Kitabı oku: «La Conquête de Plassans», sayfa 19
M. Péqueur des Saulaies comprit que son ami le conservateur des eaux et forêts allait un peu loin. Il murmura, en buvant une gorgée de thé:
– Non, non, mon cher. Il est fou, il a des imaginations extraordinaires, voilà tout… C'est déjà bien assez terrifiant.
Il prit l'assiette de biscuits, qu'il présenta aux demoiselles Rastoil en cambrant sa taille de bel officier; puis, reposant l'assiette, il continua:
– Quand on pense que ce malheureux s'est occupé de politique! Je ne veux pas vous reprocher votre alliance avec les républicains, monsieur le président; mais avouez que le marquis de Lagrifoul avait là un partisan bien étrange.
M. Rastoil était devenu très-grave. Il fit un geste vague, sans répondre.
– Et il s'en occupe toujours; c'est peut-être la politique qui lui tourne la tête, dit la belle Octavie en s'essuyant délicatement les lèvres. On le donne comme très-ardent pour les prochaines élections, n'est-ce pas, mon ami?
Elle s'adressait à son mari, auquel elle jeta un regard.
– Il en crèvera! s'écria M. de Condamin; il répète partout qu'il est le maître du scrutin, qu'il fera nommer un cordonnier, si cela lui plaît.
– Vous exagérez, dit le docteur Porquier; il n'a plus autant d'influence, la ville entière se moque de lui.
– Eh! c'est ce qui vous trompe! S'il le veut, il mènera aux urnes tout le vieux quartier et un grand nombre de villages… Il est fou, c'est vrai, mais c'est une recommandation… Je le trouve encore très-raisonnable, pour un républicain.
Cette plaisanterie médiocre obtint un vif succès. Les demoiselles Rastoil eurent elles-mêmes de petits rires de pensionnaire. Le président voulut bien approuver de la tête; il sortit de sa gravité, il dit en évitant de regarder le sous-préfet:
– Lagrifoul ne nous a peut-être pas rendu les services que nous étions en droit d'attendre; mais un cordonnier, ce serait vraiment honteux pour Plassans!
Et il ajouta vivement, comme pour couper court sur la déclaration qu'il venait de faire:
– Il est une heure et demie; c'est une débauche… Monsieur le sous-préfet, tous nos remercîments.
Ce fut madame de Condamin, qui, en jetant un châle sur ses épaules, trouva moyen de conclure.
– Enfin, dit-elle, on ne peut pas laisser conduire les élections par un homme qui va s'agenouiller au milieu de ses salades, à minuit passé.
Cette nuit devint légendaire. M. de Condamin eut beau jeu, lorsqu'il raconta l'aventure à M. de Bourdeu, à M. Maffre et aux abbés, qui n'avaient pas vu le voisin avec un cierge. Trois jours plus tard, le quartier jurait avoir aperçu le fou qui battait sa femme se promenant la tête couverte d'un drap de lit. Sous la tonnelle, aux réunions de l'après-midi, on se préoccupait surtout de la candidature possible du cordonnier de Mouret. On riait, tout en s'étudiant les uns les autres. C'était une façon de se tâter politiquement. M. de Bourdeu, à certaines confidences de son ami le président, croyait comprendre qu'une entente tacite pourrait se faire sur son nom entre la sous-préfecture et l'opposition modérée, de façon à battre honteusement les républicains. Aussi se montrait-il de plus en plus sarcastique contre le marquis de Lagrifoul, dont il relevait scrupuleusement les moindres bévues à la Chambre. M. Delangre, qui ne venait que de loin en loin, en alléguant les soucis de son administration municipale, souriait finement, à chaque nouvelle moquerie de l'ancien préfet.
– Vous n'avez plus qu'à enterrer le marquis, monsieur le curé, dit-il un jour à l'oreille de l'abbé Faujas.
Madame de Condamin qui l'entendit, tourna la tête, posant un doigt sur ses lèvres avec une moue d'une malice exquise.
