Kitabı oku: «Pot-Bouille», sayfa 6
– Madame a une crise de nerfs, monsieur n'est pas là, tout le monde en face est au théâtre… Venez, je vous en supplie. Je suis seule, je ne sais que faire.
Valérie était allongée dans un fauteuil de sa chambre, les membres rigides.
La bonne l'avait délacée, sa gorge sortait de son corset ouvert.
D'ailleurs, la crise céda presque tout de suite. Elle ouvrit les yeux, s'étonna d'apercevoir Octave, agit du reste comme devant un médecin.
– Je vous demande pardon, monsieur, murmura-t-elle, la voix encore étranglée. Cette fille n'est chez moi que depuis hier, et elle a perdu la tête.
Sa tranquillité parfaite à ôter son corset et à rattacher sa robe, gêna le jeune homme. Il restait debout, se jurant de ne pas partir ainsi, n'osant pourtant s'asseoir. Elle avait renvoyé la bonne, dont la vue paraissait l'agacer; puis, elle était allée à la fenêtre, pour aspirer fortement l'air froid du dehors, la bouche grande ouverte par de longs bâillements nerveux. Après un silence, ils causèrent. Ça l'avait prise vers quatorze ans, le docteur Juillerat était fatigué de la droguer; tantôt ça la tenait dans les bras, tantôt dans les reins. Enfin, elle s'y accoutumait; autant ça qu'autre chose, puisque personne ne se portait bien, décidément. Et, pendant qu'elle parlait, les membres las, il s'excitait à la regarder, il la trouvait provocante au milieu de son désordre, avec son teint de plomb, son visage tiré par la crise comme par toute une nuit d'amour. Derrière le flot noir de ses cheveux dénoués, qui coulait sur ses épaules, il croyait voir la tête pauvre et sans barbe du mari. Alors, les mains tendues, du geste brutal dont il aurait empoigné une fille, il voulut la prendre.
– Eh bien! quoi donc? dit-elle d'une voix pleine de surprise.
A son tour, elle le regardait, les yeux si froids, la chair si calme, qu'il se sentit glacé et laissa retomber ses mains, avec une lenteur gauche, comprenant le ridicule de son geste. Puis, dans un dernier bâillement nerveux qu'elle étouffait, elle ajouta lentement:
– Ah! cher monsieur, si vous saviez!
Et elle haussa les épaules, sans se fâcher, comme écrasée sous le mépris et la lassitude de l'homme. Octave crut qu'elle se décidait à le faire jeter dehors, quand il la vit se diriger vers un cordon de sonnette, en traînant ses jupes mal renouées. Mais elle désirait du thé, simplement; et elle le commanda très léger et très chaud. Tout à fait démonté, il balbutia, s'excusa, prit la porte, tandis qu'elle s'allongeait de nouveau au fond de son fauteuil, de l'air d'une femme frileuse qui a de gros besoins de sommeil.
Dans l'escalier, Octave s'arrêtait à chaque étage. Elle n'aimait donc pas ça? Il venait de la sentir indifférente, sans désir comme sans révolte, aussi peu commode que sa patronne, madame Hédouin. Pourquoi Campardon la disait-il hystérique? c'était inepte, de l'avoir trompé, en lui contant cette farce; car jamais, sans le mensonge de l'architecte, il n'aurait risqué une telle aventure. Et il restait étourdi du dénouement, troublé dans ses idées sur l'hystérie, songeant aux histoires qui couraient. Le mot de Trublot lui revint: on ne savait pas, avec ces détraquées dont les yeux luisaient comme des braises.
En haut, Octave, vexé contre les femmes, étouffa le bruit de ses bottines. Mais la porte des Pichon s'ouvrit, et il dut se résigner. Marie l'attendait, debout dans l'étroite pièce, que la lampe charbonnée éclairait mal. Elle avait tiré le berceau près de la table, Lilitte dormait là, sous le rond de clarté jaune. Le couvert du déjeuner devait avoir servi pour le dîner, car le livre fermé se trouvait à côté d'une assiette sale, où traînaient des queues de radis.
– Vous avez fini? demanda Octave, étonné du silence de la jeune femme.
Elle semblait ivre, le visage gonflé, comme au sortir d'un sommeil trop lourd.
– Oui, oui, dit-elle avec effort. Oh! j'ai passé une journée, la tête dans les mains, enfoncée là-dedans… Quand ça vous prend, on ne sait plus où l'on est… J'ai très mal au cou.
Et, courbaturée, elle ne parla pas davantage du livre, si pleine de son émotion, des rêveries confuses de sa lecture, qu'elle suffoquait. Ses oreilles bourdonnaient, aux appels lointains du cor, dont sonnait le chasseur de ses romances, dans le bleu des amours idéales. Puis, sans transition, elle dit qu'elle était allée le matin à Saint-Roch entendre la messe de neuf heures. Elle avait beaucoup pleuré, la religion remplaçait tout.
– Ah! je vais mieux, reprit-elle en poussant un profond soupir et en s'arrêtant devant Octave.
Il y eut un silence. Elle lui souriait de ses yeux candides. Jamais il ne l'avait trouvée si inutile, avec ses cheveux rares et ses traits noyés. Mais, comme elle continuait à le contempler, elle devint très pâle, elle chancela; et il dut avancer les mains pour la soutenir.
– Mon Dieu! mon Dieu! bégaya-t-elle dans un sanglot.
Il la gardait, embarrassé.
– Vous devriez prendre un peu de tilleul… C'est d'avoir trop lu.
– Oui, ça m'a tourné sur le coeur, quand je me suis vue seule, en fermant le livre… Que vous êtes bon, monsieur Mouret! Sans vous, je me faisais du mal.
Cependant, il cherchait du regard une chaise, où il pût l'asseoir.
– Voulez-vous que j'allume du feu?
– Merci, ça vous salirait… J'ai bien remarqué que vous portiez toujours des gants.
Et, reprise de suffocation à cette idée, tout d'un coup défaillante, elle donna dans le vide un baiser maladroit, comme au hasard de son rêve, et qui effleura l'oreille du jeune homme.
Octave reçut ce baiser avec stupeur. Les lèvres de la jeune femme étaient glacées. Puis, lorsqu'elle eut roulé contre sa poitrine, dans un abandon de tout le corps, il s'alluma d'un brusque désir, il voulut l'emporter au fond de la chambre. Mais cette approche si rude éveilla Marie de l'inconscience de sa chute; l'instinct de la femme violentée se révoltait, elle se débattit, elle appela sa mère, oubliant son mari, qui allait rentrer, et sa fille, qui dormait près d'elle.
– Pas ça, oh! non, oh! non… C'est défendu.
Lui, ardemment, répétait:
– On ne le saura pas, je ne le dirai à personne.
– Non, monsieur Octave… Vous allez gâter le bonheur que j'ai de vous avoir rencontré… Ça ne nous avancera à rien, je vous assure, et j'avais rêvé des choses…
Alors, il ne parla plus, ayant une revanche à prendre, se disant tout bas, crûment: «Toi, tu vas y passer!». Comme elle refusait de le suivre dans la chambre, il la renversa brutalement au bord de la table; et elle se soumit, il la posséda, entre l'assiette oubliée et le roman, qu'une secousse fit tomber par terre. La porte n'avait pas même été fermée, la solennité de l'escalier montait au milieu du silence. Sur l'oreiller du berceau, Lilitte dormait paisiblement.
Lorsque Marie et Octave se furent relevés, dans le désordre des jupes, ils ne trouvèrent rien à se dire. Elle, machinalement, alla regarder sa fille, ôta l'assiette, puis la reposa. Lui, restait muet, pris du même malaise, tant l'aventure était inattendue; et il se rappelait que, fraternellement, il avait projeté de pendre la jeune femme au cou de son mari. Il finit par murmurer, sentant le besoin de rompre ce silence intolérable:
– Vous n'aviez donc pas fermé la porte?
Elle jeta un coup d'oeil sur le palier, elle balbutia:
– C'est vrai, elle était ouverte.
Sa marche semblait gênée, et il y avait un dégoût sur son visage. Le jeune homme songeait maintenant que ce n'était pas drôle, avec une femme sans défense, au fond de cette solitude et de cette bêtise. Elle n'avait pas même eu de plaisir.
– Tiens! le livre qui est tombé par terre! reprit-elle en le ramassant.
Mais un coin de la reliure s'était cassé. Cela les rapprocha, ce fut un soulagement. La parole leur revenait. Marie se montrait désolée.
– Ce n'est pas ma faute… Vous voyez, je l'avais enveloppé de papier, de peur de le salir… Nous l'avons poussé, sans le faire exprès.
– Il était donc là? dit Octave. Je ne l'ai pas remarqué… Oh! pour moi, je m'en fiche! Mais Campardon tient tant à ses livres!
Tous deux se le passaient, tâchaient de redresser le coin. Leurs doigts se mêlaient, sans un frisson. En réfléchissant aux suites, ils restaient vraiment consternés du malheur arrivé à ce beau volume de George Sand.
– Ça devait mal finir, conclut Marie, les larmes aux yeux.
Octave fut obligé de la consoler. Il inventerait une histoire, Campardon ne le mangerait pas. Et leur embarras recommença, au moment de la séparation. Ils auraient voulu se dire au moins une phrase aimable; mais le tutoiement s'étranglait dans leur gorge. Heureusement, un pas se fit entendre, c'était le mari qui montait. Octave, silencieux, la reprit et la baisa à son tour sur la bouche. Elle se soumit de nouveau, complaisante, les lèvres glacées comme auparavant. Lorsqu'il fut rentré sans bruit dans sa chambre, il se dit, en ôtant son paletot, que celle-là non plus n'avait pas l'air d'aimer ça. Alors, que demandait-elle? et pourquoi tombait-elle aux bras du monde? Décidément, les femmes étaient bien drôles.
Le lendemain, chez les Campardon, après le déjeuner, Octave expliquait une fois de plus qu'il venait de cogner maladroitement le volume, lorsque Marie entra. Elle conduisait Lilitte aux Tuileries, elle demanda si l'on voulait lui confier Angèle. Et, sans trouble, elle sourit à Octave, elle regarda de son air innocent le livre resté sur une chaise.
– Comment donc! c'est moi qui vous remercie, dit madame Campardon. Angèle, va mettre un chapeau… Avec vous, je n'ai pas peur.
Marie, très modeste, dans une simple robe de laine sombre, causa de son mari qui, la veille, était rentré enrhumé, et du prix de la viande, qu'on ne pourrait plus aborder bientôt. Puis, quand elle eut emmené Angèle, tous se penchèrent aux fenêtres, pour les voir partir. Sur le trottoir, Marie poussait doucement, de ses mains gantées, la voiture de Lilitte; pendant que, se sachant regardée, Angèle marchait près d'elle, les yeux à terre.
– Est-elle assez comme il faut! s'écria madame Campardon. Et si douce! et si honnête!
Alors, l'architecte frappa sur l'épaule d'Octave, en disant:
– L'éducation dans la famille, mon cher, il n'y a que ça!
V
Ce soir-là, il y avait réception et concert chez les Duveyrier. Vers dix heures, Octave qu'ils invitaient pour la première fois, achevait de s'habiller dans sa chambre. Il était grave, il éprouvait contre lui-même une sourde irritation. Pourquoi avait-il raté Valérie, une femme si bien apparentée? Et Berthe Josserand, n'aurait-il pas dû réfléchir, avant de la refuser? Au moment où il mettait sa cravate blanche, la pensée de Marie Pichon venait de lui être insupportable: cinq mois de Paris, et rien que cette pauvre aventure! Cela lui était pénible comme une honte, car il sentait profondément le vide et l'inutilité d'une telle liaison. Aussi se jurait-il, en prenant ses gants, de ne plus perdre son temps de la sorte. Il était décidé à agir, puisqu'il pénétrait enfin dans le monde, où les occasions, certes, ne manquaient pas.
Mais, au bout du couloir, Marie le guettait. Pichon n'étant pas là, il fut obligé d'entrer un instant.
– Comme vous voilà beau! murmura-t-elle.
On ne les avait jamais invités chez les Duveyrier, ce qui l'emplissait de respect pour le salon du premier étage. D'ailleurs, elle ne jalousait personne, elle ne s'en trouvait ni la volonté ni la force.
– Je vous attendrai, reprit-elle en tendant le front. Ne remontez pas trop tard, vous me direz si vous vous êtes amusé.
Octave dut mettre un baiser sur ses cheveux. Bien que des rapports se fussent établis, à son gré, lorsqu'un désir ou le désoeuvrement le ramenait près d'elle, ni l'un ni l'autre ne se tutoyait encore. Il descendit enfin; et elle, penchée au-dessus de la rampe, le suivait des yeux.
A la même minute, tout un drame se passait chez les Josserand. La soirée des Duveyrier où ils se rendaient, allait, dans l'esprit de la mère, décider du mariage de Berthe et d'Auguste Vabre. Celui-ci, vivement attaqué depuis quinze jours, hésitait encore, travaillé de doutes évidents sur la question de la dot. Aussi, madame Josserand, pour frapper un coup décisif, avait-elle écrit à son frère, lui annonçant le projet de mariage et lui rappelant ses promesses, avec l'espoir qu'il s'engagerait, dans sa réponse, par quelque phrase dont elle tirerait parti. Et toute la famille attendait neuf heures devant le poêle de la salle à manger, habillée, sur le point de descendre, lorsque M. Gourd avait monté une lettre de l'oncle Bachelard, oubliée sous la tabatière de madame Gourd, depuis la dernière distribution.
– Ah! enfin! dit madame Josserand, en décachetant la lettre.
Le père et les deux filles, anxieusement, la regardaient lire. Autour d'eux, Adèle, qui avait dû habiller ces dames, tournait de son air lourd, desservant la table où traînait encore la vaisselle du dîner. Mais madame Josserand était devenue toute pâle.
– Rien! rien! bégaya-t-elle, pas une phrase nette!.. Il verra plus tard, au moment du mariage… Et il ajoute qu'il nous aime bien tout de même… Quelle fichue canaille!
M. Josserand, en habit, était tombé sur une chaise. Hortense et Berthe s'assirent également, les jambes cassées; et elles restaient là, l'une en bleu, l'autre en rose, dans leurs éternelles toilettes, retapées une fois de plus.
– Je l'ai toujours dit, murmura le père, Bachelard nous exploite… Jamais il ne lâchera un sou.
Debout, vêtue de sa robe feu, madame Josserand relisait la lettre. Puis, elle éclata.
– Ah! les hommes!.. Celui-là, n'est-ce pas? on le croirait idiot, tant il abuse de la vie. Eh bien! pas du tout! Il a beau n'avoir jamais sa raison, il ouvre l'oeil, dès qu'on lui parle d'argent… Ah! les hommes!
Elle se tournait vers ses filles, auxquelles cette leçon s'adressait.
– C'est au point, voyez-vous, que je me demande quelle rage vous prend de vouloir vous marier… Allez, si vous en aviez par-dessus la tête, comme moi! Pas un garçon qui vous aime pour vous et qui vous apporte une fortune, sans marchander! Des oncles millionnaires qui, après s'être fait nourrir pendant vingt ans, ne donneraient seulement pas une dot à leurs nièces! Des maris incapables, oh! oui, monsieur, incapables!
M. Josserand baissa la tête. Cependant, Adèle, sans même écouter, achevait de desservir la table. Mais, tout d'un coup, la colère de madame Josserand tomba sur elle.
– Que faites-vous là, à nous moucharder?.. Allez donc voir dans la cuisine si j'y suis!
Et elle conclut.
– Enfin, tout pour ces vilains moineaux, et, pour nous, une brosse, si le ventre nous démange… Tenez! ils ne sont bons qu'à être fichus dedans! Rappelez-vous ce que je dis!
Hortense et Berthe hochèrent la tête, comme pénétrées de ces conseils. Depuis longtemps, leur mère les avaient convaincues de la parfaite infériorité des hommes, dont l'unique rôle devait être d'épouser et de payer. Un grand silence se fit, dans la salle à manger fumeuse, où la débandade du couvert, laissée par Adèle, mettait une odeur enfermée de nourriture. Les Josserand, en grande toilette, épars et accablés sur des sièges, oubliaient le concert des Duveyrier, songeaient aux continuelles déceptions de l'existence. Au fond de la chambre voisine, on entendait les ronflements de Saturnin, qu'ils avaient couché de bonne heure.
Enfin, Berthe parla.
– C'est raté alors… On se déshabille?
Mais, du coup, madame Josserand retrouva son énergie. Hein? quoi? se déshabiller! et pourquoi donc? est-ce qu'ils n'étaient pas honnêtes, est-ce que leur alliance n'en valait pas une autre? Le mariage se ferait quand même, ou elle crèverait plutôt. Et, rapidement, elle distribua les rôles: les deux demoiselles reçurent l'ordre d'être très aimables pour Auguste, de ne plus le lâcher, tant qu'il n'aurait pas fait le saut; le père avait la mission de conquérir le vieux Vabre et Duveyrier, en disant toujours comme eux, si cela était à la portée de son intelligence; quant à elle, désireuse de ne rien négliger, elle se chargeait des femmes, elle saurait bien les mettre toutes dans son jeu. Puis, se recueillant, jetant un dernier coup d'oeil autour de la salle à manger, comme pour voir si elle n'oubliait aucune arme, elle prit un air terrible d'homme de guerre qui conduirait ses filles au massacre, et dit ce seul mot d'une voix forte:
– Descendons!
Ils descendirent. Dans la solennité de l'escalier, M. Josserand était plein de trouble, car il prévoyait des choses désagréables pour sa conscience trop étroite de brave homme.
Lorsqu'ils entrèrent, on s'écrasait déjà chez les Duveyrier. Le piano à queue, énorme, tenait tout un panneau du salon, devant lequel les dames se trouvaient rangées, sur des files de chaises, comme au théâtre; et deux flots épais d'habits noirs débordaient, aux portes laissées grandes ouvertes de la salle à manger et du petit salon. Le lustre et les appliques, les six lampes posées sur des consoles, éclairaient d'une clarté aveuglante de plein jour la pièce blanc et or, dans laquelle tranchait violemment la soie rouge du meuble et des tentures. Il faisait chaud, les éventails soufflaient, de leur haleine régulière, les pénétrantes odeurs des corsages et des épaules nues.
Mais, justement, madame Duveyrier se mettait au piano. D'un geste, madame Josserand, souriante, la supplia de ne pas se déranger; et elle laissa ses filles au milieu des hommes, en acceptant pour elle une chaise, entre Valérie et madame Juzeur. M. Josserand avait gagné le petit salon, où le propriétaire, M. Vabre, sommeillait à sa place habituelle, dans le coin d'un canapé. On voyait encore là Campardon, Théophile et Auguste Vabre, le docteur Juillerat, l'abbé Mauduit, faisant un groupe; tandis que Trublot et Octave, qui s'étaient retrouvés, venaient de fuir la musique, au fond de la salle à manger. Près d'eux, derrière le flot des habits noirs, Duveyrier, de taille haute et maigre, regardait fixement sa femme assise au piano, attendant le silence. A la boutonnière de son habit, il portait le ruban de la Légion d'honneur, en un petit noeud correct.
– Chut! chut! taisez-vous! murmurèrent des voix amies.
Alors, Clotilde Duveyrier attaqua un nocturne de Chopin, d'une extrême difficulté d'exécution. Grande et belle, avec de magnifiques cheveux roux, elle avait un visage long, d'une pâleur et d'un froid de neige; et, dans ses yeux gris, la musique seule allumait une flamme, une passion exagérée, dont elle vivait, sans aucun autre besoin d'esprit ni de chair. Duveyrier continuait à la regarder; puis, dès les premières mesures, une exaspération nerveuse lui amincit les lèvres, il s'écarta, se tint au fond de la salle à manger. Sur sa face rasée, au menton pointu et aux yeux obliques, de larges plaques rouges indiquaient un sang mauvais, toute une âcreté brûlant à fleur de peau.
Trublot, qui l'examinait, dit tranquillement:
– Il n'aime pas la musique.
– Moi non plus, répondit Octave.
– Oh! vous, ça n'a pas le même inconvénient… Un homme, mon cher, qui avait toujours eu de la chance. Pas plus fort qu'un autre, mais poussé par tout le monde. D'une vieille famille bourgeoise, un père ancien président. Attaché au parquet dès sa sortie de l'École, puis juge suppléant à Reims, de là juge à Paris, au tribunal de première instance, décoré, et enfin conseiller à la cour, avant quarante-cinq ans… Hein! c'est raide! Mais il n'aime pas la musique, le piano a gâté sa vie… On ne peut pas tout avoir.
Cependant, Clotilde enlevait les difficultés avec un sang-froid extraordinaire. Elle était à son piano comme une écuyère sur son cheval. Octave s'intéressa uniquement au travail furieux de ses mains.
– Voyez donc ses doigts, dit-il, c'est épatant!.. Ça doit lui faire mal, au bout d'un quart d'heure.
Et tous deux causèrent des femmes, sans s'occuper davantage de ce qu'elle jouait. Octave éprouva un embarras, en apercevant Valérie: comment agirait-il tout à l'heure? lui parlerait-il ou feindrait-il de ne pas la voir? Trublot montrait un grand dédain: pas une encore qui aurait fait son affaire; et, comme son compagnon protestait, cherchant des yeux, disant qu'il devait y en avoir, là-dedans, dont il se serait accommodé, il déclara doctement:
– Eh bien! faites votre choix, et vous verrez ensuite, au déballage… Hein? pas celle qui a des plumes, là-bas; ni la blonde, à la robe mauve; ni cette vieille, bien qu'elle soit grasse au moins… Je vous le dis, mon cher, c'est idiot, de chercher dans le monde. Des manières, et pas de plaisir!
Octave souriait. Lui, avait sa position à faire; il ne pouvait écouter seulement son goût, comme Trublot, dont le père était si riche. Une rêverie l'envahissait devant ces rangées profondes de femmes, il se demandait laquelle il aurait prise pour sa fortune et sa joie, si les maîtres de la maison lui avaient permis d'en emporter une. Brusquement, comme il les pesait du regard, les unes après les autres, il s'étonna.
– Tiens! ma patronne! Elle vient donc ici?
– Vous l'ignoriez? dit Trublot. Malgré leur différence d'âges, madame Hédouin et madame Duveyrier sont deux amies de pension. Elles ne se quittaient pas, on les appelait les ours blancs, parce qu'elles étaient toujours à vingt degrés au-dessous de zéro… Encore des femmes d'agrément! Si Duveyrier n'avait pas d'autre boule d'eau chaude à se mettre aux pieds, l'hiver!
Mais Octave, maintenant, était sérieux. Pour la première fois, il voyait madame Hédouin en toilette de soirée, les épaules et les bras nus, avec ses cheveux noirs nattés sur le front; et c'était, sous l'ardente lumière, comme la réalisation de ses désirs: une femme superbe, à la santé vaillante, à la beauté calme, qui devait être tout bénéfice pour un homme. Des plans compliqués l'absorbaient déjà, lorsqu'un vacarme le tira de sa rêverie.
– Ouf! c'est fini! dit Trublot.
On complimentait Clotilde. Madame Josserand, qui s'était précipitée, lui serrait les deux mains; tandis que les hommes, soulagés, reprenaient leur conversation, et que les dames, d'une main plus vive, s'éventaient. Duveyrier osa se risquer alors à retourner dans le petit salon, où Trublot et Octave le suivirent. Au milieu des jupes, le premier se pencha à l'oreille du second.
– Regardez à votre droite… Voilà le raccrochage qui commence.
C'était madame Josserand qui lançait Berthe sur Auguste. Il avait eu l'imprudence de venir saluer ces dames. Ce soir-là, sa tête le laissait assez tranquille; il sentait un seul point névralgique, dans l'oeil gauche; mais il redoutait la fin de la soirée, car on allait chanter, et rien ne lui était plus mauvais.
– Berthe, dit la mère, indique donc à monsieur le remède que tu as copié pour lui, dans un livre… Oh! c'est souverain contre les migraines!
Et, la partie étant engagée, elle les laissa debout, près d'une fenêtre.
– Diable! s'ils en sont à la pharmacie! murmura Trublot.
Dans le petit salon, M. Josserand, désireux de satisfaire sa femme, était resté devant M. Vabre, très embarrassé, car le vieillard dormait, et il n'osait le réveiller pour se montrer aimable. Mais, quand la musique cessa, M. Vabre ouvrit les paupières. Petit et gros, complètement chauve, avec deux touffes de cheveux blancs sur les oreilles, il avait une face rougeaude, à la bouche lippue, aux yeux ronds et à fleur de tête. M. Josserand s'étant informé poliment de sa santé, la conversation s'engagea. L'ancien notaire, dont les quatre ou cinq idées se déroulaient toujours dans le même ordre, lâcha d'abord une phrase sur Versailles, où il avait exercé pendant quarante ans; ensuite, il parla de ses fils, regrettant encore que ni l'aîné ni le cadet ne se fût montré assez capable pour reprendre son étude, ce qui l'avait décidé à vendre et à venir habiter Paris; enfin, arriva l'histoire de sa maison, dont la construction restait le roman de son existence.
– J'ai englouti là trois cent mille francs, monsieur. Une spéculation superbe, disait mon architecte. Aujourd'hui, j'ai bien de la peine à retrouver mon argent; d'autant plus que tous mes enfants sont venus se loger chez moi, avec l'idée de ne pas me payer, et que je ne toucherais jamais un terme, si je ne me présentais moi-même, le quinze… Heureusement, le travail me console.
– Vous travaillez toujours beaucoup? demanda M. Josserand.
– Toujours, toujours, monsieur! répondit le vieillard avec une énergie désespérée. Le travail, c'est ma vie.
Et il expliqua son grand ouvrage. Depuis dix ans, il dépouillait chaque année le catalogue officiel du Salon de peinture, portant sur des fiches, à chaque nom de peintre, les tableaux exposés. Il en parlait d'un air de lassitude et d'angoisse; l'année lui suffisait à peine, c'était une besogne si ardue souvent, qu'il y succombait: ainsi, par exemple, lorsqu'une femme artiste se mariait et qu'elle exposait ensuite sous le nom de son mari, comment pouvait-il s'y reconnaître?
– Jamais mon travail ne sera complet, c'est ce qui me tue, murmura-t-il.
– Vous vous intéressez aux arts? reprit M. Josserand, pour le flatter.
M. Vabre le regarda, plein de surprise.
– Mais non, je n'ai pas besoin de voir les tableaux. Il s'agit d'un travail de statistique… Tenez! il vaut mieux que je me couche, j'aurai la tête plus libre demain. Bonsoir, monsieur.
Il s'appuya sur une canne, qu'il gardait même dans l'appartement, et se retira d'une marche pénible, les reins déjà gagnés par la paralysie. M. Josserand restait perplexe: il n'avait pas très bien compris, il craignait de ne pas avoir parlé des fiches avec assez d'enthousiasme.
Mais un léger brouhaha qui vint du grand salon, ramena Trublot et Octave près de la porte. Ils virent entrer une dame d'environ cinquante ans, très forte et encore belle, suivie par un jeune homme correct, l'air sérieux.
– Comment! ils arrivent ensemble! murmura Trublot. Eh bien! ne vous gênez plus!
C'étaient madame Dambreville et Léon Josserand. Elle devait le marier; puis, elle l'avait gardé pour son usage, en attendant; et ils étaient en pleine lune de miel, ils s'affichaient dans les salons bourgeois. Des chuchotements coururent parmi les mères ayant des filles à caser. Mais madame Duveyrier s'avançait au-devant de madame Dambreville, qui lui fournissait des jeunes gens pour ses choeurs. Tout de suite, madame Josserand la lui enleva et la combla d'amitiés, réfléchissant qu'elle pouvait avoir besoin d'elle. Léon échangea un mot froid avec sa mère; pourtant, depuis sa liaison, celle-ci commençait à croire qu'il ferait tout de même quelque chose.
– Berthe ne vous voit pas, dit-elle à madame Dambreville. Excusez-la, elle est en train d'indiquer un remède à monsieur Auguste.
– Mais ils sont très bien ensemble, il faut les laisser, répondit la dame, qui comprenait, sur un coup d'oeil.
Toutes deux, maternellement, regardèrent Berthe. Elle avait fini par pousser Auguste dans l'embrasure de la fenêtre, où elle l'enfermait de ses jolis gestes. Il s'animait, il risquait la migraine.
Cependant, un groupe d'hommes graves causaient politique, dans le petit salon. La veille, à propos des affaires de Rome, il y avait eu une séance orageuse au Sénat, où l'on discutait l'adresse; et le docteur Juillerat, d'opinion athée et révolutionnaire, soutenait qu'il fallait donner Rome au roi d'Italie; tandis que l'abbé Mauduit, une des têtes du parti ultramontain, prévoyait les plus sombres catastrophes, si la France ne versait pas jusqu'à la dernière goutte de son sang, pour le pouvoir temporel des papes.
– Peut-être trouverait-on encore un modus vivendi acceptable de part et d'autre, fit remarquer Léon Josserand, qui arrivait.
Il était alors secrétaire d'un avocat célèbre, député de la gauche. Pendant deux années, n'ayant à espérer aucune aide de ses parents, dont la médiocrité d'ailleurs l'enrageait, il avait promené sur les trottoirs du quartier latin une démagogie féroce. Mais, depuis son entrée chez les Dambreville, où il apaisait ses premières faims, il se calmait, il tournait au républicain doctrinaire.
– Non, il n'y a pas d'accord possible, dit le prêtre. L'Église ne saurait transiger.
– Alors, elle disparaîtra! s'écria le docteur.
Et, bien que très liés, s'étant rencontrés au chevet des agonisants de tout le quartier Saint-Roch, ils paraissaient irréconciliables, le médecin maigre et nerveux, le vicaire gras et affable. Ce dernier gardait un sourire poli, même dans ses affirmations les plus absolues, en homme du monde tolérant pour les misères de l'existence, mais en catholique qui entendait ne rien abandonner du dogme.
– L'Église disparaître, allons donc! dit Campardon d'un air furieux, pour faire sa cour au prêtre, dont il attendait des travaux.
D'ailleurs, c'était l'avis de tous ces messieurs: elle ne pouvait pas disparaître. Théophile Vabre, qui, toussant et crachant, grelottant la fièvre, rêvait le bonheur universel par l'organisation d'une république humanitaire, fut le seul à maintenir que, peut-être, elle se transformerait.
Le prêtre reprit de sa voix douce:
– L'empire se suicide. On le verra bien, l'année prochaine, aux élections.
– Oh! pour l'empire, nous vous permettons de nous en débarrasser, dit carrément le docteur. Ce serait un fameux service.
Alors, Duveyrier, qui écoutait d'un air profond, hocha la tête. Lui, était de famille orléaniste; mais il devait tout à l'empire et jugeait convenable de le défendre.
– Croyez-moi, déclara-t-il enfin sévèrement, n'ébranlez pas les bases de la société, ou tout croulera… C'est fatalement sur nous que retombent les catastrophes.
– Très juste! dit M. Josserand, qui n'avait aucune opinion, mais qui se rappelait les ordres de sa femme.
Tous parlèrent à la fois. Aucun n'aimait l'empire. Le docteur Juillerat condamnait l'expédition du Mexique, l'abbé Mauduit blâmait la reconnaissance du royaume d'Italie. Pourtant, Théophile Vabre et Léon lui-même restaient inquiets, lorsque Duveyrier les menaçait d'un nouveau 93. A quoi bon ces continuelles révolutions? est-ce que la liberté n'était pas conquise? et la haine des idées nouvelles, la peur du peuple voulant sa part, calmaient le libéralisme de ces bourgeois satisfaits. N'importe, ils déclarèrent tous qu'ils voteraient contre l'empereur, car il avait besoin d'une leçon.
– Ah! mais, ils m'embêtent! dit Trublot, qui tâchait de comprendre depuis un instant.
Octave le décida à retourner auprès des dames. Dans l'embrasure de la fenêtre, Berthe étourdissait Auguste de ses rires. Ce grand garçon, au sang pâle, oubliait sa peur des femmes, devenait très rouge, sous les attaques de cette belle fille, dont l'haleine lui chauffait le visage. Madame Josserand, cependant, dut trouver que les choses traînaient en longueur, car elle regarda fixement Hortense; et celle-ci, obéissante, alla prêter main-forte à sa soeur.