Kitabı oku: «Nouveaux Contes à Ninon», sayfa 9
LES QUATRE JOURNÉES DE JEAN GOURDON
I PRINTEMPS
Ce jour-là, vers cinq heures du matin, le soleil entra avec une brusquerie joyeuse dans la petite chambre que j'occupais chez mon oncle Lazare, curé du hameau de Dourgues. Un large rayon jaune tomba sur mes paupières closes, et je m'éveillai dans de la lumière.
Ma chambre, blanchie à la chaux, avec ses murailles et ses meubles de bois blanc, avait une gaieté engageante. Je me mis à la fenêtre, et je regardai la Durance qui coulait, toute large, au milieu des verdures noires de la vallée. Et des souffles frais me caressaient le visage, les murmures de la rivière et des arbres semblaient m'appeler.
J'ouvris ma porte doucement. Il me fallait, pour sortir, traverser la chambre de mon oncle. J'avançai sur la pointe des pieds, craignant que le craquement de mes gros souliers ne réveillât le digne homme qui dormait encore, la face souriante. Et je tremblais d'entendre la cloche de l'église sonner l'Angélus. Mon oncle Lazare, depuis quelques jours, me suivait partout, d'un air triste et fâché. Il m'aurait peut-être empêché d'aller là-bas, sur le bord de la rivière, et de me cacher sous les saules de la rive, afin de guetter au passage Babet, la grande fille brune, qui était née pour moi avec le printemps nouveau.
Mais mon oncle dormait d'un profond sommeil. J'eus comme un remords de le tromper et de me sauver ainsi. Je m'arrêtai un instant à regarder son visage calme, que le repos rendait plus doux; je me souvins avec attendrissement du jour où il était venu me chercher dans la maison froide et déserte que quittait le convoi de ma mère. Depuis ce jour, que de tendresse, que de dévouement, que de sages paroles! Il m'avait donné sa science et sa bonté, toute son intelligence et tout son coeur.
Je fus un instant tenté de lui crier:
– Levez-vous, mon oncle Lazare! allons faire ensemble un bout de promenade, dans cette allée que vous aimez, au bord de la Durance. L'air frais et le jeune soleil vous réjouiront. Vous verrez au retour quel vaillant appétit!
Et Babet qui allait descendre à la rivière, et que je ne pourrais voir, vêtue de ses jupes claires du matin! Mon oncle serait là, il me faudrait baisser les yeux. Il devait faire si bon sous les saules, couché à plat ventre, dans l'herbe fine! Je sentis une langueur glisser en moi, et, lentement, à petits pas, retenant mon souffle, je gagnais la porte. Je descendis l'escalier, je me mis à courir comme un fou dans l'air tiède de la joyeuse matinée de mai.
Le ciel était tout blanc à l'horizon, avec des teintes bleues et roses d'une délicatesse exquise. Le soleil pâle semblait une grande lampe d'argent, dont les rayons pleuvaient dans la Durance en une averse de clartés. Et la rivière, large et molle, s'étendant avec paresse sur le sable rouge, allait d'un bout à l'autre de la vallée, pareille à la coulée d'un métal en fusion. Au couchant, une ligne de collines basses et dentelées faisait sur la pâleur du ciel de légères taches violettes.
Depuis dix ans, j'habitais ce coin perdu. Que de fois mon oncle Lazare m'avait attendu pour me donner ma leçon de latin! Le digne homme voulait faire de moi un savant. Moi, j'étais de l'autre côté de la Durance, je dénichais des pies, je faisais la découverte d'un coteau sur lequel je n'avais pas encore grimpé. Puis, au retour, c'était des remontrances: le latin était oublié, mon pauvre oncle me grondait d'avoir déchiré mes culottes, et il frissonnait en voyant parfois que la peau, par-dessous, se trouvait entamée. La vallée était à moi, bien à moi; je l'avais conquise avec mes jambes, j'en étais le vrai propriétaire, par droit d'amitié. Et ce bout de rivière, ces deux lieues de Durance, comme je les aimais, comme nous nous entendions bien ensemble! Je connaissais tous les caprices de ma chère rivière, ses colères, ses grâces, ses physionomies diverses à chaque heure de la journée.