L'abbé Faujas, maintenant, laissait parler politique devant lui. Il donnait même parfois un avis, était pour l'union des esprits honnêtes et religieux. Alors, tous renchérissaient, M. Péqueur des Saulaies, M. Rastoil, M. de Bourdeu, jusqu'à M. Maffre. Il devait être si facile de s'entendre entre gens de bien, de travailler en commun à la consolidation des grands principes, sans lesquels aucune société ne saurait exister! Et la conversation tournait sur la propriété, sur la famille, sur la religion. Parfois le nom de Mouret revenait, et M. de Condamin murmurait:
– Je ne laisse venir ma femme ici qu'en tremblant. J'ai peur, que voulez-vous!.. Vous verrez de drôles de choses, aux élections, s'il est encore libre!
Cependant, tous les matins, Trouche tachait d'effrayer l'abbé Faujas, dans l'entretien qu'il avait régulièrement avec lui. Il lui donnait les nouvelles les plus alarmantes: les ouvriers du vieux quartier s'occupaient beaucoup trop de la maison Mouret; ils parlaient de voir le bonhomme, de juger son état, de prendre son avis.
Le prêtre, d'ordinaire, haussait les épaules. Mais, un jour, Trouche sortit de chez lui, l'air enchanté. Il vint embrasser Olympe en s'écriant:
– Cette fois, ma fille, c'est fait. – Il te permet d'agir? demanda-t-elle.
– Oui, en toute liberté… Nous allons être joliment tranquilles, quand l'autre ne sera plus là.
Elle était encore couchée; elle se renfonça sous la couverture, faisant des sauts de carpe, riant comme une enfant.
– Ah bien! tout va être à nous, n'est-ce pas?.. Je prendrai une autre chambre. Et je veux aller dans le jardin, je veux faire ma cuisine en bas… Tiens! mon frère nous doit bien ça. Tu lui auras donné un fier coup de main!
Le soir, Trouche arriva vers dix heures seulement au café borgne dans lequel il se rencontrait avec Guillaume Porquier et d'autres jeunes gens comme il faut de la ville. On le plaisanta sur son retard, on l'accusa d'être allé aux remparts avec une des jeunes coquines de l'oeuvre de la Vierge. Cette plaisanterie, d'habitude, le flattait; mais il resta grave. Il dit qu'il avait eu des affaires, des affaires sérieuses. Ce ne fut que vers minuit, quand il eut vidé les carafons du comptoir, qu'il devint tendre et expansif. Il tutoya Guillaume, il balbutia, le dos contre le mur, rallumant sa pipe à chaque phrase:
– J'ai vu ton père, ce soir. C'est un brave homme… J'avais besoin d'un papier. Il a été très-gentil, très-gentil. Il me l'a donné. Je l'ai là, dans ma poche… Ah! il ne voulait pas d'abord. Il disait que ça regardait la famille. Je lui ai dit: «Moi, je suis la famille, j'ai l'ordre de la maman…» Tu la connais, la maman; tu vas chez elle. Une brave femme. Elle avait paru très-contente, lorsque j'étais allé lui conter l'affaire, auparavant… Alors, il m'a donné le papier. Tu peux le toucher, tu le sentiras dans ma poche…
Guillaume le regardait fixement, cachant sa vive curiosité sous un rire de doute.
– Je ne mens pas, continua l'ivrogne; le papier est dans ma poche…
Tu l'as senti? – C'est un journal, dit le jeune homme.
Trouche, en ricanant, tira de sa redingote une grande enveloppe, qu'il posa sur la table au milieu des tasses et des verres. Il la défendit un instant contre Guillaume qui avait allongé la main; puis, il la lui laissa prendre, riant plus fort, comme si on l'avait chatouillé. C'était une déclaration du docteur Porquier, fort détaillée, sur l'état mental du sieur François Mouret, propriétaire, à Plassans.
– Alors on va le coffrer? demanda Guillaume en rendant le papier.
– Ça ne te regarde pas, mon petit, répondit Trouche, redevenu défiant. C'est pour sa femme, ce papier-là. Moi, je ne suis qu'un ami qui aime à rendre service. Elle fera ce qu'elle voudra… Elle ne peut pas non plus se laisser massacrer, cette pauvre dame.
