Kitabı oku: «Nana», sayfa 17
Cependant, il y avait de bonnes aubaines, des louis attrapés avec des messieurs bien, qui montaient en mettant leur décoration dans la poche. Satin surtout avait le nez. Les soirs humides, lorsque Paris mouillé exhalait une odeur fade de grande alcôve mal tenue, elle savait que ce temps mou, cette fétidité des coins louches enrageaient les hommes. Et elle guettait les mieux mis, elle voyait ça à leurs yeux pâles. C'était comme un coup de folie charnelle passant sur la ville. Elle avait bien un peu peur, car les plus comme il faut étaient les plus sales. Tout le vernis craquait, la bête se montrait, exigeante dans ses goûts monstrueux, raffinant sa perversion. Aussi cette roulure de Satin manquait-elle de respect, s'éclatant devant la dignité des gens en voiture, disant que leurs cochers étaient plus gentils, parce qu'ils respectaient les femmes et qu'ils ne les tuaient pas avec des idées de l'autre monde. La culbute des gens chics dans la crapule du vice surprenait encore Nana, qui gardait des préjugés, dont Satin la débarrassait. Alors, comme elle le disait, lorsqu'elle causait gravement, il n'y avait donc plus de vertu? Du haut en bas, on se roulait. Eh bien! ça devait être du propre, dans Paris, de neuf heures du soir à trois heures du matin; et elle rigolait, elle criait que, si l'on avait pu voir dans toutes les chambres, on aurait assisté à quelque chose de drôle, le petit monde s'en donnant par-dessus les oreilles, et pas mal de grands personnages, çà et là, le nez enfoncé dans la cochonnerie plus profondément que les autres. Ça complétait son éducation.
Un soir, en venant prendre Satin, elle reconnut le marquis de Chouard qui descendait l'escalier, les jambes cassées, se traînant sur la rampe, avec une figure blanche. Elle feignit de se moucher. Puis, en haut, comme elle trouvait Satin dans une saleté affreuse, le ménage lâché depuis huit jours, un lit infect, des pots qui traînaient, elle s'étonna que celle-ci connût le marquis. Ah! oui, elle le connaissait; même qu'il les avait joliment embêtés, elle et son pâtissier, quand ils étaient ensemble! Maintenant, il revenait de temps à autre; mais il l'assommait, il reniflait dans tous les endroits pas propres, jusque dans ses pantoufles.
– Oui, ma chère, dans mes pantoufles… Oh! un vieux saligaud!
Il demande toujours des choses…
Ce qui inquiétait surtout Nana, c'était la sincérité de ces basses débauches. Elle se rappelait ses comédies du plaisir, lorsqu'elle était une femme lancée; tandis qu'elle voyait les filles, autour d'elle, y crever un peu tous les jours. Puis, Satin lui faisait une peur abominable de la police. Elle était pleine d'histoires, sur ce sujet-là. Autrefois, elle couchait avec un agent des moeurs, pour qu'on la laissât tranquille; à deux reprises, il avait empêché qu'on ne la mît en carte; et, à présent, elle tremblait, car son affaire était claire, si on la pinçait encore. Il fallait l'entendre. Les agents, pour avoir des gratifications, arrêtaient le plus de femmes possible; ils empoignaient tout, ils vous faisaient taire d'une gifle si l'on criait, certains d'être soutenus et récompensés, même quand ils avaient pris dans le tas une honnête fille. L'été, à douze ou quinze, ils opéraient des rafles sur le boulevard, ils cernaient un trottoir, pêchaient jusqu'à des trente femmes en une soirée. Seulement Satin connaissait les endroits; dès qu'elle apercevait le nez des agents, elle s'envolait, au milieu de la débandade effarée des longues queues fuyant à travers la foule. C'était une épouvante de la loi, une terreur de la préfecture, si grande, que certaines restaient paralysées sur la porte des cafés, dans le coup de force qui balayait l'avenue. Mais Satin redoutait davantage les dénonciations; son pâtissier s'était montré assez mufe pour la menacer de la vendre, lorsqu'elle l'avait quitté; oui, des hommes vivaient sur leurs maîtresses avec ce truc-là, sans compter de sales femmes qui vous livraient très bien par traîtrise, si l'on était plus jolie qu'elles. Nana écoutait ces choses, prise de frayeurs croissantes. Elle avait toujours tremblé devant la loi, cette puissance inconnue, cette vengeance des hommes qui pouvaient la supprimer, sans que personne au monde la défendît. Saint-Lazare lui apparaissait comme une fosse, un trou noir où l'on enterrait les femmes vivantes, après leur avoir coupé les cheveux. Elle se disait bien qu'il lui aurait suffi de lâcher Fontan pour trouver des protections; Satin avait beau lui parler de certaines listes de femmes, accompagnées de photographies, que les agents devaient consulter, avec défense de jamais toucher à celles-là: elle n'en gardait pas moins un tremblement, elle se voyait toujours bousculée, traînée, jetée le lendemain à la visite; et ce fauteuil de la visite l'emplissait d'angoisse et de honte, elle qui avait lancé vingt fois sa chemise par-dessus les moulins.
