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Kitabı oku: «Nana», sayfa 10

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– Il va te pincer, méfie-toi! dit Pluton, un farceur, qui remontait en s'essuyant les lèvres d'un revers de main.

Alors, Clarisse lâcha l'idée de faire une scène à la Faloise. Elle avait vu madame Bron remettre la lettre au jeune homme de Simonne. Celui-ci était allé la lire sous le bec de gaz du vestibule. «Pas possible ce soir, mon chéri, je suis prise.» Et, paisiblement, habitué à la phrase sans doute, il avait disparu. Au moins en voilà un qui savait se conduire! Ce n'était pas comme les autres, ceux qui s'entêtaient là, sur les chaises dépaillées de madame Bron, dans cette grande lanterne vitrée, où l'on cuisait et qui ne sentait guère bon. Fallait-il que ça tint les hommes! Clarisse remonta, dégoûtée; elle traversa la scène, elle grimpa lestement les trois étages de l'escalier des loges, pour rendre réponse à Simonne.

Sur le théâtre, le prince, s'écartant, parlait à Nana. Il ne l'avait pas quittée, il la couvait de ses yeux demi-clos. Nana, sans le regarder, souriante, disait oui, d'un signe de tête. Mais, brusquement, le comte Muffat obéit à une poussée de tout son être; il lâcha Bordenave qui lui donnait des détails sur la manoeuvre des treuils et des tambours, et s'approcha pour rompre cet entretien. Nana leva les yeux, lui sourit comme elle souriait à Son Altesse. Cependant, elle avait toujours une oreille tendue, guettant la réplique.

– Le troisième acte est le plus court, je crois, disait le prince, gêné par la présence du comte.

Elle ne répondit pas, la face changée, tout d'un coup à son affaire. D'un rapide mouvement des épaules, elle avait fait glisser sa fourrure, que madame Jules, debout derrière elle, reçut dans ses bras. Et, nue, après avoir porté les deux mains à sa chevelure, comme pour l'assujettir, elle entra en scène.

– Chut! chut! souffla Bordenave.

Le comte et le prince étaient restés surpris. Au milieu du grand silence, un soupir profond, une lointaine rumeur de foule, montait. Chaque soir, le même effet se produisait à l'entrée de Vénus, dans sa nudité de déesse. Alors, Muffat voulut voir; il appliqua l'oeil à un trou. Au-delà de l'arc de cercle éblouissant de la rampe, la salle paraissait sombre, comme emplie d'une fumée rousse; et, sur ce fond neutre, où les rangées de visages mettaient une pâleur brouillée, Nana se détachait en blanc, grandie, bouchant les loges, du balcon au cintre. Il l'apercevait de dos, les reins tendus, les bras ouverts; tandis que, par terre, au ras de ses pieds, la tête du souffleur, une tête de vieil homme, était posée comme coupée, avec un air pauvre et honnête. A certaines phrases de son morceau d'entrée, des ondulations semblaient partir de son cou, descendre à sa taille, expirer au bord traînant de sa tunique. Quand elle eut poussé la dernière note au milieu d'une tempête de bravos, elle salua, les gazes volantes, sa chevelure touchant ses reins, dans le raccourci de l'échine. Et, en la voyant ainsi, pliée et les hanches élargies, venir à reculons vers le trou par lequel il la regardait, le comte se releva, très pâle. La scène avait disparu, il n'apercevait plus que l'envers du décor, le bariolage des vieilles affiches, collées dans tous les sens. Sur le praticable, parmi les traînées de gaz, l'Olympe entier avait rejoint madame Drouard, qui sommeillait. Ils attendaient la fin de l'acte, Bosc et Fontan assis à terre, le menton sur les genoux, Prullière s'étirant et bâillant avant d'entrer en scène, tous éteints, les yeux rouges, pressés d'aller se coucher.

A ce moment, Fauchery qui rôdait du côté jardin, depuis que Bordenave lui avait interdit le côté cour, s'accrocha au comte pour se donner une contenance, en offrant de lui montrer les loges. Muffat, qu'une mollesse croissante laissait sans volonté, finit par suivre le journaliste, après avoir cherché des yeux le marquis de Chouard, qui n'était plus là. Il éprouvait à la fois un soulagement et une inquiétude, en quittant ces coulisses d'où il entendait Nana chanter.