Il était si gris, que, lorsqu'on les mit à la porte du café, Guillaume dut l'accompagner jusqu'à la rue Balande. Il voulait se coucher sur tous les bancs du cours Sauvaire. Arrivé à la place de la Sous-Préfecture, il sanglota, il répéta:
– Il n'y a plus d'amis, c'est parce que je suis pauvre qu'on me méprise… Toi, tu es un bon garçon. Tu viendras prendre le café avec nous, quand nous serons les maîtres. Si l'abbé nous gêne, nous l'enverrons rejoindre l'autre… Il n'est pas fort, l'abbé, malgré ses grands airs; je lui fais voir les étoiles en plein midi… Tu es un ami, un vrai, n'est-ce pas? Le Mouret est enfoncé, nous boirons son vin.
Lorsqu'il eut mis Trouche à sa porte, Guillaume traversa Plassans endormi et vint siffler doucement devant la maison du juge de paix. C'était un signal. Les fils Maffre, que leur père enfermait de sa main dans leur chambre, ouvrirent une croisée du premier étage, d'où ils descendirent en s'aidant des barreaux dont les fenêtres du rez-de-chaussée étaient barricadées. Chaque nuit, ils allaient ainsi au vice, en compagnie du fils Porquier.
– Ah bien! leur dit celui-ci, lorsqu'ils eurent gagné en silence les ruelles noires des remparts, nous aurions tort de nous gêner… Si mon père parle encore de m'envoyer faire pénitence dans quelque trou, j'ai de quoi lui répondre… Voulez-vous parier que je me fais recevoir du cercle de la Jeunesse, quand je voudrai?
Les fils Maffre tinrent le pari. Tous trois se glissèrent dans une maison jaune, à persiennes vertes, adossée dans un angle des remparts, au fond d'un cul-de-sac.
La nuit suivante, Marthe eut une crise épouvantable. Elle avait assisté, le matin, à une longue cérémonie religieuse, qu'Olympe avait tenu à voir jusqu'au bout. Lorsque Rose et les locataires accoururent aux cris déchirants qu'elle jetait, ils la trouvèrent étendue au pied du lit, le front fendu. Mouret, à genoux au milieu des couvertures, frissonnait.
– Cette fois, il l'a tuée! cria la cuisinière.
Et elle le prit entre ses bras, bien qu'il fût en chemise, le poussa à travers la chambre, jusque dans son bureau, dont la porte se trouvait de l'autre côté du palier; elle retourna lui jeter un matelas et des couvertures. Trouche était parti en courant chercher le docteur Porquier. Le docteur pansa la plaie de Marthe; deux lignes plus bas, dit-il, le coup était mortel. En bas, dans le vestibule, devant tout le monde, il déclara qu'il fallait agir, qu'on ne pouvait laisser plus longtemps la vie de madame Mouret à la merci d'un fou furieux.
Marthe dut garder le lit, le lendemain. Elle avait encore un peu de délire; elle voyait une main de fer qui lui ouvrait le crâne avec une épée flamboyante. Rose refusa absolument à Mouret de le laisser entrer. Elle lui servit à déjeuner dans le bureau, sur la table poussiéreuse. Il ne mangea pas. Il regardait stupidement son assiette, lorsque la cuisinière introduisit auprès de lui trois messieurs vêtus de noir.
– Vous êtes les médecins? demanda-t-il. Comment va-t-elle?
– Elle va mieux, répondit un des messieurs.
Mouret coupa machinalement du pain, comme s'il allait se mettre à manger.
– J'aurais voulu que les enfants fussent là, murmura-t-il; ils la soigneraient, nous serions moins seuls… C'est depuis que les enfants sont partis qu'elle est malade… Je ne suis pas bien, moi non plus.
Il avait porté une bouchée de pain à sa bouche, et de grosses larmes coulaient sur ses joues. Le personnage qui avait déjà parlé, lui dit alors, en jetant un regard sur ses deux compagnons:
– Voulez-vous que nous allions les chercher, vos enfants?
– Je veux bien! s'écria Mouret, qui se leva. Partons tout de suite.
