Kitabı oku: «Lourdes», sayfa 13
Mais Pierre, surtout, souffrait des extraordinaires conversations qu'il entendait. Les croyants qui étaient dans la salle, parlaient des miracles avec une aisance, une tranquillité inouïes. Les faits stupéfiants les laissaient pleins de sérénité. Encore un miracle, encore un miracle! et ils racontaient des imaginations de démence avec un sourire, sans la moindre protestation de leur raison. Ils vivaient évidemment dans un tel milieu de fièvre visionnaire, que rien ne les étonnait plus. Et ce n'étaient pas seulement des simples, des enfantins, des illettrés, des hallucinés, tels que Raboin; mais des intellectuels se trouvaient là, des savants, le docteur Bonamy et d'autres. C'était inimaginable. Aussi Pierre sentait-il grandir en lui un malaise, une sourde colère qui aurait fini par éclater. Sa raison se débattait, ainsi qu'un pauvre être qu'on aurait jeté à l'eau, que de toutes parts le flot prendrait et étoufferait; et il pensait que les cerveaux, comme le docteur Chassaigne par exemple, qui sombrent dans la croyance aveugle, doivent d'abord traverser ce malaise et cette lutte, avant le naufrage définitif.
Il le regarda, il le vit infiniment triste, foudroyé par le destin, d'une faiblesse d'enfant qui pleure, seul au monde désormais. Et, pourtant, il ne put retenir le cri de protestation qui lui montait aux lèvres.
– Non, non! si l'on ne sait pas tout, si même l'on ne sait jamais tout, ce n'est pas un argument pour cesser d'apprendre. Il est mauvais que l'inconnu bénéficie de ce que nous ignorons. Au contraire, notre éternel espoir doit être d'expliquer un jour l'inexpliqué; et nous ne saurions avoir sainement un idéal, en dehors de cette marche à l'inconnu pour le connaître, de cette victoire lente de la raison, au travers des misères de notre corps et de notre intelligence… Ah! la raison, c'est par elle que je souffre, c'est d'elle aussi que j'attends toute ma force! Quand elle périt, l'être périt tout entier. Quitte à y laisser le bonheur, je n'ai que l'ardente soif de la contenter toujours davantage.
Des larmes parurent dans les yeux du docteur Chassaigne. Le souvenir de ses chères mortes venait de passer sans doute. Et, à son tour, il murmura:
– La raison, la raison, oui, certainement, c'est une grande fierté, la dignité même de vivre… Mais il y a l'amour, qui est la toute-puissance de la vie, l'unique bien à reconquérir, quand on l'a perdu…
Sa voix se brisait dans un sanglot étouffé. Et, comme, machinalement, il feuilletait les dossiers sur la table, il trouva celui qui portait, en grosses lettres, le nom de Marie de Guersaint. Il l'ouvrit, lut les certificats des deux médecins concluant à une paralysie de la moelle. Et il reprit:
– Voyons, mon enfant, vous avez, je le sais, une vive affection pour mademoiselle de Guersaint… Que diriez-vous, si elle était guérie ici? Je découvre là des certificats, signés de noms honorables, et vous savez que les paralysies de cette nature sont incurables… Eh bien! si cette jeune personne, brusquement, courait et sautait, comme j'en ai vu tant d'autres, ne seriez-vous pas bien heureux, n'admettriez-vous pas enfin l'intervention d'une puissance surnaturelle?
Pierre allait répondre, lorsqu'il se rappela la consultation de son cousin Beauclair, le miracle prédit, en coup de foudre, dans un réveil, une exaltation de tout l'être; et il sentit croître son malaise, il se contenta de dire:
– En effet, je serais bien heureux… Et je pense comme vous, il n'y a sans doute que la volonté du bonheur, dans toute l'agitation de ce monde.
Mais il ne pouvait plus rester là. La chaleur devenait telle, que la sueur ruisselait des visages. Le docteur Bonamy dictait à un des séminaristes le résultat de l'examen de la Grivotte; tandis que le père Dargelès, surveillant les expressions, se haussait parfois à son oreille, pour lui faire modifier une phrase. D'ailleurs, le tumulte continuait autour d'eux, la discussion des médecins avait dévié, portait maintenant sur des points techniques, d'un intérêt nul dans le cas spécial mis à l'étude. On ne respirait plus entre les murs de planches, une nausée y faisait tourner les cœurs et les cerveaux. Le petit monsieur blond, l'écrivain influent de Paris, s'en était allé, mécontent de n'avoir pas vu un vrai miracle.
Pierre dit au docteur Chassaigne:
– Sortons, je vais me trouver mal.
Ils sortirent en même temps que la Grivotte, que l'on congédiait. Et, tout de suite, à la porte, ils retombèrent dans un flot de foule qui se ruait, qui s'écrasait pour voir la miraculée. Le bruit du miracle avait dû déjà se répandre, c'était à qui s'approcherait de l'élue, la questionnerait, la toucherait. Et elle, avec ses joues empourprées, ses yeux de flamme, ne savait que répéter, de son air dansant:
– Je suis guérie… Je suis guérie…
Des cris couvraient sa voix, elle était noyée, emportée dans les remous de la cohue. Un moment, on la perdit des yeux, comme si elle avait sombré; puis, elle reparut subitement, tout près de Pierre et du docteur, qui tâchaient de se dégager. Ils venaient de trouver là le Commandeur, dont une des manies était de descendre aux piscines et à la Grotte, pour s'y fâcher. Sanglé militairement dans sa redingote, il s'appuyait sur sa canne à pomme d'argent, en traînant un peu la jambe gauche, qu'un reste de paralysie, depuis sa deuxième attaque, raidissait. Et sa face rougit, ses yeux flambèrent de colère, lorsque la Grivotte le bouscula pour passer, en répétant, au milieu de l'enthousiasme déchaîné de la foule:
– Je suis guérie… Je suis guérie…
– Eh bien! cria-t-il, pris d'une fureur brusque, tant pis pour vous, ma fille!
On s'exclama, on se mit à rire, car on le connaissait, on lui pardonnait sa passion maniaque de la mort. Pourtant, comme il bégayait des paroles confuses, disant que c'était pitié, quand on n'avait ni beauté, ni fortune, de vouloir vivre, et que cette fille aurait dû préférer mourir tout de suite, plutôt que de souffrir encore, on commençait à gronder autour de lui, lorsque l'abbé Judaine, qui passait, vint le tirer d'affaire. Il l'entraîna à l'écart.
– Taisez-vous donc! C'est scandaleux… Pourquoi vous insurgez-vous contre la bonté de Dieu qui fait grâce parfois à nos misères, en les soulageant?.. Vous devriez tomber à genoux vous-même, je vous le répète, et le supplier de vous rendre votre jambe, de vous laisser vivre dix ans encore.
Alors, il s'étrangla.
– Moi, moi! demander dix ans de vie, lorsque mon plus beau jour sera le jour où je partirai! Être aussi plat, aussi lâche, que ces milliers de malades que je vois défiler ici, dans une basse terreur de la mort, hurlant leur faiblesse, la passion inavouable qu'ils ont de vivre! Ah! non, je me mépriserais trop!.. Que je crève donc! et tout de suite, ce sera si bon de ne plus être!
Il se retrouvait près du docteur Chassaigne et de Pierre, enfin hors de la bousculade des pèlerins, au bord du Gave. Et il s'adressa au docteur, qu'il rencontrait souvent.
– Est-ce qu'ils n'ont pas, tout à l'heure, essayé de ressusciter un homme! On m'a conté ça, j'ai failli en étouffer… Hein? docteur, comprenez-vous? Un homme qui avait la joie d'être mort et qu'ils se sont permis de tremper dans leur eau, avec le criminel espoir de le faire revivre! Mais, s'ils avaient réussi, si leur eau l'avait ranimé, ce misérable, car on ne sait jamais dans ce drôle de monde, croyez-vous que l'homme n'aurait pas été en droit de leur cracher sa colère à la face, à ces raccommodeurs de cadavres?.. Est-ce que ce mort les avait priés de le réveiller? Est-ce qu'ils savaient s'il n'était pas content d'être mort? On consulte les gens, au moins… Les voyez-vous me faire cette sale farce, à moi, quand je dormirai enfin le bon grand sommeil? Ah! je les recevrais bien! Mêlez-vous donc de ce qui vous regarde! Et ce que je m'empresserais de remourir!
Il était si singulier, dans son emportement, que l'abbé Judaine et le docteur ne purent s'empêcher de sourire. Mais Pierre restait grave, glacé par le grand frisson qui passait. N'étaient-ce pas les imprécations désespérées de Lazare qu'il venait d'entendre? Souvent, il avait imaginé que Lazare, sorti du tombeau, criait à Jésus: «Oh! Seigneur, pourquoi m'avoir réveillé à cette abominable vie? Je dormais si bien de l'éternel sommeil sans rêve, je goûtais enfin un si bon repos, dans les délices du néant! J'avais connu toutes les misères et toutes les douleurs, les trahisons, les fausses espérances, les défaites, les maladies; j'avais payé à la souffrance ma dette affreuse de vivant, car j'étais né sans savoir pourquoi, j'avais vécu sans savoir comment; et voilà, Seigneur, que vous me faites payer double, en me condamnant à recommencer mon temps de bagne!.. Ai-je donc commis quelque inexpiable faute, que vous la punissez d'un si cruel châtiment? Revivre, hélas! se sentir mourir un peu chaque jour dans sa chair, n'avoir d'intelligence que pour douter, de volonté que pour ne pas pouvoir, de tendresse que pour pleurer ses peines! Et c'était fini, je venais de passer le pas terrifiant de la mort, cette seconde si horrible, qu'elle suffit à empoisonner toute l'existence. J'avais senti la sueur de l'agonie me mouiller, le sang se retirer de mes membres, le souffle m'échapper, s'en aller en un dernier hoquet. Cette détresse, vous voulez donc que je la connaisse deux fois, vous voulez que je meure deux fois, et que ma misère humaine passe celle de tous les hommes!.. Ah! Seigneur, que ce soit tout de suite! Oui, je vous en conjure, faites cet autre grand miracle, recouchez-moi dans ce tombeau, rendormez-moi sans souffrir de mon éternel sommeil interrompu. Par grâce, ne m'infligez pas le tourment de revivre, ce tourment effroyable auquel vous n'avez encore osé condamner aucun être. Je vous ai toujours aimé et servi, ne faites pas de moi le plus grand exemple de votre colère, qui épouvanterait les générations. Soyez bon et doux, Seigneur, rendez-moi le sommeil que j'ai bien gagné, rendormez-moi dans les délices de votre néant.»
Cependant, l'abbé Judaine avait emmené le Commandeur, qu'il finissait par calmer; et Pierre serrait la main du docteur Chassaigne, en se souvenant qu'il était plus de cinq heures et que Marie devait l'attendre. Puis, comme il retournait enfin à la Grotte, il fit une nouvelle rencontre, l'abbé Des Hermoises en grande conversation avec M. de Guersaint, qui venait seulement de quitter sa chambre d'hôtel, ragaillardi par un bon somme. Tous deux admiraient la beauté extraordinaire que l'exaltation de la foi donnait à certains visages de femmes. Et ils causaient aussi de leur projet d'excursion au cirque de Gavarnie.
D'ailleurs, M. de Guersaint suivit immédiatement Pierre, dès qu'il sut que Marie avait pris un premier bain sans résultat. Ils trouvèrent la jeune fille dans la même stupeur douloureuse, les yeux fixés toujours sur la sainte Vierge, qui ne l'avait pas écoutée. Elle ne répondit point aux paroles de tendresse que son père lui adressa, elle le regarda seulement de ses grands yeux navrés, puis les reporta sur la statue de marbre, toute blanche dans le rayonnement des cierges. Et, tandis que Pierre attendait debout, pour la reconduire à l'Hôpital, M. de Guersaint s'était dévotement agenouillé. D'abord, il pria avec passion pour la guérison de sa fille. Ensuite, il sollicita, pour lui-même, la faveur de trouver un commanditaire, qui lui donnerait le million nécessaire à ses études sur la direction des ballons.
V
Vers onze heures du soir, laissant M. de Guersaint dans sa chambre de l'hôtel des Apparitions, Pierre eut l'idée de retourner un instant à l'Hôpital de Notre-Dame des Douleurs, avant de se coucher lui-même. Il avait quitté Marie si désespérée, muette d'un si farouche silence, qu'il était plein d'inquiétude. Et, dès qu'il eut fait demander madame de Jonquière, à la porte de la salle Sainte-Honorine, il s'inquiéta davantage, car les nouvelles n'étaient pas bonnes: la directrice lui apprit que la jeune fille n'avait toujours pas desserré les lèvres, ne répondant à personne, refusant même de manger. Aussi voulut-elle absolument que Pierre entrât. Les salles de femmes étaient interdites aux hommes, la nuit; mais un prêtre n'est pas un homme.
– Elle n'aime que vous, elle n'écoutera que vous. Je vous en prie, entrez vous asseoir près de son lit, et attendez l'abbé Judaine. Il doit venir, vers une heure du matin, donner la communion aux plus malades, à celles qui ne peuvent bouger et qui mangent dès le jour. Vous l'assisterez.
Pierre, alors, suivit madame de Jonquière; et elle l'installa au chevet de Marie.
– Chère enfant, je vous amène quelqu'un qui vous aime bien… N'est-ce pas? vous allez causer et être raisonnable.
Mais la malade, en reconnaissant Pierre, le regardait de son air de souffrance exaspérée, le visage noir et dur de révolte.
– Voulez-vous qu'il vous fasse une lecture, une de ces belles lectures qui soulagent, comme il nous en a fait une dans le wagon?.. Non, cela ne vous amuserait pas, vous n'y avez pas le cœur. Eh bien! nous verrons plus tard… Je vous laisse avec lui. Je suis convaincue que vous serez très gentille dans un instant.
Vainement, Pierre lui parla à voix basse, lui dit tout ce que sa tendresse trouvait de bon et de caressant, en la suppliant de ne pas se laisser ainsi tomber au désespoir. Si la sainte Vierge ne l'avait pas guérie le premier jour, c'était qu'elle la réservait pour quelque miracle éclatant. Mais elle avait détourné la tête, elle ne semblait même plus l'écouter, la bouche amère et violente, les yeux irrités, perdus dans le vide. Et il dut se taire, il regarda la salle autour de lui.
C'était un spectacle affreux. Jamais son cœur ne s'était soulevé, dans une telle nausée de pitié et de terreur. On avait dîné depuis longtemps; des portions, montées de la cuisine, traînaient encore sur les draps; et, jusqu'au petit jour, il y en avait ainsi qui mangeaient, tandis que d'autres geignaient, suppliant qu'on les retournât ou qu'on les posât sur le vase. À mesure que la nuit s'avançait, une sorte de vague délire les envahissait toutes. Très peu dormaient tranquilles, quelques-unes déshabillées sous les couvertures, le plus grand nombre simplement allongées sur les lits, si difficiles à dévêtir, qu'elles ne changeaient même pas de linge, pendant les cinq jours du pèlerinage. Et l'encombrement de la salle, dans les demi-ténèbres, semblait s'être aggravé: les quinze lits rangés le long des murs, les sept matelas qui emplissaient l'allée centrale, d'autres qu'on venait d'ajouter, un entassement de loques sans nom, parmi lequel s'écroulaient les bagages, les vieux paniers, les caisses, les valises. On ne savait plus où mettre le pied. Deux lanternes fumeuses éclairaient à peine ce campement de moribonds, et l'odeur surtout devenait épouvantable, malgré les deux fenêtres entr'ouvertes, par où n'entrait que la lourde chaleur de la nuit d'août. Des ombres, des cris de cauchemar passaient, peuplaient cet enfer, dans l'agonie nocturne de tant de souffrances.
Cependant, Pierre reconnut Raymonde, qui, son service fini, avait voulu embrasser sa mère, avant de monter se coucher dans une des mansardes, réservées aux sœurs. Madame de Jonquière, elle, prenant à cœur sa fonction de directrice, ne fermait pas les yeux, des trois nuits. Elle avait bien un fauteuil, pour s'y allonger; mais elle ne pouvait s'y asseoir un instant, sans être dérangée tout de suite. Du reste, elle était vaillamment secondée par la petite madame Désagneaux, d'un zèle si exalté, que sœur Hyacinthe lui avait dit en souriant: «Pourquoi ne vous faites-vous pas religieuse?» Et elle avait répondu, d'un air de surprise effarée: «Je ne peux pas, je suis mariée, et j'adore mon mari!» Madame Volmar n'avait pas reparu. On racontait qu'elle s'était couchée, tellement elle souffrait d'une atroce migraine; ce qui faisait dire à madame Désagneaux qu'on ne venait pas soigner les malades, quand on n'était pas soi-même plus solide. Pourtant, elle finissait par avoir les jambes et les bras cassés, sans vouloir en convenir, accourant à la moindre plainte, toujours prête à donner un coup de main. Elle, qui, dans son appartement, à Paris, aurait sonné un domestique plutôt que de déranger un flambeau de place, promenait les vases et les cuvettes, vidait les bassins, soulevait les malades, tandis que madame de Jonquière leur glissait des oreillers derrière le dos. Mais, comme onze heures sonnaient, elle fut foudroyée. Ayant eu l'imprudence de s'allonger un instant dans le fauteuil, elle s'endormit sur place, sa jolie tête roulée sur une épaule, au milieu de l'ébouriffement de ses adorables cheveux blonds. Et ni les plaintes, ni les appels, aucun bruit ne la réveilla plus.
Doucement, madame de Jonquière était revenue dire au jeune prêtre:
– J'avais bien l'idée d'envoyer chercher monsieur Ferrand, vous savez, l'interne qui nous accompagne: il aurait donné à la pauvre demoiselle quelque chose pour la calmer. Seulement, il est occupé en bas, dans la salle des ménages, près du frère Isidore. Et puis, nous ne soignons pas ici, nous ne venons que pour remettre nos chères malades entre les mains de la sainte Vierge.
Sœur Hyacinthe, qui passait la nuit avec la directrice, s'approcha.
– Je remonte de la salle des ménages, où j'avais promis de porter des oranges à monsieur Sabathier, et j'ai vu monsieur Ferrand, qui a ranimé le frère Isidore… Voulez-vous que je redescende le chercher?
Mais Pierre s'y opposa.
– Non, non, Marie va être raisonnable. Tout à l'heure, je lui lirai quelques belles pages, et elle se reposera.
Marie resta muette encore, obstinée. L'une des deux lanternes se trouvait là, contre le mur; et Pierre voyait très nettement sa face mince, immobile. Puis, à droite, dans le lit suivant, il apercevait la tête d'Élise Rouquet, profondément endormie, sans fichu, avec sa face de monstre en l'air, dont l'horrible plaie continuait pourtant à pâlir. Et, à sa gauche, il avait madame Vêtu, épuisée, condamnée, qui ne pouvait s'assoupir, secouée d'un continuel frisson. Il lui dit quelques bonnes paroles. Elle le remercia, elle ajouta, faiblement:
– Il y a eu plusieurs guérisons aujourd'hui, j'en ai été très contente.
La Grivotte, en effet, couchée sur un matelas, au pied même du lit, ne cessait de se relever, dans une fièvre d'activité extraordinaire, pour répéter sa phrase à tout venant:
– Je suis guérie… Je suis guérie…
Et elle racontait qu'elle avait dévoré la moitié d'un poulet, elle qui ne mangeait plus depuis des mois. Puis, pendant près de deux heures, elle avait suivi à pied la procession aux flambeaux. Elle aurait dansé sûrement jusqu'au jour, si la sainte Vierge avait donné un bal.
– Je suis guérie, oh! guérie, tout à fait guérie.
Alors, avec une sérénité enfantine, une souriante et parfaite abnégation, madame Vêtu put dire encore:
– La sainte Vierge a eu raison de la guérir, celle-là, qui est pauvre. Ça me fait plus de plaisir que si c'était moi, parce que j'ai ma petite boutique d'horlogerie, et que je puis attendre… Chacune son tour, chacune son tour.
Presque toutes montraient cette charité, cet incroyable bonheur de la guérison des autres. Elles étaient rarement jalouses, elles cédaient à une sorte d'épidémie heureuse, à l'espoir contagieux d'être guéries, le lendemain, si la sainte Vierge le voulait. Il ne fallait pas la mécontenter, se montrer trop impatiente; car elle avait sûrement son idée, elle savait pourquoi elle commençait par celle-ci plutôt que par celle-là. Aussi les malades les plus gravement atteintes priaient-elles pour leurs voisines, dans cette fraternité de la souffrance et de l'espoir. Chaque miracle nouveau était un gage du miracle prochain. Leur foi renaissait toujours, inébranlable. On racontait l'histoire d'une fille de ferme, paralytique, qui avait marché, à la Grotte, avec une force de volonté extraordinaire; puis, à l'Hôpital, elle s'était fait redescendre, voulant retourner aux pieds de Notre-Dame de Lourdes; mais, dès la moitié du chemin, elle avait chancelé, haletante, livide; et, rapportée sur un brancard, elle était morte, guérie, disaient ses voisines de salle. Chacune son tour, la sainte Vierge n'oubliait aucune de ses filles aimées, à moins que son dessein ne fût d'octroyer le paradis à une élue, tout de suite.
Brusquement, au moment où Pierre se penchait vers elle, pour lui offrir de nouveau une lecture, Marie éclata en furieux sanglots. Elle avait abattu sa tête sur l'épaule de son ami, elle disait sa colère d'une voix basse, terrible, au milieu des ombres vagues de l'effroyable salle. C'était, chez elle, comme il arrivait rarement, une perte de la foi, un manque soudain de courage, toute une révolte de l'être souffrant qui ne pouvait plus attendre. Et elle en arrivait au sacrilège.
– Non, non, elle est méchante, elle est injuste. J'étais si certaine qu'elle m'exaucerait aujourd'hui, et je l'avais tant priée! Jamais je ne guérirai, maintenant que cette première journée va finir. C'était un samedi, j'étais convaincue qu'elle me guérirait un samedi… Oh! Pierre, je ne voulais plus parler, empêchez-moi de parler, parce que mon cœur est trop gros et que j'en dirais trop long!
Vivement, il lui avait saisi la tête d'une étreinte fraternelle, il tâchait d'étouffer le cri de sa rébellion.
– Marie, taisez-vous! Il ne faut pas qu'on vous entende… Vous, si pieuse! Voulez-vous donc scandaliser toutes les âmes?
Mais elle ne pouvait se taire, malgré son effort.
– J'étoufferais, il faut que je parle… Je ne l'aime plus, je ne crois plus en elle. Ce sont des mensonges, tout ce qu'on raconte ici: il n'y a rien, elle n'existe même pas, puisqu'elle n'entend pas, quand on l'appelle et qu'on pleure. Si vous saviez tout ce que je lui ai dit!.. C'est fini, Pierre, je veux m'en aller à l'instant. Emmenez-moi, emportez-moi, pour que j'achève de mourir dans la rue, où du moins les passants auront pitié de ma souffrance.
Elle s'affaiblissait, elle était retombée sur le dos, bégayante, puérile.
– Et puis, personne ne m'aime. Mon père lui-même n'était pas là. Vous, mon pauvre ami, vous m'aviez abandonnée. Quand j'ai vu que c'était un autre qui me menait à la piscine, je me suis senti au cœur un grand froid. Oui! ce froid du doute, que j'ai souvent éprouvé à Paris… Et, la chose est certaine, c'est que j'ai douté, si elle ne m'a pas guérie. J'aurai mal prié, je ne suis pas assez sainte…
Déjà, elle ne blasphémait plus, elle trouvait des excuses au ciel. Mais son visage restait violent, dans cette lutte contre la puissance supérieure, tant aimée et tant suppliée, qui ne lui avait pas obéi. Lorsque, parfois, un coup de rage passait, et qu'il y avait de la sorte des révoltes dans les lits, des désespoirs et des sanglots, des jurons même, les dames hospitalières et les sœurs, un peu effarouchées, se contentaient de tirer les rideaux. La grâce s'était retirée, il fallait attendre qu'elle revînt. Et tout s'apaisait, se mourait après des heures, au milieu du grand silence lamentable.
– Calmez-vous, calmez-vous, je vous en conjure, répétait Pierre très doucement à Marie, en voyant qu'une autre crise la prenait, celle du doute de soi-même, de la crainte de n'être pas digne.
Sœur Hyacinthe s'était approchée de nouveau.
– Vous ne pourrez pas communier tout à l'heure, ma chère enfant, si vous vous entretenez dans un état pareil… Voyons, puisque nous autorisons monsieur l'abbé à vous faire une lecture, pourquoi n'acceptez-vous pas?
Elle eut un geste fatigué, disant qu'elle acceptait, et Pierre s'empressa de prendre, dans la valise, au pied du lit, le petit livre à couverture bleue, où était contée naïvement l'histoire de Bernadette. Mais, comme la nuit précédente, pendant que le train roulait, il ne s'en tint pas au texte écourté de la brochure, il improvisa; tandis que le raisonneur, l'analyste, au fond de lui, ne pouvait se défendre de rétablir la vérité, refaisait humaine cette légende dont le continuel prodige aidait à la guérison des malades. Bientôt, de tous les matelas voisins, des femmes se soulevèrent, voulant connaître la suite de l'histoire; car l'attente passionnée de la communion les empêchait presque toutes de dormir.
Alors, sous la lueur pâle de la lanterne pendue au mur, au-dessus de lui, Pierre haussa peu à peu la voix, afin d'être entendu de toute la salle.
– «Dès les premiers miracles, les persécutions commencèrent. Bernadette, traitée de menteuse et de folle, fut menacée d'être conduite en prison. L'abbé Peyramale, curé de Lourdes, et monseigneur Laurence, évêque de Tarbes, ainsi que son clergé, restaient à l'écart, attendaient avec la plus grande prudence; tandis que les autorités civiles, le préfet, le procureur impérial, le maire, le commissaire de police, se livraient contre la religion à des excès de zèle déplorables…»
Tout en continuant de la sorte, Pierre voyait se lever pour lui seul l'histoire vraie, avec une force invincible. Il revenait un peu en arrière, il retrouvait Bernadette au moment des premières apparitions, si candide, si adorable d'ignorance et de bonne foi, dans sa souffrance. Et elle était la voyante, la sainte, dont le visage, durant la crise d'extase, prenait une expression de surhumaine beauté: le front rayonnait, les traits semblaient remonter, les yeux se baignaient de lumière, pendant que la bouche, entr'ouverte, brûlait d'amour. Puis, c'était une majesté de sa personne entière, des signes de croix très nobles, très lents, qui avaient l'air d'emplir l'horizon. Les vallées voisines, les villages, les villes, ne causaient que de Bernadette. Bien que la Vierge ne se fût pas nommée encore, on la reconnaissait, on disait: «C'est elle, c'est la sainte Vierge.» Le premier jour de marché, il y eut tant de monde, que Lourdes déborda. Tous voulaient voir l'enfant bénie, l'élue de la Reine des Anges, qui devenait si belle, lorsque les cieux s'ouvraient à ses yeux ravis. Chaque matin, la foule augmentait, au bord du Gave; et des milliers de personnes finissaient par s'installer là, en se bousculant pour ne rien perdre du spectacle. Dès que Bernadette paraissait, un murmure de ferveur courait: «Voici la sainte, la sainte, la sainte!» On se précipitait, on baisait ses vêtements. C'était le Messie, l'éternel Messie que les peuples attendent, dont le besoin renaît sans cesse, au travers des générations. Toujours la même aventure recommençait: une apparition de la Vierge à une bergère, une voix qui exhortait le monde à la pénitence, une source qui jaillissait, des miracles qui étonnaient et ravissaient les foules accourues, de plus en plus énormes.
Ah! ces premiers miracles de Lourdes, quelle floraison printanière de consolation, au cœur des misérables que dévoraient la pauvreté et la maladie! L'œil guéri du vieux Bouriette, l'enfant Bouhohorts ressuscité dans l'eau glacée, des sourds qui entendaient, des boiteux qui marchaient, et tant d'autres, Blaise Maumus, Bernade Soubies, Auguste Bordes, Blaisette Soupenne, Benoite Cazeaux, sauvés des pires souffrances, devenaient les sujets de conversations sans fin, exaltaient l'espoir de tous ceux qui souffraient dans leur âme ou dans leur chair. Le jeudi, 4 mars, dernier jour des quinze visites demandées par la Vierge, il y avait plus de vingt mille personnes devant la Grotte, la montagne entière était descendue. Et cette foule immense trouvait là ce dont elle était affamée, l'aliment du divin, le festin du merveilleux, assez d'impossible pour contenter sa croyance à une puissance supérieure daignant s'occuper des pauvres hommes, intervenant d'une façon retentissante dans les lamentables affaires d'ici-bas, afin d'y rétablir un peu de justice et de bonté. Le cri de charité céleste éclatait, la main invisible et secourable s'étendait, pansait l'éternelle plaie humaine. Ah! ce rêve que chaque génération refaisait à son tour, avec quelle énergie indestructible il repoussait chez les déshérités, dès qu'il avait trouvé un terrain favorable, préparé par les circonstances! Et, depuis des siècles peut-être, tous les faits ne s'étaient pas réunis de la sorte, pour embraser, comme à Lourdes, le foyer mystique de la foi.
Une religion nouvelle allait se fonder, et tout de suite les persécutions se déclarèrent, car les religions ne poussent qu'au milieu des tourments et des révoltes. Comme autrefois, à Jérusalem, lorsque le bruit se répandit que des miracles fleurissaient sous les pas du Sauveur attendu, les autorités civiles s'émurent, le procureur impérial, le juge de paix, le maire, surtout le préfet de Tarbes. Celui-ci était justement un catholique sincère, pratiquant, d'honorabilité absolue, mais une tête solide d'administrateur, passionné défenseur du bon ordre, adversaire déclaré du fanatisme, d'où naissent les émeutes et les perversions religieuses. Il y avait à Lourdes, sous ses ordres, un commissaire de police ayant le légitime désir de prouver ses dons de sagacité adroite. La lutte commença, ce fut ce commissaire qui, le premier dimanche de carême, dès les premières visions, fit amener Bernadette devant lui, pour l'interroger. Vainement, il se montra affectueux, puis emporté, menaçant: il ne tira toujours de la fillette que les mêmes réponses. L'histoire qu'elle contait, avec des détails lentement accrus, s'était peu à peu fixée dans son cerveau d'enfantine, irrévocable. Et, chez cette irrégulière de l'hystérie, ce n'était pas un mensonge, c'était la hantise inconsciente, une volonté morte qui ne pouvait se dégager de l'hallucination première. Ah! la triste enfant, la chère enfant, si douce, dès lors perdue à la vie, crucifiée par l'idée fixe, dont on n'aurait pu la tirer qu'en la changeant de milieu, en la rendant au grand air libre, dans quelque pays de plein jour et d'humaine tendresse! Mais elle était l'élue, elle avait vu la Vierge, elle allait en souffrir toute l'existence, et en mourir.
Pierre, qui connaissait bien Bernadette, et qui gardait à sa mémoire une pitié fraternelle, la ferveur qu'on a pour une sainte humaine, une créature simple, droite et charmante dans le supplice de sa foi, laissa voir son émotion, les yeux humides, la voix tremblante. Et il y eut une interruption, Marie qui était restée raidie jusque-là, avec sa face dure de révoltée, dénoua ses mains, eut un vague geste pitoyable.