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Kitabı oku: «Nana», sayfa 21

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– Oh! ces ivrognes! dit-elle d'un air répugné. Non, voyez-vous, ce serait un grand malheur pour tout le monde, leur république… Ah! que Dieu nous conserve l'empereur le plus longtemps possible!

– Dieu vous entendra, ma chère, répondit gravement Muffat.

Allez, l'empereur est solide.

Il aimait à lui voir ces bons sentiments. Tous deux s'entendaient en politique. Vandeuvres et le capitaine Hugon, eux aussi, ne tarissaient pas en plaisanteries contre «les voyous», des braillards qui fichaient le camp, dès qu'ils apercevaient une baïonnette. Georges, ce soir-là, restait pâle, l'air sombre.

– Qu'a-t-il donc, ce bébé? demanda Nana, en s'apercevant de son malaise.

– Moi, rien, j'écoute, murmura-t-il.

Mais il souffrait. Au sortir de table, il avait entendu Philippe plaisanter avec la jeune femme; et, maintenant, c'était Philippe, ce n'était pas lui qui se trouvait près d'elle. Toute sa poitrine se gonflait et éclatait, sans qu'il sût pourquoi. Il ne pouvait les tolérer l'un près de l'autre, des idées si vilaines le serraient à la gorge, qu'il éprouvait une honte, dans son angoisse. Lui, qui riait de Satin, qui avait accepté Steiner, puis Muffat, puis tous les autres, il se révoltait, il voyait rouge, à la pensée que Philippe pourrait un jour toucher à cette femme.

– Tiens! prends Bijou, dit-elle pour le consoler, en lui passant le petit chien endormi sur sa jupe.

Et Georges redevint gai, tenant quelque chose d'elle, cette bête toute chaude de ses genoux.

La conversation était tombée sur une perte considérable, éprouvée par Vandeuvres, la veille, au Cercle Impérial. Muffat n'était pas joueur et s'étonnait. Mais Vandeuvres, souriant, fit une allusion à sa ruine prochaine, dont Paris causait déjà: peu importait le genre de mort, le tout était de bien mourir. Depuis quelque temps, Nana le voyait nerveux, avec un pli cassé de la bouche et de vacillantes lueurs au fond de ses yeux clairs. Il gardait sa hauteur aristocratique, la fine élégance de sa race appauvrie; et ce n'était encore, par moments, qu'un court vertige tournant sous ce crâne, vidé par le jeu et les femmes. Une nuit, couché près d'elle, il l'avait effrayée en lui contant une histoire atroce: il rêvait de s'enfermer dans son écurie et de se faire flamber avec ses chevaux, quand il aurait tout mangé. Son unique espérance, à cette heure, était dans un cheval, Lusignan, qu'il préparait pour le Prix de Paris. Il vivait sur ce cheval, qui portait son crédit ébranlé. A chaque exigence de Nana, il la remettait au mois de juin, si Lusignan gagnait.

– Bah! dit-elle en plaisantant, il peut bien perdre, puisqu'il va tous les nettoyer aux courses.

Il se contenta de répondre par un mince sourire mystérieux.

Puis, légèrement:

– A propos, je me suis permis de donner votre nom à mon outsider, une pouliche… Nana, Nana, cela sonne bien. Vous n'êtes point fâchée?

– Fâchée, pourquoi? dit-elle, ravie au fond.

La causerie continuait, on parlait d'une prochaine exécution capitale où la jeune femme brûlait d'aller, lorsque Satin parut à la porte du cabinet de toilette, en l'appelant d'un ton de prière. Elle se leva aussitôt, elle laissa ces messieurs mollement étendus, achevant leur cigare, discutant une grave question, la part de responsabilité chez un meurtrier atteint d'alcoolisme chronique. Dans le cabinet de toilette, Zoé, tombée sur une chaise, pleurait à chaudes larmes, tandis que Satin vainement tâchait de la consoler.

– Quoi donc? demanda Nana surprise.

– Oh! chérie, parle-lui, dit Satin. Il y a vingt minutes que je veux lui faire entendre raison… Elle pleure parce que tu l'as appelée dinde.