Dans l'escalier, il ne vit pas Trouche et sa femme, penchés au-dessus de la rampe du second étage, qui le suivaient à chaque marche, de leurs yeux ardents. Olympe descendit rapidement derrière lui, se jeta dans la cuisine, où Rose guettait par la fenêtre, très-émotionnée. Et quand une voiture, qui attendait à la porte, eut emmené Mouret, elle remonta quatre à quatre les deux étages, prit Trouche par les épaules, le fit danser autour du palier, crevant de joie.
– Emballé! cria-t-elle.
Marthe resta huit jours couchée. Sa mère la venait voir chaque après-midi, se montrait d'une tendresse extraordinaire. Les Faujas, les Trouche, se succédaient autour de son lit. Madame de Condamin elle-même lui rendit plusieurs visites. Il n'était plus question de Mouret. Rose répondait à sa maîtresse que monsieur avait dû aller à Marseille; mais, lorsque Marthe put descendre pour la première fois et se mettre à table dans la salle à manger, elle s'étonna, elle demanda son mari avec un commencement d'inquiétude.
– Voyons, chère dame, ne vous faites pas de mal, dit madame Faujas; vous retomberez au lit. Il a fallu prendre un parti. Vos amis ont dû se consulter et agir dans vos intérêts.
– Vous n'avez pas à le regretter, s'écria brutalement Rose, après le coup de bâton qu'il vous a donné sur la tête. Le quartier respire depuis qu'il n'est plus là. On craignait toujours qu'il ne mît le feu ou qu'il ne sortît dans la rue avec un couteau. Moi, je cachais tous les couteaux de ma cuisine; la bonne de monsieur Rastoil aussi… Et votre pauvre mère qui ne vivait plus!.. Allez, le monde qui venait vous voir pendant votre maladie, toutes ces dames, tous ces messieurs, me le disaient bien, lorsque je les reconduisais: C'est un bon débarras pour Plassans. Une ville est toujours sur le qui-vive, quand un homme comme ça va et vient en liberté.
Marthe écoutait ce flux de paroles, les yeux agrandis, horriblement pâle. Elle avait laissé retomber sa cuiller; elle regardait en face d'elle, par la fenêtre ouverte, comme si quelque vision, montant derrière les arbres fruitiers du jardin, l'avait térrifiée.
– Les Tulettes, les Tulettes! bégaya-t-elle en se cachant les yeux sous ses mains frémissantes.
Elle se renversait, se roidissait déjà dans une attaque de nerfs, lorsque l'abbé Faujas, qui avait achevé son potage, lui prit les mains, qu'il serra fortement, et en murmurant de sa voix la plus souple:
– Soyez forte devant cette épreuve que Dieu vous envoie. Il vous accordera des consolations, si vous ne vous révoltez pas; il saura vous ménager le bonheur que vous méritez. Sous la pression des mains du prêtre, sous la tendre inflexion de ses paroles, Marthe se redressa, comme ressuscitée, les joues ardentes.
– Oh! oui, dit-elle en sanglotant, j'ai besoin de beaucoup de bonheur, promettez-moi beaucoup de bonheur.
XIX
Les élections générales devaient avoir lieu en octobre. Vers le milieu de septembre, monseigneur Rousselot partit brusquement pour Paris, après avoir eu un long entretien avec l'abbé Faujas. On parla d'une maladie grave d'une de ses soeurs, qui habitait Versailles. Cinq jours plus tard, il était de retour; il se faisait faire une lecture par l'abbé Surin, dans son cabinet. Renversé au fond d'un fauteuil, frileusement enveloppé dans une douillette de soie violette, bien que la saison fut encore très-chaude, il écoutait avec un sourire la voix féminine du jeune abbé qui scandait amoureusement des strophes d'Anacréon.
– Bien, bien, murmurait-il, vous avez la musique de cette belle langue.
Puis, regardant la pendule, le visage inquiet, il reprit:
– Est-ce que l'abbé Faujas est déjà venu ce matin?.. Ah! mon enfant, que de tracas! J'ai encore dans les oreilles cet abominable tapage du chemin de fer… A Paris, il a plu tout le temps! J'avais des courses aux quatre coins de la ville, je n'ai vu que de la boue. L'abbé Surin posa son livre sur le coin d'une console.
