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Kitabı oku: «Lourdes», sayfa 19

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Marie, jusque-là, avait gardé une petite âme d'enfant, une âme blanche, comme disait son père, la meilleure et la plus pure. Frappée par le mal dès l'âge de treize ans, elle n'avait plus vieilli. Aujourd'hui, à vingt-trois ans, elle avait treize ans toujours, restée enfantine, repliée sur elle-même, toute à la catastrophe qui l'anéantissait. Cela se voyait à ses yeux vides, à son expression d'absence, à son air de continuelle hantise, dans l'incapacité où elle était de vouloir autre chose. Et aucune âme de femme n'était plus simple, arrêtée en son développement, demeurée l'âme d'une grande fille sage, chez qui la passion à son éveil se contente de gros baisers sur les joues. Elle n'avait eu d'autre roman que l'adieu en larmes fait à son ami, et cela suffisait depuis dix années pour lui emplir le cœur. Pendant les interminables jours qu'elle avait passés sur sa couche de misère, elle n'était jamais allée au delà de ce rêve, que, si elle s'était bien portée, lui sans doute ne se serait pas fait prêtre, pour vivre avec elle. Jamais elle ne lisait de roman. Les livres pieux qu'on lui permettait l'entretenaient dans l'exaltation d'un amour surhumain. Même les bruits du dehors venaient expirer à la porte de la chambre où elle vivait cloîtrée; et, autrefois, quand on la promenait d'un bout de la France à l'autre, de ville d'eaux en ville d'eaux, elle traversait les foules en somnambule, qui ne voit et n'entend rien, possédée par l'idée fixe de sa déchéance, du lien qui nouait son sexe. De là, cette pureté et cet enfantillage, cette adorable fille de souffrance, grandie dans sa triste chair, tout en ne gardant au cœur que l'éveil lointain, l'amour ignoré de ses treize ans.

La main de Marie, au milieu des ténèbres, chercha celle de Pierre; et, quand elle l'eut rencontrée, qui venait au-devant de la sienne, elle la serra longuement. Ah! quelle joie! Jamais ils n'avaient goûté une joie si pure et si parfaite, à être ainsi ensemble, loin du monde, dans ce charme souverain de l'ombre et du mystère. Autour d'eux, il n'y avait plus que la ronde des étoiles. Les chants berceurs étaient comme le vertige même, si ailé, qui les emportait. Et elle savait bien qu'elle serait guérie le lendemain, quand elle aurait passé une nuit d'ivresse devant la Grotte: c'était une absolue conviction, elle se ferait entendre de la sainte Vierge, elle la fléchirait, du moment qu'elle serait seule, face à face, à l'implorer. Et elle comprenait bien ce que Pierre voulait dire, tout à l'heure, lorsqu'il avait exprimé le désir de passer, lui aussi, devant la Grotte, la nuit entière. N'était-ce pas qu'il était résolu à tenter un suprême effort de croyance, qu'il allait s'agenouiller comme un petit enfant, en suppliant la Mère toute-puissante de lui rendre la foi perdue? Maintenant encore, sans qu'ils eussent besoin de parler davantage, leurs mains unies se répétaient ces choses. Ils se promettaient de prier l'un pour l'autre, ils s'oubliaient jusqu'à se perdre l'un dans l'autre, avec un si ardent désir de leur guérison, de leur bonheur mutuel, qu'ils touchèrent là un instant le fond de l'amour qui se donne et qui s'immole. Ce fut une jouissance divine.

– Ah! murmura Pierre, cette nuit bleue, cet infini d'ombre qui emporte la laideur des gens et des choses, cette paix immense et fraîche, où je voudrais endormir mon doute…

Sa voix s'éteignait. Marie, à son tour, dit très bas:

– Et les roses, ce parfum des roses… Ne les sentez-vous pas, mon ami? Où sont-elles donc, que vous ne les avez pas vues?

– Oui, oui, je les sens, mais il n'y a pas de roses. Je les aurais vues certainement, car je les ai bien cherchées.

– Comment pouvez-vous dire qu'il n'y a pas de roses, quand elles embaument l'air autour de nous, et que nous baignons dans leur parfum? Tenez! à certaines minutes, ce parfum est si puissant, que je me sens défaillir de joie, à le respirer!.. Elles sont là, certainement, innombrables, sous nos pieds.

– Non, je vous le jure, j'ai regardé partout, il n'y a pas de roses. Ou bien il faut qu'elles soient invisibles, qu'elles soient cette herbe même que nous foulons, ces grands arbres qui nous entourent, que leur odeur sorte de la terre, et du torrent voisin, et des bois, et des montagnes.

Ils se turent un instant. Puis, elle reprit de la même voix très basse:

– Comme elles sentent bon, Pierre! Il me semble que nos deux mains unies sont là ainsi qu'un bouquet.

– Oui, elles sentent adorablement bon; et c'est de vous, Marie, que l'odeur monte à présent, comme si les roses fleurissaient de vos cheveux.

Et ils ne parlèrent plus. La procession défilait toujours, des étincelles vives apparaissaient toujours au tournant de la Basilique, jaillissant de l'obscurité, comme d'une source inépuisable. L'immense coulée des petites flammes en marche, dans son double circuit, rayait l'ombre d'un ruban de braise. Mais, surtout, le spectacle était sur la place du Rosaire, où la tête de la procession, continuant son évolution lente, se repliait sur elle-même, en un cercle de plus en plus étroit, une sorte de tournoiement obstiné, qui achevait d'étourdir les pèlerins, brisés de fatigue, et d'exaspérer leurs chants. Bientôt, la ronde ne fut plus qu'une masse brûlante, un noyau de nébuleuse, autour duquel venait s'enrouler le ruban de braise, dont le bout semblait ne devoir jamais finir; et le noyau s'élargissait, il y eut une mare, puis un lac. Toute la vaste place du Rosaire se changeait en une mer incendiée roulant ses petits flots étincelants, dans le vertige de ce tourbillon sans fin. Un reflet d'aurore blanchissait la Basilique. Le reste de l'horizon tombait à une obscurité profonde. On ne voyait, à l'écart, que quelques cierges perdus cheminer seuls, ainsi que des lucioles cherchant leur route, à l'aide de leur petite lanterne. Sur le mont du Calvaire, pourtant, une queue vagabonde de la procession devait être montée, car des étoiles voyageaient aussi là-haut, en plein ciel. Enfin, un moment arriva où les derniers cierges parurent, firent le tour des pelouses, coulèrent et se noyèrent dans la mer de flammes. Trente mille cierges y brûlaient, tournant toujours, attisant leur braisillement, sous le grand ciel calme, où pâlissaient les astres. Une nuée lumineuse s'envolait avec le cantique, dont l'obsession n'avait pas cessé. Et le grondement des voix, les Ave, ave, ave, Maria! étaient comme le crépitement même de ces cœurs de feu, qui se consumaient en prières, pour guérir les corps et sauver les âmes.

Un à un, les cierges venaient de s'éteindre, la nuit retombait souveraine, très noire et très douce, lorsque Pierre et Marie s'aperçurent qu'ils étaient encore là, cachés sous le mystère des arbres, la main dans la main. Au loin, par les rues obscures de Lourdes, il n'y avait plus que des pèlerins égarés, demandant la route, pour retrouver leur lit. Des frôlements traversaient l'ombre, tout ce qui rôde et s'endort, à la fin des jours de fête. Et eux s'oubliaient, ne bougeaient toujours pas, délicieusement heureux, dans l'odeur des roses invisibles.

IV

Pierre roula le chariot de Marie devant la Grotte, et il l'installa le plus près possible de la grille. Il était minuit passé, une centaine de personnes se trouvaient encore là, quelques-unes assises sur les bancs, la plupart agenouillées, comme anéanties dans la prière. Du dehors, la Grotte flamboyait, braisillante de cierges, pareille à une chapelle ardente, sans qu'on pût y distinguer autre chose que cette poussière d'étoiles, d'où émergeait, dans sa niche, la statue de la Vierge, d'une blancheur de rêve. Les verdures tombantes prenaient un éclat d'émeraude, le millier de béquilles qui tapissaient la voûte ressemblaient à un inextricable lacis de bois mort, près de refleurir. Et la nuit était rendue plus noire par un si vif éclat, les alentours se noyaient d'une ombre épaissie, où rien n'était plus, ni les murs, ni les arbres; tandis que, seule, montait la voix grondante et continue du Gave, sous le grand ciel ténébreux, alourdi d'une pesanteur d'orage.

– Êtes-vous bien, Marie? demanda doucement Pierre. N'avez-vous pas froid?

Elle avait eu un frisson. Mais ce n'était que le petit vent de l'au-delà, qui lui semblait souffler de la Grotte.

– Non, non, je suis si bien! Mettez seulement le châle sur mes genoux… Et merci, Pierre, ne vous inquiétez pas de moi, je n'ai plus besoin de personne, puisque me voici avec elle…

Sa voix défaillait, elle tombait déjà à l'extase, les mains jointes, les yeux levés vers la statue blanche, dans une transfiguration béate de tout son pauvre visage dévasté.

Pierre, pourtant, resta quelques minutes encore. Il aurait voulu l'envelopper dans le châle, car il voyait trembler ses petites mains amaigries. Mais il craignit de la contrarier, il se contenta de la border comme une enfant; pendant que, les coudes aux deux bords du chariot, à demi soulevée, elle ne le voyait plus.

Un banc était là, et il venait de s'y asseoir, pour se recueillir lui-même, lorsque ses regards tombèrent sur une femme, agenouillée dans l'ombre. Vêtue de noir, elle était si discrète, si effacée, qu'il ne l'avait pas aperçue d'abord, tellement elle se confondait avec les ténèbres. Puis, il devina madame Maze. L'idée de la lettre qu'elle avait reçue, dans la journée, lui revint. Et elle l'apitoya, il sentit son abandon, à cette solitaire, qui n'avait pas de plaie physique à guérir, qui demandait seulement à la sainte Vierge de soulager le mal de son cœur, en convertissant son mari infidèle. La lettre devait être quelque réponse dure, car, la face baissée, elle semblait ne plus être, d'une humilité de pauvre créature battue. Elle ne s'oubliait volontiers là que la nuit, si heureuse de se perdre, de pouvoir pendant des heures pleurer, souffrir son martyre, implorer le retour des tendresses disparues, sans que personne soupçonnât son douloureux secret. Ses lèvres ne remuaient même pas, c'était son cœur meurtri qui priait, qui réclamait éperdument sa part d'amour et de bonheur.

Ah! cette soif inextinguible du bonheur qui les amenait tous là, ces blessés du corps et de l'âme, Pierre la sentait aussi qui lui séchait la gorge, dans l'ardent besoin de se satisfaire! Il aurait voulu se jeter à genoux, demander l'aide divine, avec la foi humble de cette femme. Mais ses membres étaient comme liés, il ne trouvait pas les paroles nécessaires. Et ce fut un soulagement pour lui, lorsqu'une main le toucha doucement à l'épaule.

– Monsieur l'abbé, venez donc avec moi, si vous ne connaissez pas la Grotte. Je vous y installerai, on y est si bien, à cette heure-ci!

Il leva la tête, reconnut le baron Suire, directeur de l'Hospitalité de Notre-Dame de Salut. Sans doute, cet homme bienveillant et simple l'avait pris en affection. Il accepta, le suivit dans la Grotte, qui était absolument vide. Même, le baron referma derrière eux la grille, dont il avait une clef.

– Voyez-vous, monsieur l'abbé, c'est l'heure où l'on est vraiment bien. Moi, lorsque je viens passer quelques jours à Lourdes, il est rare que je me couche avant le jour, parce que j'ai l'habitude de finir ici ma nuit… Il n'y a plus personne, on y est tout seul, et, n'est-ce pas? comme c'est aimable, comme on se sent chez la sainte Vierge!

Il souriait d'un air de bonhomie, il faisait les honneurs de la Grotte, en vieil habitué, un peu affaibli par l'âge, plein d'une véritable tendresse pour ce coin charmant. Du reste, malgré sa grande dévotion, il n'y était point gêné, il y causait, il y donnait des explications, avec la familiarité d'un homme qui se savait l'ami du ciel.

– Ah! vous regardez les cierges… Il y en a près de deux cents qui brûlent à la fois, nuit et jour, et cela finit tout de même par chauffer… L'hiver, on a chaud.

Pierre, en effet, étouffait un peu, dans l'odeur tiède de la cire. Ébloui par la clarté vive où il entrait, il regardait la grande herse centrale, en forme de pyramide, toute hérissée de petits cierges, pareille à un if flamboyant, constellé d'étoiles. Dans le fond, une herse droite, au ras du sol, maintenait les gros cierges, qui s'alignaient, d'inégale hauteur, ainsi que des tuyaux d'orgues, certains de la grosseur de la cuisse. Et d'autres herses encore, semblables à de lourds candélabres, étaient posées çà et là, sur les saillies du rocher. La voûte de la Grotte s'abaissait vers la gauche, la pierre y était comme cuite et noircie par ces éternelles flammes, qui la chauffaient depuis des années. Continuellement, la cire pleuvait en une imperceptible tombée de neige; les plateaux des herses en ruisselaient, blancs d'une poussière sans cesse épaissie; toute la roche en était enduite et grasse au toucher; et le sol surtout s'en trouvait tellement recouvert, que des accidents s'étaient produits, et qu'il avait fallu étaler des sortes de paillassons, pour éviter les chutes.

– Voyez-vous ces gros-là, continuait obligeamment le baron Suire, ce sont les plus chers, on les paye soixante francs, et ils mettent un mois à brûler… Les tout petits, qui coûtent cinq sous, ne durent que trois heures… Oh! nous ne les économisons pas, nous n'en manquons jamais. Tenez! voici encore deux paniers qu'on n'a pas eu le temps de porter au magasin.

Ensuite, il détailla le mobilier: un orgue-harmonium, recouvert d'une housse; un corps de buffet, à larges tiroirs, où l'on serrait les vêtements sacrés; des bancs et des chaises, réservés au petit public privilégié qu'on admettait là, pendant les cérémonies; et enfin un très bel autel roulant, recouvert de plaques d'argent gravé, don d'une grande dame, que l'on ne risquait d'ailleurs que pendant les pèlerinages riches, de crainte que l'humidité ne l'abîmât.

Pierre était gêné par ce bavardage d'homme complaisant. Son émotion religieuse y perdait de son charme. En entrant, malgré son manque de foi, il avait éprouvé un trouble, une sorte de vacillement d'âme, comme si le mystère allait lui être révélé. Cela était à la fois anxieux et délicieux. Et il voyait des choses qui le touchaient infiniment, des bouquets en tas déposés aux pieds de la Vierge, des ex-voto enfantins, des petits souliers fanés, un petit corselet de fer, une béquille de poupée, pareille à un joujou. En bas de l'ogive naturelle où l'apparition s'était produite, à l'endroit où les pèlerins frottaient les chapelets et les médailles qu'ils voulaient consacrer, la roche se trouvait usée et polie. Des millions de lèvres ardentes s'étaient posées là, avec une telle force d'amour, que la pierre s'était calcinée, veinée de noir, d'un brillant de marbre.

Mais il s'arrêta, au fond, devant un creux, dans lequel était un amas considérable de lettres, de papiers de toutes sortes.

– Ah! j'oubliais! reprit vivement le baron Suire, voici le plus intéressant. Ce sont les lettres que, journellement, des fidèles jettent dans la Grotte, à travers la grille. Nous les ramassons, nous les mettons là; et, l'hiver, c'est moi qui m'amuse à les trier… Vous comprenez, on ne peut les brûler sans les ouvrir, car elles contiennent souvent de l'argent, des pièces de dix sous, des pièces de vingt sous, et surtout des timbres-poste.

Il remuait les lettres, en prenait quelques-unes au hasard, montrait les suscriptions, les décachetait pour les lire. Presque toutes étaient de pauvres lettres d'illettrés, dont les adresses: À Notre-Dame de Lourdes, étalaient de grosses écritures irrégulières. Beaucoup contenaient des demandes ou des remerciements, en phrases incorrectes, d'une terrible orthographe; et rien n'était plus touchant parfois que la nature de ces demandes, un petit frère à sauver, un procès à gagner, un amant à conserver, un mariage à conclure. D'autres lettres se fâchaient, querellaient la sainte Vierge, qui n'avait pas eu la politesse de répondre à une première lettre, en comblant les vœux du signataire. Puis, il y en avait d'autres encore, d'écriture plus fine, de phrases soignées, des confessions, des prières brûlantes, des âmes de femme écrivant à la Reine du Ciel ce qu'elles n'osaient dire à un prêtre, dans l'ombre du confessionnal. Enfin, une enveloppe, la dernière ouverte, contenait simplement une photographie: une fillette envoyait son portrait à Notre-Dame de Lourdes, avec cette dédicace: «À ma bonne Mère». C'était, en somme, chaque jour, le courrier d'une Reine très puissante, qui recevait des suppliques et des confidences, et qui devait répondre en grâces, en bienfaits de toutes sortes. Les pièces de dix sous, les pièces de vingt sous étaient, naïvement, un simple témoignage d'amour, pour la fléchir; et, quant aux timbres-poste, ils ne devaient être qu'une commodité, facilitant l'envoi d'argent; à moins qu'ils ne fussent une pure innocence, comme dans la lettre d'une paysanne, qui avait ajouté un post-scriptum, pour dire qu'elle ajoutait un timbre et qu'elle attendait la réponse.

– Je vous assure, conclut le baron, il y en a de très gentilles, de moins bêtes qu'on ne croirait… Pendant trois ans, j'ai trouvé les lettres très intéressantes d'une dame qui ne faisait rien, sans le raconter à la sainte Vierge. C'était une dame mariée, et elle éprouvait la plus dangereuse passion pour un ami de son mari… Eh bien! monsieur l'abbé, elle a triomphé, la sainte Vierge lui a répondu, en lui envoyant l'armure de sa chasteté, la force toute divine de résister à son cœur…

Il s'interrompit, pour dire:

– Mais venez donc vous asseoir ici, monsieur l'abbé. Vous verrez comme on est bien!

Pierre alla se mettre près de lui, sur le banc, à gauche, à l'endroit où le rocher s'abaissait. Il y avait là, en effet, un coin de délicieux repos. Et ni l'un ni l'autre ne parlait plus, un profond silence régnait, lorsqu'il entendit, derrière son dos, un murmure indistinct, une légère voix de cristal, qui semblait venir de l'invisible. Il eut un mouvement, que le baron Suire comprit.

– C'est la source que vous entendez. Elle est dans le sol, derrière ce grillage… Voulez-vous la voir?

Et, sans attendre que Pierre acceptât, il s'était déjà baissé, pour ouvrir un des panneaux qui la protégeait, en faisant observer que, si on la fermait ainsi, c'était de crainte que les libres penseurs ne vinssent jeter du poison dedans. Cette imagination extraordinaire stupéfia un instant le prêtre; mais il finit par la mettre au compte du baron, qui avait en vérité beaucoup d'enfance.

Cependant, celui-ci se battait en vain avec le cadenas à lettres, qui ne voulait pas céder.

– C'est singulier, murmurait-il, le mot est Rome, et je suis bien certain qu'on ne l'a pas changé… L'humidité pourrit tout. Nous sommes obligés de remplacer, au bout de deux ans, les béquilles, là-haut, qui tombent en poussière… Apportez-moi donc un cierge.

Lorsque Pierre l'eut éclairé, avec un cierge, qu'il avait pris à une des herses, il réussit enfin à ouvrir le cadenas de cuivre, mangé de vert-de-gris. Et le panneau grillagé tourna, et la source apparut. C'était, dans une faille de la roche, sur un fond de graviers boueux, une eau lente, qui sortait limpide, sans bouillonnement; mais elle paraissait venir sur une assez large étendue. Le baron expliquait que, pour la conduire aux fontaines, on l'avait canalisée dans des tuyaux recouverts de ciment. Même il avouait que, derrière les piscines, on avait dû creuser un réservoir, afin d'amasser l'eau pendant la nuit, car le faible débit de la source n'aurait pas suffi aux besoins journaliers.

– Voulez-vous la goûter? offrit-il brusquement. Elle est encore meilleure, ici, à sa sortie de terre.

Pierre ne répondait pas, regardait cette eau tranquille, cette eau innocente, qui se moirait de reflets d'or, sous la lumière vacillante du cierge. Des gouttes de cire tombaient, l'animaient d'un frémissement. Et il songeait à tout ce qu'elle apportait de mystère, du flanc lointain des montagnes.

– Buvez-en donc un verre!

Le baron avait rempli, en le plongeant, un verre qui se trouvait toujours là; et le prêtre dut le vider. C'était de la bonne eau pure, de cette eau transparente et fraîche qui ruisselle de tous les hauts plateaux des Pyrénées.

Le cadenas remis, tous deux reprirent leur place sur le banc de chêne. Derrière lui, par moments, Pierre continuait à entendre la source, avec son petit gazouillement d'oiseau caché. Et, maintenant, le baron lui parlait de la Grotte, par toutes les saisons, par tous les temps, dans un bavardage attendri, plein de détails puérils.

L'été, ce n'était que la saison brutale, les foules foraines des grands pèlerinages, la ferveur bruyante des milliers de pèlerins accourus, priant et criant à la fois. Mais, dès l'automne, tombaient les pluies, les pluies diluviennes qui battaient le seuil de la Grotte, pendant de longs jours; et, alors, venaient les pèlerinages lointains, des Indiens, des Malais, jusqu'à des Chinois, de petites troupes silencieuses et extatiques qui s'agenouillaient dans la boue, sur un signe des Missionnaires. En France, de toutes les anciennes provinces, la Bretagne envoyait les pèlerins les plus dévots, des paroisses entières où les hommes étaient aussi nombreux que les femmes, et dont la bonne tenue pieuse, la foi simple et décente étaient faites pour édifier le monde. Puis, c'était l'hiver, décembre avec ses froids terribles, ses épaisses tombées de neige barrant les montagnes. Des familles prenaient alors leurs quartiers au fond des hôtels déserts, des fidèles se rendaient quand même chaque matin à la Grotte, tous les amants du silence, désireux de parler à la Vierge, dans la tendre intimité de la solitude. Il en était ainsi quelques-uns que personne ne connaissait, qui se montraient dès qu'ils étaient les seuls à se prosterner et à aimer, comme des amants jaloux, puis qui repartaient, effarouchés, à la première menace de foule. Et quelle douceur, par un mauvais temps d'hiver! Par la pluie, par le vent, par la neige, la Grotte gardait son flamboiement. Même, durant les nuits d'enragée tempête, lorsque pas une âme n'était là, elle incendiait les ténèbres vides, elle brûlait comme un brasier d'amour que rien ne pouvait éteindre. Le baron racontait que, pendant les grandes neiges de l'hiver précédent, il y était venu passer des après-midi entières, à cette place, sur ce banc où il était assis. Il y régnait une chaleur douce, bien qu'elle fût tournée au nord et que jamais le soleil n'y pénétrât. Sans doute la roche continuellement chauffée par les cierges expliquait cette bonne tiédeur; mais ne pouvait-on croire, en outre, à un bienfait charmant de la Vierge, qui faisait régner là un avril éternel? Aussi les petits oiseaux ne s'y trompaient pas, tous les pinsons du voisinage, quand la neige glaçait leurs pattes, s'y réfugiaient, voletaient dans le lierre, autour de la statue sainte. Et c'était, enfin, le réveil du printemps, le Gave roulant avec un fracas de tonnerre les neiges fondues, les arbres reverdissant sous la poussée de la sève, tandis que les foules de retour envahissaient bruyamment la Grotte étincelante, dont elles chassaient les petits oiseaux du ciel.

– Oui, oui, répétait le baron Suire, d'une voix ralentie, j'ai passé ici, tout seul, des journées d'hiver adorables… Je ne voyais qu'une femme, qui s'agenouillait là, contre la grille, pour ne pas mettre ses genoux dans la neige. Elle était très jeune, vingt-cinq ans peut-être, et très jolie, une brune avec des yeux bleus magnifiques. Elle ne disait rien, elle ne paraissait même pas prier, elle restait ainsi pendant des heures, d'un air infiniment triste… Je ne sais qui elle était, jamais je ne l'ai revue.

Il cessa de parler; et, deux minutes plus tard, comme Pierre le regardait, étonné de son silence, il s'aperçut qu'il s'était endormi. Les mains jointes sur le ventre, le menton contre la poitrine, il dormait avec un vague sourire, d'un bon sommeil d'enfant. Sans doute, quand il disait qu'il passait la nuit là, il voulait dire qu'il venait y faire un premier somme de vieil homme heureux, visité par les anges.

Et Pierre, alors, goûta la charmante solitude. C'était bien vrai, cette douceur qui pénétrait l'âme, dans ce coin de roche. Elle était faite de l'odeur un peu étouffante de la cire, de l'éblouissement d'extase où l'on tombait, au milieu de la splendeur des cierges. Il ne distinguait plus nettement ni les béquilles de la voûte, ni les ex-voto pendus aux parois, ni l'autel d'argent gravé, ni l'orgue-harmonium dans sa housse. Une ivresse lente le prenait, un anéantissement croissant de tout son être. Et il avait surtout la sensation divine d'être loin du monde vivant, au fond de l'incroyable et du surhumain, comme si la simple grille de fer fût devenue la barrière même de l'infini.

Un petit bruit, à la gauche de Pierre, l'inquiéta. C'était la source qui coulait, coulait toujours, avec son gazouillement d'oiseau. Ah! qu'il aurait voulu tomber à genoux, et croire au miracle, et avoir la certitude têtue que cette eau divine n'avait jailli de la roche que pour la guérison de l'humanité souffrante! N'était-il pas venu pour se prosterner, pour implorer la Vierge de lui rendre la foi des petits enfants? Pourquoi donc ne priait-il pas, ne la suppliait-il pas de lui faire le souverain cadeau de la grâce? Il étouffait davantage, les cierges l'éblouissaient jusqu'au vertige. Et cette pensée le saisit que, depuis deux jours, dans la grande liberté dont les prêtres jouissaient à Lourdes, il avait négligé de dire sa messe. Il était en état de péché, peut-être était-ce ce poids qui lui écrasait le cœur. Cela devint, en lui, une telle souffrance, qu'il dut se lever et s'en aller. Il se contenta de repousser doucement la grille, laissant le baron Suire endormi sur le banc.

Dans son chariot, Marie n'avait pas bougé, soulevée à demi sur les coudes, la face extasiée, levée vers la Vierge.

– Marie, êtes-vous bien? n'avez-vous pas froid?

Elle ne répondit point. Il lui tâta les mains, les trouva tièdes et douces, agitées pourtant d'un petit tremblement.

– Ce n'est pas le froid qui vous fait trembler, n'est-ce pas, Marie?

Et elle dit alors, d'une voix légère comme un souffle:

– Non, non! laissez-moi, je suis si heureuse! Je vais la voir, je le sens… Ah! quelles délices!

Alors, il remonta un peu le châle, et il s'éloigna, en pleine nuit, saisi d'un trouble inexprimable. Au sortir des clartés vives de la Grotte, c'était une nuit d'encre, un néant de ténèbres, dans lequel il roulait au hasard. Puis, ses yeux s'habituèrent, il se retrouva près du Gave, il en suivit le bord, une allée ombragée de grands arbres, où l'obscurité fraîche recommençait. Cela le soulageait maintenant, cette ombre, cette fraîcheur si calmantes. Et il n'éprouvait plus qu'une surprise, celle de ne s'être pas agenouillé, de n'avoir pas prié, comme Marie priait elle-même, avec tout l'abandon de son âme. Quel était donc l'obstacle en lui? D'où venait l'irrésistible révolte qui l'empêchait de se laisser glisser à la foi, même lorsque son être surmené, obsédé, souhaitait l'abandon? Il entendait bien que sa raison seule protestait; et il se trouvait dans une heure où il aurait voulu la tuer, cette raison vorace qui mangeait sa vie, qui l'empêchait d'être heureux, du bonheur des ignorants et des simples. Peut-être, s'il avait vu un miracle, aurait-il eu la volonté de croire. Par exemple, si Marie s'était levée tout d'un coup et avait marché devant lui, ne se serait-il pas prosterné, vaincu enfin? Cette image qu'il se faisait de Marie sauvée, de Marie guérie, l'émotionna à un tel point, qu'il s'arrêta, les bras tremblants et levés vers le ciel criblé d'étoiles. Ah! grand Dieu! quelle belle nuit profonde et mystérieuse, embaumée et légère, et quelle joie pleuvait, dans cet espoir de l'éternelle santé revenue, de l'éternel amour, renaissant à l'infini, comme le printemps! Puis, il marcha encore, suivit l'allée jusqu'au bout. Mais ses doutes recommençaient: quand on exige un miracle pour croire, c'est qu'on est incapable de croire. Dieu n'a pas à faire la preuve de son existence. Il était aussi repris de malaise, à la pensée que, tant qu'il n'aurait pas fait son devoir de prêtre, en disant sa messe, Dieu ne l'écouterait point. Pourquoi n'allait-il pas tout de suite à l'église du Rosaire, dont les autels, de minuit à midi, restaient à la disposition des prêtres de passage? Et il redescendit par une autre allée, se retrouva sous les arbres, dans le coin de feuillages, d'où il avait vu, avec Marie, passer la procession aux flambeaux. Plus une clarté, une mer d'ombre, sans bornes.

Là, Pierre eut une nouvelle défaillance; et il entra machinalement à l'Abri des pèlerins, comme s'il avait voulu gagner du temps. La porte restait grande ouverte, sans aérer suffisamment la vaste salle, pleine de monde. Dès les premiers pas, il fut frappé au visage par la lourde chaleur des corps entassés, par l'odeur épaisse et gâtée des haleines et des transpirations. Les lanternes fumeuses éclairaient si mal, qu'il dut prendre garde de ne pas marcher sur des membres épars; car l'encombrement était extraordinaire, beaucoup de gens qui n'avaient pu trouver de place sur les bancs, s'étaient allongés sur les dalles humides, souillées de crachats et de détritus, depuis le matin. Et il y avait là une promiscuité sans nom, des hommes, des femmes, des prêtres, couchés pêle-mêle, roulés au hasard, culbutés dans le coup de fatigue qui les terrassait, la bouche ouverte, anéantis. Un grand nombre ronflaient assis, le dos à la muraille, la tête ballante sur la poitrine. D'autres étaient tombés, les jambes se mêlaient, une jeune fille gisait en travers d'un vieux curé de campagne, dont le calme sommeil d'enfant riait aux anges. C'était l'étable, les pauvres de la route entrés et fêtant le logis de hasard, tous ceux qui n'avaient pas de chez eux, par ce beau soir de fête, et qui étaient venus s'échouer là, fraternellement endormis aux bras les uns des autres. Quelques-uns pourtant ne trouvaient pas de repos, dans l'excitation de leur fièvre, se retournaient, se relevaient pour achever les provisions de leur panier. On en apercevait d'immobiles, les yeux grands ouverts, fixés sur l'ombre. Parmi les ronflements, des cris de rêve, des plaintes de souffrance éclataient. Et une grande pitié, une sourde pitié d'angoisse montait de ce troupeau de misérables, écroulés en tas, dans le dégoût de leurs guenilles, tandis que, sans doute, leurs petites âmes blanches voyageaient ailleurs, au pays bleu de leur rêve mystique.

Yaş sınırı:
12+
Litres'teki yayın tarihi:
27 eylül 2017
Hacim:
670 s. 1 illüstrasyon
Telif hakkı:
Public Domain
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