Justement, vers la fin de septembre, un soir qu'elle se promenait avec Satin sur le boulevard Poissonnière, celle-ci tout d'un coup se mit à galoper. Et, comme elle l'interrogeait:
– Les agents, souffla-t-elle. Hue donc! hue donc!
Ce fut, au milieu de la cohue, une course folle. Des jupes fuyaient, se déchiraient. Il y eut des coups et des cris. Une femme tomba. La foule regardait avec des rires la brutale agression des agents, qui, rapidement, resserraient leur cercle. Cependant, Nana avait perdu Satin. Les jambes mortes, elle allait sûrement être arrêtée, lorsqu'un homme, l'ayant prise à son bras, l'emmena devant les agents furieux. C'était Prullière, qui venait de la reconnaître. Sans parler, il tourna avec elle dans la rue Rougemont, alors déserte, où elle put souffler, si défaillante, qu'il dut la soutenir. Elle ne le remerciait seulement pas.
– Voyons, dit-il enfin, il faut te remettre… Monte chez moi.
Il logeait à côté, rue Bergère. Mais elle se redressa aussitôt.
– Non, je ne veux pas.
Alors, il devint grossier, reprenant:
– Puisque tout le monde y passe… Hein? pourquoi ne veux-tu pas?
– Parce que.
Cela disait tout, dans son idée. Elle aimait trop Fontan pour le trahir avec un ami. Les autres ne comptaient pas, du moment qu'il n'y avait pas de plaisir et que c'était par nécessité. Devant cet entêtement stupide, Prullière commit une lâcheté de joli homme vexé dans son amour-propre.
– Eh bien! à ton aise, déclara-t-il. Seulement, je ne vais pas de ton côté, ma chère… Tire-toi d'affaire toute seule.
Et il l'abandonna. Son épouvante la reprit, elle fit un détour énorme pour rentrer à Montmartre, filant raide le long des boutiques, pâlissant dès qu'un homme s'approchait d'elle.
Ce fut le lendemain, dans l'ébranlement de ses terreurs de la veille, que Nana, en allant chez sa tante, se trouva nez à nez avec Labordette, au fond d'une petite rue solitaire des Batignolles. D'abord, l'un et l'autre parurent gênés. Lui, toujours complaisant, avait des affaires qu'il cachait. Pourtant, il se remit le premier, il s'exclama sur la bonne rencontre. Vrai, tout le monde était encore stupéfait de l'éclipse totale de Nana. On la réclamait, les anciens amis séchaient sur pied. Et, se faisant paternel, il finit par la sermonner.
– Entre nous, ma chère, franchement, ça devient bête… On comprend une toquade. Seulement, en venir là, être grugée à ce point et n'empocher que des gifles!.. Tu poses donc pour les prix de vertu?
Elle l'écoutait d'un air embarrassé. Cependant, lorsqu'il lui parla de Rose, qui triomphait avec sa conquête du comte Muffat, une flamme passa dans ses yeux. Elle murmura:
– Oh! si je voulais…
Il proposa tout de suite son entremise, en ami obligeant. Mais elle refusa. Alors, il l'attaqua par un autre point. Il lui apprit que Bordenave montait une pièce de Fauchery, où il y avait un rôle superbe pour elle.
– Comment! une pièce où il y a un rôle! s'écria-t-elle, stupéfaite, mais il en est et il ne m'a rien dit!