– Monseigneur est-il satisfait des résultats de son voyage? demanda-t-il avec la familiarité d'un enfant gâté.
– Je sais ce que je voulais savoir, répondit l'évêque en retrouvant son fin sourire. J'aurais dû vous emmener. Vous auriez appris des choses utiles à connaître, quand on a votre âge, et qu'on est destiné à l'épiscopat par sa naissance et ses relations.
– Je vous écoute, monseigneur, dit le jeune prêtre d'un air suppliant.
Mais le prélat hocha la tête.
– Non, non, ces choses-là ne se disent pas… Soyez l'ami de l'abbé Faujas, il pourra peut-être beaucoup pour vous un jour. J'ai eu des renseignements très-complets.
L'abbé Surin joignit les mains, d'un geste de curiosité si câline, que monseigneur Rousselot continua:
– Il avait eu des difficultés à Besançon… Il était à Paris, très-pauvre, dans un hôtel garni. C'est lui qui est allé s'offrir. Le ministre cherchait justement des prêtres dévoués au gouvernement. J'ai compris que Faujas l'avait d'abord effrayé, avec sa mine noire et sa vieille soutane. C'est à tout hasard qu'il l'a envoyé ici… Le ministre s'est montré très-aimable pour moi.
L'évêque achevait ses phrases par un léger balancement de la main, cherchant les mots, craignant d'en trop dire. Puis, l'affection qu'il portait à son secrétaire remporta; il ajouta vivement:
– Enfin, croyez-moi, soyez utile au curé de Saint-Saturnin; il va avoir besoin de tout le monde, il me paraît homme à n'oublier ni une injure ni un bienfait. Mais ne vous liez pas avec lui. Il finira mal. Ceci est une impression personnelle.
– Il finira mal? répéta le jeune abbé avec surprise.
– Oh! en ce moment, il est en plein triomphe… C'est sa figure qui m'inquiète, mon enfant; il a un masque terrible. Cet homme-là ne mourra pas dans son lit… N'allez pas me compromettre; je ne demande qu'à vivre tranquille, je n'ai plus besoin que de repos.
L'abbé Surin reprenait son livre, lorsque l'abbé Faujas se fit annoncer. Monseigneur Rousselot, l'air riant, les mains tendues, s'avança à sa rencontre, en l'appelant «mon cher curé».
– Laissez-nous, mon enfant, dit-il à son secrétaire, qui se retira.
Il parla de son voyage. Sa soeur allait mieux; il avait pu serrer la main à de vieux amis.
– Et avez-vous vu le ministre? demanda l'abbé Faujas en le regardant fixement.
– Oui, j'ai cru devoir lui faire une visite, répondit l'évêque, qui se sentit rougir. Il m'a dit un grand bien de vous.
– Alors vous ne doutez plus, vous vous confiez à moi?
– Absolument, mon cher curé. D'ailleurs je n'entends rien à la politique, je vous laisse le maître.
Ils causèrent ensemble toute la matinée. L'abbé Faujas obtint de lui qu!il ferait une tournée dans le diocèse; il l'accompagnerait, lui soufflerait ses moindres paroles. Il était nécessaire, en outre, de mander tous les doyens, de façon que les curés des plus petites communes pussent recevoir des instructions. Cela ne présentait aucune difficulté, le clergé obéirait. La besogne la plus délicate était dans Plassans même, dans le quartier Saint-Marc. La noblesse, claquemurée au fond de ses hôtels, échappait entièrement à l'action du prêtre; il n'avait pu agir jusqu'alors que sur les royalistes ambitieux, les Rastoil, les Maffre, les Bourdeu. L'évêque lui promit de sonder certains salons du quartier Saint-Marc où il était reçu. D'ailleurs, en admettant même que la noblesse votât mal, elle ne réunirait qu'une minorité ridicule, si la bourgeoisie cléricale l'abandonnait. – Maintenant, dit monseigneur Rousselot eu se levant, il serait peut-être bon que je connusse le nom de votre candidat, afin de le recommander en toutes lettres.