Déjà Fauchery le précédait dans l'escalier, que des tambours de bois fermaient au premier étage et au second. C'était un de ces escaliers de maison louche, comme le comte Muffat en avait vu dans ses tournées de membre du bureau de bienfaisance, nu et délabré, badigeonné de jaune, avec des marches usées par la dégringolade des pieds, et une rampe de fer que le frottement des mains avait polie. A chaque palier, au ras du sol, une fenêtre basse mettait un enfoncement carré de soupirail. Dans des lanternes scellées aux murs, des flammes de gaz brûlaient, éclairant crûment cette misère, dégageant une chaleur qui montait et s'amassait sous la spirale étroite des étages.

En arrivant au pied de l'escalier, le comte avait senti de nouveau un souffle ardent lui tomber sur la nuque, cette odeur de femme descendue des loges, dans un flot de lumière et de bruit; et, maintenant, à chaque marche qu'il montait, le musc des poudres, les aigreurs des vinaigres de toilette le chauffaient, l'étourdissaient davantage. Au premier, deux corridors s'enfonçaient, tournaient brusquement, avec des portes d'hôtel meublé suspect, peintes en jaune, portant de gros numéros blancs; par terre, les carreaux, descellés, faisaient des bosses, dans le tassement de la vieille maison. Le comte se hasarda, jeta un coup d'oeil par une porte entrouverte, vit une pièce très sale, une échoppe de perruquier de faubourg, meublée de deux chaises, d'une glace et d'une planchette à tiroir, noircie par la crasse des peignes. Un gaillard en sueur, les épaules fumantes, y changeait de linge; tandis que, dans une chambre pareille, à côté, une femme près de partir mettait ses gants, les cheveux défrisés et mouillés, comme si elle venait de prendre un bain. Mais Fauchery appelait le comte, et celui-ci arrivait au second, lorsqu'un «nom de Dieu!» furieux sortit du corridor de droite; Mathilde, un petit torchon d'ingénue, venait de casser sa cuvette, dont l'eau savonneuse coulait jusqu'au palier. Une loge se referma violemment. Deux femmes en corset traversèrent d'un saut; une autre, le bord de sa chemise aux dents, parut et se sauva. Puis, il y eut des rires, une querelle, une chanson commencée et tout d'un coup interrompue. Le long du couloir, par les fentes, on apercevait des coins de nudité, des blancheurs de peau, des pâleurs de linge; deux filles, très gaies, se montraient leurs signes; une, toute jeune, presque une enfant, avait relevé ses jupons au-dessus des genoux, pour recoudre son pantalon; pendant que les habilleuses, en voyant les deux hommes, tiraient légèrement des rideaux, par décence. C'était la bousculade de la fin, le grand nettoyage du blanc et du rouge, la toilette de ville reprise au milieu d'un nuage de poudre de riz, un redoublement d'odeur fauve soufflé par les portes battantes. Au troisième étage, Muffat s'abandonna à la griserie qui l'envahissait. La loge des figurantes était là; vingt femmes entassées, une débandade de savons et de bouteilles d'eau de lavande, la salle commune d'une maison de barrière. En passant, il entendit, derrière une porte close, un lavage féroce, une tempête dans une cuvette. Et il montait au dernier étage, lorsqu'il eut la curiosité de hasarder encore un regard, par un judas resté ouvert: la pièce était vide, il n'y avait, sous le flamboiement du gaz, qu'un pot de chambre oublié, au milieu d'un désordre de jupes traînant par terre. Cette pièce fut la dernière vision qu'il emporta. En haut, au quatrième, il étouffait. Toutes les odeurs, toutes les flammes venaient frapper là; le plafond jaune semblait cuit, une lanterne brûlait dans un brouillard roussâtre. Un instant, il se tint à la rampe de fer, qu'il trouva tiède d'une tiédeur vivante, et il ferma les yeux, et il but dans une aspiration tout le sexe de la femme, qu'il ignorait encore et qui lui battait le visage.

– Arrivez donc, cria Fauchery, disparu depuis un moment; on vous demande.

C'était, au fond du corridor, la loge de Clarisse et de Simonne, une pièce en longueur, sous les toits, mal faite, avec des pans coupés et des fuites de mur. Le jour venait d'en haut, par deux ouvertures profondes. Mais, à cette heure de nuit, des flammes de gaz éclairaient la loge, tapissée d'un papier à sept sous le rouleau, des fleurs roses courant sur un treillage vert. Côte à côte, deux planches servaient de toilette, des planches garnies d'une toile cirée, noire d'eau répandue, et sous lesquelles traînaient des brocs de zinc bossués, des seaux pleins de rinçures, des cruches de grosse poterie jaune. Il y avait là un étalage d'articles de bazar, tordus, salis par l'usage, des cuvettes ébréchées, des peignes de corne édentés, tout ce que la hâte et le sans-gêne de deux femmes se déshabillant, se débarbouillant en commun, laissent autour d'elles de désordre, dans un lieu où elles ne font que passer et dont la saleté ne les touche plus.

– Arrivez donc, répéta Fauchery avec cette camaraderie des hommes chez les filles, c'est Clarisse qui veut vous embrasser.

Muffat finit par entrer. Mais il resta surpris, en trouvant le marquis de Chouard installé entre les deux toilettes, sur une chaise. Le marquis s'était retiré là. Il écartait les pieds, parce qu'un seau fuyait et laissait couler une mare blanchâtre. On le sentait à l'aise, connaissant les bons endroits, ragaillardi dans cet étouffement de baignoire, dans cette tranquille impudeur de la femme, que ce coin de malpropreté rendait naturelle et comme élargie.

– Est-ce que tu vas avec le vieux? demanda Simonne à l'oreille de Clarisse.

– Plus souvent! répondit celle-ci tout haut.

L'habilleuse, une jeune fille très laide et très familière, en train d'aider Simonne à mettre son manteau, se tordit de rire. Toutes trois se poussaient, balbutiaient des mots qui redoublaient leur gaieté.

– Voyons, Clarisse, embrasse le monsieur, répéta Fauchery. Tu sais qu'il a le sac.

Et, se tournant vers le comte:

– Vous allez voir, elle est très gentille, elle va vous embrasser.

Mais Clarisse était dégoûtée des hommes. Elle parla violemment des salauds qui attendaient en bas, chez la concierge. D'ailleurs, elle était pressée de redescendre, on allait lui faire manquer sa dernière scène. Puis, comme Fauchery barrait la porte, elle posa deux baisers sur les favoris de Muffat, en disant:

– Ce n'est pas pour vous, au moins! c'est pour Fauchery qui m'embête.

Et elle s'échappa. Le comte demeurait gêné devant son beau-père. Un flot de sang lui était monté à la face. Il n'avait pas éprouvé, dans la loge de Nana, au milieu de ce luxe de tentures et de glaces, l'âcre excitation de la misère honteuse de ce galetas, plein de l'abandon des deux femmes. Cependant, le marquis venait de partir derrière Simonne très pressée, lui parlant dans le cou, pendant qu'elle refusait de la tête. Fauchery les suivait en riant. Alors, le comte se vit seul avec l'habilleuse, qui rinçait les cuvettes. Et il s'en alla, il descendit à son tour l'escalier, les jambes molles, levant de nouveau devant lui des femmes en jupons, faisant battre les portes sur son passage. Mais, au milieu de cette débandade de filles lâchées à travers les quatre étages, il n'aperçut distinctement qu'un chat, le gros chat rouge, qui, dans cette fournaise empoisonnée de musc, filait le long des marches en se frottant le dos contre les barreaux de la rampe, la queue en l'air.

– Ah bien! dit une voix enrouée de femme, j'ai cru qu'ils nous garderaient, ce soir!.. En voilà des raseurs, avec leurs rappels!

C'était la fin, le rideau venait de tomber. Il y avait un véritable galop dans l'escalier, dont la cage s'emplissait d'exclamations, d'une hâte brutale à se rhabiller et à partir. Comme le comte Muffat descendait la dernière marche, il aperçut Nana et le prince qui suivaient lentement le couloir. La jeune femme s'arrêta; puis, souriante, baissant la voix:

– C'est cela, à tout à l'heure.

