Kitabı oku: «Lourdes», sayfa 16
– Gustave, dit-il tout à coup, est-ce que tu as demandé pardon à ta tante?
Le petit, étonné, ouvrit ses grands yeux clairs, dans sa face amincie.
– Oui, tu as été méchant, tu l'as repoussée, là-haut, quand elle s'est approchée de toi.
Madame Chaise, très digne, se taisait, attendait; tandis que Gustave, qui achevait sans faim la noix de sa côtelette coupée en petits morceaux, restait les yeux baissés sur son assiette, s'entêtant cette fois à se refuser au triste métier de tendresse qu'on lui imposait.
– Voyons, Gustave, sois gentil, tu sais combien ta tante est bonne et tout ce qu'elle compte faire pour toi.
Non, non! il ne céderait pas. Il l'exécrait, en ce moment, cette femme qui ne mourait pas assez vite, qui lui gâtait l'affection de ses parents, au point qu'il ne savait plus, quand il les voyait s'empresser autour de lui, si c'était lui qu'ils voulaient sauver ou bien l'héritage que son existence représentait.
Mais madame Vigneron, si digne, se joignit à son mari.
– Vraiment, Gustave, tu me fais beaucoup de peine. Demande pardon à ta tante, si tu ne veux pas me fâcher tout à fait.
Et il céda. Pourquoi lutter? ne valait-il pas mieux que ses parents eussent cet argent? lui-même ne mourrait-il pas à son tour, plus tard, puisque cela arrangeait les affaires de la famille? Il savait cela, il comprenait tout, même les choses qu'on taisait, tellement la maladie lui avait donné des oreilles subtiles, qui entendaient les pensées.
– Ma tante, je vous demande pardon de n'avoir pas été gentil avec vous, tout à l'heure.
Deux grosses larmes roulèrent de ses yeux, tandis qu'il souriait de son air d'homme tendre et désabusé, ayant beaucoup vécu. Tout de suite, madame Chaise l'embrassa, en lui disant qu'elle n'était pas fâchée; et, dès lors, la joie de vivre des Vigneron s'étala, en toute bonhomie.
– Si les rognons ne sont pas fameux, dit M. de Guersaint à Pierre, voici vraiment des choux-fleurs qui ont du goût.
Et, d'un bout à l'autre de la salle, la mastication formidable continuait. Jamais Pierre n'avait vu manger à ce point, et dans une telle sueur, dans un tel étouffement de buanderie ardente. L'odeur de la nourriture s'épaississait, ainsi qu'une fumée. Pour s'entendre, il fallait crier, car tous les convives causaient très haut, pendant que les garçons, ahuris, remuaient la vaisselle, à la volée; sans compter le bruit des mâchoires, un broiement de meule qu'on saisissait distinctement. Ce qui blessait de plus en plus le jeune prêtre, c'était la promiscuité extraordinaire de cette table d'hôte, où les hommes, les femmes, les jeunes filles, les ecclésiastiques se tassaient, au petit bonheur de la rencontre, assouvissant leur faim comme une meute lâchée, qui happe les morceaux en hâte. Les corbeilles de pain circulaient, se vidaient. Il y eut un massacre des viandes froides, tous les débris des viandes de la veille, du gigot, du veau, du jambon, entourés d'un éboulement de gelée claire. On avait déjà trop mangé, et ces viandes pourtant réveillaient les appétits, dans la pensée qu'il ne fallait laisser de rien. Le prêtre beau mangeur, au milieu de la table, s'attardait aux fruits, en était à sa troisième pêche, des pêches énormes, qu'il pelait lentement et avalait par tranches, avec componction.
Mais une émotion agita la salle, un garçon distribuait le courrier, dont madame Majesté avait achevé le tri.
– Tiens! dit M. Vigneron, une lettre pour moi! C'est surprenant, je n'ai donné mon adresse à personne.
Puis, il se souvint.
– Ah! si, ça doit être de Sauvageot, qui me remplace aux Finances.
Et, la lettre ouverte, ses mains se mirent à trembler, il eut un cri.
– Le chef est mort!
Madame Vigneron, bouleversée, ne sut pas retenir sa langue.
– Alors, tu vas être nommé!