L'abbé Faujas sourit.
– Un nom est dangereux, répondit-il. Dans huit jours, il ne resterait plus un morceau de notre candidat, si nous le nommions aujourd'hui… Le marquis de Lagrifoul est devenu impossible. Monsieur de Bourdeu, qui compte se mettre sur les rangs, est plus impossible encore. Nous les laisserons se détruire l'un par l'autre, nous n'interviendrons qu'au dernier moment… Dites simplement qu'une élection purement politique serait regrettable, qu'il faudrait, dans l'intérêt de Plassans, un homme choisi en dehors des partis, connaissant à fond les besoins de la ville et du département. Donnez même à entendre que cet homme est trouvé; mais n'allez pas plus loin.
L'évêque sourit à son tour. Il retint le prêtre, au moment où celui-ci prenait congé.
– Et l'abbé Fenil? lui demanda-t-il en baissant la voix. Ne craignez-vous pas qu'il se jette en travers de vos projets?
L'abbé Faujas haussa les épaules.
– Il n'a plus bougé, dit-il.
– Justement, reprit le prélat, cette tranquillité m'inquiète. Je connais Fenil, c'est le prêtre le plus haineux de mon diocèse. Il a peut-être abandonné la vanité de vous battre sur le terrain politique; mais soyez sûr qu'il se vengera d'homme à homme… Il doit vous guetter du fond de sa retraite.
– Bah! dit l'abbé Faujas, qui montra ses dents blanches, il ne me mangera pas tout vivant, peut-être.
L'abbé Surin venait d'entrer. Quand le curé de Saint-Saturnin fut parti, il égaya beaucoup monseigneur Rousselot, en murmurant: – S'ils pouvaient se dévorer l'un l'autre, comme les deux renards dont il ne resta que les deux queues?
La période électorale allait s'ouvrir. Plassans, que les questions politiques laissent parfaitement calme d'ordinaire, avait un commencement de légère fièvre. Une bouche invisible semblait souffler la guerre dans les rues paisibles. Le marquis de Lagrifoul, qui habitait la Palud, une grosse bourgade voisine, était descendu, depuis quinze jours, chez un de ses parents, le comte de Valqueyras, dont l'hôtel occupait tout un coin du quartier Saint-Marc. Il se faisait voir, se promenait sur le cours Sauvaire, allait à Saint-Saturnin, saluait les personnes influentes, sans sortir cependant de sa maussaderie de gentilhomme. Mais ces efforts d'amabilité, qui avaient suffi une première fois, ne paraissaient pas avoir un grand succès. Des accusations couraient, grossies chaque jour, venues on ne savait de quelle source: le marquis était d'une nullité déplorable; avec un autre homme que le marquis, Plassans aurait eu depuis longtemps un embranchement de chemin de fer, le reliant à la ligne de Nice; enfin, quand un enfant du pays allait voir le marquis à Paris, il devait faire trois ou quatre visites avant d'obtenir le moindre service. Cependant, bien que la candidature du député sortant fût très-compromise par ces reproches, aucun autre candidat ne s'était encore mis sur les rangs d'une façon nette. On parlait de M. de Bourdeu, tout en disant qu'il serait très-difficile de réunir une majorité sur le nom de cet ancien préfet de Louis-Philippe, qui n'avait nulle part des attaches solides. La vérité était qu'une influence inconnue venait, à Plassans, de déranger absolument les chances prévues des différentes candidatures, en rompant l'alliance des légitimistes et des républicains. Ce qui dominait, c'était une perplexité générale, une confusion pleine d'ennui, un besoin de bâcler au plus vite l'élection.
– La majorité est déplacée, répétaient les uns politiques du cours Sauvaire. La question est de savoir comment elle se fixera.
Dans cette fièvre de division qui passait sur la ville, les républicains voulurent avoir leur candidat. Ils choisirent un maître chapelier, un sieur Maurin, bonhomme très-aimé des ouvriers. Trouche, dans les cafés, le soir, trouvait Maurin bien pâle; il proposait un proscrit de décembre, un charron des Tulettes, qui avait le bon sens de refuser. Il faut dire que Trouche se donnait comme un républicain des plus ardents. Il se serait mis lui-même en avant, disait-il, s'il n'avait pas eu le frère de sa femme dans la calotte; à son grand regret, il se voyait forcé de manger le pain des cagots, ce qui l'obligeait à rester dans l'ombre. Il fut un des premiers à répandre de vilains bruits sur le marquis Lagrifoul; il conseilla également la rupture avec les légitimistes. Les républicains, à Plassans, qui étaient fort peu nombreux, devaient être forcément battus. Mais le triomphe de Trouche fut d'accuser la bande de la sous-préfecture et la bande des Rastoil d'avoir fait disparaître le pauvre Mouret, dans le but de priver le parti démocratique d'un de ses chefs les plus honorables. Le soir où il lança cette accusation, chez un liquoriste de la rue Canquoin, les gens qui se trouvaient là, se regardèrent d'un air singulier. Les commérages du vieux quartier, s'attendrissant sur «le fou qui battait sa femme», maintenant qu'il était enfermé, racontaient que l'abbé Faujas avait voulu se débarrasser d'un mari gênant. Trouche alors, chaque soir, répéta son histoire, en tapant du poing sur les tables des cafés, avec une telle conviction, qu'il finit par imposer une légende dans laquelle M. Péqueur des Saulaies jouait le rôle le plus étrange du monde. Il y eut un retour absolu en faveur de Mouret. Il devint une victime politique, un homme dont on avait craint l'influence, au point de le loger dans un cabanon des Tulettes.
– Laissez-moi arranger mes affaires, disait Trouche d'un air confidentiel. Je planterai là toutes ces sacrées dévotes, et j'en raconterai de belles sur leur oeuvre de la Vierge… Une jolie maison, où ces dames donnent des rendez-vous!
Cependant, l'abbé Faujas se multipliait; on ne voyait que lui dans les rues, depuis quelque temps. Il se soignait davantage, faisait effort pour garder un sourire aimable aux lèvres. Les paupières, par instants, se baissaient, éteignant la flamme sombre de son regard. Souvent, à bout de patience, las de ces luttes mesquines de chaque jour, il rentrait dans sa chambre nue, les poings serrés, les épaules gonflées de sa force inutile, souhaitant quelque colosse à étouffer pour se soulager. La vieille madame Rougon, qu'il continuait à voir en secret, était son bon génie; elle le chapitrait d'importance, tenait son grand corps plié devant elle sur une chaise basse, lui répétait qu'il devrait plaire, qu'il gâterait tout en montrant bêtement ses bras nus de lutteur. Plus tard, quand il serait le maître, il prendrait Plassans à la gorge, il l'étranglerait, si cela pouvait le contenter. Certes, elle n'était pas tendre pour Plassans, contre lequel elle avait une rancune de quarante années de misère, et qu'elle faisait crever de dépit depuis le coup d'État.
– C'est moi qui porte la soutane, lui disait-elle parfois en souriant; vous avez des allures de gendarme, mon cher curé.
Le prêtre se montrait surtout très-assidu à la salle de lecture du cercle de la Jeunesse. Il y écoulait d'une façon indulgente les jeunes gens parler politique, hochant la tète, répétant que l'honnêteté suffisait. Sa popularité grandissait. Il avait consenti un soir à jouer au billard, s'y montrant d'une force remarquable; en petit comité, il acceptait des cigarettes. Aussi le cercle prenait-il son avis en toutes choses. Ce qui acheva de le poser comme un homme tolérant, ce fut la façon pleine de bonhomie dont il plaida la réception de Guillaume Porquier, qui avait renouvelé sa demande. – J'ai vu ce jeune homme, dit-il; il est venu me faire sa confession générale, et, ma foi! je lui ai donné l'absolution. A tout péché, miséricorde… Ce n'est pas parce qu'il a décroché quelques enseignes à Plassans et fait des dettes à Paris, qu'il faut le traiter en lépreux.