Le prince retourna sur la scène, où Bordenave l'attendait. Alors, seul avec Nana, cédant à une poussée de colère et de désir, Muffat courut derrière elle; et, au moment où elle rentrait dans sa loge, il lui planta un rude baiser sur la nuque, sur les petits poils blonds qui frisaient très bas entre ses épaules. C'était comme le baiser reçu en haut, qu'il rendait là. Nana, furieuse, levait déjà la main. Quand elle reconnut le comte, elle eut un sourire.

– Oh! vous m'avez fait peur, dit-elle simplement.

Et son sourire était adorable, confus et soumis, comme si elle eût désespéré de ce baiser et qu'elle fût heureuse de l'avoir reçu. Mais elle ne pouvait pas, ni le soir, ni le lendemain. Il fallait attendre. Si même elle avait pu, elle se serait fait désirer. Son regard disait ces choses. Enfin, elle reprit:

– Vous savez, je suis propriétaire… Oui, j'achète une maison de campagne, près d'Orléans, dans un pays où vous allez quelquefois. Bébé m'a dit ça, le petit Georges Hugon, vous le connaissez?.. Venez donc me voir, là-bas.

Le comte, effrayé de sa brutalité d'homme timide, honteux de ce qu'il avait fait, la salua cérémonieusement, en lui promettant de se rendre à son invitation. Puis, il s'éloigna, marchant dans un rêve.

Il rejoignait le prince, lorsque, en passant devant le foyer, il entendit Satin crier:

– En voilà un vieux sale! Fichez-moi la paix!

C'était le marquis de Chouard, qui se rabattait sur Satin. Celle-ci avait décidément assez de tout ce monde chic. Nana venait bien de la présenter à Bordenave. Mais ça l'avait trop assommée, de rester la bouche cousue, par crainte de laisser échapper des bêtises; et elle voulait se rattraper, d'autant plus qu'elle était tombée, dans les coulisses, sur un ancien à elle, le figurant chargé du rôle de Pluton, un pâtissier qui lui avait déjà donné toute une semaine d'amour et de gifles. Elle l'attendait, irritée de ce que le marquis lui parlait comme à une de ces dames du théâtre. Aussi finit-elle par être très digne, jetant cette phrase:

– Mon mari va venir, vous allez voir!

Cependant, les artistes en paletot, le visage las, partaient un à un. Des groupes d'hommes et de femmes descendaient le petit escalier tournant, mettaient dans l'ombre des profils de chapeaux défoncés, de châles fripés, une laideur blême de cabotins qui ont enlevé leur rouge. Sur la scène, où l'on éteignait les portants et les herses, le prince écoutait une anecdote de Bordenave. Il voulait attendre Nana. Quand celle-ci parut enfin, la scène était noire, le pompier de service, achevant sa ronde, promenait une lanterne. Bordenave, pour éviter à Son Altesse le détour du passage des Panoramas, venait de faire ouvrir le couloir qui va de la loge de la concierge au vestibule du théâtre. Et c'était, le long de cette allée, un sauve-qui-peut de petites femmes, heureuses d'échapper aux hommes en train de poser dans le passage. Elles se bousculaient, serrant les coudes, jetant des regards en arrière, respirant seulement dehors; tandis que Fontan, Bosc et Prullière se retiraient lentement, en blaguant la tête des hommes sérieux, qui arpentaient la galerie des Variétés, à l'heure où les petites filaient par le boulevard, avec des amants de coeur. Mais Clarisse surtout fut maligne. Elle se méfiait de la Faloise. En effet, il était encore là, dans la loge, en compagnie des messieurs qui s'entêtaient sur les chaises de madame Bron. Tous tendaient le nez. Alors, elle passa raide, derrière une amie. Ces messieurs clignaient les paupières, ahuris par cette dégringolade de jupes tourbillonnant au pied de l'étroit escalier, désespérés d'attendre depuis si longtemps, pour les voir ainsi s'envoler toutes, sans en reconnaître une seule. La portée des chats noirs dormait sur la toile cirée, contre le ventre de la mère, béate et les pattes élargies; pendant que le gros chat rouge, assis à l'autre bout de la table, la queue allongée, regardait de ses yeux jaunes les femmes se sauver.

– Si Son Altesse veut bien passer par ici, dit Bordenave, au bas de l'escalier, en indiquant le couloir.

Quelques figurantes s'y poussaient encore. Le prince suivait Nana. Muffat et le marquis venaient derrière. C'était un long boyau, pris entre le théâtre et la maison voisine, une sorte de ruelle étranglée qu'on avait couverte d'une toiture en pente, où s'ouvraient des châssis vitrés. Une humidité suintait des murailles. Les pas sonnaient sur le sol dallé, comme dans un souterrain. Il y avait là un encombrement de grenier, un établi sur lequel le concierge donnait un coup de rabot aux décors, un empilement de barrières de bois, qu'on posait le soir à la porte, pour maintenir la queue. Nana dut relever sa robe en passant devant une borne-fontaine, dont le robinet mal fermé inondait les dalles. Dans le vestibule, on se salua. Et, quand Bordenave fut seul, il résuma son jugement sur le prince par un haussement d'épaules, plein d'une dédaigneuse philosophie.

– Il est un peu mufe tout de même, dit-il sans s'expliquer davantage à Fauchery, que Rose Mignon emmenait avec son mari, pour les réconcilier chez elle.

Muffat se trouva seul sur le trottoir. Son Altesse venait tranquillement de faire monter Nana dans sa voiture. Le marquis avait filé derrière Satin et son figurant, excité, se contentant à suivre ces deux vices, avec le vague espoir de quelque complaisance. Alors, Muffat, la tête en feu, voulut rentrer à pied. Tout combat avait cessé en lui. Un flot de vie nouvelle noyait ses idées et ses croyances de quarante années. Pendant qu'il longeait les boulevards, le roulement des dernières voitures l'assourdissait du nom de Nana, les becs de gaz faisaient danser devant ses yeux des nudités, les bras souples, les épaules blanches de Nana; et il sentait qu'elle le possédait, il aurait tout renié, tout vendu, pour l'avoir une heure, le soir même.

C'était sa jeunesse qui s'éveillait enfin, une puberté goulue d'adolescent, brûlant tout à coup dans sa froideur de catholique et dans sa dignité d'homme mûr.

VI

Le comte Muffat, accompagné de sa femme et de sa fille, était arrivé de la veille aux Fondettes, où madame Hugon, qui s'y trouvait seule avec son fils Georges, les avait invités à venir passer huit jours. La maison, bâtie vers la fin du dix-septième siècle, s'élevait au milieu d'un immense enclos carré, sans un ornement; mais le jardin avait des ombrages magnifiques, une suite de bassins aux eaux courantes, alimentés par des sources. C'était, le long de la route d'Orléans à Paris, comme un flot de verdure, un bouquet d'arbres, rompant la monotonie de ce pays plat, où des cultures se déroulaient à l'infini.

A onze heures, lorsque le second coup de cloche pour le déjeuner eut réuni tout le monde, madame Hugon, avec son bon sourire maternel, posa deux gros baisers sur les joues de Sabine, en disant:

– Tu sais, à la campagne, c'est mon habitude… Ça me rajeunit de vingt ans, de te voir ici… As-tu bien dormi dans ton ancienne chambre?

Puis, sans attendre la réponse, se tournant vers Estelle:

– Et cette petite n'a fait qu'un somme, elle aussi?..

Embrasse-moi, mon enfant.

On s'était assis dans la vaste salle à manger, dont les fenêtres donnaient sur le parc. Mais on occupait un bout seulement de la grande table, où l'on se serrait pour être plus ensemble. Sabine, très gaie, rappelait ses souvenirs de jeunesse, qui venaient d'être éveillés: des mois passés aux Fondettes, de longues promenades, une chute dans un bassin par un soir d'été, un vieux roman de chevalerie découvert sur une armoire et lu en hiver, devant un feu de sarments. Et Georges, qui n'avait pas revu la comtesse depuis quelques mois, la trouvait drôle, avec quelque chose de changé dans la figure; tandis que cette perche d'Estelle, au contraire, semblait plus effacée encore, muette et gauche.

Comme on mangeait des oeufs à la coque et des côtelettes, très simplement, madame Hugon se lamenta en femme de ménage, racontant que les bouchers devenaient impossibles; elle prenait tout à Orléans, on ne lui apportait jamais les morceaux qu'elle demandait. D'ailleurs, si ses hôtes mangeaient mal, c'était leur faute: ils venaient trop tard dans la saison.

– Ça n'a pas de bon sens, dit-elle. Je vous attends depuis le mois de juin, et nous sommes à la mi-septembre… Aussi, vous voyez, ce n'est pas joli.

D'un geste, elle montrait les arbres de la pelouse qui commençaient à jaunir. Le temps était couvert, une vapeur bleuâtre noyait les lointains, dans une douceur et une paix mélancoliques.

– Oh! j'attends du monde, continua-t-elle, ce sera plus gai… D'abord, deux messieurs que Georges a invités, monsieur Fauchery et monsieur Daguenet; vous les connaissez, n'est-ce pas?.. Puis, monsieur de Vandeuvres qui me promet depuis cinq ans; cette année, il se décidera peut-être.

– Ah bien! dit la comtesse en riant, si nous n'avons que monsieur de Vandeuvres! Il est trop occupé.

– Et Philippe? demanda Muffat.

– Philippe a demandé un congé, répondit la vieille dame, mais vous ne serez sans doute plus aux Fondettes, quand il arrivera.

On servait le café. La conversation était tombée sur Paris, et le nom de Steiner fut prononcé. Ce nom arracha un léger cri à madame Hugon.

– A propos, dit-elle, monsieur Steiner, c'est bien ce gros monsieur que j'ai rencontré un soir chez vous, un banquier, n'est-ce pas?.. En voilà un vilain homme! Est-ce qu'il n'a pas acheté une propriété pour une actrice, à une lieue d'ici, là-bas, derrière la Choue, du côté de Gumières! Tout le pays est scandalisé… Saviez-vous cela, mon ami?

– Pas du tout, répondit Muffat. Ah! Steiner a acheté une campagne dans les environs!

Georges, en entendant sa mère aborder ce sujet, avait baissé le nez dans sa tasse; mais il le releva et regarda le comte, étonné de sa réponse. Pourquoi mentait-il si carrément? De son côté, le comte, ayant remarqué le mouvement du jeune homme, lui jeta un coup d'oeil de défiance. Madame Hugon continuait à donner des détails: la campagne s'appelait la Mignotte; il fallait remonter la Choue jusqu'à Gumières pour traverser sur un pont, ce qui allongeait le chemin de deux bons kilomètres; autrement, on se mouillait les pieds et on risquait un plongeon.

– Et comment se nomme l'actrice? demanda la comtesse.

– Ah! on me l'a dit pourtant, murmura la vieille dame. Georges, tu étais là, ce matin, quand le jardinier nous a parlé…

Georges eut l'air de fouiller sa mémoire. Muffat attendait, en faisant tourner une petite cuiller entre ses doigts. Alors, la comtesse s'adressant à ce dernier:

– Est-ce que monsieur Steiner n'est pas avec cette chanteuse des Variétés, cette Nana?

– Nana, c'est bien ça, une horreur! cria madame Hugon qui se fâchait. Et on l'attend à la Mignotte. Moi, je sais tout par le jardinier… N'est-ce pas? Georges, le jardinier disait qu'on l'attendait ce soir.

Le comte eut un léger tressaillement de surprise. Mais Georges répondait avec vivacité:

– Oh! maman, le jardinier parlait sans savoir… Tout à l'heure, le cocher disait le contraire: on n'attend personne à la Mignotte avant après-demain.

Il tâchait de prendre un air naturel, en étudiant du coin de l'oeil l'effet de ses paroles sur le comte. Celui-ci tournait de nouveau sa petite cuiller, comme rassuré. La comtesse, les yeux perdus sur les lointains bleuâtres du parc, semblait n'être plus à la conversation, suivant avec l'ombre d'un sourire une pensée secrète, éveillée subitement en elle; tandis que, raide sur sa chaise, Estelle avait écouté ce qu'on disait de Nana, sans qu'un trait de son blanc visage de vierge eût bougé.

