dû faire transporter à l'hôpital de Lariboisière Christine, ramassée mourante; ensuite, il s'était promené de la mairie aux pompes funèbres et à l'église, payant partout, cédant à l'usage, plein d'indifférence, puisque les prêtres voulaient bien de ce cadavre au cou cerclé de noir. Et, parmi les gens qui attendaient, il n'aperçut encore que des voisins, augmentés de quelques curieux; tandis que des têtes s'allongeaient aux fenêtres, chuchotantes, excitées par le drame. Sans doute les amis allaient venir. Il n'avait pu écrire à la famille, ignorant les adresses; et il s'effaça, dès qu'il vit arriver deux parents, que les trois lignes sèches des journaux avaient tirés sans doute de l'oubli où Claude lui-même les laissait: une cousine âgée à tournure louche de brocanteuse, un petit cousin, très riche, décoré, propriétaire d'un des grands magasins de Paris, bon prince dans son élégance, désireux de prouver son goût éclairé des arts. Tout de suite, la cousine monta, fit le tour de l'atelier, flaira cette misère nue, redescendit, la bouche dure, irritée d'une corvée inutile. Au contraire, le petit cousin se redressa et marcha le premier derrière le corbillard, menant le deuil avec une correction charmante et fière.

Comme le cortège partait, Bongrand accourût et resta près de Sandoz, après lui avoir serré la main. Il était assombri, il murmura, en jetant un coup d'œil sur les quinze à vingt personnes qui suivaient:

«Ah! le pauvre bougre!.. Comment! il n'y a que nous deux?» Dubuche était à Cannes avec ses enfants. Jory et Fagerolles s'abstenaient, l'un exécrant la mort, l'autre trop affairé. Seul, Mahoudeau rattrapa le convoi à la montée de la rue Lepic, et il expliqua que Gagnière devait avoir manqué le train. Lentement, le corbillard gravissait la pente rude, dont le lacet tourne sur le flanc de la butte Montmartre. Par moments, des rues transversales qui dévalaient, des trouées brusques montraient l'immensité de Paris, profonde et large ainsi qu'une mer. Lorsqu'on déboucha devant l'église Saint-Pierre, et qu'on transporta le cercueil, là-haut, il domina un instant la grande ville. C'était par un ciel gris d'hiver, de grandes vapeurs volaient, emportées au souffle d'un vent glacial; et elle semblait agrandie, sans fin dans cette brume, emplissant l'horizon de sa houle menaçante.