Kitabı oku: «Le Ventre de Paris», sayfa 21
– Quand je te dis que l'air te fait du bien! lui répéta Quenu. Tu vois, ta course de la matinée t'a toute ragaillardie.
– Eh non! finit-elle par répondre, en reprenant son air sévère. Les rues de Paris ne sont pas si bonnes pour la santé.
Le soir, à la Gaîté, ils virent jouer la Grâce de Dieu. Quenu, en redingote, ganté de gris, peigné avec soin, n'était occupé qu'à chercher dans le programme les noms des acteurs. Lisa restait superbe, le corsage nu, appuyant sur le velours rouge du balcon ses poignets que bridaient des gants blancs trop étroits. Ils furent tous les deux très-touchés par les infortunes de Marie; le commandeur était vraiment un vilain homme, et Pierrot les faisait rire, dès qu'il entrait en scène. La charcutière pleura. Le départ de l'enfant, la priera dans la chambre virginale, le retour de la pauvre folle, mouillèrent ses beaux yeux de larmes discrètes, qu'elle essuyait d'une petite tape avec son mouchoir. Mais cette soirée devint un véritable triomphe pour elle, lorsque, en levant la tête, elle aperçut la Normande et sa mère à la deuxième galerie. Alors, elle se gonfla encore, envoya Quenu lui chercher une boîte de caramels au buffet, joua de l'éventail, un éventail de nacre, très-doré. La poissonnière était vaincue; elle baissait la tête, en écoutant sa mère qui lui parlait bas. Quand elles sortirent, la belle Lisa et la belle Normande se rencontrèrent dans le vestibule, avec un vague sourire.
Ce jour-là, Florent avait dîné de bonne heure chez monsieur Lebigre. Il attendait Logre qui devait lui présenter un ancien sergent, homme capable, avec lequel on causerait du plan d'attaque contre le Palais-Bourbon et l'Hôtel-de-Ville. La nuit venait, une pluie fine, qui s'était mise à tomber dans l'après-midi, noyait de gris les grandes Halles. Elles se détachaient en noir sur les fumées rousses du ciel, tandis que des torchons de nuages sales couraient, presque au ras des toitures, comme accrochés et déchirés à la pointe des paratonnerres. Florent était attristé par le gâchis du pavé, par ce ruissellement d'eau jaune qui semblait charrier et éteindre le crépuscule dans la boue. Il regardait le monde réfugié sur les trottoirs des rues couvertes, les parapluies filant sous l'averse, les fiacres qui passaient plus rapides et plus sonores, au milieu de la chaussée vide. Une éclaircie se fit. Une lueur rouge monta au couchant. Alors, toute une armée de balayeurs parut à l'entrée de la rue Montmartre, poussant à coups de brosse un lac de fange liquide.
Logre n'amena pas le sergent. Gavard était allé dîner chez des amis, aux Batignolles. Florent en fut réduit à passer la soirée en tête à tête avec Robine. Il parla tout le temps, finit par se rendre très-triste; l'autre hochait doucement la barbe, n'allongeait le bras, à chaque quart d'heure, que pour avaler une gorgée de bière. Florent, ennuyé, monta se coucher. Mais Robine, resté seul, ne s'en alla pas, le front pensif sous le chapeau, regardant sa chope. Rose et le garçon, qui comptaient fermer de meilleure heure, puisque la société du cabinet n'était pas là, attendirent pendant près d'une grande demi-heure qu'il voulût bien se retirer.
Florent, dans sa chambre, eut peur de se mettre au lit. Il était pris d'un de ces malaises nerveux qui le traînaient parfois, durant des nuits entières, au milieu de cauchemars sans fin. La veille, à Clamart, il avait enterré monsieur Verlaque, qui était mort après une agonie affreuse. Il se sentait encore tout attristé par cette bière étroite, descendue dans la terre. Il ne pouvait surtout chasser l'image de madame Verlaque, la voix larmoyante, sans une larme aux yeux; elle le suivait, parlait du cercueil qui n'était pas payé, du convoi qu'elle ne savait de quelle façon commander, n'ayant plus un sou chez elle, parce que, la veille, le pharmacien avait exigé le montant de sa note, en apprenant la mort du malade. Florent dut avancer l'argent du cercueil et du convoi; il donna même le pourboire aux croque-mort. Comme il allait partir, madame Verlaque le regarda d'un air si navré, qu'il lui laissa vingt francs.
À cette heure, cette mort le contrariait. Elle remettait en question sa situation d'inspecteur. On le dérangerait, on songerait à le nommer titulaire. C'étaient là des complications fâcheuses qui pouvaient donner l'éveil à la police. Il aurait voulu que le mouvement insurrectionnel éclatât le lendemain, pour jeter à la rue sa casquette galonnée. La tête pleine de ces inquiétudes, il monta sur la terrasse, le front brûlant, demandant un souffle d'air à la nuit chaude. L'averse avait fait tomber le vent. Une chaleur d'orage emplissait encore le ciel, d'un bleu sombre, sans un nuage. Les Halles essuyées étendaient sous lui leur masse énorme, de la couleur du ciel, piquée comme lui d'étoiles jaunes, par les flammes vives du gaz.
Accoudé à la rampe de fer, Florent songeait qu'il serait puni tôt ou tard d'avoir consenti à prendre cette place d'inspecteur. C'était comme une tache dans sa vie. Il avait émargé au budget de la préfecture, se parjurant, servant l'empire, malgré les serments faits tant de fois en exil. Le désir de contenter Lisa, l'emploi charitable des appointements touchés, la façon honnête dont il s'était efforcé de remplir ses fonctions, ne lui semblaient plus des arguments assez forts pour l'excuser de sa lâcheté. S'il souffrait de ce milieu gras et trop nourri, il méritait cette souffrance. Et il revit l'année mauvaise qu'il venait de passer, la persécution des poissonnières, les nausées des journées humides, l'indigestion continue de son estomac de maigre, la sourde hostilité qu'il sentait grandir autour de lui. Toutes ces choses, il les acceptait en châtiment. Ce sourd grondement de rancune dont la cause lui échappait, annonçait quelque catastrophe vague, sous laquelle il pliait d'avance les épaules, avec la honte d'une faute à expier. Puis, il s'emporta contre lui-même, à la pensée du mouvement populaire qu'il préparait; il se dit qu'il n'était plus assez pur pour le succès.
Que de rêves il avait fait, à cette hauteur, les yeux perdus sur les toitures élargies des pavillons! Le plus souvent, il les voyait comme des mers grises, qui lui parlaient de contrées lointaines. Par les nuits sans lune, elles s'assombrissaient, devenaient des lacs morts, des eaux noires, empestées et croupies. Les nuits limpides les changeaient en fontaines de lumière; les rayons coulaient sur les deux étages de toits, mouillant les grandes plaques de zinc, débordant et retombant du bord de ces immenses vasques superposées. Les temps froids les roidissaient, les gelaient, ainsi que des baies de Norwége, où glissent des patineurs; tandis que les chaleurs de juin les endormaient d'un sommeil lourd. Un soir de décembre, en ouvrant sa fenêtre, il les avait trouvées toutes blanches de neige, d'une blancheur vierge qui éclairait le ciel couleur de rouille; elles s'étendaient sans la souillure d'un pas, pareilles à des plaines du Nord, à des solitudes respectées des traîneaux; elles avaient un beau silence, une douceur de colosse innocent. Et lui, à chaque aspect de cet horizon changeant, s'abandonnait à des songeries tendres ou cruelles; la neige le calmait, l'immense drap blanc lui semblait un voile de pureté jeté sur les ordures des Halles; les nuits limpides, les ruissellements de lune, l'emportaient dans le pays féerique des contes. Il ne souffrait que par les nuits noires, les nuits brûlantes de juin, qui étalaient le marais nauséabond, l'eau dormante d'une mer maudite. Et toujours le même cauchemar revenait.
Elles étaient sans cesse là. Il ne pouvait ouvrir la fenêtre, s'accouder à la rampe, sans les avoir devant lui, emplissant l'horizon. Il quittait les pavillons, le soir, pour retrouver à son coucher les toitures sans fin. Elles lui barraient Paris, lui imposaient leur énormité, entraient dans sa vie de chaque heure. Cette nuit-là, son cauchemar s'effara encore, grossi par les inquiétudes sourdes qui l'agitaient. La pluie de l'après-midi avait empli les Halles d'une humidité infecte. Elles lui soufflaient à la face toutes leurs mauvaises baleines, roulées au milieu de la ville comme un ivrogne sous la table, à la dernière bouteille. Il lui semblait que, de chaque pavillon, montait une vapeur épaisse. Au loin, c'étaient la boucherie et la triperie qui fumaient, d'une fumée fade de sang. Puis, les marchés aux légumes et aux fruits exhalaient des odeurs de choux aigres, de pommes pourries, de verdures jetées au fumier. Les beurres empestaient, la poissonnerie avait une fraîcheur poivrée. Et il voyait surtout, à ses pieds, le pavillon aux volailles dégager, par la tourelle de son ventilateur, un air chaud, une puanteur qui roulait comme une suie d'usine. Le nuage de toutes ces baleines s'amassait au-dessus des toitures, gagnait les maisons voisines, s'élargissait en nuée lourde sur Paris entier. C'étaient les Halles crevant dans leur ceinture de fonte trop étroite, et chauffant du trop-plein de leur indigestion du soir le sommeil de la ville gorgée.
En bas, sur le trottoir, il entendit un bruit de voix, un rire de gens heureux. La porte de l'allée fut refermée bruyamment. Quenu et Lisa rentraient du théâtre. Alors, Florent, étourdi, comme ivre de l'air qu'il respirait, quitta la terrasse, avec l'angoisse nerveuse de cet orage qu'il sentait sur sa tête. Son malheur était là, dans ces Halles chaudes de la journée, il poussa violemment la fenêtre, les laissa vautrées au fond de l'ombre, toutes nues, en sueur encore, dépoitraillées, montrant leur ventre ballonné et se soulageant sous les étoiles.
VI
Huit jours plus tard, Florent crut qu'il allait enfin pouvoir passer à l'action. Une occasion suffisante de mécontentement se présentait pour lancer dans Paris les bandes insurrectionnelles. Le Corps législatif, qu'une loi de dotation avait divisé, discutait maintenant un projet d'impôt très-impopulaire, qui faisait gronder les faubourgs. Le ministère, redoutant un échec, luttait de toute sa puissance. De longtemps peut-être un meilleur prétexte ne s'offrirait.
Un matin, au petit jour, Florent alla rôder autour du Palais-Bourbon, il y oublia sa besogne d'inspecteur, resta à examiner les lieux jusqu'à huit heures, sans songer seulement que son absence devait révolutionner le pavillon de la marée. Il visita chaque rue, la rue de Lille, la rue de l'Université, la rue de Bourgogne, la rue Saint-Dominique; il poussa jusqu'à l'esplanade des Invalides, s'arrêtant à certains carrefours, mesurant les distances en marchant à grandes enjambées. Puis, de retour sur le quai d'Orsay, assis sur le parapet, il décida que l'attaque serait donnée de tous les côtés à la fois: les bandes du Gros-Caillou arriveraient par le Champ-de-Mars; les sections du nord de Paris descendraient par la Madeleine; celles de l'ouest et du sud suivraient les quais ou s'engageraient par petits groupes dans les rues du faubourg Saint-Germain. Mais, sur l'autre rive, les Champs-Élysées l'inquiétaient, avec leurs avenues découvertes; il prévoyait qu'on mettrait là du canon pour balayer les quais. Alors, il modifia plusieurs détails du plan, marquant la place de combat des sections, sur un carnet qu'il tenait à la main. La véritable attaque aurait décidément lieu par la rue de Bourgogne et la rue de l'Université, tandis qu'une diversion serait faite du côté de la Seine. Le soleil de huit heures qui lui chauffait la nuque, avait des gaietés blondes sur les larges trottoirs et dorait les colonnes du grand monument, en face de lui. Et il voyait déjà la bataille, des grappes d'hommes pendues à ces colonnes, les grilles crevées, le péristyle envahi, puis tout en haut, brusquement, des bras maigres qui plantaient un drapeau.
Il revint lentement, la tête basse. Un roucoulement la lui fit relever. Il s'aperçut qu'il traversait le jardin des Tuileries. Sur une pelouse, une bande de ramiers marchait, avec des dandinements de gorge. Il s'adossa un instant à la caisse d'un oranger, regardant l'herbe et les ramiers baignés de soleil. En face, l'ombre des marronniers était toute noire. Un silence chaud tombait, coupé par des roulements continus, au loin, derrière la grille de la rue de Rivoli. L'odeur des verdures l'attendrit beaucoup, en le faisant songer à madame François. Une petite fille qui passa, courant derrière un cerceau, effraya les ramiers. Ils s'envolèrent, allèrent se poser à la file sur le bras de marbre d'un lutteur antique, au milieu de la pelouse, roucoulant et se rengorgeant d'une façon plus douce.
Comme Florent rentrait aux Halles par la rue Vauvilliers, il entendit la voix de Claude Lantier qui l'appelait. Le peintre descendait dans le sous-sol du pavillon de la Vallée.
– Eh! venez-vous avec moi, cria-t-il. Je cherche cette brute de Marjolin.
Florent le suivit, pour s'oublier un instant encore, pour retarder de quelques minutes son retour à la poissonnerie. Claude disait que, maintenant, son ami Marjolin n'avait plus rien à désirer; il était une bête. Il nourrissait le projet de le faire poser à quatre pattes, avec son rire d'innocent. Quand il avait crevé de rage une ébauche, il passait des heures en compagnie de l'idiot, sans parler, tâchant d'avoir son rire.
– Il doit gaver ses pigeons, murmura-t-il. Seulement, je ne sais pas où est la resserre de monsieur Gavard.
Ils fouillèrent toute la cave. Au centre, dans l'ombre pâle, deux fontaines coulent. Les resserres sont exclusivement réservées aux pigeons. Le long des treillages, c'est un éternel gazouillement plaintif, un chant discret d'oiseaux sous les feuilles, quand tombe le jour. Claude se mit à rire, en entendant cette musique. Il dit à son compagnon:
– Si l'on ne jurerait pas que tous les amoureux de Paris s'embrassent là-dedans!
Cependant, pas une resserre n'était ouverte, il commençait à croire que Marjolin ne se trouvait pas dans la cave, lorsqu'un bruit de baisers, mais de baisers sonores, l'arrêta net devant une porte entrebâillée. Il l'ouvrit, il aperçut cet animal de Marjolin que Cadine avait fait agenouiller par terre, sur la paille, de façon à ce que le visage du garçon arrivât juste à la hauteur de ses lèvres. Elle l'embrassait doucement, partout. Elle écartait ses longs cheveux blonds allait derrière les oreilles, sous le menton, le long de la nuque, revenait sur les yeux et sur la bouche, sans se presser, mangeant ce visage à petites caresses, ainsi qu'une bonne chose à elle, dont elle disposait à son gré. Lui, complaisamment, restait comme elle le posait. Il ne savait plus. Il tendait la chair, sans même craindre les chatouilles.
– Eh bien! c'est ça, dit Claude, ne vous gênez pas!.. Tu n'as pas honte, grande vaurienne, de le tourmenter dans cette saleté. Il a des ordures plein les genoux.
– Tiens! dit Cadine effrontément, ça ne le tourmente pas. Il aime bien qu'on l'embrasse, parce qu'il a peur, maintenant, dans les endroits où il ne fait pas clair…N'est-ce pas, que tu as peur?
Elle l'avait relevé; il passait les mains sur son visage, ayant l'air de chercher les baisers que la petite venait d'y mettre. Il balbutia qu'il avait peur, tandis qu'elle reprenait:
– D'ailleurs, j'étais venue l'aider; je gavais ses pigeons.