– Oui, madame… c'est bien dur… c'est bien dur… bégaya Zoé, étranglée par une nouvelle crise de sanglots.

Du coup, ce spectacle attendrit la jeune femme. Elle eut de bonnes paroles. Et, comme l'autre ne se calmait pas, elle s'accroupit devant elle, la prit à la taille, dans un geste de familiarité affectueuse.

– Mais, bête, j'ai dit dinde comme j'aurais dit autre chose. Est-ce que je sais! J'étais en colère… Là, j'ai eu tort, calme-toi.

– Moi qui aime tant madame… balbutiait Zoé. Après tout ce que j'ai fait pour madame…

Alors, Nana embrassa la femme de chambre. Puis, voulant montrer qu'elle n'était pas fâchée, elle lui donna une robe qu'elle avait mise trois fois. Leurs querelles finissaient toujours par des cadeaux. Zoé se tamponnait les yeux avec son mouchoir. Elle emporta la robe sur son bras, elle dit encore qu'on était bien triste à la cuisine, que Julien et François n'avaient pas pu manger, tant la colère de madame leur coupait l'appétit. Et madame leur envoya un louis, comme un gage de réconciliation. Le chagrin, autour d'elle, la faisait trop souffrir.

Nana retournait au salon, heureuse d'avoir arrangé cette brouille qui l'inquiétait sourdement pour le lendemain, lorsque Satin lui parla vivement à l'oreille. Elle se plaignait, elle menaçait de s'en aller, si ces hommes la taquinaient encore; et elle exigeait que sa chérie les flanquât tous à la porte, cette nuit-là. Ça leur apprendrait. Puis, ce serait si gentil de rester seules, toutes les deux! Nana, reprise de souci, jurait que ce n'était pas possible. Alors, l'autre la rudoya en enfant violente, imposant son autorité.

– Je veux, entends-tu!.. Renvoie-les ou c'est moi qui file!

Et elle rentra dans le salon, elle s'étendit au fond d'un divan, à l'écart, près de la fenêtre, silencieuse et comme morte, ses grands yeux fixés sur Nana, attendant.

Ces messieurs concluaient contre les nouvelles théories criminalistes; avec cette belle invention de l'irresponsabilité dans certains cas pathologiques, il n'y avait plus de criminels, il n'y avait que des malades. La jeune femme, qui approuvait de la tête, cherchait de quelle façon elle congédierait le comte. Les autres allaient partir; mais lui s'entêterait sûrement. En effet, lorsque Philippe se leva pour se retirer, Georges le suivit aussitôt; sa seule inquiétude était de laisser son frère derrière lui. Vandeuvres resta quelques minutes encore; il tâtait le terrain, il attendait de savoir si, par hasard, une affaire n'obligerait pas Muffat à lui céder la place; puis, quand il le vit s'installer carrément pour la nuit, il n'insista pas, il prit congé en homme de tact. Mais, comme il se dirigeait vers la porte, il aperçut Satin, avec son regard fixe; et, comprenant sans doute, amusé, il vint lui serrer la main.

– Hein? nous ne sommes pas fâchés? murmura-t-il.

Pardonne-moi… Tu es la plus chic, parole d'honneur!

Satin dédaigna de répondre. Elle ne quittait pas des yeux Nana et le comte restés seuls. Ne se gênant plus, Muffat était venu se mettre près de la jeune femme, et lui avait pris les doigts, qu'il baisait. Alors, elle, cherchant une transition, demanda si sa fille Estelle allait mieux. La veille, il s'était plaint de la tristesse de cette enfant; il ne pouvait vivre une journée heureuse chez lui, avec sa femme toujours dehors et sa fille enfermée dans un silence glacé. Nana, pour ces affaires de famille, se montrait toujours pleine de bons avis. Et, comme Muffat s'abandonnant, la chair et l'esprit détendus, recommençait ses doléances.

– Si tu la mariais? dit-elle en se souvenant de la promesse qu'elle avait faite.

Tout de suite, elle osa parler de Daguenet. Le comte, à ce nom, eut une révolte. Jamais, après ce qu'elle lui avait appris!

Elle fit l'étonnée, puis éclata de rire; et le prenant par le cou:

– Oh! le jaloux, si c'est possible!.. Raisonne un peu. On t'avait dit du mal de moi, j'étais furieuse… Aujourd'hui, je serais désolée…

Mais, par-dessus l'épaule de Muffat, elle rencontra le regard de Satin. Inquiète, elle le lâcha, elle continua gravement:

– Mon ami, il faut que ce mariage se fasse, je ne veux pas empêcher le bonheur de ta fille… Ce jeune homme est très bien, tu ne saurais trouver mieux.

Et elle se lança dans un éloge extraordinaire de Daguenet. Le comte lui avait repris les mains; il ne disait plus non, il verrait, on causerait de cela. Puis, comme il parlait de se coucher, elle baissa la voix, elle donna des raisons. Impossible, elle était indisposée; s'il l'aimait un peu, il n'insisterait pas. Pourtant, il s'entêtait, il refusait de partir, et elle faiblissait, lorsque de nouveau elle rencontra le regard de Satin. Alors, elle fut inflexible. Non, ça ne se pouvait pas. Le comte, très ému, l'air souffrant, s'était levé et cherchait son chapeau. Mais, à la porte, il se rappela la parure de saphirs, dont il sentait l'écrin dans sa poche; il voulait la cacher au fond du lit pour qu'elle la trouvât avec ses jambes, en se couchant la première; une surprise de grand enfant qu'il méditait depuis le dîner. Et, dans son trouble, dans son angoisse d'être renvoyé ainsi, il lui remit brusquement l'écrin.

– Qu'est-ce que c'est? demanda-t-elle. Tiens! des saphirs… Ah! oui, cette parure. Comme tu es aimable!.. Dis donc, mon chéri, tu crois que c'est la même? Dans la vitrine, ça faisait plus d'effet.

Ce fut tout son remerciement, elle le laissa partir. Il venait d'apercevoir Satin, allongée dans son attente silencieuse. Alors, il regarda les deux femmes; et, n'insistant plus, se soumettant, il descendit. La porte du vestibule n'était pas refermée, que Satin empoigna Nana par la taille, dansa, chanta. Puis, courant vers la fenêtre:

– Faut voir la tête qu'il a sur le trottoir!

Dans l'ombre des rideaux, les deux femmes s'accoudèrent à la rampe de fer forgé. Une heure sonnait. L'avenue de Villiers, déserte, allongeait la double file de ses becs de gaz, au fond de cette nuit humide de mars, que balayaient de grands coups de vent chargés de pluie. Des terrains vagues faisaient des trous de ténèbres; des hôtels en construction dressaient leurs échafaudages sous le ciel noir. Et elles eurent un fou rire, en voyant le dos rond de Muffat, qui s'en allait le long du trottoir mouillé, avec le reflet éploré de son ombre, au travers de cette plaine glaciale et vide du nouveau Paris. Mais Nana fit taire Satin.

– Prends garde, les sergents de ville!

Alors, elles étouffèrent leurs rires, regardant avec une peur sourde, de l'autre côté de l'avenue, deux figures noires qui marchaient d'un pas cadencé. Nana, dans son luxe, dans sa royauté de femme obéie, avait conservé une épouvante de la police, n'aimant pas à en entendre parler, pas plus que de la mort. Elle éprouvait un malaise, quand un sergent de ville levait les yeux sur son hôtel. On ne savait jamais avec ces gens-là. Ils pourraient très bien les prendre pour des filles, s'ils les entendaient rire, à cette heure de nuit. Satin s'était serrée contre Nana, dans un petit frisson. Pourtant, elles restèrent, intéressées par l'approche d'une lanterne, dansante au milieu des flaques de la chaussée. C'était une vieille chiffonnière qui fouillait les ruisseaux. Satin la reconnut.

– Tiens! dit-elle, la reine Pomaré avec son cachemire d'osier!

Et, tandis qu'un coup de vent leur fouettait à la face une poussière d'eau, elle racontait à sa chérie l'histoire de la reine Pomaré. Oh! une fille superbe autrefois, qui occupait tout Paris de sa beauté; et un chien, et un toupet, les hommes conduits comme des bêtes, de grands personnages pleurant dans son escalier! A présent, elle se soûlait, les femmes du quartier, pour rire un peu, lui faisaient boire de l'absinthe; puis, sur les trottoirs, les galopins la poursuivaient à coups de pierre. Enfin, une vraie dégringolade, une reine tombée dans la crotte! Nana écoutait, toute froide.

– Tu vas voir, ajouta Satin.

Elle siffla comme un homme. La chiffonnière, qui se trouvait sous la fenêtre, leva la tête et se montra, à la lueur jaune de sa lanterne. C'était, dans ce paquet de haillons, sous un foulard en loques, une face bleuie, couturée, avec le trou édenté de la bouche et les meurtrissures enflammées des yeux. Et, Nana, devant cette vieillesse affreuse de fille noyée dans le vin, eut un brusque souvenir, vit passer au fond des ténèbres la vision de Chamont, cette Irma d'Anglars, cette ancienne roulure comblée d'ans et d'honneurs, montant le perron de son château au milieu d'un village prosterné. Alors, comme Satin sifflait encore, riant de la vieille qui ne la voyait pas:

– Finis donc, les sergents de ville! murmura-t-elle d'une voix changée. Rentrons vite, mon chat.

Les pas cadencés revenaient. Elles fermèrent la fenêtre. En se retournant, Nana, grelottante, les cheveux mouillés, resta un instant saisie devant son salon, comme si elle avait oublié et qu'elle fût rentrée dans un endroit inconnu. Elle retrouvait là un air si tiède, si parfumé, qu'elle en éprouvait une surprise heureuse. Les richesses entassées, les meubles anciens, les étoffes de soie et d'or, les ivoires, les bronzes, dormaient dans la lumière rose des lampes; tandis que, de tout l'hôtel muet, montait la sensation pleine d'un grand luxe, la solennité des salons de réception, l'ampleur confortable de la salle à manger, le recueillement du vaste escalier, avec la douceur des tapis et des sièges. C'était un élargissement brusque d'elle-même, de ses besoins de domination et de jouissance, de son envie de tout avoir pour tout détruire. Jamais elle n'avait senti si profondément la force de son sexe. Elle promena un lent regard, elle dit d'un air de grave philosophie:

– Ah bien! on a tout de même joliment raison de profiter, quand on est jeune!

Mais déjà Satin, sur les peaux d'ours de la chambre à coucher, se roulait et l'appelait.

– Viens donc! viens donc!

Nana se déshabilla dans le cabinet de toilette. Pour aller plus vite, elle avait pris à deux mains son épaisse chevelure blonde, et elle la secouait au-dessus de la cuvette d'argent, pendant qu'une grêle de longues épingles tombaient, sonnant un carillon sur le métal clair.

XI

Ce dimanche-là, par un ciel orageux des premières chaleurs de juin, on courait le Grand Prix de Paris au bois de Boulogne. Le matin, le soleil s'était levé dans une poussière rousse. Mais, vers onze heures, au moment où les voitures arrivaient à l'hippodrome de Longchamp, un vent du sud avait balayé les nuages; des vapeurs grises s'en allaient en longues déchirures, des trouées d'un bleu intense s'élargissaient d'un bout à l'autre de l'horizon. Et, dans les coups de soleil qui tombaient entre deux nuées, tout flambait brusquement, la pelouse peu à peu emplie d'une cohue d'équipages, de cavaliers et de piétons, la piste encore vide, avec la guérite du juge, le poteau d'arrivée, les mâts des tableaux indicateurs, puis en face, au milieu de l'enceinte du pesage, les cinq tribunes symétriques, étageant leurs galeries de briques et de charpentes. Au-delà, la vaste plaine s'aplatissait, se noyait dans la lumière de midi, bordée de petits arbres, fermée à l'ouest par les coteaux boisés de Saint-Cloud et de Suresnes, que dominait le profil sévère du mont Valérien.

Nana, passionnée, comme si le Grand Prix allait décider de sa fortune, voulut se placer contre la barrière, à côté du poteau d'arrivée. Elle était venue de très bonne heure, une des premières, dans son landau garni d'argent, attelé à la Daumont de quatre chevaux blancs magnifiques, un cadeau du comte Muffat. Quand elle avait paru à l'entrée de la pelouse, avec deux postillons trottant sur les chevaux de gauche, et deux valets de pied, immobiles derrière la voiture, une bousculade s'était produite parmi la foule, comme au passage d'une reine. Elle portait les couleurs de l'écurie Vandeuvres, bleu et blanc, dans une toilette extraordinaire: le petit corsage et la tunique de soie bleue collant sur le corps, relevés derrière les reins en un pouf énorme, ce qui dessinait les cuisses d'une façon hardie, par ces temps de jupes ballonnées; puis, la robe de satin blanc, les manches de satin blanc, une écharpe de satin blanc en sautoir, le tout orné d'une guipure d'argent que le soleil allumait. Avec ça, crânement, pour ressembler davantage à un jockey, elle s'était posé une toque bleue à plume blanche sur son chignon, dont les mèches jaunes lui coulaient au milieu du dos, pareilles à une énorme queue de poils roux.

Midi sonnait. C'était plus de trois heures à attendre, pour la course du Grand Prix. Lorsque le landau se fut rangé contre la barrière, Nana se mit à l'aise, comme chez elle. Elle avait eu le caprice d'amener Bijou et Louiset. Le chien, couché dans ses jupes, tremblait de froid, malgré la chaleur; tandis que l'enfant, attifé de rubans et de dentelles, avait une pauvre petite figure de cire, muette, pâlie par le grand air. Cependant, la jeune femme, sans s'inquiéter des voisins, causait très haut avec Georges et Philippe Hugon, assis devant elle, sur l'autre banquette, parmi un tel tas de bouquets, des roses blanches et des myosotis bleus, qu'ils disparaissaient jusqu'aux épaules.

– Alors, disait-elle, comme il m'assommait, je lui ai montré la porte… Et voilà deux jours qu'il boude.

Elle parlait de Muffat, seulement elle n'avouait pas aux jeunes gens la vraie cause de cette première querelle. Un soir, il avait trouvé dans sa chambre un chapeau d'homme, une toquade bête, un passant ramené par ennui.

– Vous ne savez pas comme il est drôle, continua-t-elle, s'amusant des détails qu'elle donnait. Au fond, c'est un cagot fini… Ainsi, il dit sa prière tous les soirs. Parfaitement. il croit que je ne m'aperçois de rien, parce que je me couche la première, ne voulant pas le gêner; mais je le guigne de l'oeil, il bredouille, il fait son signe de croix en se tournant pour m'enjamber et aller se mettre au fond…

– Tiens! c'est malin, murmura Philippe. Avant et après, alors?

Elle eut un beau rire.

– Oui, c'est ça, avant et après. Quand je m'endors, je l'entends de nouveau qui bredouille… Mais ce qui devient embêtant, c'est que nous ne pouvons plus nous disputer, sans qu'il retombe dans les curés. Moi, j'ai toujours eu de la religion. Sans doute, blaguez si vous voulez, ça ne m'empêchera pas de croire ce que je crois… Seulement, il est trop raseur, il sanglote, il parle de ses remords. Ainsi, avant-hier, après notre attrapage, il a eu une vraie crise, je n'étais pas rassurée du tout…

Mais elle s'interrompit pour dire:

– Regardez donc, voilà les Mignon qui arrivent. Tiens! ils ont amené les enfants… Sont-ils fagotés, ces petits!

Les Mignon étaient dans un landau aux couleurs sévères, un luxe cossu de bourgeois enrichis. Rose, en robe de soie grise, garnie de bouillonnés et de noeuds rouges, souriait, heureuse de la joie d'Henri et de Charles, assis sur la banquette de devant, engoncés dans leurs tuniques trop larges de collégien. Mais, quand le landau fut venu se ranger près de la barrière, et qu'elle aperçut Nana triomphante au milieu de ses bouquets, avec ses quatre chevaux et sa livrée, elle pinça les lèvres, très raide, tournant la tête. Mignon, au contraire, la mine fraîche, l'oeil gai, envoya un salut de la main. Lui, par principe, restait en dehors des querelles de femmes.

– A propos, reprit Nana, connaissez-vous un petit vieux bien propre, avec des dents mauvaises?.. Un monsieur Venot… Il est venu me voir ce matin.

– Monsieur Venot, dit Georges stupéfait. Pas possible! C'est un jésuite.

– Précisément, j'ai flairé ça. Oh! vous n'avez pas idée de la conversation! Ç'a été d'un drôle!.. Il m'a parlé du comte, de son ménage désuni, me suppliant de rendre le bonheur à une famille… Très poli d'ailleurs, très souriant… Alors, moi, je lui ai répondu que je ne demandais pas mieux, et je me suis engagée à remettre le comte avec sa femme… Vous savez, ce n'est pas une blague, je serais enchantée de les voir tous heureux, ces gens! Puis, ça me soulagerait, car il y a des jours, vrai! où il m'assomme.

Sa lassitude des derniers mois lui échappait dans ce cri de son coeur. Avec ça, le comte paraissait avoir de gros embarras d'argent; il était soucieux, le billet signé à Labordette menaçait de n'être pas payé.

– Justement, la comtesse est là-bas, dit Georges, dont les regards parcouraient les tribunes.

– Où donc? s'écria Nana. A-t-il des yeux, ce bébé!.. Tenez mon ombrelle, Philippe.

Mais Georges, d'un mouvement brusque, avait devancé son frère, ravi de porter l'ombrelle de soie bleue à frange d'argent. Nana promenait une énorme jumelle.

– Ah! oui, je la vois, dit-elle enfin. Dans la tribune de droite, près d'un pilier, n'est-ce pas? Elle est en mauve, avec sa fille en blanc, à côté d'elle… Tiens! Daguenet qui va les saluer.

Alors, Philippe parla du prochain mariage de Daguenet avec cette perche d'Estelle. C'était une chose faite, on publiait les bans. La comtesse résistait d'abord; mais le comte, disait-on, avait imposé sa volonté. Nana souriait.

– Je sais, je sais, murmura-t-elle. Tant mieux pour Paul. C'est un gentil garçon, il mérite ça.

Et, se penchant vers Louiset:

– Tu t'amuses, dis?.. Quelle mine sérieuse!

L'enfant, sans un sourire, regardait tout ce monde, l'air très vieux, comme plein de réflexions tristes sur ce qu'il voyait. Bijou, chassé des jupes de la jeune femme qui remuait beaucoup, était allé trembler contre le petit.

Cependant, la pelouse s'emplissait. Des voitures, continuellement, arrivaient par la porte de la Cascade, en une file compacte, interminable. C'étaient de grands omnibus, la Pauline partie du boulevard des Italiens, chargée de ses cinquante voyageurs, et qui allait se ranger à droite des tribunes; puis, des dog-cart, des victorias, des landaus d'une correction superbe, mêlés à des fiacres lamentables que des rosses secouaient; et des four-in-hand, poussant leurs quatre chevaux, et des mail-coach, avec les maîtres en l'air, sur les banquettes, laissant à l'intérieur les domestiques garder les paniers de champagne; et encore des araignées dont les roues immenses jetaient un éblouissement d'acier, des tandems légers, fins comme des pièces d'horlogerie, qui filaient au milieu d'un bruit de grelots. Par moments, un cavalier passait, un flot de piétons courait, effaré, à travers les équipages. Sur l'herbe, tout d'un coup, le roulement lointain qui venait des allées du Bois cessait dans un frôlement sourd; on n'entendait plus que le brouhaha de la foule croissante, des cris, des appels, des claquements de fouet, envolés dans le plein air. Et, lorsque le soleil, sous les coups de vent, reparaissait au bord d'un nuage, une traînée d'or courait, allumait les harnais et les panneaux vernis, incendiait les toilettes; tandis que, dans cette poussière de clarté, les cochers, très hauts sur leurs sièges, flambaient avec leurs grands fouets.

Mais Labordette descendait d'une calèche où Gaga, Clarisse et Blanche de Sivry lui avaient réservé une place. Comme il se hâtait pour traverser la piste et entrer dans l'enceinte du pesage, Nana le fit appeler par Georges. Puis, quand il fut là:

– A combien suis-je? demanda-t-elle en riant.

Elle voulait parler de Nana, la pouliche, cette Nana qui s'était laissé battre honteusement dans le prix de Diane, et qui même, en avril et en mai derniers, n'avait pas été placée, en courant le prix Des Cars et la Grande Poule des Produits, gagnés par Lusignan, l'autre cheval de l'écurie Vandeuvres. Du coup, Lusignan était passé grand favori; depuis la veille, on le prenait couramment à deux contre un.

– Toujours à cinquante, répondit Labordette.

– Diable! je ne vaux pas cher, reprit Nana, que cette plaisanterie amusait. Alors, je ne me prends pas… Non, fichtre! je ne mets pas un louis sur moi.

Labordette, très pressé, repartait; mais elle le rappela. Elle voulait un conseil. Lui, qui gardait des relations dans le monde des entraîneurs et des jockeys, avait des renseignements particuliers sur les écuries. Vingt fois déjà ses pronostics s'étaient réalisés. Le roi des tipsters, comme on le nommait.

– Voyons, quels chevaux dois-je prendre? répétait la jeune femme. A combien est l'Anglais?

– Spirit? à trois… Valerio II, à trois également… Puis, tous les autres, Cosinus à vingt-cinq, Hasard à quarante, Boum à trente, Pichenette à trente-cinq, Frangipane à dix…

– Non, je ne parie pas pour l'Anglais, moi. Je suis patriote… Hein? peut-être Valerio II; le duc de Corbreuse avait l'air rayonnant tout à l'heure… Eh! non! après tout. Cinquante louis sur Lusignan, qu'en dis-tu?

Labordette la regardait d'un air singulier. Elle se pencha, elle l'interrogea à voix basse, car elle savait que Vandeuvres le chargeait de prendre pour lui aux bookmakers, afin de parier plus à l'aise. S'il avait appris quelque chose, il pouvait bien le dire. Mais Labordette, sans s'expliquer, la décida à s'en remettre à son flair; il placerait ses cinquante louis comme il l'entendrait, et elle ne s'en repentirait pas.

– Tous les chevaux que tu voudras! cria-t-elle gaiement, en le laissant aller; mais pas de Nana, c'est une rosse!

Ce fut un accès de fou rire dans la voiture. Les jeunes gens trouvaient le mot très drôle; tandis que Louiset, sans comprendre, levait ses yeux pâles vers sa mère, dont les éclats de voix le surprenaient. Labordette, d'ailleurs, ne put encore s'échapper. Rose Mignon lui avait fait un signe; et elle lui donnait des ordres, il inscrivait des chiffres sur un calepin. Puis, ce furent Clarisse et Gaga qui le rappelèrent, pour changer leurs paris; elles avaient entendu des mots dans la foule, elles ne voulaient plus de Valerio II et prenaient Lusignan; lui, impassible, écrivait. Enfin, il se sauva, on le vit qui disparaissait, de l'autre côté de la piste, entre deux tribunes.

Les voitures arrivaient toujours. Maintenant, elles se rangeaient sur une cinquième file, s'élargissant le long de la barrière en une masse profonde, toute bariolée par les taches claires des chevaux blancs. Puis, au-delà, c'était une débandade d'autres voitures, isolées, comme échouées dans l'herbe, un pêle-mêle de roues, d'attelages jetés en tous sens, côte à côte, de biais, en travers, tête contre tête. Et, sur les nappes de gazon restées libres, les cavaliers trottaient, les gens à pied mettaient des groupes noirs continuellement en marche. Au-dessus de ce champ de foire, dans la chinure brouillée de la foule, les buvettes haussaient leurs tentes de toile grise, que les coups de soleil blanchissaient. Mais la bousculade, des tas de monde, des remous de chapeaux, avait surtout lieu autour des bookmakers, montés dans des voitures découvertes, gesticulant comme des dentistes, avec leurs cotes près d'eux, collées sur de hautes planches.

– C'est bête tout de même, de ne pas savoir pour quel cheval on parie, disait Nana. Faut que je risque quelques louis moi-même.

Elle s'était mise debout pour choisir un bookmaker qui eût une bonne figure. Cependant, elle oublia son désir, en apercevant toute une foule de sa connaissance. Outre les Mignon, outre Gaga, Clarisse et Blanche, il y avait là, à droite, à gauche, en arrière, au milieu de la masse des voitures qui maintenant emprisonnait son landau, Tatan Néné en compagnie de Maria Blond dans une victoria, Caroline Héquet avec sa mère et deux messieurs dans une calèche, Louise Violaine toute seule, conduisant elle-même un petit panier enrubanné aux couleurs de l'écurie Méchain, orange et vert, Léa de Horn sur une banquette haute de mail-coach, où une bande de jeunes gens faisait un vacarme. Plus loin, dans un huit-ressorts d'une tenue aristocratique, Lucy Stewart, en robe de soie noire très simple, prenait des airs de distinction, à côté d'un grand jeune homme qui portait l'uniforme des aspirants de marine. Mais ce qui stupéfia Nana, ce fut de voir arriver Simonne dans un tandem que Steiner conduisait, avec un laquais derrière, immobile, les bras croisés; elle était éblouissante, toute en satin blanc, rayé de jaune, couverte de diamants depuis la ceinture jusqu'au chapeau; tandis que le banquier, allongeant un fouet immense, lançait les deux chevaux attelés en flèche, le premier un petit alezan doré, au trot de souris, le second un grand bai brun, un stepper, qui trottait les jambes hautes.

– Bigre! dit Nana, ce voleur de Steiner vient donc une fois encore de nettoyer la Bourse!.. Hein? Simonne a-t-elle un chic! C'est trop, on va l'empoigner.

Pourtant, elle échangea un salut, de loin. Elle agitait la main, elle souriait, se tournait, n'oubliait personne pour se faire voir de tous. Et elle continuait de causer.

– Mais c'est son fils que Lucy traîne avec elle! Il est gentil, en uniforme… Voilà donc pourquoi elle prend son air! Vous savez qu'elle a peur de lui et qu'elle se fait passer pour une actrice… Pauvre jeune homme, tout de même! il ne semble pas se douter.

– Bah! murmura Philippe en riant, quand elle voudra, elle lui trouvera une héritière en province.

Nana se taisait. Elle venait d'apercevoir, au plus épais des équipages, la Tricon. Arrivée dans un fiacre, d'où elle ne voyait rien, la Tricon était tranquillement montée sur le siège du cocher. Et, là-haut, redressant sa grande taille, avec sa figure noble aux longues anglaises, elle dominait la foule, elle semblait régner sur son peuple de femmes. Toutes lui souriaient, discrètement. Elle, supérieure, affectait de ne pas les connaître. Elle n'était pas là pour travailler, elle suivait les courses par plaisir, joueuse enragée, ayant la passion des chevaux.

– Tiens! cet idiot de la Faloise! dit Georges tout à coup.

Ce fut un étonnement. Nana ne reconnaissait plus son la Faloise. Depuis qu'il avait hérité, il était devenu d'un chic extraordinaire. Le col brisé, vêtu d'une étoffe de couleur tendre qui collait à ses maigres épaules, coiffé de petits bandeaux, il affectait un dandinement de lassitude, une voix molle, avec des mots d'argot, des phrases qu'il ne se donnait pas la peine de finir.

– Mais il est très bien! déclara Nana, séduite.

Gaga et Clarisse avaient appelé la Faloise, se jetant à sa tête, tâchant de le reprendre. Il les quitta tout de suite, avec un déhanchement de blague et de dédain. Nana l'éblouit, il accourut, se tint sur le marchepied de la voiture; et, comme elle le plaisantait au sujet de Gaga, il murmura:

– Ah! non, fini, la vieille garde! Faut plus me la faire! Et puis, vous savez, c'est vous, maintenant, ma Juliette…

Il avait mis la main sur son coeur. Nana riait beaucoup de cette déclaration si brusque, en plein air. Mais elle reprit:

– Dites donc, ce n'est pas tout ça. Vous me faites oublier que je veux parier… Georges, tu vois ce bookmaker, là-bas, le gros rouge, avec des cheveux crépus. Il a une tête de sale canaille qui me plaît… Tu vas aller lui prendre… Hein? que peut-on bien lui prendre?

Yaş sınırı:
12+
Litres'teki yayın tarihi:
28 ekim 2017
Hacim:
540 s. 1 illüstrasyon
Telif hakkı:
Public Domain
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