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Kitabı oku: «Nouveaux Contes à Ninon», sayfa 5

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LE CHOMAGE

I

Le matin, quand les ouvriers arrivent à l'atelier, ils le trouvent froid, comme noir d'une tristesse de ruine. Au fond de la grande salle, la machine est muette, avec ses bras maigres, ses roues immobiles; et elle met là une mélancolie de plus, elle dont le souffle et le branle animent toute la maison, d'ordinaire, du battement d'un coeur de géant, rude à la besogne.

Le patron descend de son petit cabinet. Il dit d'un air triste aux ouvriers:

– Mes enfants, il n'y a pas de travail aujourd'hui… Les commandes n'arrivent plus; de tous les côtés, je reçois des contre-ordres, je vais rester avec de la marchandise sur les bras. Ce mois de décembre, sur lequel je comptais, ce mois de gros travail, les autres années, menace de ruiner les maisons les plus solides… Il faut tout suspendre.

Et comme il voit les ouvriers se regarder entre eux avec la peur du retour au logis, la peur de la faim du lendemain, il ajoute d'un ton plus bas:

– Je ne suis pas égoïste, non, je vous le jure… Ma situation est aussi terrible, plus terrible peut-être que la vôtre. En huit jours, j'ai perdu cinquante mille francs. J'arrête le travail aujourd'hui, pour ne pas creuser le gouffre davantage; et je n'ai pas le premier sou de mes échéances du 15… Vous voyez, je vous parle en ami, je ne vous cache rien. Demain, peut-être, les huissiers seront ici. Ce n'est pas notre faute, n'est-ce pas? Nous avons lutté jusqu'au bout. J'aurais voulu vous aider à passer ce mauvais moment; mais c'est fini, je suis à terre; je n'ai plus de pain à partager.

Alors, il leur tend la main. Les ouvriers la lui serrent silencieusement. Et, pendant quelques minutes, ils restent là, à regarder leurs outils inutiles, les poings serrés. Les autres matins, dès le jour, les limes chantaient, les marteaux marquaient le rhythme; et tout cela semble déjà dormir dans la poussière de la faillite. C'est vingt, c'est trente familles qui ne mangeront pas la semaine suivante. Quelques femmes qui travaillaient dans la fabrique ont des larmes au bord des yeux. Les hommes veulent paraître plus fermes. Ils font les braves, ils disent qu'on ne meurt pas de faim dans Paris.

Puis, quand le patron les quitte, et qu'ils le voient s'en aller, voûté en huit jours, écrasé peut-être par un désastre plus grand encore qu'il ne l'avoue, ils se retirent un à un, étouffant dans la salle, la gorge serrée, le froid au coeur, comme s'ils sortaient de la chambre d'un mort. Le mort, c'est le travail, c'est la grande machine muette, dont le squelette est sinistre dans l'ombre.

II

L'ouvrier est dehors, dans la rue, sur le pavé. Il a battu les trottoirs pendant huit jours, sans pouvoir trouver du travail. Il est allé de porte en porte, offrant ses bras, offrant ses mains, s'offrant tout entier à n'importe quelle besogne, à la plus rebutante, à la plus dure, à la plus mortelle. Toutes les portes se sont refermées.

Alors, l'ouvrier a offert de travailler à moitié prix. Les portes ne se sont pas rouvertes. Il travaillerait pour rien qu'on ne pourrait le garder. C'est le chômage, le terrible chômage qui sonne le glas des mansardes. La panique a arrêté toutes les industries, et l'argent, l'argent lâche s'est caché.

Au bout des huit jours, c'est bien fini. L'ouvrier a fait une suprême tentative, et il revient lentement, les mains vides, éreinté de misère. La pluie tombe; ce soir-là, Paris est funèbre dans la boue. Il marche sous l'averse, sans la sentir, n'entendant que sa faim, s'arrêtant pour arriver moins vite. Il s'est penché sur un parapet de la Seine; les eaux grossies coulent avec un long bruit; des rejaillissements d'écume blanche se déchirent à une pile du pont. Il se penche davantage, la coulée colossale passe sous lui, en lui jetant un appel furieux. Puis, il se dit que ce serait lâche, et il s'en va.

La pluie a cessé. Le gaz flamboie aux vitrines des bijoutiers. S'il crevait une vitre, il prendrait d'une poignée du pain pour des années. Les cuisines des restaurants s'allument; et, derrière les rideaux de mousseline blanche, il aperçoit des gens qui mangent. Il hâte le pas, il remonte au faubourg, le long des rôtisseries, des charcuteries, des pâtisseries, de tout le Paris gourmand qui s'étale aux heures de la faim.

Comme la femme et la petite fille pleuraient, le matin, il leur a promis du pain pour le soir. Il n'a pas osé venir leur dire qu'il avait menti, avant la nuit tombée. Tout en marchant, il se demande comment il entrera, ce qu'il racontera, pour leur faire prendre patience. Ils ne peuvent pourtant rester plus longtemps sans manger. Lui, essayerait bien, mais la femme et la petite sont trop chétives.

Et, un instant, il a l'idée de mendier. Mais quand une dame ou un monsieur passent à côté de lui, et qu'il songe à tendre la main, son bras se raidit, sa gorge se serre. Il reste planté sur le trottoir, tandis que les gens comme il faut se détournent, le croyant ivre, à voir son masque farouche d'affamé.

III

La femme de l'ouvrier est descendue sur le seuil de la porte, laissant en haut la petite endormie. La femme est toute maigre, avec une robe d'indienne. Elle grelotte dans les souffles glacés de la rue.

Elle n'a plus rien au logis; elle a tout porté au Mont-de-Piété. Huit jours sans travail suffisent pour vider la maison. La veille, elle a vendu chez un fripier la dernière poignée de laine de son matelas; le matelas s'en est allé ainsi; maintenant, il ne reste que la toile. Elle l'a accrochée devant la fenêtre pour empêcher l'air d'entrer, car la petite tousse beaucoup.

Sans le dire à son mari, elle a cherché de son côté. Mais le chômage a frappé plus rudement les femmes que les hommes. Sur son palier, il y a des malheureuses qu'elle entend sangloter pendant la nuit. Elle en a rencontré une tout debout au coin d'un trottoir; une autre est morte; une autre a disparu.

Elle, heureusement, a un bon homme, un mari qui ne boit pas. Ils seraient à l'aise, si des mortes saisons ne les avaient dépouillés de tout. Elle a épuisé les crédits: elle doit au boulanger, à l'épicier, à la fruitière, et elle n'ose plus même passer devant les boutiques. L'après-midi, elle est allée chez sa soeur pour emprunter vingt sous; mais elle a trouvé, là aussi, une telle misère qu'elle s'est mise à pleurer, sans rien dire, et que toutes deux, sa soeur et elle, ont pleuré longtemps ensemble. Puis, en s'en allant, elle a promis d'apporter un morceau de pain, si son mari rentrait avec quelque chose.

Le mari ne rentre pas. La pluie tombe, se réfugie sous la porte; de grosses gouttes clapotent à ses pieds, une poussière d'eau pénètre sa mince robe. Par moments, l'impatience la prend, elle sort, malgré l'averse, elle va jusqu'au bout de la rue, pour voir si elle n'aperçoit pas celui qu'elle attend, au loin, sur la chaussée. Et quand elle revient, elle est trempée; elle passe ses mains sur ses cheveux pour les essuyer; elle patiente encore, secouée par de courts frissons de fièvre.

Le va-et-vient des passants la coudoie. Elle se fait toute petite pour ne gêner personne. Des hommes la regardent en face; elle sent, par moments, des haleines chaudes qui lui effleurent le cou. Tout le Paris suspect, la rue avec sa boue, ses clartés crues, ses roulements de voiture, semble vouloir la prendre et la jeter au ruisseau. Elle a faim, elle est à tout le monde. En face, il y a un boulanger, et elle pense à la petite qui dort, en haut.

Puis, quand le mari se montre enfin, filant comme un misérable le long des maisons, elle se précipite, elle le regarde anxieusement.

– Eh bien! balbutie-t-elle.

Lui, ne répond pas, baisse la tête. Alors, elle monte la première, pâle comme une morte.

IV

En haut, la petite ne dort pas. Elle s'est réveillée, elle songe, en face du bout de chandelle qui agonise sur un coin de la table. Et on ne sait quoi de monstrueux et de navrant passe sur la face de cette gamine de sept ans, aux traits flétris et sérieux de femme faite.

Elle est assise sur le bord du coffre qui lui sert de couche. Ses pieds nus pendent, grelottants; ses mains de poupée maladive ramènent contre sa poitrine les chiffons qui la couvrent. Elle sent là une brûlure, un feu qu'elle voudrait éteindre. Elle songe.

Elle n'a jamais eu de jouets. Elle ne peut aller à l'école, parce qu'elle n'a pas de souliers. Plus petite, elle se rappelle que sa mère la menait au soleil. Mais cela est loin; il a fallu déménager; et, depuis ce temps, il lui semble qu'un grand froid a soufflé dans la maison. Alors, elle n'a plus été contente; toujours elle a eu faim.

C'est une chose profonde dans laquelle elle descend, sans pouvoir la comprendre. Tout le monde a donc faim? Elle a pourtant tâché de s'habituer à cela, et elle n'a pas pu. Elle pense qu'elle est trop petite, qu'il faut être grande pour savoir. Sa mère sait, sans doute, cette chose qu'on cache aux enfants. Si elle osait, elle lui demanderait qui vous met ainsi au monde pour que vous ayez faim.

Puis, c'est si laid, chez eux! Elle regarde la fenêtre où bat la toile du matelas, les murs nus, les meubles écloppés, toute cette honte du grenier que le chômage salit de son désespoir. Dans son ignorance, elle croit avoir rêvé des chambres tièdes avec de beaux objets qui luisaient; elle ferme les yeux pour revoir cela; et, à travers ses paupières amincies, la lueur de la chandelle devient un grand resplendissement d'or dans lequel elle voudrait entrer. Mais le vent souffle, il vient un tel courant d'air par la fenêtre qu'elle est prise d'un accès de toux. Elle a des larmes plein les yeux.

Autrefois, elle avait peur, lorsqu'on la laissait toute seule; maintenant, elle ne sait plus, ça lui est égal. Comme on n'a pas mangé depuis la veille, elle pense que sa mère est descendue chercher du pain. Alors, cette idée l'amuse. Elle taillera son pain en tout petits morceaux; elle les prendra lentement, un à un. Elle jouera avec son pain.

La mère est rentrée; le père a fermé la porte. La petite leur regarde les mains à tous deux, très-surprise. Et, comme ils ne disent rien, au bout d'un bon moment, elle répète sur un ton chantant:

– J'ai faim, j'ai faim.

Le père s'est pris la tête entre les poings, dans un coin d'ombre; il reste là, écrasé, les épaules secouées par de rudes sanglots silencieux. La mère, étouffant ses larmes, est venue recoucher la petite. Elle la couvre avec toutes les bardes du logis, elle lui dit d'être sage, de dormir. Mais l'enfant, dont le froid fait claquer les dents, et qui sent le feu de sa poitrine la brûler plus fort, devient très-hardie. Elle se pend au cou de sa mère; puis, doucement:

– Dis, maman, demande-t-elle, pourquoi donc avons-nous faim?

LE PETIT VILLAGE

I

Où est-il, le petit village? Dans quel pli de terrain cache-t-il ses maisons blanches? Se groupent-elles autour de l'église, au fond de quelque creux? ou, le long d'une grande route, s'en vont-elles gaiement à la file? ou encore grimpent-elles sur un coteau, comme des chèvres capricieuses, étageant et cachant à demi leurs toits rouges dans les verdures?

A-t-il un nom doux à l'oreille, le petit village? Est-ce un nom tendre, aisé aux lèvres françaises, ou quelque nom allemand, rude, hérissé de consonnes, rauque comme un cri de corbeau?

Et moissonne-t-on, vendange-t-on, dans le petit village? Est-ce pays de blés ou pays de vignobles? A cette heure, que font les habitants dans les terres, au grand soleil? Le soir, au retour, le long des sentiers, s'arrêtent-ils pour voir d'un coup d'oeil les larges récoltes, en remerciant le ciel de l'année heureuse?

II

Je me l'imagine volontiers sur un coteau. Il est là, si discret dans les arbres, que, de loin, on le prendrait pour un champ de rochers écroulés et couverts de mousse. Mais des fumées sortent des branches; dans un sentier qui descend la pente, des enfants poussent une brouette. Alors, de la plaine, on le regarde avec une envie jalouse; on passe, en emportant le souvenir de ce nid entrevu.

Non, je le crois plutôt dans un coin de la plaine, au bord d'un ruisseau. Il est si petit qu'un rideau de peupliers le cache à tous les yeux. Ses chaumières, pareilles à des baigneuses chastes, disparaissent dans les oseraies de la rive. Un bout de prairie verte lui sert de tapis; une haie vive le clôt de toutes parts, comme un grand jardin. On passe à côté de lui sans le voir. Les voix des laveuses sonnent, semblables à des voix de fauvettes. Pas un filet de fumée. Il dort dans sa paix, au fond de son alcôve verte.

Aucun de nous ne le connaît. La ville voisine sait à peine qu'il existe, et il est si humble que pas un géographe ne s'est soucié de lui. Ce n'est personne. Son nom prononcé n'éveille aucun souvenir. Dans la foule des villes, aux noms retentissants, il est un inconnu, sans histoire, sans gloires et sans hontes, qui s'efface modestement.

Et c'est pour cela sans doute qu'il sourit si doucement, le petit village. Ses paysans vivent au désert; les marmots se roulent sur la berge; les femmes filent dans l'ombre des arbres. Lui, tout heureux de son obscurité, s'emplit des gaietés du ciel. Il est si loin de la boue et du tapage des grandes cités! Son rayon de soleil lui suffit; sa joie est faite de son silence, de son humilité, de ce rideau de peupliers qui le cache au monde entier.

III

Et, demain peut-être, le monde entier saura qu'il existe, le petit village.

Ah! misère! la rivière sera rouge, le rideau de peupliers aura été rasé par les boulets, les chaumières éventrées montreront le désespoir muet des familles, le petit village sera célèbre.

Plus de chant de laveuses, plus de marmots se roulant sur la berge, plus de récoltes, plus de silence, plus d'humilité heureuse. Un nouveau nom dans l'histoire, victoire ou défaite, une nouvelle page sanglante, un nouveau coin du pays engraissé par le sang de nos enfants.

Il rit, il sommeille, il ignore qu'il donnera son nom à une tuerie, et demain il sanglotera, il retentira dans l'Europe avec des râles d'agonie. Puis, il restera sur la terre comme une tache de sang. Lui, si gai, si tendre, il s'entourera d'un cercle d'ombre sinistre, il verra des visiteurs blêmes passer devant ses ruines, comme on passe devant les dalles de la Morgue. Il sera maudit.

Nous, s'il est Austerlitz ou Magenta, nous l'entendrons sonner dans nos coeurs avec des éclats de clairons. Et, s'il est Waterloo, il roulera lugubrement dans nos mémoires, comme le son d'un tambour voilé d'un crêpe, menant les funérailles de la nation.

Qu'il regrettera alors ses rives solitaires, ses paysans ignorants, son coin perdu, si loin des hommes, connu seulement des hirondelles qui y revenaient à chaque printemps! Souillé, honteux, avec son ciel empli d'un vol de corbeaux, et ses terres grasses puant la mort, il vivra éternellement dans les siècles, comme un coupe-gorge, un endroit louche où deux nations se seront égorgées.

Le nid d'amour, le nid de paix, le petit village, ne sera plus qu'un cimetière, une fosse commune, où les mères éplorées ne pourront aller déposer des couronnes.

IV

La France a semé le monde de ces cimetières lointains. Aux quatre coins de l'Europe, nous pourrions nous agenouiller et prier. Nos champs de repos ne s'appellent pas seulement le Père-Lachaise, Montmartre, Montparnasse; ils s'appellent encore du nom de toutes nos victoires et de toutes nos défaites. Il n'y a pas, sous le ciel, un coin de terre où ne soit couché un Français assassiné, de la Chine au Mexique, des neiges de la Russie aux sables de l'Égypte.

Cimetières silencieux et déserts qui dorment lourdement dans la paix immense de la campagne. La plupart, presque tous, s'ouvrent au pied de quelque hameau désolé dont les murs croulants sont encore pleins d'épouvante. Waterloo n'était qu'une ferme, Magenta comptait à peine cinquante maisons. Un vent affreux a soufflé sur ces infiniment petits, et leurs syllabes, la veille innocentes, ont pris une telle odeur de sang et de poudre, qu'à jamais l'humanité frissonnera, en les sentant sur ses lèvres.

Pensif, je regardais une carte du théâtre de la guerre. Je suivais les bords du Rhin, j'interrogeais les plaines et les montagnes. Le petit village était-il à gauche, était-il à droite du fleuve? Fallait-il le chercher dans les environs des places fortes, ou plus loin, dans quelque solitude large?

Et j'essayais alors, en fermant les yeux, de m'imaginer celle paix, ce rideau de peupliers tiré devant les maisons blanches, ce bout de prairie que rase le vol des hirondelles, ces chansons des lavandières, cette terre vierge que la guerre va violer, et dont les clairons souffleront brutalement la souillure aux quatre coins de l'horizon.

Où est-il donc, le petit village?

[Le petit village était en Alsace. Il s'appelait Woerth.]

SOUVENIRS

I

Oh! l'éternelle pluie, l'ennuyeuse pluie, la pluie grise qui met un crêpe au ciel de mai et de juin! On va à la fenêtre, on soulève un coin de rideau. Le soleil est noyé. Entre deux ondées, il surnage, blafard, verdi, comme un corps d'astre qui s'est suicidé de désespoir, et que quelque marinier céleste ramène d'un coup de croc.

Te rappelles-tu, Ninon, la bise aigre du printemps, quand il a plu? On a quitté Paris avec le printemps des poètes, le printemps rêvé dans le coeur, une saison tiède, des nappes de fleurs, des crépuscules alanguis. On arrive à la nuit tombante, Le ciel est mort, pas un brin de braise n'allume le couchant, morne foyer de cendres froides. Il faut enjamber les flaques des sentiers, avec l'humidité pénétrante des feuillages sur les épaules. Et quand on entre dans la grande pièce mélancolique, où l'hiver a mis tous ses frissons, on grelotte, on ferme portes et fenêtres, on allume un grand feu de sarment, en maudissant les paresses du soleil.

Pendant huit jours, la pluie vous tient au logis. Au loin, au milieu du lac des prairies inondées, toujours le même rideau de peupliers qui se fondent en eau, ruisselants, amaigris, vagues dans la buée qui les noie. Puis, une mer grise, une poussière de pluie roulant et barrant l'horizon. On bâille, on cherche à s'intéresser aux canards qui se risquent sous l'averse, aux parapluies bleus des paysans qui passent. On bâille plus largement. Les cheminées fument, le bois vert pleure sans brûler, il semble que le déluge monte, qu'il gronde à la porte, qu'il pénètre par toutes les fentes comme un sable fin. Et de désespoir on reprend le chemin de fer, on rentre à Paris, niant le soleil, niant le printemps.

Et pourtant rien ne me désespère plus que ces fiacres que l'on rencontre filant vers les gares. Ils sont chargés de malles, ils traversent la ville avec la mine souriante de prisonniers dont on vient de lever l'écrou.

Je bats de mes pieds les trottoirs, je les regarde rouler vers les rivières bleues, les grandes eaux, les grands monts, les grands bois. Celui-ci va peut-être à un trou de rochers, que je connais près de Marseille; on est bien, dans ce trou, où l'on peut se déshabiller comme dans une cabine, et où les vagues viennent vous chercher. Celui-là certainement court en Normandie, dans le coin de verdure que j'aime, près du coteau qui produit ce petit vin aigre dont le bouquet gratte si agréablement le gosier. Cet autre part sans doute pour l'inconnu, ici ou là, quelque part où l'on sera très-bien, à l'ombre, au soleil peut-être, je ne sais, enfin là où je brûle d'aller.

Les cochers tapent leurs rosses du bout du fouet. Ils ne semblent guère se douter qu'ils fouettent mon rêve. Eux, se disent que les malles sont lourdes et que les pourboires sont légers. Ils ne savent même pas qu'ils font le deuil des pauvres garçons qui passent, en voiture dans leurs souliers, et qui sont condamnés à roussir leurs semelles à Paris, sur l'ardent pavé de juillet et d'août.

Oh! cette file de fiacres, chargés de malles, roulant vers les gares! cette vision de la grande cage ouverte, des oiseaux heureux prenant leur volée! cette raillerie cruelle de la liberté traversant les galères de nos rues et de nos places! ce cauchemar de tous mes printemps qui me trouble dans mon cachot, qui m'emplit du désir inassouvi des feuillages et des cieux libres!

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Je voudrais me faire tout petit, tout petit, et me glisser dans la grande malle de cette dame en chapeau rose, dont le coupé se dirige vers la gare de Lyon. On doit être très-bien, dans la malle de cette dame. Je devine des jupes soyeuses, des linges fins, toutes sortes de choses douces, parfumées, tièdes. Je me coucherai sur quelque soie claire, j'aurai sous le nez des mouchoirs de batiste, et si j'ai froid, ma foi, tant pis! je mettrai tous les jupons sur moi.

Elle est fort jolie, cette dame. Vingt-cinq ans au plus. Un menton ravissant avec une fossette qui doit se creuser quand elle rit. Je voudrais la faire rire, pour voir. Ce diable de cocher est bienheureux de la promener dans sa boîte. Elle doit aimer la violette. Je suis sûr que son linge est parfumé à la violette. C'est exquis. Je roule au fond de sa malle pendant des heures, pendant des jours. J'ai creusé mon trou dans le coin à gauche, entre le paquet des chemises et un grand carton qui me gêne un peu. J'ai eu la curiosité de soulever le couvercle du carton; il contenait deux chapeaux, un petit portefeuille plein de lettres, puis des choses que je n'ai pas voulu voir. J'ai mis le carton sous ma tête et m'en suis fait un oreiller. Je roule, je roule. Les bas sont à ma droite; j'ai sous moi trois costumes, et je sens, à ma gauche, des objets plus résistants que je crois reconnaître pour des paires de petites bottes. Mon Dieu, qu'on est donc bien, dans tous ces chiffons musqués!

Où pouvons-nous aller comme ça? Nous arrêterons-nous en Bourgogne? Ferons-nous un détour vers la Suisse, ou descendrons-nous jusqu'à Marseille? Je rêve que nous allons jusqu'au trou de rochers, vous savez, celui où l'on se déshabille comme dans une cabine et où les vagues viennent vous chercher. Elle se baignera. On est à cent lieues des imbéciles. Au fond, le golfe s'arrondit, avec l'immense bleuissement de la Méditerranée. Il y a trois vins, en haut, au bord du trou. Et, pieds nus, sur les larges plaques de pierre jaune qui dallent la mer, nous arracherons des arapèdes, du bout de nos couteaux. Elle n'a pas l'air pimbêche. Elle aimera le grand air, et nous ferons les gamins. Si elle ne sait pas nager, je lui apprendrai.

La malle est rudement secouée. Nous devons monter la rue de Lyon. Et que ce sera délicieux lorsque, arrivée à Marseille, elle ouvrira sa malle! Elle sera bien surprise de me trouver là, dans le coin, à gauche. Pourvu que je ne lui chiffonne pas trop tous ces volants sur lesquels je suis couché! – «Comment, monsieur, vous êtes-là, vous avez osé! – Mais certainement, madame; on ose tout pour sortir de prison…» Et je lui expliquerai, et elle me pardonnera.

Ah! nous voilà arrivés à la gare. Je crois qu'on m'enregistre…

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Hélas! hélas! il pleut, et la dame au chapeau rose s'en va toute seule par la pluie, avec sa grande malle, bâiller chez quelque vieille tante de province, où elle grelottera, dans la mauvaise humeur du printemps frileux.

II

Il faut avoir vécu dans une ville dévote et aristocratique, une de ces petites villes où l'herbe pousse et où les cloches des couvents sonnent les heures dans l'air endormi, pour savoir ce que sont encore les processions de la Fête-Dieu.

A Paris, quatre prêtres font le tour de la Madeleine. En Provence, pendant huit jours, la rue appartient au clergé. Tout le moyen âge ressuscite par les claires après-midi, et s'en va, chantant des cantiques, promenant des cierges, avec deux gendarmes en tête, et le maire, sanglé de son écharpe, à la queue.

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Je me souviens. C'étaient des jours de joie pour nous collégiens, qui ne demandions pas mieux que de courir les rues. S'il faut tout dire, dans ces villes amoureuses, les processions font les affaires des amants. Tout le long du cortège, les filles montrent leurs robes neuves. La robe neuve est de rigueur. Il n'est pas si pauvre demoiselle qui, ces jours-là, n'étrenne quelque indienne. Et le soir, les églises sont noires, bien des mains se rencontrent.

J'appartenais à une société musicale qui était de toutes les solennités. J'ai de gros pèches sur la conscience. Je m'accuse d'avoir, à cette époque, donné l'aubade à plus d'un fonctionnaire revenant de Paris avec le ruban rouge. Je m'accuse d'avoir promené le bon Dieu officiel, les Saints qui font pleuvoir, les saintes Vierges qui guérissent du choléra. J'ai même aidé au déménagement d'un couvent de nonnes cloîtrées. Les pauvres filles, enveloppées dans de larges toiles grises, pour qu'on ne pût rien voir de leur visage ni de leurs membres, trébuchaient, se soutenaient, comme des fantômes de trépassées surpris par l'aube. Et des petites mains blanches, des mains d'enfant, passaient, au bord des toiles grises.

Hélas! oui, j'ai mangé les collations des sacristies. On ne nous payait pas, on nous offrait quelques gâteaux. Je me rappelle que, le jour des recluses, arrivés au nouveau couvent, nous fûmes servis au moyen d'un tour. Les bouteilles, les assiettes de petits fours, se succédaient dans le mur, comme par enchantement. Et quelles bouteilles, grands dieux! des bouteilles de toutes formes, de toutes couleurs, de toutes liqueurs. J'ai souvent rêvé à l'étrange cave qui avait pu fournir une si curieuse variété de vins fins. C'était la confusion dans la douceur.

Depuis ces jours d'erreur, j'ai longuement fait pénitence, et je crois être pardonné.

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Dès le matin, on pavoise les rues que doit suivre la procession. Chaque fenêtre a son lambeau. Dans les quartiers riches, ce sont de vieilles tapisseries à grands personnages mythologiques, tout l'Olympe païen, nu et blafard, venant regarder passer l'Olympe catholique, les vierges blanches, les christs saignants; ce sont encore des courtes-pointes de soie prises au lit de quelque marquise, des rideaux de damas décrochés des tringles du salon, des tapis de velours, toutes sortes d'étoffes riches qui émerveillent les passants. Les bourgeois mettent leurs mousselines brodées, leurs toiles les plus fines. Et, dans les quartiers pauvres, les bonnes femmes, plutôt que de ne rien étaler, pendent leurs fichus, des foulards qu'elles ont cousus ensemble. Alors, les rues sont dignes du bon Dieu.

On a balayé. Dans certains coins, on a dressé des reposoirs. Ces reposoirs sont le sujet de grandes jalousies, de haines qui durent de longs mois. Si le reposoir du quartier des Chartreux est plus beau que celui du quartier Saint-Marc, cela suffit pour faire blanchir les cheveux des dévotes. Tout le quartier contribue au reposoir. Tel a apporté les flambeaux, tel les vases dorés, tel les fleurs, tel les dentelles. C'est un pied-à-terre que le quartier offre au ciel.

Cependant, le long des minces trottoirs, on a aligné deux rangs de chaises. Les curieux attendent, très-tapageurs, riant de ce rire provençal qui a des sonneries de clairon. Les fenêtres se garnissent. La grande chaleur tombe. Et, dans les souffles légers qui se lèvent, passent au loin des volées de cloches, des roulements de tambours.

C'est la procession qui sort de l'église.

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En avant marchent tous les beaux jeunes gens de la ville. C'est une promenade réglementaire. Ils viennent là pour voir et pour être vus. Les filles sont sur les portes. Il y a de discrets saluts, des sourires, des paroles chuchotées entre camarades. Les jeunes gens font ainsi le tour de la ville, entre les deux rangées de croisées pavoisées, uniquement pour passer devant une certaine fenêtre. Ils lèvent la tête, et c'est tout. L'après-midi est douce; les cloches sonnent; des enfants jettent, dans les ruisseaux et sur les pavés, des poignées de fleurs de genêts et des poignées de roses effeuillées.

La rue est rose; les fleurs de genêts font, sur ce carmin pâle, des nappes d'or. Et ce sont d'abord les deux gendarmes qui se montrent. Puis, vient la file des enfants assistés, des pensionnats, des confréries, des vieilles dames, des vieux messieurs. Un christ se balance au bout des bras d'un bedeau. Un moine trapu porte un emblème compliqué où sont représentés tous les instruments de la Passion. Quatre grosses gaillardes, dont la santé fait crever les robes blanches, soutiennent avec des rubans une immense bannière, où dort innocemment un petit mouton. Puis, au-dessus des têtes, dans la lueur des cierges que le plein jour effare, des encensoirs d'argent montent, jetant un éclair, laissant un flot de fumée épaisse, dont la blancheur roule un instant, comme un lambeau envolé de toutes ces robes de mousseline qui se suivent.

La procession va lentement. C'est un piétinement sourd, qui laisse entendre le bruit étouffé des voix. Un éclat de cymbale retentit, des cuivres sonnent. Puis, ce sont des voix aiguës qui se perdent, minces et frêles, dans le grand air. Des balbutiements de lèvres passent. Et, brusquement, de grands silences se font. Ce n'est plus qu'un glissement discret, une chapelle ardente perdue en plein soleil. Au loin, les tambours battent une marche.

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Je me souviens des pénitents. Il y en a encore de toutes les couleurs, les blancs, les gris, les bleus. Ces derniers se sont donné la rude mission d'enterrer les suppliciés. Ils comptent parmi eux les plus illustres noms de la ville. Vêtus d'une robe de serge bleue, coiffés d'une cagoule à bonnet pointu, à long voile percé de deux trous pour les yeux, ils sont vraiment farouches. Les trous sont souvent trop espacés, les yeux louchent sous ce masque terrifiant. Au bord de la robe, passent des pantalons gris perle et des bottines vernies.

Les pénitents sont la grande curiosité. Une procession sans pénitents est un pauvre régal. Et, enfin, vient le clergé. Parfois, des petits enfants portent des palmes, des épis de blé sur des coussins, des couronnes, des pièces d'orfèvrerie. Mais les dévotes retournent leurs chaises, s'agenouillent, regardent en dessous. C'est le dais qui approche. Il est monumental, tendu de velours rouge, surmonté de panaches, échafaudé sur des bâtons dorés. J'ai vu des sous-préfets porter cette litière immense, dans laquelle la religion malade se fait promener au soleil de juin. Une bande d'enfants de choeur marchent à reculons, les encensoirs balancés à toute volée. On n'entend que la psalmodie des prêtres et le bruit argentin des chaînes des encensoirs, à chaque secousse.