C'était leur rêve caché, caressé: la mort du chef de bureau, pour que lui, sous-chef depuis dix ans, pût enfin monter au grade suprême, son maréchalat. Et sa joie était si forte, qu'il lâcha tout.
– Ah! ma bonne amie, la sainte Vierge est décidément avec moi… Ce matin encore, je lui ai demandé mon avancement, et elle m'exauce!
Soudain, il sentit qu'il ne fallait pas triompher ainsi, en rencontrant les yeux de madame Chaise, fixés sur les siens, et en voyant son fils Gustave sourire. Chacun, dans la famille, faisait sûrement ses affaires, demandait à la Vierge les grâces personnelles dont il avait besoin. Aussi se reprit-il, de son air de brave homme:
– Je veux dire que la sainte Vierge nous aime bien tous, et qu'elle nous renverra tous satisfaits… Ah! ce pauvre chef, ça me fait de la peine. Il va falloir que j'envoie une carte à sa veuve.
Malgré son effort, il exultait, il ne doutait plus de voir accomplis enfin ses plus secrets désirs, ceux mêmes qu'il ne s'avouait pas. Et les tartes aux abricots furent fêtées, Gustave eut la permission d'en manger une petite part.
– C'est surprenant, fit remarquer à Pierre M. de Guersaint qui s'était fait servir une tasse de café, c'est surprenant qu'on ne voie pas ici plus de malades. Ce tas de monde m'a l'air, vraiment, d'avoir un riche appétit.
Cependant, en dehors de Gustave, qui ne mangeait que des miettes comme un petit poulet, il avait fini par découvrir un goitreux assis à la table d'hôte, entre deux femmes, dont l'une était certainement une cancéreuse. Plus loin, une jeune fille semblait si maigre, si pâle, qu'on devait soupçonner une phtisique. Et, en face, il y avait une idiote, qui était entrée, soutenue par deux parentes, et qui, les yeux vides, le visage mort, avalait maintenant sa nourriture à la cuiller, en bavant sur sa serviette. Peut-être se trouvait-il encore d'autres malades, noyés au milieu de ces faims bruyantes, des malades que le voyage fouettait, qui mangeaient comme ils n'avaient pas mangé depuis longtemps. Les tartes aux abricots, le fromage, les fruits, tout s'engouffrait, dans la débandade du couvert, et il n'allait rester que les taches de sauce et de vin, élargies sur la nappe.
Il était près de midi.
– Nous retournerons tout de suite à la Grotte, n'est-ce pas? dit M. Vigneron.
On n'entendait d'ailleurs que ces mots: À la Grotte! à la Grotte! Les bouches pleines se dépêchaient, revenaient aux prières et aux cantiques.
– Ma foi! déclara M. de Guersaint à son compagnon, puisque nous avons l'après-midi devant nous, je vous propose de visiter un peu la ville; et je vais m'occuper de trouver une voiture pour mon excursion à Gavarnie, puisque ma fille le désire.
Pierre, qui suffoquait, fut heureux de quitter la salle à manger. Sous le porche, il respira. Mais il y avait là un flot nouveau de convives, faisant queue, attendant des places; et on se disputait les petites tables, le moindre trou à la table d'hôte se trouvait immédiatement occupé. Pendant plus d'une heure encore, l'assaut continuerait, le menu défilerait et s'engloutirait, au milieu du bruit des mâchoires, de la chaleur et de la nausée croissantes.
– Ah! pardon, il faut que je remonte, dit Pierre, j'ai oublié ma bourse.
Et, en haut, dans le silence de l'escalier et des couloirs déserts, il entendit un léger bruit, comme il arrivait à la porte de sa chambre. C'était, au fond de la pièce voisine, un rire tendre, qui avait suivi le choc trop vif d'une fourchette. Puis, il y eut, insaisissable, plutôt deviné que perçu, le frisson d'un baiser, des lèvres se posant sur d'autres lèvres, pour les faire taire. Le monsieur seul, lui aussi, déjeunait.
II
Dehors, Pierre et M. de Guersaint marchèrent lentement, au milieu du flot sans cesse accru de la foule endimanchée. Le ciel était d'un bleu pur, le soleil embrasait la ville; et il y avait dans l'air une gaieté de fête, cette joie vive des grandes foires qui mettent au plein jour la vie de tout un peuple. Quand ils eurent descendu le trottoir encombré de l'avenue de la Grotte, ils se trouvèrent arrêtés au coin du plateau de la Merlasse, tellement la cohue y refluait, parmi le continuel défilé des voitures.
– Nous ne sommes pas pressés, dit M. de Guersaint. Mon idée est de monter à la place du Marcadal, dans la vieille ville; car la servante de l'hôtel m'y a indiqué un coiffeur, dont le frère loue des voitures à bon compte… Ça ne vous fait rien d'aller par là?
– Moi! s'écria Pierre. Mais où vous voudrez, je vous suis!
– Bon! et, par la même occasion, je me ferai raser.
Ils arrivaient à la place du Rosaire, devant les gazons qui s'étendent jusqu'au Gave, lorsqu'une rencontre les arrêta de nouveau. Madame Désagneaux et Raymonde de Jonquière étaient là, qui causaient gaiement avec Gérard de Peyrelongue. Toutes deux avaient des robes claires, des robes légères de plage, et leurs ombrelles de soie blanche luisaient au grand soleil. C'était une note jolie, un coin de caquetage mondain, avec des rires frais de jeunesse.
– Non, non! répétait madame Désagneaux, nous n'allons bien sûr pas visiter votre popote comme ça, au moment où tous vos camarades mangent!
Gérard insistait, très galant, se tournant surtout vers Raymonde, dont la face un peu épaisse s'éclairait, ce jour-là, d'un charme rayonnant de santé.
– Mais je vous assure, c'est très curieux à voir, vous seriez admirablement reçues… Mademoiselle, vous pouvez vous confier à moi; et, d'ailleurs, nous trouverions là certainement mon cousin Berthaud, qui serait enchanté de vous faire les honneurs de notre installation.
Raymonde souriait, disait de ses yeux vifs qu'elle voulait bien. Et ce fut alors que Pierre et M. de Guersaint s'approchèrent, pour saluer ces dames. Tout de suite, ils furent mis au courant. On nommait «la popote» une sorte de restaurant, de table d'hôte, que les membres de l'Hospitalité de Notre-Dame de Salut, les brancardiers, les hospitaliers de la Grotte, des piscines et des hôpitaux, avaient fondée, pour manger en commun, à bon marché. Comme beaucoup d'entre eux n'étaient pas riches, l'Hospitalité se recrutant dans toutes les classes, ils étaient parvenus, en versant chacun trois francs par jour, à faire trois bons repas; et il leur restait même de la nourriture, qu'ils distribuaient aux pauvres. Mais ils administraient tout eux-mêmes, achetaient les provisions, recrutaient un cuisinier, des aides, ne reculaient pas devant la nécessité de donner en personne un coup de main, pour la bonne tenue du local.
– Ça doit être très intéressant! s'écria M. de Guersaint. Allons donc voir ça, si nous ne sommes pas de trop!
La petite madame Désagneaux, dès lors, consentit.
– Ah! du moment qu'on y va en bande, je veux bien! Je craignais que ce ne fût pas convenable.
Et, comme elle riait, tous se mirent à rire. Elle avait accepté le bras de M. de Guersaint, tandis que Pierre marchait à sa gauche, pris de sympathie pour cette gaie petite femme, si vivante, si charmante, avec ses cheveux blonds ébouriffés et son teint de lait.
Derrière, Raymonde venait au bras de Gérard, qu'elle entretenait de sa voix posée, en demoiselle très sage, sous son air de jeunesse insoucieuse. Et, puisqu'elle tenait enfin le mari tant rêvé, elle se promettait bien de le conquérir cette fois. Aussi le grisait-elle de son parfum de belle fille saine, tout en l'émerveillant par son entente du ménage, de l'économie sur les petites choses; car elle se faisait donner des explications au sujet de leurs achats, elle lui démontrait qu'ils auraient pu réduire encore leur dépense.
– Vous devez être horriblement fatiguée? demanda M. de Guersaint à madame Désagneaux.
Elle eut une révolte, un cri de véritable colère.
– Mais non! Imaginez-vous que la fatigue m'a terrassée dans un fauteuil, hier, dès minuit, à l'Hôpital. Et, alors, ces dames ont eu le cœur de me laisser dormir.
De nouveau, on se mit à rire. Mais elle restait hors d'elle.
– De façon que j'ai dormi pendant huit heures, comme une souche. Moi qui avais juré de passer la nuit!
Le rire finissait par la gagner; et elle éclata, à belles dents blanches.
– Hein? une jolie garde-malade!.. C'est cette pauvre madame de Jonquière qui a veillé jusqu'au jour. J'ai tâché en vain de la débaucher, de l'emmener avec nous, tout à l'heure.
Raymonde, qui avait entendu, éleva la voix.
– Oh! oui, cette pauvre maman, elle ne tenait plus sur ses jambes. Je l'ai forcée à se mettre au lit, en lui jurant qu'elle pouvait dormir tranquille, que tout marcherait très bien.
Et elle eut, pour Gérard, un clair regard rieur. Il crut même sentir une pression imperceptible du bras frais et rond qu'il avait sous le sien, comme si elle s'était montrée heureuse d'être ainsi seule avec lui, pouvant régler ensemble, sans personne, leurs petites affaires. Cela le ravissait; et il expliqua que, s'il n'avait pas mangé avec ses camarades, ce jour-là, c'était qu'une famille amie, qui partait, l'avait invité, dès dix heures, au buffet de la gare, et rendu à sa liberté, après le départ du train de onze heures trente.
– Ah! les gaillards! reprit-il. Vous les entendez?
On arrivait, on entendait en effet tout un vacarme de jeunesse, qui sortait d'un bouquet d'arbres, sous lequel se cachait le vieux bâtiment de plâtre et de zinc, où «la popote» s'était installée. D'abord, il leur fit traverser la cuisine, une vaste pièce, fort bien aménagée, occupée par un grand fourneau et une vaste table, sans compter des marmites immenses; et il leur montra que le cuisinier, un gros homme réjoui, portait lui-même la croix rouge sur sa veste blanche, car il faisait partie du pèlerinage. Ensuite, il poussa une porte, il les introduisit dans la salle commune.
C'était une longue salle, où un double rang de simples tables de sapin était aligné. Il n'y avait pas d'autres meubles, rien qu'une autre table pour la desserte, et des chaises de cabaret, au siège de paille. Mais les murs passés à la chaux, le carreau d'un rouge luisant, tout paraissait très propre, dans ce dénuement voulu de réfectoire monacal. Et, surtout, ce qui faisait sourire, dès le seuil, c'était la gaieté enfantine qui régnait là, cent cinquante convives environ, de tous les âges, en train de manger avec un bel appétit, criant, chantant, applaudissant. Une fraternité extraordinaire les unissait, venus de partout, de toutes les classes, de toutes les fortunes, de toutes les provinces. Beaucoup ne se connaissaient pas, se coudoyaient chaque année pendant trois jours, vivaient en frères, puis repartaient et s'ignoraient le reste du temps. Rien n'était charmant comme de se retrouver dans la charité, de mener ces trois journées communes de grande fatigue, de joie gamine aussi; et cela tournait un peu à la partie de grands garçons lâchés ensemble, sous un beau ciel, heureux de se dévouer et de rire. Il n'était pas jusqu'à la frugalité de la table, à l'orgueil de s'administrer soi-même, de manger ce qu'on avait acheté et ce qu'on avait fait cuire, qui n'ajoutât à la belle humeur générale.
– Vous voyez, expliqua Gérard, que nous ne sommes pas tristes, malgré le dur métier que nous faisons… L'Hospitalité compte plus de trois cents membres, mais il n'y a guère là que cent cinquante convives, car on a dû organiser deux tables, pour faciliter le service, à la Grotte et dans les hôpitaux.
La vue du petit groupe de visiteurs, resté sur le seuil, semblait avoir redoublé la joie de tous. Et Berthaud, le chef des brancardiers, qui mangeait à un bout de table, se leva galamment pour recevoir ces dames.
– Mais ça sent très bon! s'écria madame Désagneaux, de son air d'étourdie. Est-ce que vous ne nous invitez pas à goûter votre cuisine, demain?
– Ah! non, pas les dames! répondit Berthaud en riant. Seulement, si ces messieurs voulaient bien être des nôtres demain, ils nous feraient le plus grand plaisir.
D'un coup d'œil, il avait remarqué la bonne intelligence qui régnait entre Gérard et Raymonde; et il semblait ravi, il souhaitait beaucoup pour son cousin ce mariage.
– N'est-ce pas le marquis de Salmon-Roquebert, demanda la jeune fille, là-bas, entre ces deux jeunes gens, qu'on prendrait pour des garçons de boutique?
– Ce sont, en effet, répondit Berthaud, les fils d'un petit papetier de Tarbes… Et c'est bien le marquis, votre voisin de la rue de Lille, le propriétaire de ce royal hôtel, un des hommes les plus riches et les plus nobles de France… Voyez comme il se régale de notre ragoût de mouton!
Et c'était vrai. Le marquis, avec ses millions, semblait tout heureux de se nourrir pour ses trois francs par jour, de s'attabler, démocratiquement, en compagnie de petits bourgeois et même d'ouvriers, qui n'auraient point osé le saluer, dans la rue. Ces convives de hasard, n'était-ce point la communion sociale, en pleine charité? Lui, ce matin-là, avait d'autant plus faim, qu'il avait baigné, aux piscines, une soixantaine de malades, tous les maux abominables de la triste humanité. Et, autour de lui, il y avait, à cette table, la réalisation de la communauté évangélique; mais elle n'existait sans doute, si charmante et si gaie, qu'à la condition de ne durer que trois jours.
M. de Guersaint, bien qu'il sortit de déjeuner, eut la curiosité de goûter le ragoût de mouton: il le déclara parfait. Pendant ce temps, Pierre, qui avait aperçu le baron Suire, le directeur de l'Hospitalité, se promenant avec quelque importance, comme s'il se fût donné la tâche d'avoir l'œil à tout, même à la façon dont se nourrissait son personnel, se rappela brusquement le désir ardent que Marie lui avait exprimé de passer la nuit devant la Grotte; et il pensa que le baron pourrait prendre sur lui d'accorder la permission demandée.
– Certainement, répondit celui-ci, devenu grave, nous tolérons cela parfois; mais c'est toujours si délicat! Vous me certifiez bien au moins que la jeune personne n'est pas phtisique?.. Allons! puisque vous dites qu'elle y tient si fort, j'en dirai un mot au père Fourcade et je préviendrai madame de Jonquière, pour qu'elle vous la laisse emmener.
Il était brave homme au fond, malgré son air d'homme indispensable, accablé des responsabilités les plus lourdes. À son tour, il retint les visiteurs, il leur donna, sur l'organisation de l'Hospitalité, des détails complets: les prières dites en commun, les deux conseils d'administration tenus par jour, où assistaient les chefs de service, ainsi que les pères et certains des aumôniers. On communiait le plus souvent possible. Puis, c'étaient des besognes compliquées, un roulement de personnel extraordinaire, tout un monde à gouverner d'une main ferme. Il parlait en général qui remporte chaque année une grande victoire sur l'esprit du siècle; et il renvoya Berthaud finir de déjeuner, il voulut absolument reconduire ces dames jusqu'à la petite cour sablée, ombragée de beaux arbres.
– Très intéressant, très intéressant! répétait madame Désagneaux. Oh! monsieur, combien nous vous remercions de votre obligeance!
– Mais du tout, du tout, madame! C'est moi qui suis enchanté d'avoir eu l'occasion de vous montrer mon petit peuple.
Gérard n'avait pas quitté Raymonde. M. de Guersaint et Pierre se consultaient déjà du regard, pour se rendre enfin à la place du Marcadal, lorsque madame Désagneaux se rappela qu'une amie l'avait chargée de lui expédier une bouteille d'eau de Lourdes. Et elle questionna Gérard sur la façon dont elle devait s'y prendre.
– Voulez-vous, dit-il, m'accepter encore pour guide? Et, tenez! si ces messieurs consentent à nous suivre, je vous ferai voir d'abord le magasin où l'on emplit les bouteilles, qui sont bouchées, mises en boîte, puis expédiées. C'est très curieux.
Tout de suite, M. de Guersaint consentit; et les cinq se remirent en marche, madame Désagneaux entre l'architecte et le prêtre, tandis que Raymonde et Gérard allaient devant. La foule grandissait au brûlant soleil, la place du Rosaire débordait d'une cohue vague et badaude, comme en un jour de réjouissance publique.
D'ailleurs, l'atelier se trouvait là, à gauche, sous une des arches. C'était une série de trois salles fort simples. Dans la première, on emplissait les bouteilles, et de la façon la plus ordinaire du monde: un petit tonneau de zinc, peint en vert, traîné par un homme, revenait plein de la Grotte, assez semblable à un tonneau d'arrosage; puis, au robinet, tout bonnement, les bouteilles de verre pâle étaient emplies, une à une, sans que l'ouvrier en bourgeron veillât toujours à ce que l'eau ne débordât pas. Il y avait une continuelle mare, par terre. Les bouteilles ne portaient pas d'étiquette; la capsule de plomb, par-dessus le bouchon de beau liège, avait seule une inscription, indiquant la provenance; et on l'enduisait d'une sorte de céruse, pour la conservation sans doute. Ensuite, les deux autres salles servaient à l'emballage, un véritable atelier d'emballeur, avec les établis, les outils, les tas de copeaux. On y fabriquait surtout des boîtes d'une et de deux bouteilles, des boîtes joliment faites, dans lesquelles les bouteilles étaient couchées sur un lit de fines rognures. Cela ressemblait assez aux magasins d'expédition, pour les fleurs, à Nice, et pour les fruits confits, à Grasse.
Gérard donna des explications, d'un air tranquille et satisfait.
– Vous le voyez, l'eau vient bien de la Grotte, ce qui met à néant les plaisanteries déplacées qui circulent. Et il n'y a pas de complications, tout est naturel, se passe au grand jour… Je vous ferai remarquer, en outre, que les pères ne vendent pas l'eau, comme on les en accuse. Ainsi, une bouteille pleine, achetée ici, se paye vingt centimes, le prix du verre. Si vous vous la faites expédier, naturellement il y aura en plus l'emballage et l'expédition: elle vous coûtera un franc soixante-dix… Vous êtes d'ailleurs libre d'emplir à la source tous les bidons et tous les récipients qu'il vous plaira d'apporter.
Pierre songeait que, là-dessus, le bénéfice des pères ne devait pas être gros; car ils ne gagnaient guère que sur la fabrication des boîtes et que sur les bouteilles, qui, prises par milliers, ne leur coûtaient certainement pas vingt centimes pièce. Mais Raymonde et madame Désagneaux, ainsi que M. de Guersaint, à l'imagination vive, éprouvaient une grande déception devant le petit tonneau vert, les capsules empâtées de céruse, les tas de copeaux autour des établis. Ils devaient s'être imaginé des cérémonies, un certain rite pour mettre en bouteilles l'eau miraculeuse, des prêtres en vêtements sacrés donnant des bénédictions, tandis que des voix pures d'enfants de chœur chantaient. Et Pierre finit par penser, en face de cet embouteillage et de cet emballage vulgaires, à la force active de la foi. Quand une de ces bouteilles arrive très loin, dans la chambre d'un malade, qu'on la déballe et qu'il tombe à genoux, quand il s'exalte à regarder, à boire cette eau pure, jusqu'à provoquer la guérison de son mal, il faut vraiment un saut extraordinaire dans la toute-puissante illusion.
– Ah! s'écria Gérard, comme tous sortaient, voulez-vous voir le magasin des cierges, avant de monter à l'administration? C'est près d'ici.
Et il n'attendit même pas leur réponse, il les entraîna de l'autre côté de la place du Rosaire, n'ayant au fond que le désir d'amuser Raymonde. À la vérité, le spectacle du magasin des cierges était encore moins récréatif que celui des ateliers d'emballage, d'où ils sortaient. C'était, sous une des arches de droite, une sorte de caveau, de cellier profond, que des bois de charpente divisaient en vastes cases. Au fond de ces cases, s'entassait la plus extraordinaire provision de cierges, triés et classés par grandeur. Le trop-plein des cierges donnés à la Grotte dormait là; et ils étaient, chaque jour, si nombreux, que des chariots spéciaux, où les pèlerins les déposaient, près de la grille, venaient se déverser plusieurs fois dans les cases, puis retournaient s'emplir. Le principe était que tout cierge offert devait être brûlé, aux pieds de la Vierge. Mais ils étaient trop, deux cents de toutes les grosseurs avaient beau flamber jour et nuit, jamais on n'arrivait à épuiser cet effroyable approvisionnement, dont le flot montait sans cesse. Et le bruit courait que les pères se trouvaient forcés de revendre de la cire. Certains amis de la Grotte avouaient eux-mêmes, avec une pointe d'orgueil, que le rendement des cierges aurait suffi à faire marcher toute l'affaire.
La quantité seule stupéfia Raymonde et madame Désagneaux. Que de cierges! que de cierges! Les petits surtout, ceux qui coûtaient de dix sous à un franc, s'empilaient en nombre incalculable. Et M. de Guersaint, exigeant des chiffres, s'était lancé dans une statistique, où il se perdit. Pierre, muet, regardait cet amas de cire offerte pour être brûlée en plein soleil, à la gloire de Dieu; et bien qu'il ne fût pas utilitaire, qu'il comprît le luxe des joies, des satisfactions illusoires qui nourrissent l'homme autant que le pain, il ne pouvait s'empêcher de songer aux aumônes qu'on aurait faites, avec l'argent de toute cette cire, destinée à s'en aller en fumée.
– Eh bien! et ma bouteille que je dois envoyer? demanda madame Désagneaux.
– Nous allons au bureau, répondit Gérard. C'est l'affaire de cinq minutes.
Il leur fallut retraverser la place du Rosaire et monter par l'escalier qui conduisait à la Basilique. Le bureau se trouvait en haut, à gauche, à l'entrée du chemin du Calvaire. Le bâtiment était tout à fait mesquin, une cahute de plâtre, ruinée par les vents et la pluie, portant un écriteau, une simple planche, avec ces mots: «S'adresser ici pour messes, dons, confréries. Intentions recommandées. Envoi d'eau de Lourdes. Abonnements aux Annales de N. – D. de Lourdes.» Et que de millions déjà avaient passé par ce bureau misérable, qui devait dater de l'âge d'innocence, lorsqu'on jetait à peine les fondations de la Basilique voisine!
Tous entrèrent, curieux de voir. Mais ils ne virent qu'un guichet. Madame Désagneaux dut se baisser, pour donner l'adresse de son amie; et, quand elle eut versé un franc soixante-dix centimes, on lui tendit un mince reçu, le bout de papier que délivre l'employé aux bagages, dans les gares.
Dehors, Gérard reprit, en montrant un vaste bâtiment, à deux ou trois cents mètres:
– Regardez, voici l'habitation des pères de la Grotte.
– Mais on ne les voit jamais, fit remarquer Pierre.
Le jeune homme, étonné, resta un instant sans répondre.
– On ne les voit jamais, évidemment, puisqu'ils abandonnent tout, la Grotte et le reste, aux pères de l'Assomption, pendant le pèlerinage national.
Pierre regardait l'habitation, qui ressemblait à un château fort. Les fenêtres restaient closes, on aurait cru la maison déserte. Tout sortait de là pourtant, et tout y aboutissait. Et le jeune prêtre croyait entendre le muet et formidable coup de râteau qui s'étendait sur la vallée entière, ramassant le peuple accouru, ramenant chez les pères l'or et le sang des foules.
Mais Gérard continua, à voix basse:
– Et, tenez! vous voyez bien qu'ils se montrent. Voici justement le révérend père directeur Capdebarthe.
Un religieux passait en effet, un paysan à peine dégrossi, au corps noueux, avec une grosse tête, taillée comme à coups de serpe. On ne lisait rien dans ses yeux opaques, et son visage fruste gardait une pâleur terreuse, le reflet roux et morne de la terre. Mgr Laurence, autrefois, avait fait un choix vraiment politique, en confiant l'organisation et l'exploitation de la Grotte à ces missionnaires de Garaison, si tenaces et si âpres, presque tous fils de montagnards, amants passionnés du sol.
Alors, lentement, les cinq redescendirent par le plateau de la Merlasse, le large boulevard qui contourne la rampe de gauche et qui rejoint l'avenue de la Grotte. Il était déjà une heure passée, mais le déjeuner continuait dans toute la ville débordante de foule, les cinquante mille pèlerins et curieux n'avaient pu encore s'asseoir à la file devant les tables. Pierre, qui avait laissé, à l'hôtel, la table d'hôte pleine, qui venait de voir les hospitaliers se serrer de si bon cœur à la table de «la popote», retrouvait des tables nouvelles, toujours des tables. Partout, on mangeait, on mangeait. Mais ici, au grand air, aux deux côtés de la vaste chaussée, c'était le petit peuple qui envahissait les tables dressées sur les trottoirs, de simples planches longues, flanquées de deux bancs, couvertes d'une étroite tente de toile. On y vendait du bouillon, du lait, du café à deux sous la tasse. Les pains, dans de hautes corbeilles, coûtaient également deux sous. Pendus aux bâtons qui soutenaient la tente, se balançaient des liasses de saucissons, des jambons, des andouilles. Quelques-uns de ces restaurateurs en plein vent faisaient frire des pommes de terre, d'autres accommodaient de basses viandes à l'oignon. Une fumée âcre, des odeurs violentes montaient dans le soleil, mêlées à la poussière que soulevait le continuel piétinement des promeneurs. Et des queues patientaient devant chacune des cantines, les convives se succédaient sur les bancs, le long de la planche, garnie de toile cirée, où il y avait à peine, en largeur, la place des deux bols de soupe. Tous se hâtaient, dévoraient, dans la fringale de leur fatigue, cet appétit insatiable que donnent les grandes secousses morales. La bête retrouvait son tour, se gorgeait, après l'épuisement des prières infinies, l'oubli du corps au ciel des légendes. Et c'était, par ce ciel éclatant des beaux dimanches, un véritable champ de foire, la gloutonnerie d'un peuple en goguette, la joie de vivre, malgré les maladies abominables et les miracles trop rares.
– Ils mangent, ils s'amusent, que voulez-vous! dit Gérard, qui devina les réflexions de l'aimable société qu'il promenait.
– Ah! murmura Pierre, c'est bien légitime, les pauvres gens!
Lui, était vivement touché de cette revanche de la nature. Mais, quand ils se retrouvèrent au bas du boulevard, sur le chemin de la Grotte, il fut blessé par l'acharnement des vendeuses de cierges et de bouquets, dont les bandes errantes assaillaient les passants, avec une rudesse de conquête. C'étaient pour la plupart des jeunes femmes, les cheveux nus, ou la tête couverte d'un mouchoir, qui montraient une extraordinaire effronterie; et les vieilles n'étaient guère plus discrètes. Toutes, un paquet de cierges sous le bras, brandissant celui qu'elles offraient, poussaient leur marchandise jusque dans les mains des promeneurs. «Monsieur, madame, achetez-moi un cierge, ça vous portera bonheur!» Un monsieur, entouré, secoué par trois des plus jeunes, faillit y laisser les pans de sa redingote. Puis, l'histoire recommençait pour les bouquets, de gros bouquets ronds, ficelés rudement, pareils à des choux. «Un bouquet, madame, un bouquet pour la sainte Vierge!» Si la dame s'échappait, elle entendait derrière elle de sourdes injures. Le négoce, l'impudent négoce raccrochait ainsi les pèlerins jusqu'aux abords de la Grotte. Non seulement il s'installait triomphant dans toutes les boutiques, serrées les unes contre les autres, transformant chaque rue en un bazar; mais il courait le pavé, barrait le chemin, promenait sur des voitures à bras des chapelets, des médailles, des statuettes, des images pieuses. De toutes parts, on achetait, on achetait presque autant qu'on mangeait, pour rapporter un souvenir de cette kermesse sainte. Et la note vive, la gaieté de cette âpreté commerciale, de cette bousculade des camelots, venait encore des gamins, lâchés au travers de la foule, et qui criaient le Journal de la Grotte. Leur mince voix aiguë entrait dans les oreilles: «Le Journal de la Grotte! le numéro paru ce matin! deux sous, le Journal de la Grotte!»