Florent regardait les pauvres bêtes. Sur des planches, autour de la resserre, étaient rangés des coffres sans couvercle, dans lesquels les pigeons, serrés les uns contre les autres, les pattes roidies, mettaient la bigarrure blanche et noire de leur plumage. Par moments, un frisson courait sur cette nappe mouvante; puis, les corps se tassaient, on n'entendait plus qu'un caquetage confus. Cadine avait près d'elle une casserole, pleine d'eau et de grains; elle s'emplissait la bouche, prenait les pigeons un à un, leur soufflait une gorgée dans le bec. Et eux, se débattaient, étouffant, retombant au fond des coffres, l'oeil blanc, ivres de cette nourriture avalée de force.
– Ces innocents! murmura Claude.
– Tant pis pour eux! dit Cadine, qui avait fini. Ils sont meilleurs, quand on les a bien gavés… Voyez-vous, dans deux heures, on leur fera avaler de l'eau salée, à ceux-là. Ça leur donne la chair blanche et délicate. Deux heures après, on les saigne… Mais, si vous voulez voir saigner, il y en a là de tout prêts, auxquels Marjolin va faire leur affaire.
Marjolin emportait un demi-cent de pigeons dans un des coffres. Claude et Florent le suivirent. Il s'établit près d'une fontaine, par terre, posant le coffre à côté de lui, plaçant sur une sorte de caisse en zinc un cadre de bois grillé de traverses minces. Puis, il saigna. Rapidement, le couteau jouant entre les doigts, il saisissait les pigeons par les ailes, leur donnait sur la tête un coup de manche qui les étourdissait, leur entrait la pointe dans la gorge. Les pigeons avaient un court frisson, les plumes chiffonnées, tandis qu'il les rangeait à la file, la tête entre les barreaux du cadre de bois, au-dessus de la caisse de zinc, où le sang tombait goutte à goutte. Et cela d'un mouvement régulier, avec le tic-tac du manche sur les crânes qui se brisaient, le geste balancé de la main prenant, d'un côté, les bêtes vivantes et les couchant mortes, de l'autre côté. Peu à peu, cependant, Marjolin allait plus vite, s'égayait à ce massacre, les yeux luisants, accroupi comme un énorme dogue mis en joie. Il finit par éclater de rire, par chanter: « Tic-tac, tic-tac, tic-tac, » accompagnant la cadence du couteau d'un claquement de langue, faisant un bruit de moulin écrasant des têtes. Les pigeons pendaient comme des linges de soie.
– Hein! ça t'amuse, grande bête, dit Cadine qui riait aussi. Ils sont drôles, les pigeons, quand ils rentrent la tête, comme ça, entre les épaules, pour qu'on ne leur trouve pas le cou… Allez, ce n'est pas bon, ces animaux-là; ça vous pincerait, si ça pouvait.
Et, riant plus haut de la hâte de plus en plus fiévreuse de Marjolin, elle ajouta:
– J'ai essayé, mais je ne vais pas si vite que lui… Un jour, il en a saigné cent en dix minutes.
Le cadre de bois s'emplissait; on entendait les gouttes de sang tomber dans la caisse. Alors Claude, en se tournant, vit Florent tellement pâle, qu'il se hâta de l'emmener. En haut, il le fit asseoir sur une marche de l'escalier.
– Eh bien, quoi donc! dit-il en lui tapant dans les mains. Voilà que vous vous évanouissez comme une femme.
– C'est l'odeur de la cave, murmura Florent un peu honteux.
Ces pigeons, auxquels on fait avaler du grain et de l'eau salée, qu'on assomme et qu'on égorge, lui avaient rappelé les ramiers des Tuilleries, marchant avec leurs robes de satin changeant dans l'herbe jaune de soleil. Il les voyait roucoulant sur le bras de marbre du lutteur antique, au milieu du grand silence du jardin, tandis que, sous l'ombre noire des marronniers, des petites filles jouent au cerceau. Et c'était alors que cette grosse brute blonde faisant son massacre, tapant du manche et trouant de la pointe, au fond de cette cave nauséabonde, lui avait donné froid dans les os; il s'était senti tomber, les jambes molles, les paupières battantes.
– Diable! reprit Claude quand il fut remis, vous ne feriez pas un bon soldat… Ah bien! ceux qui vous ont envoyé à Cayenne, sont encore de jolis messieurs, d'avoir eu peur de vous. Mais, mon brave, si vous vous mettez jamais d'une émeute, vous n'oserez pas tirer un coup de pistolet; vous aurez trop peur de tuer quelqu'un.
Florent se leva, sans répondre. Il était devenu très-sombre, avec des rides désespérées qui lui coupaient la face. Il s'en alla, laissant Claude redescendre dans la cave; et, en se rendant à la poissonnerie, il songeait de nouveau au plan d'attaque, aux bandes armées qui envahiraient le Palais-Bourbon. Dans les Champs-Élysées, le canon gronderait; les grilles seraient brisées; il y aurait du sang sur les marches, des éclaboussures de cervelle contre les colonnes. Ce fut une vision rapide de bataille. Lui, au milieu, très-pâle, ne pouvait regarder, se cachait la figure entre les mains.
Comme il traversait la rue du Pont-Neuf, il crut apercevoir, au coin du pavillon aux fruits, la face blême d'Auguste qui tendait le cou. Il devait guetter quelqu'un, les yeux arrondis par une émotion extraordinaire d'imbécile. Il disparut brusquement, il rentra en courant à la charcuterie.
– Qu'a-t-il donc? pensa Florent. Est-ce que je lui fais peur?
Dans cette matinée, il s'était passé de très-graves événements chez les Quenu-Gradelle. Au point du jour, Auguste accourut tout effaré réveiller la patronne, en lui disant que la police venait prendre monsieur Florent. Puis, balbutiant davantage, il lui conta confusément que celui-ci était sorti, qu'il avait dû se sauver. La belle Lisa, en camisole, sans corset, se moquant du monde, monta vivement à la chambre de son beau-frère, où elle prit la photographie de la Normande, après avoir regardé si rien ne les compromettait. Elle redescendait, lorsqu'elle rencontra les agents de police au second étage. Le commissaire la pria de les accompagner. Il l'entretint un instant à voix basse, s'installant avec ses hommes dans la chambre, lui recommandant d'ouvrir la boutique comme d'habitude, de façon à ne donner l'éveil à personne. Une souricière était tendue.
Le seul souci de la belle Lisa, en cette aventure, était le coup que le pauvre Quenu allait recevoir. Elle craignait, en outre, qu'il fit tout manquer par ses larmes, s'il apprenait que la police se trouvait là. Aussi exigea-t-elle d'Auguste le serment le plus absolu de silence. Elle revint mettre son corset, conta à Quenu endormi une histoire. Une demi-heure plus tard, elle était sur le seuil de la charcuterie, peignée, sanglée, vernie, la face rose. Auguste faisait tranquillement l'étalage. Quenu parut un instant sur le trottoir, bâillant légèrement, achevant de s'éveiller dans l'air frais du matin. Rien n'indiquait le drame qui se nouait en, haut.
Mais le commissaire donna lui-même l'éveil au quartier, en allant faire une visite domiciliaire chez les Méhudin, rue Pirouette. Il avait les notes les plus précises. Dans les lettres anonymes reçues à la préfecture, on affirmait que Florent couchait le plus souvent avec la belle Normande.
Peut-être s'était-il réfugié là. Le commissaire, accompagné de deux hommes vint secouer la porte, au nom de la loi. Les Méhudin se levaient à peine. La vieille ouvrit, furieuse, puis subitement calmée et ricanant, lorsqu'elle sut de quoi il s'agissait. Elle s'était assise, rattachant ses vêtements, disant à ces messieurs:
– Nous sommes d'honnêtes gens, nous n'avons rien à craindre, vous pouvez chercher.
Comme la Normande n'ouvrait pas assez vite la porte de sa chambre, le commissaire la fit enfoncer. Elle s'habillait, la gorge libre, montrant ses épaules superbes, un jupon entre les dents. Cette entrée brutale, qu'elle ne s'expliquait pas, l'exaspéra; elle lâcha le jupon, voulut se jeter sur les hommes, en chemise, plus rouge de colère que de honte. Le commissaire, en face de cette grande femme nue, s'avançait, protégeant ses hommes, répétant de sa voix froide:
– Au nom de la loi! au nom de la loi!
Alors, elle tomba dans un fauteuil, sanglottante, secouée par une crise, à se sentir trop faible, à ne pas comprendre ce qu'on voulait d'elle. Ses cheveux s'étaient dénoués, sa chemise ne lui venait pas aux genoux, les agents avaient des regards de côté pour la voir. Le commissaire de police lui jeta un châle qu'il trouva pendu au mur. Elle ne s'en enveloppa même pas; elle pleurait plus fort, en regardant les hommes fouiller brutalement dans son lit, tâter de la main les oreillers, visiter les draps.
– Mais qu'est-ce que j'ai fait? finit-elle par bégayer. Qu'est-ce que vous cherchez donc dans mon lit?
Le commissaire prononça le nom de Florent, et comme la vieille Méhudin était restée sur le seuil de la chambre;
– Ah! la coquine, c'est elle! s'écria la jeune femme, en voulant s'élancer sur sa mère.
Elle l'aurait battue. On la retint, on l'enveloppa de force dans le châle. Elle se débattait, elle disait d'une voix suffoquée:
– Pour qui donc me prend-on!.. Ce Florent n'est jamais entré ici, entendez-vous. Il n'y a rien eu entre nous. On cherche à me faire du tort dans le quartier, mais qu'on vienne me dire quelque chose en face, vous verrez. On me mettra en prison, après; ça m'est égal… Ah bien! Florent, j'ai mieux que lui! Je peux épouser qui je veux, je les ferai crever de rage, celles qui vous envoient.
Ce flot de paroles la calmait. Sa fureur se tournait contre Florent, qui était la cause de tout. Elle s'adressa au commissaire, se justifiant:
– Je ne savais pas, monsieur. Il avait l'air très-doux, il nous a trompées. Je n'ai pas voulu écouter ce qu'on disait, parce qu'on est si méchant… Il venait donner des leçons au petit, puis il s'en allait. Je le nourrissais, je lui faisais souvent cadeau d'un beau poisson. C'est tout… Ah! non, par exemple, on ne me reprendra plus à être bonne comme ça!
– Mais, demanda le commissaire, il a dû vous donner des papiers à garder?
– Non, je vous jure que non… Moi, ça me serait égal, je vous les remettrais, ces papiers. J'en ai assez, n'est-ce pas? Ça ne m'amuse guère de vous voir tout fouiller… Allez, c'est bien inutile.
Les agents, qui avaient visité chaque meuble, voulurent alors pénétrer dans le cabinet où Muche couchait. Depuis un instant, on entendait l'enfant, réveillé par le bruit, qui pleurait à chaudes larmes, en croyant sans doute qu'on allait venir l'égorger.
– C'est la chambre du petit, dit la Normande en ouvrant la porte.
Muche, tout nu, courut se pendre à son cou. Elle le consola, le coucha dans son propre lit. Les agents ressortirent presque aussitôt du cabinet, et le commissaire se décidait à se retirer, lorsque l'enfant, encore tout éploré, murmura à l'oreille de sa mère:
– Ils vont prendre mes cahiers… Ne leur donne pas mes cahiers…
– Ah! c'est vrai, s'écria la Normande, il y a les cahiers…
Attendez, messieurs, je vais vous remettre ça. Je veux vous montrer que je m'en moque… Tenez, vous trouverez de son écriture, là-dedans.
On peut bien le pendre, ce n'est pas moi qui irai le décrocher.
Elle donna les cahiers de Muche et les modèles d'écriture, Mais le petit, furieux, se leva de nouveau, mordant et égratignant sa mère, qui le recoucha d'une calotte. Alors, il se mit à hurler. Sur le seuil de la chambre, dans le vacarme, mademoiselle Saget allongeait le cou; elle était entrée, trouvant toutes les portes ouvertes, offrant ses services à la mère Méhudin. Elle regardait, elle écoutait, en plaignant beaucoup ces pauvres dames, qui n'avaient personne pour les défendre. Cependant, le commissaire lisait les modèles d'écriture, d'un air sérieux. Les « tyranniquement, » les « liberticide, » les « anticonstitutionnel, » Ses « révolutionnaire, » lui faisaient froncer les sourcils. Lorsqu'il lut la phrase: « Quand l'heure sonnera, le coupable tombera, » il donna de petites tapes sur les papiers, en disant:
– C'est très-grave, très-grave, Il remit le paquet à un de ses agents, il s'en alla. Claire, qui n'avait pas encore paru, ouvrit sa porte, regardant ces hommes descendre. Puis, elle vint dans la chambre de sa soeur, où elle n'était pas entrée depuis un an. Mademoiselle Saget paraissait au mieux avec la Normande; elle s'attendrissait sur elle, ramenait les bouts du châle pour la mieux couvrir, recevait avec des mines apitoyées les premiers aveux de sa colère.
– Tu es bien lâche, dit Claire en se plantant devant sa Celle-ci se leva, terrible, laissant glisser le châle.
– Tu mouchardes donc! cria-t-elle. Répète donc un peu ce que tu viens de dire.
– Tu es bien lâche, répéta la jeune fille d'une voix plus insultante.
Alors, la Normande, à toute volée, donna un soufflet à Claire, qui pâlit affreusement et qui sauta sur elle, en lui enfonçant les ongles dans le cou. Elles luttèrent un instant, s'arrachant les cheveux, cherchant à s'étrangler. La cadette, avec une force surhumaine, toute frêle qu'elle était, poussa l'aînée si violemment, qu'elles allèrent l'une et l'autre tomber dans l'armoire, dont la glace se fendit. Muche sanglotait, la vieille Méhudin criait à mademoiselle Saget de l'aider à les séparer. Mais Claire se dégagea, en disant:
– Lâche, lâche… Je vais aller le prévenir, ce malheureux que tu as vendu.
Sa mère lui barra la porte. La Normande se jeta sur elle par derrière. Et, mademoiselle Saget aidant, à elles trois, elles la poussèrent dans sa chambre, où elles l'enfermèrent à double tour, malgré sa résistance affolée. Elle donnait des coups de pied dans la porte, cassait tout chez elle. Puis, on n'entendit plus qu'un grattement furieux, un bruit de fer égratignant le plâtre. Elle descellait les gonds avec la pointe de ses ciseaux.
– Elle m'aurait tuée, si elle avait eu un couteau, dit la Normande, en cherchant ses vêtements pour s'habiller. Vous verrez qu'elle finira par faire un mauvais coup, avec sa jalousie… Surtout, qu'on ne lui ouvre pas la porte. Elle ameuterait le quartier contre nous.
Mademoiselle Saget s'était empressée de descendre. Elle arriva au coin de la rue Pirouette juste au moment où le commissaire rentrait dans l'allée des Quenu-Gradelle. Elle comprit, elle entra à la charcuterie, les yeux si brillants, que Lisa lui recommanda le silence d'un geste, en lui montrant Quenu qui accrochait des bandes de petit-salé. Quand il fut retourné à la cuisine, la vieille conta à demi-voix le drame qui venait de se passer chez les Méhudin. La charcutière, penchée au-dessus du comptoir, la main sur la terrine du veau piqué, écoulait, avec la mine heureuse d'une femme qui triomphe. Puis, comme une cliente demandait deux pieds de cochon, elle les enveloppa d'un air songeur.
– Moi, je n'en veux pas à la Normande, dit-elle enfin à mademoiselle Saget, lorsqu'elles furent seules de nouveau, Je l'aimais beaucoup, j'ai regretté qu'on nous eût fâchées ensemble… Tenez, la preuve que je ne suis pas méchante, c'est que j'ai sauvé ça des mains de la police, et que je suis toute prête à le lui rendre, si elle vient me le demander elle-même.
Elle sortit de sa poche le portrait-carte. Mademoiselle Saget le flaira, ricana en lisant: « Louise à son bon ami Florent; » puis, de sa voix pointue:
– Vous avez peut-être tort. Vous devriez garder ça.