Lorsque Guillaume eut été reçu, il dit en ricanant aux fils Maffre:
– Eh bien, vous me devez deux bouteilles de champagne… Vous voyez que le curé fait tout ce que je veux. J'ai une petite machine pour le chatouiller à l'endroit sensible, et alors il rit, mes enfants, il n'a plus rien à me refuser.
– Il n'a pas l'air de beaucoup t'aimer pourtant, fit remarquer Alphonse; il te regarde joliment de travers.
– Bah! c'est que je l'aurai chatouillé trop fort… Vous verrez que nous serons bientôt les meilleurs amis du monde.
En effet, l'abbé Faujas parut se prendre d'affection pour le fils du docteur; il disait que ce pauvre jeune homme avait besoin d'être conduit par une main très-douce. Guillaume, en peu de temps, devint le boute-en-train du cercle; il inventa des jeux, fit connaître la recette d'un punch au kirsch, débaucha les tout jeunes gens échappés du collège. Ses vices aimables lui donnèrent une influence énorme. Pendant que les orgues ronflaient au-dessus de la salle de billard, il buvait des chopes, entouré des fils de tous les personnages comme il faut de Plassans, leur racontant des indécences qui les faisaient pouffer de rire. Le cercle glissa ainsi aux polissonneries complotées dans les coins. Mais l'abbé Faujas n'entendait rien. Guillaume le donnait «comme une forte caboche», qui roulait de grandes pensées.
– L'abbé sera évêque quand il voudra, racontait-il. Il a déjà refusé une cure à Paris. Il désire rester à Plassans, il s'est pris de tendresse pour la ville… Moi, je le nommerais député. C'est lui qui ferait nos affaires à la Chambre! Mais il n'accepterait pas, il est trop modeste… On pourra le consulter, quand viendront les élections. Il ne mettra personne dedans, celui-là!
Lucien Delangre restait l'homme grave du cercle. Il montrait une grande déférence pour l'abbé Faujas, il lui conquérait le groupe des jeunes gens studieux. Souvent il se rendait avec lui au cercle, causant vivement, se taisant dès qu'ils entraient dans la salle commune.
L'abbé, régulièrement, en sortant du café établi dans les caves des Minimes, se rendait à l'oeuvre de la Vierge. Il arrivait au milieu de la récréation, se montrait en souriant sur le perron de la cour. Alors toutes les galopines accouraient, se disputant ses poches, où traînaient toujours des images de sainteté, des chapelets, des médailles bénites. Il s'était fait adorer de ces grandes filles en leur donnant de petites tapes sur les joues et en leur recommandant d'être bien sages, ce qui mettait des rires sournois sur leurs mines effrontées. Souvent les religieuses se plaignaient à lui; les enfants confiées à leur garde étaient indisciplinables, elles se battaient à s'arracher les cheveux, elles faisaient pis encore. Lui, ne voyait que des peccadilles; il sermonait les plus turbulentes, dans la chapelle, d'où elles sortaient soumises. Parfois, il prenait prétexte d'une faute plus grave pour faire appeler les parents, et les renvoyait, touchés de sa bonhomie. Les galopines de l'oeuvre de la Vierge lui avaient ainsi gagné le coeur des familles pauvres de Plassans. Le soir, en rentrant chez elles, elles racontaient des choses extraordinaires sur monsieur le curé. Il n'était pas rare d'en rencontrer deux, dans les coins sombres des remparts, en train de se gifler, sur la question de décider laquelle des deux monsieur le curé aimait le mieux.
– Ces petites coquines représentent bien deux à trois milliers de voix, pensait Trouche en regardant, de la fenêtre de son bureau, les amabilités de l'abbé Faujas. Il s'était offert pour conquérir «ces petits coeurs», comme il nommait les jeunes filles; mais le prêtre, inquiet de ses regards luisants, lui avait formellement interdit de mettre les pieds dans la cour. Il se contentait, lorsque les religieuses tournaient le dos, de jeter des friandises aux «petits coeurs», comme on jette des miettes de pain aux moineaux. Il emplissait surtout de dragées le tablier d'une grande blonde, la fille d'un tanneur, qui avait, à treize ans, des épaules de femme faite.