Ce matin-là, lorsque j'arrivai au bord de l'eau, j'eus comme un éblouissement à la voir si douce et si blanche. Jamais elle n'avait eu un si gai visage. Je me glissai vivement sous les saules, dans une clairière où il y avait une grande nappe de soleil posée sur l'herbe noire. Là, je me couchai à plat ventre, l'oreille tendue, regardant entre les branches le sentier par lequel allait descendre Babet.
– Oh! comme l'oncle Lazare doit dormir! pensais-je.
Et je m'étendais de tout mon long sur la mousse. Le soleil pénétrait mon dos d'une chaleur tiède, tandis que ma poitrine, enfoncée dans l'herbe, était toute fraîche.
N'avez-vous jamais regardé dans l'herbe, de tout près, les yeux sur les brins de gazon? Moi, en attendant Babet, je fouillais indiscrètement du regard une touffe de gazon qui était vraiment tout un monde. Dans ma touffe de gazon, il y avait des rues, des carrefours, des places publiques, des villes entières. Au fond, je distinguais un grand tas d'ombre où les feuilles du dernier printemps pourrissaient de tristesse; puis les tiges légères se levaient, s'allongeaient, se courbaient avec mille élégances, et c'étaient des colonnades frêles, des églises, des forêts vierges. Je vis deux insectes maigres qui se promenaient au milieu de cette immensité; ils étaient certainement perdus, les pauvres enfants, car ils allaient de colonnade en colonnade, de rue en rue, d'une façon effarouchée et inquiète.
Ce fut juste à ce moment qu'en levant les yeux je vis tout au haut du sentier les jupes blanches de Babet se détachant sur la terre noire. Je reconnus sa robe d'indienne grise à petites fleurs bleues. Je m'enfonçai dans l'herbe davantage, j'entendis mon coeur qui battait contre la terre, qui me soulevait presque par légères secousses. Ma poitrine brûlait maintenant, je ne sentais plus les fraîcheurs de la rosée.
La jeune fille descendait lestement. Ses jupes, rasant le sol, avaient des balancements qui me ravissaient. Je la voyais de bas en haut, toute droite, dans sa grâce fière et heureuse. Elle ne me savait point là, derrière les saules; elle marchait d'un pas libre, elle courait sans se soucier du vent qui soulevait un coin de sa robe. Je distinguais ses pieds, trottant vite, vite, et un morceau de ses bas blancs, qui était bien large comme la main, et qui me faisait rougir d'une façon douce et pénible.
Oh! alors, je ne vis plus rien, ni la Durance, ni les saules, ni la blancheur du ciel. Je me moquais bien de la vallée! Elle n'était plus ma bonne amie; ses joies, ses tristesses me laissaient parfaitement froid. Que m'importaient mes camarades, les cailloux et les arbres des coteaux! La rivière pouvait s'en aller tout d'un trait si elle voulait; ce n'est pas moi qui l'aurais regrettée.
Et le printemps, je ne me souciais nullement du printemps! Il aurait emporté le soleil qui me chauffait le dos, ses feuillages, ses rayons, toute sa matinée de mai, que je serais resté là, en extase, à regarder Babet, courant dans le sentier en balançant délicieusement ses jupes. Car Babet avait pris dans mon coeur la place de la vallée, Babet était le printemps. Jamais je ne lui avais parlé. Nous rougissions tous les deux, lorsque nous nous rencontrions dans l'église de mon oncle Lazare. J'aurais juré qu'elle me détestait.
Elle causa, ce jour-là, pendant quelques minutes avec les lavandières. Ses rires perlés arrivaient jusqu'à moi, mêlés à la grande voix de la Durance. Puis, elle se baissa pour prendre un peu d'eau dans le creux de sa main; mais la rive était haute, Babet, qui faillit glisser, se retint aux herbes.
Je ne sais quel frisson me glaça le sang. Je me levai brusquement, et, sans honte, sans rougeur, je courus auprès de la jeune fille. Elle me regarda, effarouchée; puis, elle se mit à sourire. Moi, je me penchai, au risque de tomber. Je réussis à remplir d'eau ma main droite, dont je serrais les doigts. Et je tendis à Babet cette coupe nouvelle, l'invitant à boire.
Les lavandières riaient. Babet, confuse, n'osait accepter, hésitait, tournait la tête à demi. Enfin, elle se décida, elle appuya délicatement les lèvres sur le bout de mes doigts; mais elle avait trop tardé, toute l'eau s'en était allée. Alors elle éclata de rire, elle redevint enfant, et je vis bien qu'elle se moquait de moi.
J'étais fort sot. Je me penchai de nouveau. Cette fois, je pris de l'eau dans mes deux mains, me hâtant de les porter aux lèvres de Babet. Elle but, et je sentis le baiser tiède de sa bouche, qui remonta le long de mes bras jusque dans ma poitrine, qu'il emplit de chaleur.
– Oh! que mon oncle doit dormir! me disais-je tout bas.
Comme je me disais cela, j'aperçus une ombre noire à côté de moi, et, m'étant tourné, j'aperçus mon oncle Lazare en personne, à quelques pas, nous regardant d'un air fâché, Babet et moi. Sa soutane paraissait toute blanche au soleil; il y avait dans ses yeux des reproches qui me donnèrent envie de pleurer.
Babet eut grand'peur. Elle devint rouge, elle se sauva en balbutiant:
– Merci, monsieur Jean, je vous remercie bien.
Moi, essuyant mes mains mouillées, je restai confus, immobile devant mon oncle Lazare.
Le digne homme, les bras pliés, ramenant un coin de sa soutane, regarda Babet qui remontait le sentier en courant, sans tourner la tête. Puis, lorsqu'elle eut disparu derrière les haies, il abaissa ses regards vers moi, et je vis sa bonne figure sourire tristement.
– Jean, me dit-il, viens dans la grande allée. Le déjeuner n'est pas prêt. Nous avons une demi-heure à perdre.
Il se mit à marcher de son pas un peu pesant, évitant les touffes d'herbe mouillées de rosée. Sa soutane, dont un bout traînait sur les graviers, avait de petits claquements sourds. Il tenait son bréviaire sous le bras; mais il avait oublié sa lecture du matin, et il s'avançait, la tête baissée, rêvant, ne parlant point.
Son silence m'accablait. Il était bavard d'ordinaire. A chaque pas, mon inquiétude croissait. Pour sûr, il m'avait vu donner à boire à Babet. Quel spectacle, Seigneur! La jeune fille, riant et rougissant, me baisait le bout des doigts, tandis que moi, me dressant sur les pieds, tendant les bras, je me penchais comme pour l'embrasser. C'est alors que mon action me parut épouvantable d'audace. Et toute ma timidité revint. Je me demandai comment j'avais pu oser me faire baiser les doigts d'une façon si douce.
Et mon oncle Lazare qui ne disait rien, qui marchait toujours à petits pas devant moi, sans avoir un seul regard pour les vieux arbres qu'il aimait! Il préparait sûrement un sermon. Il ne m'emmenait dans la grande allée qu'afin de me gronder à l'aise. Nous en aurions au moins pour une heure: le déjeuner serait froid, je ne pourrais revenir au bord de l'eau et rêver aux tièdes brûlures que les lèvres de Babet avaient laissées sur mes mains.
Nous étions dans la grande allée. Cette allée, large et courte, longeait la rivière; elle était faite de chênes énormes, aux troncs crevassés, qui allongeaient puissamment leurs hautes branches. L'herbe fine tendait un tapis sous les arbres, et le soleil, criblant les feuillages, brodait ce tapis de rosaces d'or. Au loin, tout autour, s'élargissaient des prairies d'un vert cru.
Mon oncle, sans se retourner, sans changer son pas, alla jusqu'au bout de l'allée. Là, il s'arrêta, et je me tins à son côté, comprenant que le moment terrible était venu.
La rivière tournait brusquement; un petit parapet faisait du bout de l'allée une sorte de terrasse. Cette voûte d'ombre donnait sur une vallée de lumière. La campagne s'agrandit largement devant nous, à plusieurs lieues. Le soleil montait dans le ciel, où les rayons d'argent du matin s'étaient changés en un ruissellement d'or; des clartés aveuglantes coulaient de l'horizon, le long des coteaux, s'étalant dans la plaine avec des lueurs d'incendie.
Après un instant de silence, mon oncle Lazare se tourna vers moi.
– Bon Dieu, le sermon! pensai-je.
Et je baissai la tête. D'un geste large, mon oncle me montra la vallée; puis, se redressant:
– Regarde, Jean, me dit-il d'une voix lente, voilà le printemps. La terre est en joie, mon garçon, et je t'ai amené ici, en face de cette plaine de lumière, pour te montrer les premiers sourires de la jeune saison. Vois quel éclat et quelle douceur! Il monte de la campagne des senteurs tièdes qui passent sur nos visages comme des souffles de vie.
Il se tut, paraissant rêver. J'avais relevé le front, étonné, respirant à l'aise. Mon oncle ne prêchait pas.
– C'est une belle matinée, reprit-il, une matinée de jeunesse. Tes dix-huit ans vivent largement, au milieu de ces verdures âgées au plus de dix-huit jours. Tout est splendeur et parfum, n'est-ce pas? la grande vallée te semble un lieu de délices: la rivière est là pour te donner sa fraîcheur, les arbres pour te prêter leur ombre, la campagne entière pour te parler de tendresse, le ciel lui-même pour embraser ces horizons que tu interroges avec espérance et désir. Le printemps appartient aux gamins de ton âge. C'est lui qui enseigne aux garçons la façon de faire boire les jeunes filles…
Je baissai la tête de nouveau. Décidément, mon oncle Lazare m'avait vu.
– Un vieux bonhomme comme moi, continua-t-il, sait malheureusement à quoi s'en tenir sur les grâces du printemps. Moi, mon pauvre Jean, j'aime la Durance parce qu'elle arrose ces prairies et qu'elle fait vivre toute la vallée; j'aime ces jeunes feuillages parce qu'ils m'annoncent les fruits de l'été et de l'automne; j'aime ce ciel parce qu'il est bon pour nous, parce que sa chaleur hâte la fécondité de la terre. Il me faudrait te dire cela un jour ou l'autre; je préfère te le dire aujourd'hui, à cette heure matinale. C'est le printemps lui-même qui te fait la leçon. La terre est un vaste atelier où l'on ne chôme jamais. Regarde cette fleur, à nos pieds: elle est un parfum pour toi; pour moi elle est un travail, elle accomplit sa tâche en produisant sa part de vie, une petite graine noire qui travaillera à son tour, le printemps prochain. Et, maintenant, interroge le vaste horizon. Toute cette joie n'est qu'un enfantement. Si la campagne sourit, c'est qu'elle recommence l'éternelle besogne. L'entends-tu à présent respirer fortement, active et pressée? Les feuilles soupirent, les fleurs se hâtent, le blé pousse sans relâche; toutes les plantes, toutes les herbes se disputent à qui grandira le plus vite; et l'eau vivante, la rivière vient aider le travail commun, et le jeune soleil qui monte dans le ciel, a charge d'égayer l'éternelle besogne des travailleurs.
Mon oncle, à ce moment, me força à le regarder en face. Il acheva en ces termes:
– Jean, tu entends ce que te dit ton ami le printemps. Il est la jeunesse, mais il prépare l'âge mûr; son clair sourire n'est que la gaieté du travail. L'été sera puissant, l'automne sera fécond, car le printemps chante à cette heure, en accomplissant bravement sa tâche.
Je restai fort sot. Je comprenais mon oncle Lazare. Il me faisait bel et bien un sermon, dans lequel il me disait que j'étais un paresseux et que le moment de travailler était venu.
Mon oncle paraissait aussi embarrassé que moi. Après avoir hésité pendant quelques instants:
– Jean, dit-il en balbutiant un peu, tu as eu tort de ne pas venir me tout conter… Puisque tu aimes Babet et que Babet t'aime…
– Babet m'aime! m'écriai-je.
Mon oncle eut un geste d'humeur.
– Eh! laisse-moi dire. Je n'ai pas besoin d'un nouvel aveu… Elle me l'a avoué elle-même.
– Elle vous a avoué cela, elle vous a avoué cela!
Et je sautai brusquement au cou de mon oncle Lazare.
– Oh! que c'est bon! ajoutai-je… Je ne lui avais jamais parlé, vrai… Elle vous a dit ça à confesse, n'est ce pas?.. Jamais je n'aurais osé lui demander si elle m'aimait, moi, jamais je n'en aurais rien su… Oh! que je vous remercie!
Mon oncle Lazare était tout rouge. Il sentait qu'il venait de commettre une maladresse. Il avait pensé que je n'en étais pas à ma première rencontre avec la jeune fille, et voilà qu'il me donnait une certitude, lorsque je n'osais encore rêver une espérance. Il se taisait maintenant; c'était moi qui parlais avec volubilité.
– Je comprends tout, continuai-je. Vous avez raison, il faut que je travaille pour gagner Babet. Mais vous verrez comme je serai courageux… Ah! que vous êtes bon, mon oncle Lazare, et que vous parlez bien! J'entends ce que dit le printemps; je veux avoir, moi aussi, un été puissant, un automne fécond. On est bien ici, on voit toute la vallée; je suis jeune comme elle, je sens la jeunesse en moi qui demande à remplir sa tâche…
Mon oncle me calma.
– C'est bien, Jean, me dit-il. J'ai longtemps espéré faire de toi un prêtre, je ne t'avais donné ma science que dans ce but. Mais ce que j'ai vu ce matin au bord de l'eau, me force à renoncer définitivement à mon rêve le plus cher. C'est le ciel qui dispose de nous. Tu aimeras Dieu d'une autre façon… Tu ne peux rester maintenant dans ce village, où je veux que tu ne rentres que mûri par l'âge et le travail. J'ai choisi pour toi le métier de typographe; ton instruction te servira. Un de mes amis, un imprimeur de Grenoble, t'attend lundi prochain.
Une inquiétude me prit.
– Et je reviendrai épouser Babet? demandai-je.
Mon oncle eut un imperceptible sourire. Sans répondre directement:
– Le reste est à la volonté du ciel, répondit-il.
– Le ciel, c'est vous, et j'ai foi en votre bonté. Oh! mon oncle, faites que Babet ne m'oublie pas. Je vais travailler pour elle.
Alors mon oncle Lazare me montra de nouveau la vallée que la lumière inondait de plus en plus, chaude et dorée.
– Voilà l'espérance, me dit-il. Ne sois pas aussi vieux que moi, Jean. Oublie mon sermon, garde l'ignorance de cette campagne. Elle ne songe pas à l'automne; elle est toute à la joie de son sourire; elle travaille, insouciante et courageuse. Elle espère.
Et nous revînmes à la cure, marchant lentement dans l'herbe que le soleil avait séchée, causant avec des attendrissements de notre prochaine séparation. Le déjeuner était froid, comme je l'avais prévu; mais cela m'importait peu. J'avais des larmes dans les yeux, chaque fois que je regardais mon oncle Lazare. Et, au souvenir de Babet, mon coeur battait à m'étouffer.
Je ne me rappelle pas ce que je fis le reste du jour. J'allai, je crois, me coucher sous mes saules, au bord de l'eau. Mon oncle avait raison, la terre travaillait. En appliquant l'oreille contre le gazon, il me semblait entendre des bruits continus. Alors, je rêvais ma vie. Enfoncé dans l'herbe, jusqu'au soir, j'arrangeai une existence toute de travail, entre Babet et mon oncle Lazare. La jeunesse énergique de la terre avait pénétré dans ma poitrine, que j'appuyais fortement contre la mère commune, et je m'imaginais par instants être un des saules vigoureux qui vivaient autour de moi. Le soir, je ne pus dîner. Mon oncle comprit sans doute les pensées qui m'étouffaient, car il feignit de ne pas remarquer mon peu d'appétit. Dès qu'il me fut permis de me lever, je me hâtai de retourner respirer l'air libre du dehors.
Un vent frais montait de la rivière, dont j'entendais au loin les clapotements sourds. Une lumière veloutée tombait du ciel. La vallée s'étendait comme une mer d'ombre, sans rivage, douce et transparente. Il y avait des bruits vagues dans l'air, une sorte de frémissement passionné, comme un large battement d'ailes, qui aurait passé sur ma tête. Des odeurs poignantes montaient avec la fraîcheur de l'herbe.
J'étais sortis pour voir Babet; je savais que, tous les soirs, elle venait à la cure, et j'allai m'embusquer derrière une haie. Je n'avais plus mes timidités du matin; je trouvais tout naturel de l'attendre là, puisqu'elle m'aimait et que je devais lui annoncer mon départ.
Quand je vis ses jupes dans la nuit limpide, je m'avançai sans bruit.
Puis, à voix basse:
– Babet, murmurai-je, Babet, je suis ici.
Elle ne me reconnut pas d'abord, elle eut un mouvement de terreur. Quand elle m'eut reconnu, elle parut plus effrayée encore, ce qui m'étonna profondément.
– C'est vous, monsieur Jean, me dit-elle. Que faites-vous là? que voulez-vous?
J'étais près d'elle, je lui pris la main.
– Vous m'aimez bien, n'est-ce pas?
– Moi! qui vous a dit cela?
– Mon oncle Lazare.
Elle demeura atterrée. Sa main se mit à trembler dans la mienne. Comme elle allait se sauver, je pris son autre main. Nous étions face à face, dans une sorte de creux que formait la haie, et je sentais le souffle haletant de Babet qui courait tout chaud sur mon visage. La fraîcheur, le silence frissonnant de la nuit, traînaient lentement autour de dans.
– Je ne sais pas, balbutia la jeune fille, je n'ai jamais dit cela… Monsieur le curé a mal entendu… Par grâce, laissez-moi, je suis pressée.
– Non, non, repris-je, je veux que vous sachiez que je pars demain, et que vous me promettiez de m'aimer toujours.
– Vous partez demain!
Oh! le doux cri, et que Babet y mit de tendresse! Il me semble encore entendre sa voix alarmée, pleine de désolation et d'amour.
– Vous voyez bien, criai-je à mon tour, que mon oncle Lazare a dit la vérité. D'ailleurs, il ne ment jamais. Vous m'aimez, vous m'aimez, Babet! Vos lèvres, ce matin, l'avaient confié tout bas à mes doigts.
Et je la fis asseoir au pied de la haie. Mes souvenirs m'ont gardé ma première causerie d'amour, dans sa religieuse innocence. Babet m'écouta comme une petite soeur. Elle n'avait plus peur, elle me confia l'histoire de son amour. Et ce furent des serments solennels, des aveux naïfs, des projets sans fin. Elle jura de n'épouser que moi, je jurai de mériter sa main à force de travail et de tendresse. Il y avait un grillon derrière la haie, qui accompagnait notre causerie de son chant d'espérance, et toute la vallée, chuchotant dans l'ombre, prenait plaisir à nous entendre causer si doucement.
Nous nous séparâmes en oubliant de nous embrasser.
Quand je rentrai dans ma petite chambre, il me sembla que je l'avais quittée depuis une année au moins. Cette journée si courte me paraissait éternelle de bonheur. C'était là ma journée de printemps, la plus tiède, la plus parfumée de ma vie, celle dont le souvenir est aujourd'hui la voix lointaine et émue de ma jeune saison.
II ÉTÉ
Ce jour-là, lorsque je m'éveillai, vers trois heures du matin, j'étais couché sur la terre dure, brisé de lassitude, le visage couvert de sueur. Une nuit de juillet, chaude et lourde, pesait sur ma poitrine.
Autour de moi, mes compagnons dormaient, enveloppés dans leurs capotes; ils tachaient de noir la terre grise, et la plaine obscure haletait; il me semblait entendre la respiration forte d'une multitude endormie. Des bruits perdus, des hennissements de chevaux, des chocs d'armes, s'élevaient dans le silence frissonnant.
Vers minuit, l'armée avait fait halte, et nous avions reçu l'ordre de nous coucher et de dormir. Depuis trois jours nous marchions, brûlés par le soleil, aveuglés par la poussière. L'ennemi était enfin devant nous, là-bas, sur les coteaux de l'horizon. Au petit jour, une bataille décisive devait être livrée.
Un accablement m'avait pris. Pendant trois heures, j'étais resté comme écrasé, sans souffle et sans rêves. L'excès même de la fatigue venait de me réveiller. Maintenant, couché sur le dos, les yeux grands ouverts, je songeais en regardant la nuit, je songeais à cette bataille, à cette tuerie que le soleil allait éclairer. Depuis plus de six ans, au premier coup de feu de chaque combat, je disais adieu à mes chères affections, à Babet, à l'oncle Lazare. Et voilà, un mois à peine avant ma libération, qu'il me fallait leur dire adieu encore, cette fois pour toujours peut-être!
Puis mes pensées s'adoucirent. Les yeux fermés, je vis Babet et mon oncle Lazare. Comme il y avait longtemps que je ne les avais embrassés! Je me souvenais du jour de notre séparation; mon oncle pleurait d'être pauvre, de me laisser partir ainsi, et Babet, le soir, m'avait juré de m'attendre, de ne jamais aimer que moi. J'avais dû tout quitter, mon patron de Grenoble, mes amis de Dourgues. De loin en loin, quelques lettres étaient venues me dire qu'on m'aimait toujours, que le bonheur m'attendait dans ma bien-aimée vallée. Et moi, j'allais me battre, j'allais me faire tuer.
Je me mis à rêver le retour. Je vis mon pauvre vieil oncle sur le seuil de la cure, tendant vers moi ses bras tremblants; et, derrière lui, il y avait Babet toute rouge, en larmes et souriante. Je me jetais dans leurs bras, je les embrassais en balbutiant…
Brusquement, un roulement de tambour me ramena à la terrible réalité. L'aube était venue, la plaine grise s'élargissait dans les vapeurs du matin. Le sol s'anima, des formes vagues surgirent de toutes parts. Un bruit grandissant emplit l'air; c'étaient des appels de clairon, des galops de chevaux, des roulements d'artillerie, des cris de commandement. La guerre se dressait, menaçante, au milieu de mon rêve de tendresse.
Je me levai péniblement; il me sembla que mes os étaient rompus et que ma tête allait se fendre. Je réunis mes hommes à la hâte; car je dois vous dire que j'avais atteint le grade de sergent. Nous reçûmes bientôt l'ordre de nous porter sur la gauche et d'occuper un petit coteau qui dominait la plaine.
Comme nous étions près de partir, le vaguemestre passa en courant, et cria:
– Une lettre pour le sergent Gourdon!
Et il me remit une lettre froissée, maculée, qui traînait depuis huit jours peut-être dans les sacs de cuir de l'administration des postes. Je n'eus que le temps de reconnaître l'écriture de mon oncle Lazare.
– En avant, marche! cria le commandant.
Il me fallut marcher. Pendant quelques secondes, je tins ma pauvre lettre à la main, la dévorant des yeux; elle me brûlait les doigts, j'aurais donné tout au monde pour m'asseoir, pour pleurer à mon aise en la lisant. Je dus me décider à la glisser sous ma tunique, contre mon coeur.
Jamais je n'avais éprouvé une angoisse pareille. Je me disais, pour me consoler, ce que mon oncle m'avait répété souvent: j'étais à l'été de ma vie, à l'heure de la lutte ardente, et il me fallait remplir bravement mon devoir, si je voulais avoir un automne paisible et fécond. Mais ces raisonnements m'exaspéraient davantage; cette lettre, qui venait me parler de bonheur, brûlait mon coeur révolté contre la folie de la guerre. Et je ne pouvais même la lire! J'allais mourir peut-être sans savoir ce qu'elle contenait, sans entendre une dernière fois les bonnes paroles de mon oncle Lazare.
Nous étions arrivés sur le coteau. Nous devions attendre là l'ordre de nous porter en avant. Le champ de bataille se trouvait merveilleusement choisi pour s'égorger à l'aise. L'immense plaine s'étendait toute nue, à plusieurs lieues, sans un arbre, sans une maison. Des haies, des broussailles faisaient de maigres taches sur la blancheur du sol. Jamais je n'ai revu une pareille campagne, une mer de poussière, un sol crayeux, crevé ça et là, montrant ses entrailles brunes. Et jamais non plus, je n'ai revu un ciel d'une pureté si ardente, une si belle et si chaude journée de juillet; à huit heures, l'air embrasé brûlait déjà nos visages. O la splendide matinée, et quelle plaine stérile pour tuer et mourir!
Depuis longtemps la fusillade éclatait avec des bruits secs et irréguliers, appuyée de la voix grave du canon. Les ennemis, des Autrichiens aux vêtements blafards, avaient quitté les hauteurs, et la plaine était sillonnée de longues files d'hommes qui me paraissaient gros comme des insectes. On eût dit une fourmilière en insurrection. Des nuages de fumée traînaient sur le champ de bataille. Par instants, lorsque ces nuages se déchiraient, j'apercevais des soldats qui fuyaient, pris d'une terreur panique. Il y avait ainsi des courants d'effroi qui emportaient les hommes, des élans de honte et de courage qui les amenaient sous les balles.
Je ne pouvais entendre les cris des blessés, ni voir couler le sang. Je distinguais seulement, pareils à des points noirs, les morts que les bataillons laissaient derrière eux. Je me mis à regarder avec curiosité les mouvements des troupes, m'irritant contre la fumée qui me cachait une bonne moitié du spectacle, trouvant une sorte de plaisir égoïste à me savoir en sûreté, tandis que les autres mouraient.
Vers neuf heures, on nous fit avancer. Nous descendîmes le coteau au pas gymnastique, nous dirigeant vers le centre qui pliait. Le bruit régulier de nos pas me parut funèbre. Les plus braves d'entre nous haletaient, pâles, les traits tirés.
Je me suis promis de dire la vérité. Aux premiers sifflements des balles, le bataillon s'arrêta brusquement, tenté de fuir.
– En avant, en avant! criaient les chefs.
Mais nous étions cloués au sol, baissant la tête, lorsqu'une balle sifflait à nos oreilles. Ce mouvement est instinctif; si la honte ne m'avait retenu, je me serais jeté à plat ventre dans la poussière.
Devant nous, il y avait un grand rideau de fumée que nous n'osions franchir. Des éclairs rouges traversaient cette fumée. Et, frémissants, nous n'avancions toujours pas. Mais les balles venaient jusqu'à nous; des soldats tombaient avec un hurlement. Les chefs criaient plus haut:
– En avant, en avant!
Les rangs de derrière, qu'ils poussaient, nous forçaient à marcher. Alors, fermant les yeux, nous prîmes un nouvel élan, nous entrâmes dans la fumée.
Une rage furieuse s'était emparée de nous. Lorsque retentit le cri de: Halte! nous eûmes peine à nous arrêter. Dès qu'on reste immobile, la peur revient, on a des envies de se sauver. La fusillade commença. Nous tirions devant nous, sans viser, trouvant quelque soulagement à envoyer des balles dans la fumée. Je me rappelle que je lâchais mes coups de feu machinalement, les lèvres serrées, les yeux agrandis; je n'avais plus peur, car, à vrai dire, je ne savais plus si j'existais. La seule idée qui me battait dans la tête, était que je tirerais jusqu'à ce que tout fût fini. Mon compagnon de gauche reçut une balle en plein visage et il tomba sur moi; je le repoussai brutalement, essuyant ma joue qu'il avait inondée de sang. Et je me remis à tirer.
Je me souviens encore d'avoir vu notre colonel, M. de Montrevert, ferme et droit sur son cheval, regardant tranquillement du côté de l'ennemi. Cet homme me parut gigantesque. Il n'avait pas de fusil pour se distraire, et sa poitrine s'étalait toute large au-dessus de nous. De temps à autre, il abaissait ses regards, il nous criait d'une voix sèche: