Kitabı oku: «Pot-Bouille», sayfa 15
– Vous ne prenez pas le cigare? interrompit Trublot. Alors, si vous permettez… Il est troué, mais en y collant un papier à cigarette…
Il l'alluma à la bougie que le conseiller tenait toujours; et, se laissant glisser le long d'un mur:
– Tant pis! je m'asseois un peu par terre… J'ai les jambes qui me rentrent dans le corps.
– Enfin, demanda Duveyrier, expliquez-moi où elle peut être?
Bachelard et Gueulin se regardèrent. C'était délicat. Pourtant, l'oncle prit une décision virile, et il conta tout au pauvre homme, les farces de Clarisse, ses continuelles culbutes, les amants qu'elle ramassait derrière lui, à chacune de leurs soirées. Certainement, elle avait dû filer avec le dernier, le gros Payan, ce maçon dont une ville du Midi voulait faire un artiste. Duveyrier écoutait ces abominations d'un air d'horreur. Il laissa échapper ce cri désespéré:
– Il n'y a plus d'honnêteté sur terre!
Et, dans une brusque expansion, il dit ce qu'il avait fait pour elle. Il parla de son âme, l'accusa d'ébranler sa foi aux meilleurs sentiments de l'existence, cachant naïvement sous cette douleur sentimentale le désarroi de ses gros appétits. Clarisse lui était devenue nécessaire. Mais il la retrouverait, dans le seul but de la faire rougir de son procédé, disait-il, et pour voir si son coeur avait perdu toute noblesse.
– Laissez donc! cria Bachelard que l'infortune du conseiller enchantait, elle vous jobardera encore… Il n'y a que la vertu, entendez-vous! Prenez-moi une petite sans malice, innocente comme l'enfant qui vient de naître… Alors, il n'y a pas de danger, on dort tranquille.
Cependant, Trublot fumait contre le mur, les jambes allongées. Il se reposait gravement, on l'oubliait.
– Si ça vous démange, je saurai l'adresse, dit-il. Je connais la bonne.
Duveyrier se retourna, étonné de cette voix qui sortait du plancher; et, quand il l'aperçut fumant tout ce qu'il restait de Clarisse, soufflant de gros nuages de fumée, où il croyait voir passer les vingt-cinq mille francs de meubles, il eut un geste de colère, il répondit:
– Non, elle est indigne de moi… Il faut qu'elle me demande pardon à genoux.
– Tiens! la voilà qui revient! dit Gueulin en prêtant l'oreille.
En effet, quelqu'un marchait dans l'antichambre, une voix disait: «Eh bien? qu'est-ce donc? ils sont tous morts!» Et ce fut Octave qui entra. Il était ahuri de ces pièces vides, de ces portes ouvertes. Mais sa stupéfaction grandit encore, lorsqu'il vit, au milieu du salon nu, les quatre hommes, un à terre, trois debout, éclairés seulement par la maigre bougie, que le conseiller tenait comme un cierge. On le mit au courant d'un mot.
– Pas possible! cria-t-il.
– On ne vous a donc rien dit, en bas? demanda Gueulin.
– Mais non, le concierge m'a tranquillement regardé monter… Tiens! elle a filé! Ça ne m'étonne pas. Elle avait des yeux et des cheveux si drôles!
Il demanda des détails, causa un instant, oubliant la triste nouvelle qu'il apportait. Puis, brusquement, il se tourna vers Duveyrier.
– A propos, c'est votre femme qui m'envoie vous prendre… Votre beau-père se meurt.
– Ah! dit simplement le conseiller.
– Le père Vabre! murmura Bachelard. Je m'y attendais.
– Bah! quand on est au bout de son rouleau! fit remarquer philosophiquement Gueulin.
– Oui, il vaut mieux s'en aller, ajouta Trublot, en train de coller une seconde feuille de papier à cigarette autour de son cigare.
Ces messieurs, pourtant, se décidèrent à quitter l'appartement vide. Octave répétait qu'il s'était engagé sur l'honneur à ramener Duveyrier tout de suite, dans n'importe quel état. Ce dernier ferma la porte soigneusement, comme s'il avait laissé là ses tendresses mortes; mais, en bas, il fut pris d'une honte, Trublot dut rendre la clef au concierge. Puis, sur le trottoir, il se fit un échange silencieux de fortes poignées de main; et, dès que le fiacre eut emporté Octave et Duveyrier, l'oncle Bachelard dit à Gueulin et à Trublot, restés dans la rue déserte:
– Tonnerre de Dieu! il faut que je vous la montre.
Il piétinait depuis un instant, très excité par le désespoir de ce grand serin de conseiller, crevant de son bonheur à lui, de ce bonheur qu'il croyait dû à sa profonde malice, et qu'il ne pouvait plus contenir.
– Vous savez, l'oncle, dit Gueulin, si c'est encore pour nous mener à la porte et nous lâcher…
– Non, tonnerre de Dieu! vous allez la voir. Ça me fera plaisir… Il a beau être près de minuit: elle se lèvera, si elle est couchée… Vous savez, elle est fille d'un capitaine, le capitaine Menu, et elle a une tante très bien, née à Villeneuve, près de Lille, parole d'honneur! On peut aller demander des renseignements chez messieurs Mardienne frères, rue Saint-Sulpice… Ah! tonnerre de Dieu! nous avons besoin de ça, vous allez voir ce que c'est que la vertu!
Et il prit leur bras, Gueulin à sa droite, Trublot à sa gauche, allongeant le pas, en quête d'une voiture pour arriver plus vite.
Cependant, dans le fiacre, Octave avait brièvement raconté l'attaque de M. Vabre, sans cacher que madame Duveyrier connaissait l'adresse de la rue de la Cerisaie. Au bout d'un silence, le conseiller demanda d'une voix dolente:
– Croyez-vous qu'elle me pardonne?
Octave resta muet. Le fiacre roulait toujours, empli d'obscurité, traversé par moments d'un rayon de gaz. Comme ils arrivaient, Duveyrier, torturé d'angoisses, posa une nouvelle question.
– N'est-ce pas? ce que j'ai de mieux à faire est encore de me remettre avec ma femme, en attendant?
– Ce serait peut-être raisonnable, dit le jeune homme, forcé de répondre.
Alors, Duveyrier sentit la nécessité de regretter son beau-père. C'était un homme bien intelligent, une puissance de travail incroyable. D'ailleurs, on allait sans doute pouvoir encore le tirer de là. Rue de Choiseul, ils trouvèrent la porte de la maison ouverte et ils tombèrent sur un groupe, planté devant la loge de M. Gourd. Julie, descendue pour courir chez le pharmacien, s'emportait contre les bourgeois qui se laissent crever entre eux, quand ils sont malades; c'était bon aux ouvriers, de se porter du bouillon et de se faire chauffer des serviettes; depuis deux heures qu'il râlait là-haut, le vieux aurait pu avaler vingt fois sa langue, sans que ses enfants eussent pris seulement la peine de lui mettre un morceau de sucre dans le gosier. Des coeurs secs, disait M. Gourd, des gens qui ne savaient pas se servir de leurs dix doigts, qui se seraient crus déshonorés s'ils avaient donné un lavement à un père; tandis qu'Hippolyte, renchérissant encore, racontait la tête de madame, là-haut, son air bête, ses bras ballants en face de ce pauvre monsieur, autour duquel les domestiques se bousculaient. Mais tous se turent, lorsqu'ils aperçurent Duveyrier.
– Eh bien? demanda celui-ci.
– Le médecin pose des sinapismes à monsieur, répondit Hippolyte. Oh! j'ai eu une peine pour le trouver!
En haut, dans le salon, madame Duveyrier vint à leur rencontre. Elle avait beaucoup pleuré, ses regards brillaient sous ses paupières rougies. Le conseiller ouvrit les bras, plein de gêne; et il l'embrassa, en murmurant:
– Ma pauvre Clotilde!
Surprise de cette effusion inaccoutumée, elle recula. Octave était demeuré en arrière; mais il entendit le mari ajouter à voix basse:
– Pardonne-moi, oublions nos torts, dans cette triste circonstance… Tu le vois, je te reviens, et pour toujours… Ah! je suis bien puni!
Elle ne répondit rien, se dégagea. Puis, reprenant devant Octave son attitude de femme qui veut ignorer:
– Je ne vous aurais pas dérangé, mon ami, car je sais combien cette enquête sur l'affaire de la rue de Provence est pressée. Mais je me suis vue seule, j'ai senti votre présence nécessaire… Mon pauvre père est perdu. Entrez le voir, le docteur est auprès de lui.
Quand Duveyrier eut passé dans la chambre voisine, elle s'approcha d'Octave qui, pour se donner une contenance, se tenait devant le piano. L'instrument était resté ouvert, le morceau de Zémire et Azor se trouvait encore sur le pupitre; et il affectait de le déchiffrer. La lampe n'éclairait toujours de sa lumière douce qu'un angle de la vaste pièce. Madame Duveyrier regarda un instant le jeune homme sans parler, tourmentée d'une inquiétude qui finit par la jeter hors de sa réserve habituelle.
– Il était là-bas? demanda-t-elle d'une voix brève.
– Oui, madame.
– Alors, quoi donc, qu'y a-t-il?
– Cette personne, madame, l'a lâché, en emportant les meubles… Je l'ai trouvé entre les quatre murs, avec une bougie.
Clotilde eut un geste désespéré. Elle comprenait. Sur son beau visage, parut une expression de répugnance et de découragement. Ce n'était pas assez de perdre son père, il fallait encore que ce malheur servit de prétexte à un rapprochement avec son mari! Elle le connaissait bien, il serait toujours sur elle, maintenant que plus rien au dehors ne la protégerait; et, dans son respect de tous les devoirs, elle tremblait de ne pouvoir se refuser à l'abominable corvée. Un instant, elle contempla le piano. De grosses larmes lui remontaient aux yeux, elle dit simplement à Octave:
– Merci, monsieur.
Tous deux passèrent à leur tour dans la chambre de M. Vabre. Duveyrier, très pâle, écoutait le docteur Juillerat qui lui donnait des explications à demi-voix. C'était une attaque d'apoplexie séreuse; le malade pouvait traîner jusqu'au lendemain; mais il n'y avait plus aucune espérance. Clotilde arrivait justement; elle entendit cette condamnation, elle s'affaissa sur une chaise, en se tamponnant les yeux avec son mouchoir, déjà trempé de larmes, tordu, réduit à rien. Pourtant, elle trouva la force de demander au docteur si son pauvre père reprendrait au moins connaissance. Le docteur en doutait; et, comme s'il eût compris le but de la question, il exprima l'espoir que M. Vabre avait depuis longtemps réglé ses affaires. Duveyrier, dont l'esprit semblait être resté rue de la Cerisaie, parut alors s'éveiller. Il regarda sa femme, puis répondit que M. Vabre ne se confiait à personne. Il ne savait donc rien, il avait simplement des promesses en faveur de leur fils Gustave, que son grand-père souvent parlait d'avantager, pour les récompenser de l'avoir pris chez eux. En tout cas, s'il existait un testament, on le trouverait.
– La famille est avertie? dit le docteur Juillerat.
– Mon Dieu! non, murmura Clotilde. J'ai reçu un tel coup!.. Ma première pensée a été d'envoyer monsieur chercher mon mari.
Duveyrier lui jeta un nouveau regard. Maintenant, tous deux s'entendaient. Lentement, il s'approcha du lit, examina M. Vabre, étendu dans sa raideur de cadavre, et dont le masque immobile se marbrait de taches jaunes. Une heure sonnait. Le docteur parla de se retirer, car il avait essayé les révulsifs d'usage, il ne pouvait rien de plus. Le matin, il reviendrait de bonne heure. Enfin, il partait avec Octave, lorsque madame Duveyrier rappela ce dernier.
– Attendons demain, n'est-ce pas? dit-elle, vous m'enverrez Berthe sous un prétexte; je ferai aussi demander Valérie, et ce sont elles qui instruiront mes frères… Ah! les pauvres gens, qu'ils dorment encore tranquilles cette nuit! Il y a bien assez de nous, à veiller dans les larmes.
Et, en face du vieillard dont le râle emplissait la chambre d'un frisson, elle et son mari restèrent seuls.
XI
Lorsque, le lendemain, à huit heures, Octave descendit de sa chambre, il fut très surpris de trouver toute la maison au courant de l'attaque de la veille et de la situation désespérée où était le propriétaire. Du reste la maison ne s'occupait pas du malade: elle ouvrait la succession.
Dans leur petite salle à manger, les Pichon s'attablaient devant des bols de chocolat. Jules appela Octave.
– Dites donc, en voilà un remue-ménage, s'il meurt comme ça! Nous allons en voir de drôles… Savez-vous s'il y a un testament?
Le jeune homme, sans répondre, leur demanda d'où ils tenaient la nouvelle. Marie l'avait remontée de chez la boulangère; d'ailleurs, ça filtrait d'étage en étage, et jusqu'au bout de la rue, par les bonnes. Puis, après avoir allongé une tape à Lilitte qui lavait ses doigts dans le chocolat, la jeune femme dit à son tour:
– Ah! tout cet argent!.. S'il songeait seulement à nous laisser un sou par pièce de cent sous. Mais il n'y a pas de danger!
Et comme Octave les quittait, elle ajouta:
– J'ai fini vos livres, monsieur Mouret… Veuillez les reprendre, n'est-ce pas?
Il descendait vivement, inquiet, se souvenant d'avoir promis à madame Duveyrier de lui envoyer Berthe avant toute indiscrétion, lorsque, au troisième, il tomba sur Campardon, qui sortait.
– Eh bien! dit ce dernier, votre patron hérite. Je me suis laissé conter que le vieux a près de six cent mille francs, plus cet immeuble… Dame! il ne dépensait rien chez les Duveyrier, et il lui restait pas mal sur son magot de Versailles, sans compter les vingt et quelques mille francs des loyers de la maison… Hein? un fameux gâteau à se partager, quand on est trois seulement!
Tout en causant ainsi, il continuait de descendre, derrière Octave. Mais, au second, ils rencontrèrent madame Juzeur, qui revenait de voir ce que sa petite bonne, Louise, pouvait bien faire le matin, à perdre plus d'une heure pour rapporter quatre sous de lait. Elle entra naturellement dans la conversation, très au courant.
– On ne sait pas comment il a réglé ses affaires, murmura-t-elle de son air doux. Il y aura peut-être des histoires.
– Ah bien! dit gaiement l'architecte, je voudrais être à leur place. Ça ne traînerait pas… On fait trois parts égales, chacun prend la sienne, et bonjour bonsoir!
Madame Juzeur se pencha, leva la tête, s'assura de la solitude de l'escalier. Enfin, baissant la voix:
– Et s'ils ne trouvaient pas ce qu'ils attendent?.. Des bruits circulent.
L'architecte écarquillait les yeux. Puis, il haussa les épaules. Allons donc! des fables! Le père Vabre était un vieil avare qui mettait ses économies dans des bas de laine. Et il s'en alla, parce qu'il avait un rendez-vous à Saint-Roch, avec l'abbé Mauduit.
– Ma femme se plaint de vous, dit-il à Octave, en se retournant, après avoir descendu trois marches. Entrez donc causer de temps à autre.
Madame Juzeur retenait le jeune homme.
– Et moi, comme vous me négligez! Je croyais que vous m'aimiez un peu… Quand vous viendrez, je vous ferai goûter une liqueur des îles, oh! quelque chose de délicieux!
Il promit, il se hâta de gagner le vestibule. Mais, avant d'arriver à la petite porte du magasin, ouvrant sous la voûte, il dut encore traverser tout un groupe de bonnes. Celles-là distribuaient la fortune du moribond. Tant pour madame Clotilde, tant pour monsieur Auguste, tant pour monsieur Théophile. Clémence disait des chiffres, carrément; elle les connaissait bien, car elle les tenait d'Hippolyte, lequel avait vu l'argent dans un meuble. Julie pourtant les discutait. Lisa racontait comment son premier maître, un vieux monsieur, l'avait flouée, en crevant sans même lui laisser son linge sale; tandis que, les bras ballants, la bouche ouverte, Adèle écoutait ces histoires d'héritage, qui faisaient crouler devant elle des piles gigantesques de pièces de cent sous. Et, sur le trottoir, l'air solennel, M. Gourd causait avec le papetier d'en face. Pour lui, le propriétaire n'était même plus.
– Moi, ce qui m'intéresse, disait-il, c'est de savoir qui prend la maison… Ils ont tout partagé, très bien! mais la maison, ils ne peuvent pas la couper en trois.
Octave enfin entra dans le magasin. La première personne qu'il vit, assise devant la caisse, fut madame Josserand, déjà coiffée, frottée, sanglée, sous les armes. Près d'elle, Berthe, descendue sans doute à la hâte, dans le négligé charmant d'un peignoir, paraissait très animée. Mais elles se turent en l'apercevant la mère le regarda d'un air terrible.
– Alors, monsieur, dit-elle, c'est ainsi que vous aimez la maison?.. Vous entrez dans les complots des ennemis de ma fille.
Il voulut se défendre, expliquer les faits. Mais elle lui fermait la bouche, elle l'accusait d'avoir passé la nuit, avec les Duveyrier, à chercher le testament, pour y introduire des choses. Et, comme il riait, en demandant quel intérêt il aurait eu à cela, elle reprit:
– Votre intérêt, votre intérêt… Bref! monsieur, vous deviez accourir nous prévenir, puisque Dieu voulait bien vous rendre témoin de l'accident. Quand on pense que, sans moi, ma fille ne saurait rien encore! Oui, on la dépouillait, si je n'avais pas dégringolé l'escalier, à la première nouvelle… Eh! votre intérêt, votre intérêt, monsieur, est-ce qu'on sait? Madame Duveyrier a beau être très fanée, il y a encore des gens peu difficiles pour s'en contenter peut-être.
– Oh! maman! dit Berthe, Clotilde qui est si honnête!
Mais madame Josserand haussa les épaules de pitié.
– Laisse donc! tu sais bien qu'on fait tout pour de l'argent!
Octave dut leur conter l'histoire de l'attaque. Elles se lançaient des coups d'oeil: évidemment, selon le mot de la mère, il y avait eu des manoeuvres. Clotilde était vraiment trop bonne de vouloir épargner des émotions à la famille! Enfin, elles laissèrent le jeune homme se mettre au travail, tout en gardant des doutes sur son rôle dans l'affaire. Leur explication vive continuait.
– Et qui est-ce qui paiera les cinquante mille francs inscrits dans le contrat? dit madame Josserand. Lui sous la terre, on pourra courir après, n'est-ce pas?
– Oh! les cinquante mille francs! murmura Berthe embarrassée. Tu sais qu'il devait, comme vous, donner seulement dix mille francs tous les six mois… Nous n'y sommes pas encore, le mieux est d'attendre.
– Attendre! attendre qu'il revienne pour te les apporter, peut-être!.. Grande cruche, tu veux donc qu'on te vole!.. Non, non! tu vas les exiger tout de suite sur la succession. Nous autres, nous sommes vivants, Dieu merci! On ignore si nous paierons ou si nous ne paierons pas; mais lui, puisqu'il est mort, il faut qu'il paie.
Et elle fit jurer à sa fille de ne pas céder, car elle n'avait jamais donné à personne le droit de la prendre pour une bête. Tout en s'emportant, elle tendait parfois l'oreille vers le plafond, comme si elle eût voulu entendre, à travers l'entresol, ce qui se passait au premier étage, chez les Duveyrier. La chambre du vieux devait se trouver juste sur sa tête. Auguste était bien monté auprès de son père, dès qu'elle l'avait mis au courant de la situation. Mais cela ne la tranquillisait pas, elle rêvait d'y être, elle imaginait des trames compliquées.
– Vas-y donc! finit-elle par crier, dans un élan de tout son coeur. Auguste est trop faible, ils sont encore en train de le ficher dedans!
Alors, Berthe monta. Octave, qui faisait l'étalage, les avait écoutées. Quand il se vit seul avec madame Josserand, et qu'elle se dirigea vers la porte, il lui demanda, dans l'espoir d'un jour de congé, s'il ne serait pas convenable de fermer le magasin.
– Pourquoi donc? dit-elle. Attendez qu'il soit mort. Ce n'est pas la peine de manquer la vente.
Puis, comme il plissait un coupon de soie ponceau, elle ajouta, pour rattraper la dureté de sa phrase:
– Seulement, vous pourriez bien, il me semble, ne pas mettre du rouge à l'étalage.
Au premier, Berthe trouva Auguste près de son père. La chambre n'avait pas changé depuis la veille; elle était toujours moite, silencieuse, emplie du même râle, long et pénible. Sur le lit, le vieillard restait rigide, dans une perte complète du sentiment et du mouvement. La boîte de chêne, pleine de fiches, encombrait encore la table; pas un meuble ne semblait avoir été dérangé ni même ouvert. Cependant, les Duveyrier paraissaient plus abattus, las d'une nuit sans sommeil, les paupières inquiètes, tiraillées par une continuelle préoccupation. Dès sept heures, ils avaient envoyé Hippolyte chercher leur fils Gustave au lycée Bonaparte; et l'enfant, un garçon de seize ans, mince et précoce, était là, dans l'effarement de ce jour inespéré de vacance, à passer près d'un moribond.
– Ah! ma chère, quel coup affreux! dit Clotilde en allant embrasser Berthe.
– Pourquoi ne pas nous prévenir? répondit celle-ci, avec la moue pincée de sa mère. Nous étions là pour vous aider à le supporter.
Auguste, d'un regard, la pria de garder le silence. Le moment n'était pas venu de se quereller. On pouvait attendre. Le docteur Juillerat, qui avait déjà fait une première visite, devait en faire une seconde; mais il ne donnait toujours aucun espoir, le malade ne passerait pas la journée. Auguste communiquait ces nouvelles à sa femme, lorsque Théophile et Valérie entrèrent à leur tour. Tout de suite, Clotilde s'était avancée, et elle répéta en embrassant Valérie:
– Quel coup affreux, ma chère!
Mais Théophile arrivait, très monté.
– Alors, maintenant, dit-il, sans même étouffer sa voix, quand votre père se meurt, c'est votre charbonnier qui doit vous l'apprendre?.. Vous avez donc voulu prendre le temps de retourner ses poches?
Duveyrier se leva, indigné. Mais Clotilde d'un geste l'écarta, tandis qu'elle répondait très bas à son frère:
– Malheureux! l'agonie de notre pauvre père ne t'est pas même sacrée!.. Regarde-le, contemple ton oeuvre; oui, c'est toi qui lui as tourné le sang, en refusant de payer tes termes en retard.
Valérie se mit à rire.
– Voyons, ce n'est pas sérieux, dit-elle.
– Comment! pas sérieux! reprit Clotilde, révoltée. Vous saviez combien il aimait à toucher ses termes… Vous auriez résolu de le tuer, que vous n'auriez pas agi autrement.
Et elles en venaient à des mots plus vifs, elles s'accusaient réciproquement de vouloir mettre la main sur l'héritage, lorsque, toujours maussade et calme, Auguste les rappela au respect.
– Taisez-vous! Vous aurez le temps. Ce n'est pas convenable, à cette heure.
Alors, la famille, se rendant à la justesse de cette observation, prit place autour du lit. Un grand silence tomba, on entendit de nouveau le râle, dans la chambre moite. Berthe et Auguste étaient aux pieds du mourant; Valérie et Théophile, arrivés les derniers, avaient dû se mettre assez loin, près de la table; tandis que Clotilde occupait le chevet, ayant son mari derrière elle; et, au bord même des matelas, elle poussait son fils Gustave, que le vieillard adorait. Tous se regardaient maintenant, sans une parole. Mais les yeux clairs, les lèvres pincées disaient les réflexions sourdes, les raisonnements pleins d'inquiétude et d'irritation, qui passaient dans ces têtes pâles d'héritiers, aux paupières rougies. La vue du collégien, si près du lit, exaspérait surtout les deux jeunes ménages; car, c'était visible, les Duveyrier comptaient sur la présence de Gustave pour attendrir le grand-père, s'il recouvrait sa connaissance.
Même cette manoeuvre était une preuve qu'il ne devait pas exister de testament; et les regard des Vabre allaient furtivement à un vieux coffre-fort, la caisse de l'ancien notaire, qu'il avait apportée de Versailles et fait sceller dans un coin de sa chambre. Il y enfermait, par manie, tout un monde d'objets. Sans doute les Duveyrier s'étaient empressés de fouiller cette caisse, pendant la nuit. Théophile rêvait de leur tendre un piège, pour les faire parler.
– Dites donc, vint-il murmurer enfin à l'oreille du conseiller, si l'on avertissait le notaire… Papa peut vouloir changer ses dispositions.
Duveyrier n'entendit pas d'abord. Comme il s'ennuyait beaucoup dans cette chambre, il avait laissé toute la nuit sa pensée retourner vers Clarisse. Décidément, le plus sage serait de se remettre avec sa femme; mais l'autre était si drôle, quand elle envoyait sa chemise par-dessus sa tête, d'un geste de gamin; et, les yeux vagues, fixés sur le moribond, il la revoyait ainsi, il aurait tout donné pour la posséder encore, rien qu'une fois. Théophile dut répéter sa question.
– J'ai interrogé monsieur Renaudin, répondit alors le conseiller effaré. Il n'y a pas de testament.
– Mais ici?
– Pas plus ici que chez le notaire.
Théophile regarda Auguste: était-ce évident? les Duveyrier avaient fouillé les meubles. Clotilde saisit ce regard et s'irrita contre son mari. Qu'avait-il donc? est-ce que la douleur l'endormait? Et elle ajouta:
– Papa a fait ce qu'il a dû faire, bien sûr… Nous le saurons toujours trop tôt, mon Dieu!
Elle pleurait. Valérie et Berthe, gagnées par sa douleur, se mirent aussi à sangloter doucement. Théophile avait regagné sa chaise sur la pointe des pieds. Il savait ce qu'il voulait savoir. Certainement, si son père reprenait connaissance, il ne laisserait pas les Duveyrier abuser de leur galopin de fils, pour se faire avantager. Mais, comme il s'asseyait, il vit son frère Auguste s'essuyer les yeux, et cela l'émut tellement, qu'à son tour il étrangla: l'idée de la mort lui venait, il mourrait peut-être de cette maladie, c'était abominable. Alors, toute la famille fondit en larmes. Seul, Gustave ne pouvait pleurer. Ça le consternait, il regardait par terre, réglant sa respiration sur le râle, pour s'occuper à quelque chose, comme on leur faisait marquer le pas, pendant les leçons de gymnastique.
Cependant, les heures s'écoulaient. A onze heures, ils eurent une distraction, le docteur Juillerat se présenta de nouveau. L'état du malade empirait, il devenait même douteux, maintenant, qu'il pût reconnaître ses enfants, avant de mourir. Et les sanglots recommençaient, lorsque Clémence vint annoncer l'abbé Mauduit. Clotilde, qui s'était levée, reçut la première ses consolations. Il paraissait pénétré du malheur de la famille, il trouva pour chacun une parole d'encouragement. Puis, avec beaucoup de tact, il parla des droits de la religion, il insinua qu'on ne devait pas laisser partir cette âme sans le secours de l'Église.
– J'y avais songé, murmura Clotilde.
Mais Théophile éleva des objections. Leur père ne pratiquait pas; il avait même eu jadis des idées avancées, car il lisait Voltaire; enfin, le mieux était de s'abstenir, du moment qu'on ne pouvait le consulter. Dans le feu de la discussion, il ajouta même:
– C'est comme si vous apportiez le bon Dieu à ce meuble.
Les trois femmes le firent taire. Elles étaient toutes secouées d'attendrissement, elles donnèrent raison au prêtre, s'excusèrent de ne pas l'avoir envoyé chercher, dans le trouble de la catastrophe. M. Vabre, s'il avait pu parler, aurait certainement consenti, car il n'aimait à se faire remarquer en rien. D'ailleurs, ces dames prenaient tout sur elles.
– Quand ce ne serait que pour le quartier, répétait Clotilde.
– Sans doute, dit l'abbé Mauduit qui approuva vivement. Un homme dans la situation de monsieur votre père doit le bon exemple.
Auguste restait sans opinion. Mais Duveyrier, tiré de ses souvenirs sur Clarisse, dont il se rappelait justement la façon d'enfiler ses bas, une cuisse en l'air, réclama les sacrements avec violence. Il les fallait, pas un membre de sa famille ne mourait sans eux. Le docteur Juillerat, qui s'était écarté par discrétion, évitant même de laisser percer son dédain de libre penseur, s'approcha alors du prêtre et lui dit tout bas, familièrement, comme à un collègue, souvent rencontré dans des occasions pareilles:
– Ça presse, dépêchez-vous.
Le prêtre se hâta de partir. Il annonçait qu'il apporterait la communion et l'extrême-onction, pour parer aux éventualités. Et Théophile, avec son entêtement, murmura:
– Ah bien! si, maintenant, ils font communier les morts malgré eux!
Mais, tout de suite, il y eut une forte émotion. En reprenant sa place, Clotilde avait trouvé le mourant les yeux grands ouverts. Elle ne put retenir un léger cri; la famille accourut, et les yeux du vieillard, lentement, firent le tour du cercle, sans que la tête remuât. Le docteur, d'un air d'étonnement, vint se pencher au chevet, pour suivre cette crise suprême.
– Mon père, c'est nous, vous nous reconnaissez? demanda Clotilde.
M. Vabre la regarda fixement; puis, ses lèvres remuèrent, mais ne rendirent aucun son. Tous se poussaient, voulaient lui arracher sa dernière parole. Valérie, placée derrière, forcée de se hausser sur les pieds, dit avec aigreur:
– Vous l'étouffez. Ecartez-vous donc. S'il désirait quelque chose, on ne pourrait pas savoir.
Les autres durent s'écarter. En effet, les yeux de M. Vabre fouillaient la chambre.
– Il désire quelque chose, c'est certain, murmura Berthe.
– Voici Gustave, répétait Clotilde. Vous le voyez, n'est-ce pas?.. Il est sorti pour vous embrasser. Embrasse ton grand-père, mon petit.
Comme l'enfant, effrayé, reculait, elle le maintenait d'un bras, elle attendait un sourire sur la face décomposée du moribond. Mais Auguste, qui étudiait la direction de ses yeux, déclara qu'il regardait la table: sans doute il voulait écrire. Ce fut un saisissement. Tous s'empressèrent. On apporta la table, on chercha du papier, l'encrier, une plume. Enfin, on le souleva, on l'adossa contre trois oreillers. Le docteur autorisait ces choses, d'un simple clignement de paupières.
– Donnez-lui la plume, disait Clotilde frémissante, sans lâcher Gustave, qu'elle présentait toujours.
Alors, il y eut une minute solennelle. La famille, serrée autour du lit, attendait. M. Vabre, qui semblait ne reconnaître personne, avait laissé échapper la plume de ses doigts. Un instant, il promena les yeux sur la table, où se trouvait la boîte de chêne, pleine de fiches. Puis, glissé des oreillers, tombé en avant comme un chiffon, il allongea le bras par un suprême effort; et, la main dans les fiches, il se mit à patauger, avec le geste d'un bébé heureux, qui pétrit quelque chose de sale. Il rayonnait, il voulait parler, mais il ne bégayait qu'une syllabe, toujours la même, une de ces syllabes où les enfants au maillot mettent un monde de sensations.
– Ga … ga … ga … ga…
C'était au travail de sa vie, à sa grande étude de statistique, qu'il disait adieu. Brusquement, sa tête roula. Il était mort.
– Je m'en doutais, murmura le docteur, qui prit le soin de l'allonger et de lui fermer les yeux, en voyant l'effarement de la famille.
Etait-ce possible? Auguste avait emporté la table, tous restaient muets et glacés. Bientôt, les sanglots éclatèrent. Mon Dieu! puisqu'il n'y avait plus rien à espérer, on arriverait quand même à se partager la fortune. Et Clotilde, après s'être empressée de renvoyer Gustave, pour lui éviter l'affreux spectacle, pleurait sans force, la tête appuyée contre l'épaule de Berthe, qui sanglotait, ainsi que Valérie. Devant la fenêtre, Théophile et Auguste se frottaient rudement les yeux. Mais Duveyrier surtout montrait un désespoir extraordinaire, étouffait de gros sanglots dans son mouchoir. Non, décidément, il ne pourrait vivre sans Clarisse: il aimait mieux mourir tout de suite, comme celui-là; et le regret de sa maîtresse tombant au milieu de ce deuil, le secouait d'une amertume immense.