– Mon Dieu! murmura après un silence madame Hugon, retrouvant sa bonhomie, j'ai tort de me fâcher. Il faut bien que tout le monde vive… Si nous rencontrons cette dame sur la route, nous en serons quittes pour ne pas la saluer.

Et, comme on quittait la table, elle gronda encore la comtesse Sabine de s'être tant fait désirer, cette année-là. Mais la comtesse se défendait, rejetait leurs retards sur son mari; deux fois, à la veille de partir, les malles fermées, il avait donné contre-ordre, en parlant d'affaires urgentes; puis, il s'était décidé tout d'un coup, au moment où le voyage semblait enterré. Alors, la vieille dame raconta que Georges lui avait de même annoncé son arrivée à deux reprises, sans paraître, et qu'il était tombé l'avant-veille aux Fondettes, lorsqu'elle ne comptait plus sur lui. On venait de descendre au jardin. Les deux hommes, à droite et à gauche de ces dames, les écoutaient, silencieux, faisant le gros dos.

– N'importe, dit madame Hugon, en mettant des baisers sur les cheveux blonds de son fils, Zizi est bien gentil d'être venu s'enfermer à la campagne avec sa mère… Ce bon Zizi, il ne m'oublie pas!

L'après-midi, elle éprouva une inquiétude. Georges, qui tout de suite, au sortir de table, s'était plaint d'une lourdeur de tête, parut peu à peu envahi par une migraine atroce. Vers quatre heures, il voulut monter se coucher, c'était le seul remède; quand il aurait dormi jusqu'au lendemain, il se porterait parfaitement. Sa mère tint à le mettre au lit elle-même. Mais, comme elle sortait, il sauta donner un tour à la serrure, il prétexta qu'il s'enfermait pour qu'on ne vînt pas le déranger; et il criait bonsoir! à demain, petite mère! d'une voix de caresse, tout en promettant de ne faire qu'un somme. Il ne se recoucha pas, le teint clair, les yeux vifs, se rhabillant sans bruit, puis attendant, immobile sur une chaise. Quand on sonna le dîner, il guetta le comte Muffat qui se dirigeait vers le salon. Dix minutes plus tard, certain de n'être pas vu, il fila lestement par la fenêtre, en s'aidant d'un tuyau de descente; sa chambre, située au premier étage, donnait sur le derrière de la maison. Il s'était jeté dans un massif, il sortit du parc et galopa à travers champs, du côté de la Choue, le ventre vide, le coeur sautant d'émotion. La nuit venait, une petite pluie fine commençait à tomber.

C'était bien le soir que Nana devait arriver à la Mignotte. Depuis que Steiner lui avait, au mois de mai, acheté cette maison de campagne, elle était prise de temps à autre d'une telle envie de s'y installer, qu'elle en pleurait; mais, chaque fois, Bordenave refusait le moindre congé, la renvoyait à septembre, sous prétexte qu'il n'entendait pas la remplacer par une doublure, même pour un soir, en temps d'Exposition. Vers la fin d'août, il parla d'octobre. Nana, furieuse, déclara qu'elle serait à la Mignotte le 15 septembre. Même, pour braver Bordenave, elle invitait en sa présence un tas de gens. Une après-midi, comme Muffat, à qui elle résistait savamment, la suppliait chez elle, secoué de frissons, elle promit enfin d'être gentille, mais là-bas; et, à lui aussi, elle indiqua le 15. Puis, le 12, un besoin la prit de filer tout de suite, seule avec Zoé. Peut-être Bordenave, prévenu, allait-il trouver un moyen de la retenir. Cela l'égayait de le planter là, en lui envoyant un bulletin de son docteur. Quand l'idée d'arriver la première à la Mignotte, d'y vivre deux jours, sans que personne le sût, fut entrée dans sa cervelle, elle bouscula Zoé pour les malles, la poussa dans un fiacre, où, très attendrie, elle lui demanda pardon en l'embrassant. Ce fut seulement au buffet de la gare qu'elle songea à prévenir Steiner par une lettre. Elle le priait d'attendre le surlendemain pour la rejoindre, s'il voulait la retrouver bien fraîche. Et, sautant à un autre projet, elle fit une seconde lettre, où elle suppliait sa tante d'amener immédiatement le petit Louis. Ça ferait tant de bien à bébé! et comme on s'amuserait ensemble sous les arbres! De Paris à Orléans, en wagon, elle ne parla que de ça, les yeux humides, mêlant les fleurs, les oiseaux et son enfant, dans une soudaine crise de maternité.

La Mignotte se trouvait à plus de trois lieues. Nana perdit une heure pour louer une voiture, une immense calèche délabrée qui roulait lentement avec un bruit de ferraille. Elle s'était tout de suite emparée du cocher, un petit vieux taciturne qu'elle accablait de questions. Est-ce qu'il avait souvent passé devant la Mignotte? Alors, c'était derrière ce coteau? Ça devait être plein d'arbres, n'est-ce pas? Et la maison, se voyait-elle de loin? Le petit vieux répondait par des grognements. Dans la calèche, Nana dansait d'impatience; tandis que Zoé, fâchée d'avoir quitté Paris si vite, se tenait raide et maussade. Le cheval s'étant arrêté court, la jeune femme crut qu'on arrivait. Elle passa la tête par la portière, elle demanda:

– Hein! nous y sommes?

Pour toute réponse, le cocher avait fouetté le cheval, qui monta péniblement une côte. Nana contemplait avec ravissement la plaine immense sous le ciel gris, où de gros nuages s'amoncelaient.

– Oh! regarde donc, Zoé, en voilà de l'herbe! Est-ce que c'est du blé, tout ça?.. Mon Dieu! que c'est joli!

– On voit bien que madame n'est pas de la campagne, finit par dire la bonne d'un air pincé. Moi, je l'ai trop connue, la campagne, quand j'étais chez mon dentiste, qui avait une maison à Bougival… Avec ça, il fait froid, ce soir. C'est humide, par ici.

On passait sous des arbres. Nana flairait l'odeur des feuilles comme un jeune chien. Brusquement, à un détour de la route, elle aperçut le coin d'une habitation, dans les branches. C'était peut-être là; et elle entama une conversation avec le cocher, qui disait toujours non, d'un branlement de tête. Puis, comme on descendait l'autre pente du coteau, il se contenta d'allonger son fouet, en murmurant:

– Tenez, là-bas.

Elle se leva, passa le corps entier par la portière.

– Où donc? où donc? criait-elle, pâle, ne voyant rien encore.

Enfin, elle distingua un bout de mur. Alors, ce furent de petits cris, de petits sauts, tout un emportement de femme débordée par une émotion vive.

– Zoé, je vois, je vois!.. Mets-toi de l'autre côté… Oh! il y a, sur le toit, une terrasse avec des briques. C'est une serre, là-bas! Mais c'est très vaste… Oh! que je suis contente! Regarde donc, Zoé, regarde donc!

La voiture s'était arrêtée devant la grille. Une petite porte s'ouvrit, et le jardinier, un grand sec, parut sa casquette à la main. Nana voulut retrouver sa dignité, car le cocher déjà semblait rire en dedans, avec ses lèvres cousues. Elle se retint pour ne pas courir, écouta le jardinier, très bavard celui-là, qui priait madame d'excuser le désordre, attendu qu'il avait seulement reçu la lettre de madame le matin; mais, malgré ses efforts, elle était enlevée de terre, elle marchait si vite que Zoé ne pouvait la suivre. Au bout de l'allée, elle s'arrêta un instant, pour embrasser la maison d'un coup d'oeil. C'était un grand pavillon de style italien, flanqué d'une autre construction plus petite, qu'un riche Anglais avait fait bâtir, après deux ans de séjour à Naples, et dont il s'était dégoûté tout de suite.

Yaş sınırı:
12+
Litres'teki yayın tarihi:
28 ekim 2017
Hacim:
540 s. 1 illüstrasyon
Telif hakkı:
Public Domain
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