Elle ne nommait pas Fontan. D'ailleurs, elle se calma tout de suite. Jamais elle ne rentrerait au théâtre. Sans doute Labordette n'était pas convaincu, car il insistait avec un sourire.
– Tu sais qu'on n'a rien à craindre avec moi. Je prépare ton Muffat, tu rentres au théâtre, et je te l'amène par la patte.
– Non! dit-elle énergiquement.
Et elle le quitta. Son héroïsme l'attendrissait sur elle-même. Ce n'était pas un mufe d'homme qui se serait sacrifié comme ça, sans le trompeter. Pourtant, une chose la frappait: Labordette venait de lui donner exactement les mêmes conseils que Francis. Le soir, lorsque Fontan rentra, elle le questionna sur la pièce de Fauchery. Lui, depuis deux mois, avait fait sa rentrée aux Variétés. Pourquoi ne lui avait-il pas parlé du rôle?
– Quel rôle? dit-il de sa voix mauvaise. Ce n'est pas le rôle de la grande dame peut-être?.. Ah ça, tu te crois donc du talent! Mais ce rôle-là, ma fille, t'écraserait… Vrai, tu es comique!
Elle fut horriblement blessée. Toute la soirée, il la blagua, en l'appelant mademoiselle Mars. Et plus il tapait sur elle, plus elle tenait bon, goûtant une jouissance amère dans cet héroïsme de sa toquade, qui la rendait très grande et très amoureuse à ses propres yeux. Depuis qu'elle allait avec d'autres pour le nourrir, elle l'aimait davantage, de toute la fatigue et de tous les dégoûts qu'elle rapportait. Il devenait son vice, qu'elle payait, son besoin, dont elle ne pouvait se passer, sous l'aiguillon des gifles. Lui, en voyant la bonne bête, finissait par abuser. Elle lui donnait sur les nerfs, il se prenait d'une haine féroce, au point de ne plus tenir compte de ses intérêts. Lorsque Bosc lui adressait des observations, il criait, exaspéré, sans qu'on sût pourquoi, qu'il se fichait d'elle et de ses bons dîners, qu'il la flanquerait dehors rien que pour faire cadeau de ses sept mille francs à une autre femme. Et ce fut là le dénouement de leur liaison.
Un soir, Nana, en rentrant vers onze heures, trouva la porte fermée au verrou. Elle tapa une première fois, pas de réponse; une seconde fois, toujours pas de réponse. Cependant, elle voyait de la lumière sous la porte, et Fontan, à l'intérieur, ne se gênait pas pour marcher. Elle tapa encore sans se lasser, appelant, se fâchant. Enfin, la voix de Fontan s'éleva, lente et grasse, et ne lâcha qu'un mot:
– Merde!
Elle tapa des deux poings.
– Merde!
Elle tapa plus fort, à fendre le bois.
– Merde!
Et, pendant un quart d'heure, la même ordure la souffleta, répondit comme un écho goguenard à chacun des coups dont elle ébranlait la porte. Puis, voyant qu'elle ne se lassait pas, il ouvrit brusquement, il se campa sur le seuil, les bras croisés, et dit de la même voix froidement brutale:
– Nom de Dieu! avez-vous fini?.. Qu'est-ce que vous voulez?.. Hein! allez-vous nous laisser dormir? Vous voyez bien que j'ai du monde.
Il n'était pas seul, en effet. Nana aperçut la petite femme des Bouffes, déjà en chemise, avec ses cheveux filasse ébouriffés et ses yeux en trou de vrille, qui rigolait au milieu de ces meubles qu'elle avait payés. Mais Fontan faisait un pas sur le carré, l'air terrible, ouvrant ses gros doigts comme des pinces.
– File, ou je t'étrangle!
Alors, Nana éclata en sanglots nerveux. Elle eut peur et se sauva. Cette fois, c'était elle qu'on flanquait dehors. L'idée de Muffat lui vint tout d'un coup, dans sa rage; mais, vrai, ce n'était pas Fontan qui aurait dû lui rendre la pareille.
Sur le trottoir, sa première pensée fut d'aller coucher avec Satin, si celle-ci n'avait personne. Elle la rencontra devant sa maison, jetée elle aussi sur le pavé par son propriétaire, qui venait de faire poser un cadenas à sa porte, contre tout droit, puisqu'elle était dans ses meubles; elle jurait, elle parlait de le traîner chez le commissaire. En attendant, comme minuit sonnait, il fallait songer à trouver un lit. Et Satin, jugeant prudent de ne pas mettre les sergents de ville dans ses affaires, finit par emmener Nana rue de Laval, chez une dame qui tenait un petit hôtel meublé. On leur donna, au premier étage, une étroite chambre, dont la fenêtre ouvrait sur la cour. Satin répétait:
– Je serais bien allée chez madame Robert. Il y a toujours un coin pour moi… Mais, avec toi, pas possible… Elle devient ridicule de jalousie. L'autre soir, elle m'a battue.
Quand elles se furent enfermées, Nana, qui ne s'était pas soulagée encore, fondit en larmes et raconta à vingt reprises la saleté de Fontan. Satin l'écoutait avec complaisance, la consolait, s'indignait plus fort qu'elle, tapant sur les hommes.
– Oh! les cochons, oh! les cochons!.. Vois-tu, n'en faut plus de ces cochons-là!
Puis, elle aida Nana à se déshabiller, elle eut autour d'elle des airs de petite femme prévenante et soumise. Elle répétait avec câlinerie:
– Couchons-nous vite, mon chat. Nous serons mieux… Ah! que tu es bête de te faire de la bile! Je te dis que ce sont des salauds! Ne pense plus à eux… Moi, je t'aime bien. Ne pleure pas, fais ça pour ta petite chérie.
Et, dans le lit, elle prit tout de suite Nana entre ses bras, afin de la calmer. Elle ne voulait plus entendre le nom de Fontan; chaque fois qu'il revenait sur les lèvres de son amie, elle l'y arrêtait d'un baiser, avec une jolie moue de colère, les cheveux dénoués, d'une beauté enfantine et noyée d'attendrissement. Alors, peu à peu, dans cette étreinte si douce, Nana essuya ses larmes. Elle était touchée, elle rendait à Satin ses caresses. Lorsque deux heures sonnèrent, la bougie brûlait encore; toutes deux avaient de légers rires étouffés, avec des paroles d'amour.
Mais, brusquement, à un vacarme qui monta dans l'hôtel, Satin se leva, demi-nue, prêtant l'oreille.
– La police! dit-elle toute blanche. Ah! nom d'un chien! pas de chance!.. Nous sommes foutues!
Vingt fois, elle avait conté les descentes que les agents faisaient dans les hôtels. Et justement, cette nuit-là, en se réfugiant rue de Laval, ni l'une ni l'autre ne s'était méfiée. Au mot de police, Nana avait perdu la tête. Elle sauta du lit, courut à travers la chambre, ouvrit la fenêtre, de l'air égaré d'une folle qui va se précipiter. Mais, heureusement, la petite cour était vitrée; un grillage en fil de fer se trouvait là, de plain-pied. Alors, elle n'hésita point, elle enjamba l'appui et disparut dans le noir, la chemise volante, les cuisses à l'air de la nuit.
– Reste donc, répétait Satin effrayée. Tu vas te tuer.
Puis, comme on cognait à la porte, elle fut bonne fille, repoussant la fenêtre, jetant les vêtements de son amie au fond d'une armoire. Déjà elle s'était résignée, en se disant qu'après tout, si on la mettait en carte, elle n'aurait plus cette bête de peur. Elle joua la femme écrasée de sommeil, bâilla, parlementa, finit par ouvrir à un grand gaillard, la barbe sale, qui lui dit:
– Montrez vos mains… Vous n'avez pas de piqûres, vous ne travaillez pas. Allons, habillez-vous.
– Mais je ne suis pas couturière, je suis brunisseuse, déclara Satin avec effronterie.
D'ailleurs, elle s'habilla docilement, sachant qu'il n'y avait pas de discussion possible. Des cris s'élevaient dans l'hôtel, une fille se cramponnait aux portes, refusant de marcher; une autre, qui était couchée avec un amant, et dont celui-ci répondait, faisait la femme honnête outragée, parlait d'intenter un procès au préfet de police. Pendant près d'une heure, ce fut un bruit de gros souliers sur les marches, des portes ébranlées à coups de poing, des querelles aiguës s'étouffant dans des sanglots, des glissements de jupes frôlant les murs, tout le réveil brusque et le départ effaré d'un troupeau de femmes, brutalement emballées par trois agents, sous la conduite d'un petit commissaire blond, très poli. Puis, l'hôtel retomba à un grand silence.
Personne ne l'avait vendue, Nana était sauvée. Elle rentra à tâtons dans la chambre, grelottante, morte de peur. Ses pieds nus saignaient, déchirés par le grillage. Longtemps, elle resta assise au bord du lit, écoutant toujours. Vers le matin, pourtant, elle s'endormit. Mais, à huit heures, lorsqu'elle s'éveilla, elle se sauva de l'hôtel et courut chez sa tante. Quand madame Lerat, qui justement prenait son café au lait avec Zoé, l'aperçut à cette heure, faite comme une souillon, la figure renversée, elle comprit tout de suite.
– Hein? ça y est! cria-t-elle. Je t'avais bien dit qu'il t'enlèverait la peau du ventre… Allons, entre, tu seras toujours bien reçue chez moi.
Zoé s'était levée, murmurant avec une familiarité respectueuse:
– Enfin, madame nous est rendue… J'attendais madame.
Mais madame Lerat voulut que Nana embrassât tout de suite Louiset, parce que, disait-elle, c'était son bonheur, à cet enfant, que la sagesse de sa mère. Louiset dormait encore, maladif, le sang pauvre. Et, lorsque Nana se pencha sur sa face blanche et scrofuleuse, tous ses embêtements des derniers mois la reprirent à la gorge et l'étranglèrent.
– Oh! mon pauvre petit, mon pauvre petit! bégaya-t-elle dans une dernière crise de sanglots.
IX
On répétait aux Variétés la Petite Duchesse. Le premier acte venait d'être débrouillé, et l'on allait commencer le second. A l'avant-scène, dans de vieux fauteuils, Fauchery et Bordenave discutaient, tandis que le souffleur, le père Cossard, un petit bossu, assis sur une chaise de paille, feuilletait le manuscrit, un crayon aux lèvres.
– Eh bien! qu'est-ce qu'on attend? cria tout à coup Bordenave, en tapant furieusement les planches du bout de sa grosse canne. Barillot, pourquoi ne commence-t-on pas?
– C'est monsieur Bosc, il a disparu, répondit Barillot, qui faisait fonction de deuxième régisseur.
Alors, ce fut une tempête. Tout le monde appelait Bosc.
Bordenave jurait.
– Nom de Dieu! c'est toujours la même chose. On a beau sonner, ils sont toujours où il ne faut pas… Et puis, ils grognent, quand on les retient après quatre heures.
Mais Bosc arrivait avec une belle tranquillité.
– Hein? quoi? que me veut-on? Ah! c'est à moi! Il fallait le dire… Bon! Simonne donne la réplique: «Voilà les invités qui arrivent», et j'entre… Par où dois-je entrer?
– Par la porte, bien sûr, déclara Fauchery agacé.
– Oui, mais où est-elle, la porte?
Cette fois, Bordenave tomba sur Barillot, se remettant à jurer et à enfoncer les planches à coups de canne.
– Nom de Dieu! j'avais dit de poser là une chaise pour figurer la porte. Tous les jours, il faut recommencer la plantation… Barillot? où est Barillot? Encore un! ils filent tous!
Pourtant, Barillot vint lui-même placer la chaise, muet, le dos rond sous l'orage. Et la répétition commença. Simonne, en chapeau, couverte de sa fourrure, prenait des airs de servante qui range des meubles. Elle s'interrompit pour dire:
– Vous savez, je n'ai pas chaud, je laisse mes mains dans mon manchon.
Puis, la voix changée, elle accueillit Bosc d'un léger cri:
– «Tiens! c'est monsieur le comte. Vous êtes le premier, monsieur le comte, et madame va être bien contente.»
Bosc avait un pantalon boueux, un grand pardessus jaune, avec un immense cache-nez roulé autour du collet. Les mains dans les poches, un vieux chapeau sur la tête, il dit d'une voix sourde, ne jouant pas, se traînant:
– «Ne dérangez pas votre maîtresse, Isabelle; je veux la surprendre.» La répétition continua. Bordenave, renfrogné, glissé au fond de son fauteuil, écoutait d'un air de lassitude. Fauchery, nerveux, changeait de position, avait à chaque minute des démangeaisons d'interrompre, qu'il réprimait. Mais, derrière lui, dans la salle noire et vide, il entendit un chuchotement.
– Est-ce qu'elle est là? demanda-t-il en se penchant vers Bordenave.
Celui-ci répondit affirmativement, d'un signe de tête. Avant d'accepter le rôle de Géraldine qu'il lui offrait, Nana avait voulu voir la pièce, car elle hésitait à jouer encore un rôle de cocotte. C'était un rôle d'honnête femme qu'elle rêvait. Elle se cachait dans l'ombre d'une baignoire avec Labordette, qui s'employait pour elle auprès de Bordenave. Fauchery la chercha d'un coup d'oeil, et se remit à suivre la répétition.
Seule, l'avant-scène était éclairée. Une servante, une flamme de gaz prise à l'embranchement de la rampe, et dont un réflecteur jetait toute la clarté sur les premiers plans, semblait un grand oeil jaune ouvert dans la demi-obscurité, où il flambait avec une tristesse louche. Contre la mince tige de la servante, Cossard levait le manuscrit, pour voir clair, en plein sous le coup de lumière qui accusait le relief de sa bosse. Puis, Bordenave et Fauchery déjà se noyaient. C'était, au milieu de l'énorme vaisseau, et sur quelques mètres seulement, une lueur de falot, cloué au poteau d'une gare, dans laquelle les acteurs prenaient des airs de visions baroques, avec leurs ombres dansant derrière eux. Le reste de la scène s'emplissait d'une fumée, pareil à un chantier de démolitions, à une nef éventrée, encombrée d'échelles, de châssis, de décors, dont les peintures déteintes faisaient comme des entassements de décombres; et, en l'air, les toiles de fond qui pendaient avaient une apparence de guenilles accrochées aux poutres de quelque vaste magasin de chiffons. Tout en haut, un rayon de clair soleil, tombé d'une fenêtre, coupait d'une barre d'or la nuit du cintre.
Cependant, au fond de la scène, des acteurs causaient en attendant leurs répliques. Peu à peu, ils avaient élevé la voix.
– Ah ça! voulez-vous vous taire! hurla Bordenave, qui sauta rageusement dans son fauteuil. Je n'entends pas un mot… Allez dehors, si vous avez à causer; nous autres, nous travaillons… Barillot, si l'on parle encore, je flanque tout le monde à l'amende!
Ils se turent un instant. Ils formaient un petit groupe, assis sur un banc et des chaises rustiques, dans un coin de jardin, le premier décor du soir qui était là, prêt à être planté. Fontan et Prullière écoutaient Rose Mignon, à laquelle le directeur des Folies-Dramatiques venait de faire des offres superbes. Mais une voix cria:
– La duchesse!.. Saint-Firmin!.. Allons, la duchesse et Saint-Firmin!
Au second appel seulement, Prullière se rappela qu'il était Saint-Firmin. Rose, qui jouait la duchesse Hélène, l'attendait déjà pour leur entrée. Lentement, traînant les pieds sur les planches vides et sonores, le vieux Bosc retournait s'asseoir. Alors, Clarisse lui offrit la moitié du banc.
– Qu'a-t-il donc à gueuler comme ça? dit-elle en parlant de Bordenave. Ça va être gentil tout à l'heure… On ne peut plus monter une pièce, sans qu'il ait ses nerfs, maintenant.
Bosc haussa les épaules. Il était au-dessus de tous les orages.
Fontan murmurait:
– Il flaire un four. Ça m'a l'air idiot, cette pièce.
Puis, s'adressant à Clarisse, revenant à l'histoire de Rose:
– Hein? tu crois aux offres des Folies, toi?.. Trois cents francs par soir, et pendant cent représentations. Pourquoi pas une maison de campagne avec!.. Si l'on donnait trois cents francs à sa femme, Mignon lâcherait mon Bordenave, et raide!
Clarisse croyait aux trois cents francs. Ce Fontan cassait toujours du sucre sur la tête des camarades! Mais Simonne les interrompit. Elle grelottait. Tous, boutonnés et des foulards au cou, regardèrent en l'air le rayon de soleil qui luisait, sans descendre dans le froid morne de la scène. Dehors, il gelait, par un ciel clair de novembre.
– Et il n'y a pas de feu au foyer! dit Simonne. C'est dégoûtant, il devient d'un rat!.. Moi, j'ai envie de partir, je ne veux pas attraper du mal.
– Silence donc! cria de nouveau Bordenave d'une voix de tonnerre.
Alors, pendant quelques minutes, on n'entendit plus que la récitation confuse des acteurs. Ils indiquaient à peine les gestes. Ils gardaient une voix blanche pour ne pas se fatiguer. Cependant, lorsqu'ils marquaient une intention, ils adressaient des coups d'oeil à la salle. C'était, devant eux, un trou béant où flottait une ombre vague, comme une fine poussière enfermée dans un haut grenier sans fenêtre. La salle éteinte, éclairée seulement par le demi-jour de la scène, avait un sommeil, un effacement mélancolique et troublant. Au plafond, une nuit opaque noyait les peintures. Du haut en bas des avant-scènes, à droite et à gauche, tombaient d'immenses lés de toile grise, pour protéger les tentures; et les housses continuaient, des bandes de toile étaient jetées sur le velours des rampes, ceignant les galeries d'un double linceul, salissant les ténèbres de leur ton blafard. On ne distinguait, dans la décoloration générale, que les enfoncements plus sombres des loges, qui dessinaient la carcasse des étages, avec les taches des fauteuils, dont le velours rouge tournait au noir. Le lustre, complètement descendu, emplissait l'orchestre de ses pendeloques, faisait songer à un déménagement, à un départ du public pour un voyage dont il ne reviendrait pas.
Et justement Rose, dans son rôle de petite duchesse égarée chez une fille, s'avançait vers la rampe, à ce moment. Elle leva les mains, fit une moue adorable à cette salle vide et obscure, d'une tristesse de maison en deuil.
– «Mon Dieu! quel drôle de monde!» dit-elle, soulignant la phrase, certaine d'un effet.
Au fond de la baignoire où elle se cachait, Nana, enveloppée dans un grand châle, écoutait la pièce, en mangeant Rose des yeux. Elle se tourna vers Labordette et lui demanda tout bas:
– Tu es sûr qu'il va venir?
– Tout à fait sûr. Sans doute il arrivera avec Mignon, pour avoir un prétexte… Dès qu'il paraîtra, tu monteras dans la loge de Mathilde, où je te le conduirai.
Ils parlaient du comte Muffat. C'était une entrevue ménagée par Labordette sur un terrain neutre. Il avait eu une conversation sérieuse avec Bordenave, que deux échecs successifs venaient de mettre très mal dans ses affaires. Aussi, Bordenave s'était-il hâté de prêter son théâtre et d'offrir un rôle à Nana, désirant se rendre le comte favorable, rêvant un emprunt.
– Et ce rôle de Géraldine, qu'en dis-tu? reprit Labordette.
Mais Nana, immobile, ne répondit pas. Après un premier acte, où l'auteur posait comme quoi le duc de Beaurivage trompait sa femme avec la blonde Géraldine, une étoile d'opérettes, on voyait, au second acte, la duchesse Hélène venir chez l'actrice, un soir de bal masqué, pour apprendre par quel magique pouvoir ces dames conquéraient et retenaient leurs maris. C'était un cousin, le bel Oscar de Saint-Firmin, qui l'introduisait, espérant la débaucher. Et, comme première leçon, à sa grande surprise, elle entendait Géraldine faire une querelle de charretier au duc, très souple, l'air enchanté; ce qui lui arrachait ce cri: «Ah bien! si c'est ainsi qu'il faut parler aux hommes!» Géraldine n'avait guère que cette scène dans l'acte. Quant à la duchesse, elle ne tardait pas à être punie de sa curiosité: un vieux beau, le baron de Tardiveau, la prenait pour une cocotte et se montrait très vif; tandis que, de l'autre côté, sur une chaise longue, Beaurivage faisait la paix avec Géraldine en l'embrassant. Comme le rôle de cette dernière n'était pas distribué, le père Cossard s'était levé pour le lire, et il y mettait des intentions malgré lui, il figurait, dans les bras de Bosc. On en était à cette scène, la répétition traînait sur un ton maussade, lorsque Fauchery tout d'un coup sauta de son fauteuil. Il s'était contenu jusque-là, mais ses nerfs l'emportaient.
– Ce n'est pas ça! cria-t-il.
Les acteurs s'arrêtèrent, les mains ballantes. Fontan demanda, le nez pincé, avec son air de se ficher du monde:
– Quoi? qu'est-ce qui n'est pas ça?
– Personne n'y est! mais pas du tout, pas du tout! reprit Fauchery, qui, lui-même, gesticulant, arpentant les planches, se mit à mimer la scène. Voyons, vous, Fontan, comprenez bien l'emballement de Tardiveau; il faut vous pencher, avec ce geste, pour saisir la duchesse… Et toi, Rose, c'est alors que tu fais ta passade, vivement, comme ça; mais pas trop tôt, seulement quand tu entends le baiser…
Il s'interrompit, il cria à Cossard, dans le feu de ses explications:
– Géraldine, donnez le baiser… Fort! pour qu'on entende bien! Le père Cossard, se tournant vers Bosc, fit claquer vigoureusement les lèvres.
– Bon! voilà le baiser, dit Fauchery triomphant. Encore une fois, le baiser… Vois-tu, Rose, j'ai eu le temps de passer, et je jette alors un léger cri: «Ah! elle l'a embrassé.» Mais, pour cela, il faut que Tardiveau remonte… Entendez-vous, Fontan, vous remontez… Allons, essayez ça, et de l'ensemble.
Les acteurs reprirent la scène; mais Fontan y mettait une telle mauvaise volonté, que ça ne marcha pas du tout. A deux reprises, Fauchery dut revenir sur ses indications, mimant chaque fois avec plus de chaleur. Tous l'écoutaient d'un air morne, se regardaient un instant comme s'il leur eût demandé de marcher la tête en bas, puis gauchement essayaient, pour s'arrêter aussitôt, avec des rigidités de pantins dont on vient de casser les fils.
– Non, c'est trop fort pour moi, je ne comprends pas, finit par dire Fontan, de sa voix insolente.
Bordenave n'avait pas desserré les lèvres. Glissé complètement au fond de son fauteuil, il ne montrait plus, dans la lueur louche de la servante, que le haut de son chapeau, rabattu sur ses yeux, tandis que sa canne, abandonnée, lui barrait le ventre; et l'on aurait pu croire qu'il dormait. Brusquement, il se redressa.
– Mon petit, c'est idiot, déclara-t-il à Fauchery, d'un air tranquille.
– Comment! idiot! s'écria l'auteur devenu très pâle. Idiot vous-même, mon cher!
Du coup, Bordenave commença à se fâcher. Il répéta le mot idiot, chercha quelque chose de plus fort, trouva imbécile et crétin. On sifflerait, l'acte ne finirait pas. Et comme Fauchery, exaspéré, sans d'ailleurs se blesser autrement de ces gros mots qui revenaient entre eux à chaque pièce nouvelle, le traitait carrément de brute, Bordenave perdit toute mesure. Il faisait le moulinet avec sa canne, il soufflait comme un boeuf, criant:
– Nom de Dieu! foutez-moi la paix… Voilà un quart d'heure perdu à des stupidités… Oui, des stupidités… Ça n'a pas le sens commun… Et c'est si simple pourtant! Toi, Fontan, tu ne bouges pas. Toi, Rose, tu as ce petit mouvement, vois-tu, pas davantage, et tu descends… Allons, marchez, cette fois. Donnez le baiser, Cossard.
Alors, ce fut une confusion. La scène n'allait pas mieux. A son tour, Bordenave mimait, avec des grâces d'éléphant; pendant que Fauchery ricanait, en haussant les épaules de pitié. Puis, Fontan voulut s'en mêler, Bosc lui-même se permit des conseils. Éreintée, Rose avait fini par s'asseoir sur la chaise qui marquait la porte. On ne savait plus où l'on en était. Pour comble, Simonne, ayant cru entendre sa réplique, fit trop tôt son entrée, au milieu du désordre; ce qui enragea Bordenave à un tel point, que, la canne lancée dans un moulinet terrible, il lui en allongea un grand coup sur le derrière. Souvent, il battait les femmes aux répétitions, quand il avait couché avec elles. Elle se sauva, poursuivie par ce cri furieux: