Kitabı oku: «Pot-Bouille», sayfa 9
Il accepta, pour lui faire plaisir. Tout lui parut aimable, jusqu'à Pichon et aux Vuillaume, qui causaient autour de la table, remâchant lentement leur conversation de chaque dimanche. Marie, de temps à autre, courait à la cuisine, où elle soignait une épaule de mouton roulée; et il osa la suivre en plaisantant, la saisit devant le fourneau, la baisa, sur la nuque. Elle, sans un cri, sans un tressaillement, s'était retournée et le baisait à son tour sur la bouche, de ses lèvres toujours froides. Cette fraîcheur parut délicieuse au jeune homme.
– Eh bien? et votre nouveau ministre? demanda-t-il à Pichon, en revenant.
Mais l'employé eut un sursaut. Ah! il allait y avoir un nouveau ministre, à l'Instruction publique? Il n'en savait rien; dans les bureaux, on ne s'occupait jamais de ça.
– Le temps est si mauvais! continua-t-il sans transition. Pas possible d'avoir un pantalon propre!
Madame Vuillaume parlait d'une fille qui avait mal tourné, aux Batignolles.
– Vous ne me croirez pas, monsieur, dit-elle. Elle était parfaitement élevée; mais elle s'ennuyait tellement chez ses parents, que deux fois elle avait voulu se jeter dans la rue… C'est à confondre!
– On fait griller les fenêtres, dit simplement M. Vuillaume.
Le dîner fut charmant. Tout le temps, cette conversation dura, autour du modeste couvert, qu'une petite lampe éclairait. Pichon et M. Vuillaume, étant tombés sur le personnel du ministère, ne sortaient plus des chefs et des sous-chefs: le beau-père s'entêtait sur ceux de son temps, puis se souvenait qu'ils étaient morts; tandis que, de son côté, le gendre continuait à parler des nouveaux, au milieu d'une confusion de noms inextricable. Les deux hommes pourtant, ainsi que madame Vuillaume, furent d'accord sur un point: le gros Chavignat, celui dont la femme était si laide, avait fait beaucoup trop d'enfants. C'était fou, dans sa situation de fortune. Et Octave souriait, détendu, heureux; depuis longtemps, il n'avait passé une si agréable soirée; même il finit par blâmer Chavignat avec conviction. Marie l'apaisait de son clair regard d'innocente, sans une émotion à le voir assis près de son mari, les servant tous deux selon leurs goûts, de son air un peu las d'obéissance passive.
A dix heures, les Vuillaume se levèrent, ponctuellement. Pichon mit son chapeau. Chaque dimanche, il les accompagnait à l'omnibus. C'était une habitude de déférence, prise au lendemain du mariage, et les Vuillaume se seraient trouvés très froissés, s'il avait cru pouvoir se dispenser de la course. Tous trois gagnaient la rue de Richelieu, puis la remontaient à petits pas, en fouillant du regard l'omnibus des Batignolles, qui passait toujours complet; de sorte que, souvent, Pichon allait ainsi jusqu'à Montmartre, car il ne se serait pas permis de quitter son beau-père et sa belle-mère, avant de les mettre en voiture. Comme ils marchaient très doucement, il lui fallait près de deux heures pour aller et revenir.
On échangea d'amicales poignées de main sur le palier. En rentrant avec Marie, Octave dit tranquillement:
– Il pleut, Jules ne rentrera pas avant minuit.
Et, comme on avait couché Lilitte de bonne heure, il prit tout de suite Marie sur ses genoux, il but avec elle un reste de café dans la même tasse, en mari heureux du départ de ses invités, se retrouvant enfin chez lui, excité par une petite fête de famille, et pouvant embrasser sa femme à l'aise, les portes closes. Une chaleur endormait l'étroite pièce, où des oeufs à la neige avaient laissé une odeur de vanille. Il mettait de légers baisers sous le menton de la jeune femme, lorsqu'on frappa. Marie n'eut pas même un sursaut de peur. C'était le fils Josserand, celui qui avait une fêlure. Quand il pouvait s'échapper de l'appartement d'en face, il venait ainsi causer avec elle, attiré par sa douceur; et tous deux s'entendaient très bien, restant des dix minutes sans parler, échangeant de loin en loin des phrases qui ne se suivaient pas.
Octave, très contrarié, garda le silence.
– Ils ont du monde, bégayait Saturnin. Moi, je m'en fiche, qu'ils ne me mettent pas à table!.. Alors, j'ai défait la serrure et je me suis sauvé. Ça les attrape.
– On sera inquiet, vous devriez rentrer, dit Marie, qui voyait l'impatience d'Octave.
Mais le fou riait, enchanté. Puis, avec sa parole embarrassée, il dit ce qu'on faisait chez lui. Il semblait venir chaque fois pour soulager surtout sa mémoire.
– Papa a encore travaillé toute la nuit… Maman a giflé Berthe… Dites, quand on se marie, ça fait du mal?
Et, comme Marie ne répondait pas, il continua, en s'animant:
– Je ne veux pas aller à la campagne, moi… S'ils la touchent seulement, je les étrangle; la nuit, c'est facile, pendant qu'ils dorment… Elle a le dedans de la main doux comme du papier à lettres. Mais, vous savez, l'autre est une sale fille…
Il recommençait, s'embrouillait, n'arrivait pas à exprimer ce qu'il était venu dire. Marie, enfin, le força à rentrer chez ses parents, sans qu'il eût même remarqué la présence d'Octave.
Alors, celui-ci, de peur d'être encore dérangé, voulut emmener la jeune femme dans sa chambre. Mais elle refusa, les joues brusquement envahies d'un flot de sang. Lui, ne comprenant pas cette pudeur, répétait qu'ils entendraient bien Jules remonter, qu'elle aurait le temps de se glisser chez elle; et, comme il l'entraînait, elle se fâcha tout à fait, avec une indignation de femme violentée.
– Non, pas dans votre chambre, jamais! C'est trop vilain… Restons chez moi.
Et elle courut se réfugier au fond de son logement. Octave était encore sur le palier, surpris de cette résistance inattendue, lorsqu'un bruit violent de querelle monta de la cour. Décidément, tout s'en mêlait, il aurait mieux fait d'aller dormir. Un tel vacarme était si inusité, à une pareille heure, qu'il finit par ouvrir une fenêtre, pour écouter. En bas, M. Gourd criait:
– Je vous dis que vous ne passerez pas!.. Le propriétaire est prévenu. Il va descendre vous flanquer lui-même à la porte.
– De quoi? à la porte! répondit une grosse voix. Est-ce que je ne paie pas mon terme?.. Passe, Amélie, et si monsieur te touche, nous allons rire!
C'était l'ouvrier d'en haut, qui rentrait avec la femme, chassée le matin. Octave se pencha; mais, dans le trou noir de la cour, il voyait seulement de grandes ombres flottantes, que traversait un reflet de gaz venu du vestibule.
– Monsieur Vabre! monsieur Vabre! appela d'une voix pressante le concierge, bousculé par le menuisier. Vite, vite, elle va entrer!
Malgré ses mauvaises jambes, madame Gourd était allée chercher le propriétaire, en train justement de travailler à son grand ouvrage. Il descendait. Octave l'entendit répéter furieusement:
– C'est un scandale! c'est une horreur!.. Jamais je ne permettrai ça chez moi!
Et, s'adressant à l'ouvrier, que sa présence parut intimider d'abord:
– Renvoyez cette femme, tout de suite, tout de suite… Entendez-vous! nous ne voulons pas de femmes dans la maison.
– Mais c'est la mienne! répondit l'ouvrier effaré. Elle est en place, elle vient une fois par mois, quand ses maîtres le permettent… En voilà une histoire! Ce n'est pas vous qui m'empêcherez de coucher avec ma femme, peut-être!
Du coup, le concierge et le propriétaire perdirent la tête.
– Je vous donne congé, bégayait M. Vabre. Et, en attendant, je vous défends de prendre mon immeuble pour un mauvais lieu… Gourd, jetez donc cette créature sur le trottoir… Oui, monsieur, je n'aime pas les mauvaises plaisanteries. On le dit, quand on est marié… Taisez-vous, ne me manquez pas de respect davantage!
Le menuisier, bon enfant, ayant sans doute une pointe de vin, finit par se mettre à rire.
– C'est curieux tout de même… Enfin, puisque monsieur ne veut pas, retourne chez tes maîtres, Amélie. Nous ferons un garçon une autre fois. Vrai, c'était pour faire un garçon… Par exemple, je l'accepte volontiers, votre congé! Plus souvent que je resterais dans cette baraque! Il s'y passe de propres choses, on y rencontre du joli fumier. Ça ne veut pas de femmes chez soi, lorsque ça tolère, à chaque étage, des salopes bien mises qui mènent des vies de chien, derrière les portes!.. Tas de mufes! tas de bourgeois!
Amélie s'en était allée, pour ne pas causer de plus gros ennuis à son homme; et lui, goguenard, sans colère, continua de blaguer. Pendant ce temps, M. Gourd protégeait la retraite de M. Vabre, en se permettant à voix haute des réflexions. Quelle sale chose que le peuple! Il suffisait d'un ouvrier dans une maison pour l'empester.
Octave referma la fenêtre. Mais, au moment où il retournait auprès de Marie, un individu qui enfilait légèrement le corridor, le heurta.
– Comment! c'est encore vous! dit-il en reconnaissant Trublot.
Celui-ci resta une seconde suffoqué. Puis, il voulut expliquer sa présence.
– Oui, c'est moi… J'ai dîné chez les Josserand, et je monte…
Octave fut révolté.
– Oh! avec ce torchon d'Adèle!.. Vous juriez que non.
Alors, Trublot reprit sa carrure, l'air ravi.
– Je vous assure, mon cher, c'est très chic… Elle a une peau, vous ne vous en doutez pas!
Ensuite, il s'emporta contre l'ouvrier, qui avait failli le faire surprendre dans l'escalier de service, avec ses sales histoires de femme. Il avait dû revenir par le grand escalier. Et, s'échappant:
– Rappelez-vous, c'est jeudi prochain que je vous mène chez la maîtresse à Duveyrier… Nous dînerons ensemble.
La maison retombait à son recueillement, à ce silence religieux qui semblait sortir des chastes alcôves. Octave avait rejoint Marie dans la chambre, au bord du lit conjugal, dont elle apprêtait les oreillers. En haut, la chaise se trouvant encombrée de la cuvette et d'une vieille paire de savates, Trublot s'était assis sur l'étroite couchette d'Adèle; et, en habit, cravaté de blanc, il attendait. Lorsqu'il reconnut le pas de Julie qui montait se coucher, il retint son souffle, ayant la continuelle terreur des querelles de femmes. Enfin, Adèle parut. Elle était fâchée, elle l'empoigna.
– Dis donc, toi! tu pourrais bien ne pas me marcher dessus, quand je sers à table!
– Comment, te marcher dessus?
– Bien sûr, tu ne me regardes seulement pas, tu ne dirais jamais s'il vous plaît, en demandant du pain… Ainsi, ce soir, lorsque j'ai passé le veau, tu as eu l'air de me renier… J'en ai assez, vois-tu! Toute la maison m'agonit de sottises. C'est trop à la fin, si tu te mets avec les autres!
Elle se déshabillait rageusement; puis, se jetant sur le vieux sommier qui craquait, elle tourna le dos. Il dut s'humilier.
Et, pendant ce temps, dans la chambre voisine, l'ouvrier qui gardait sa pointe de vin, parlait seul, d'une voix si haute, que le corridor entier l'entendait.
– Hein? c'est drôle tout de même, qu'on vous empêche de coucher avec votre femme!.. Pas de femmes dans la maison, bougre de ramolli! Va donc en ce moment mettre un peu le nez sous les draps, pour voir!
VII
Depuis quinze jours, pour amener l'oncle Bachelard à doter Berthe, les Josserand l'invitaient presque chaque soir, malgré sa malpropreté.
Quand on lui avait annoncé le mariage, il s'était contenté de donner une légère tape sur la joue de sa nièce, en disant:
– Comment! tu te maries! Ah! c'est gentil, fillette!
Et il restait sourd à toutes les allusions, exagérant son air de noceur gâteux, tombé dans les liqueurs, dès qu'on parlait d'argent devant lui.
Madame Josserand eut l'idée de l'inviter un soir avec Auguste, le futur. Peut-être la vue du jeune homme le déciderait-elle. Le moyen était héroïque, car la famille n'aimait pas montrer l'oncle, redoutant toujours de se faire du tort dans l'esprit des gens. D'ailleurs, il s'était assez bien conduit; son gilet seul avait une grande tache de sirop, attrapée sans doute au café. Mais, lorsque sa soeur, après le départ d'Auguste, l'interrogea, en lui demandant comment il le trouvait, il répondit sans se compromettre:
– Charmant, charmant.
Il fallait en finir. L'affaire pressait. Alors, madame Josserand résolut de poser carrément la situation.
– Puisque nous voilà en famille, reprit-elle, profitons-en…
Laissez-nous, mes chéries: nous avons à causer avec votre oncle… Toi, Berthe, veille un peu sur Saturnin, qu'il ne démonte pas encore les serrures.
Saturnin, depuis qu'on s'occupait du mariage de sa soeur, en se cachant de lui, rôdait par les pièces, l'oeil inquiet, flairant quelque chose; et il avait des imaginations diaboliques, dont la famille restait consternée.
– J'ai pris tous mes renseignements, dit la mère, lorsqu'elle se fut enfermée avec le père et l'oncle. Voici où en sont les Vabre.
Longuement, elle donna des chiffres. Le vieux Vabre avait apporté de Versailles un demi-million. Si la maison lui avait coûté trois cent mille francs, il lui en était resté deux cent mille, qui, depuis douze ans, produisaient des intérêts. En outre, chaque année, il touchait vingt-deux mille francs de loyers; et, comme il vivait chez les Duveyrier sans presque rien dépenser, il devait par conséquent posséder en tout cinq ou six cent mille francs, plus la maison. Ainsi, de ce côté, de fort belles espérances.
– Il n'a donc pas de vice? demanda l'oncle Bachelard. Je croyais qu'il jouait à la Bourse.
Mais madame Josserand se récria. Un vieux si tranquille, plongé dans de si grands travaux! Au moins, celui-là s'était montré assez capable pour mettre une fortune de côté; et elle souriait amèrement, en regardant son mari, qui baissa la tête.
Quant aux trois enfants de M. Vabre, Auguste, Clotilde et Théophile, ils avaient eu chacun cent mille francs à la mort de leur mère. Théophile, après des entreprises ruineuses, vivait mal des miettes de cet héritage. Clotilde, sans autre passion que son piano, devait avoir placé sa part. Enfin, Auguste venait d'acheter le magasin du rez-de-chaussée et de risquer le commerce des soies, avec ses cent mille francs, longtemps gardés en réserve.
– Naturellement, dit l'oncle, le vieux ne donne rien à ses enfants, quand il les marie.
Mon Dieu! il n'aimait guère donner, le fait paraissait malheureusement certain. En mariant Clotilde, il s'était bien engagé à verser une dot de quatre-vingt mille francs; mais Duveyrier n'avait jamais vu que dix mille francs, et il ne réclamait pas, il nourrissait même son beau-père, flattant son avarice, sans doute pour mettre un jour la main sur sa fortune. De même, après avoir promis cinquante mille francs à Théophile, lors de son mariage avec Valérie, il s'était contenté d'abord de servir les intérêts, puis n'avait plus sorti un sou de sa caisse, et poussait les choses jusqu'à exiger les loyers, que le ménage lui payait, de peur d'être rayé du testament. Donc, il ne fallait pas trop compter sur les cinquante mille francs qu'Auguste devait toucher à son tour, le jour du contrat; ce serait joli déjà, si son père lui faisait grâce des termes du magasin, pendant quelques années.
– Dame! déclara Bachelard, c'est toujours dur pour des parents… On ne paie jamais les dots.
– Revenons à Auguste, continua madame Josserand. Je vous ai dit ses espérances, et le seul danger est du côté des Duveyrier, que Berthe fera bien de surveiller de près, si elle entre dans la famille… Actuellement, Auguste, après avoir acheté son magasin soixante mille francs, s'est lancé avec les quarante autres mille. Seulement, la somme devient insuffisante; d'autre part, il est seul, il lui faut une femme; c'est pourquoi il veut se marier… Berthe est jolie, il la voit déjà dans son comptoir; et quant à la dot, cinquante mille francs sont une somme respectable qui l'a décidé.
L'oncle Bachelard ne sourcilla pas. Il finit par dire, d'un air attendri, qu'il avait rêvé mieux. Et il tomba sur le futur gendre: un charmant garçon, certainement; mais trop vieux, beaucoup trop vieux, trente-trois ans passés; du reste, toujours malade, la figure tirée par la migraine; enfin, l'air triste, pas assez gai pour le commerce.
– En as-tu un autre? demanda madame Josserand, dont la patience se lassait.
J'ai remué Paris avant de le trouver.
D'ailleurs, elle ne s'illusionnait guère. Elle l'éplucha.
– Oh! ce n'est pas un aigle, je le crois même assez bête… Puis, je me méfie de ces hommes qui n'ont jamais eu de jeunesse et qui ne risquent pas une enjambée dans l'existence, sans y réfléchir quelques années. Celui-là, au sortir du collège, où ses maux de tête l'ont empêché d'achever ses études, est resté quinze ans petit employé de commerce, avant d'oser toucher à ses cent mille francs, dont son père, paraît-il, lui filoutait les intérêts… Non, non, il n'est pas fort.
Jusque-là, M. Josserand avait gardé le silence. Il se risqua.
– Mais alors, ma bonne, pourquoi s'entêter à ce mariage. Si le jeune homme n'a pas de santé…
– Oh! pas de santé, interrompit Bachelard, ce n'est pas encore ça qui empêcherait… Berthe ne serait plus en peine ensuite pour se remarier.
– Enfin, s'il est incapable, reprit le père, s'il doit rendre notre fille malheureuse…
– Malheureuse! cria madame Josserand. Dites tout de suite que je jette mon enfant à la tête du premier venu!.. On est en famille, on le discute: il est ceci, il est cela, pas jeune, pas beau, pas intelligent. Nous causons, n'est-ce pas? c'est naturel… Seulement, il est très bien, jamais nous ne trouverons mieux; et, voulez-vous que je le dise? c'est un parti inespéré pour Berthe. Moi, j'allais donner ma langue aux chiens, parole d'honneur!
Elle s'était levée. M. Josserand, réduit au silence, recula sa chaise.
– J'ai une seule peur, continua-t-elle en se plantant résolument devant son frère, c'est qu'il ne veuille plus, si on ne lui compte pas la dot, le jour du contrat… Ça s'explique, il a besoin d'argent, ce garçon…
Mais, à ce moment, un souffle ardent, qu'elle entendit derrière elle, la fit se tourner. Saturnin était là, la tête passée dans l'entrebâillement de la porte, écoutant, avec des yeux de loup. Et ce fut toute une panique, car il avait volé une broche à la cuisine, pour embrocher les oies, disait-il. L'oncle Bachelard, très inquiet du tour que prenait la conversation, profita de l'alerte.
– Ne vous dérangez pas, cria-t-il de l'antichambre. Je m'en vais, j'ai un rendez-vous à minuit, avec un de mes clients, qui vient exprès du Brésil.
Quand on fut parvenu à coucher Saturnin, madame Josserand, exaspérée, déclara qu'il était impossible de le garder davantage. Il finirait par faire un malheur, si on ne l'enfermait pas dans une maison de fous. Ce n'était plus une vie, de toujours le cacher. Jamais ses soeurs ne se marieraient, tant qu'il serait là, à dégoûter et à effrayer le monde.
– Attendons encore, murmura M. Josserand, dont le coeur saignait à l'idée de cette séparation.
– Non, non! déclara la mère, je n'ai pas envie qu'il m'embroche à la fin!.. Je tenais mon frère, j'allais le mettre au pied du mur… N'importe! nous irons demain avec Berthe le relancer chez lui, et nous verrons s'il aura le toupet d'échapper à ses promesses… D'ailleurs, Berthe doit une visite à son parrain. C'est convenable.
Le lendemain, tous trois, la mère, le père et la fille, se rendirent officiellement aux magasins de l'oncle, qui occupaient le sous-sol et le rez-de-chaussée d'une vaste maison de la rue d'Enghien. Des camions embarrassaient la porte. Dans la cour vitrée, une équipe d'emballeurs clouaient des caisses; et, par des baies ouvertes, on apercevait des coins de marchandises, des légumes secs et des coupons de soie, de la papeterie et des suifs, tout l'encombrement des mille commissions données par les clients, et des achats risqués à l'avance, aux moments de baisse. Bachelard était là avec son grand nez rouge, l'oeil encore allumé d'une ivresse de la veille, mais l'intelligence nette, retrouvant son flair et sa chance, dès qu'il retombait devant ses livres.
– Tiens! c'est vous! dit-il, très ennuyé.
Et il les reçut dans un petit cabinet, d'où il surveillait ses hommes, par un vitrage.
– Je t'ai amené Berthe, expliqua madame Josserand. Elle sait ce qu'elle te doit.
Puis, lorsque la jeune fille, après avoir embrassé son oncle, fut retournée dans la cour s'intéresser aux marchandises, sur un coup d'oeil de sa mère, celle-ci aborda résolument la question.
– Écoute, Narcisse, voici où nous en sommes… Comptant sur ton bon coeur et sur tes promesses, je me suis engagée à donner une dot de cinquante mille francs. Si je ne la donne pas, le mariage est rompu… Ce serait une honte, au point où en sont les choses. Tu ne peux pas nous laisser dans un embarras pareil.
Mais les yeux de Bachelard s'étaient troublés; et il bégaya, très ivre:
– Hein? quoi? tu as promis… Faut pas promettre; mauvais, de promettre…
Il pleura misère. Ainsi, il avait acheté des crins, tout un solde, s'imaginant que les crins hausseraient; pas du tout, les crins baissaient, il était obligé de les expédier à perte. Et il se précipita, ouvrit des registres, voulut absolument montrer des factures. C'était la ruine.
– Allons donc! finit par dire M. Josserand impatienté. Je connais vos affaires, vous gagnez gros comme vous, et vous rouleriez sur l'or, si vous ne le jetiez pas par les fenêtres… Moi, je ne vous demande rien. C'est Éléonore qui a voulu faire cette démarche. Mais, permettez-moi de vous dire, Bachelard, que vous vous êtes fichu de nous. Depuis quinze ans, chaque samedi, lorsque je viens jeter un coup d'oeil sur vos livres, vous êtes toujours à me promettre…
L'oncle l'interrompait, se frappait violemment la poitrine.
– Moi, promettre! pas possible!.. Non, non, laissez-moi faire, vous verrez. Je n'aime pas qu'on demande, ça me vexe, ça me rend malade… Vous verrez, un jour.
Madame Josserand elle-même n'en put tirer rien de plus. Il leur serrait les mains, essuyait une larme, parlait de son âme, de son amour de la famille, en les suppliant de ne pas le tourmenter davantage, en jurant devant Dieu qu'ils ne s'en repentiraient pas. Il savait son devoir, il le ferait jusqu'au bout. Berthe, plus tard, connaîtrait le coeur de son oncle.
– Et l'assurance dotale, dit-il de sa voix naturelle, les cinquante mille francs que vous aviez mis sur la tête de la petite?
Madame Josserand haussa les épaules.
– Depuis quatorze ans, c'est enterré. On t'a répété vingt fois que, dès la quatrième prime, nous n'avons pu donner les deux mille francs.
– Ça ne fait rien, murmura-t-il en clignant l'oeil, on parle de cette assurance à la famille, et on prend du temps pour payer la dot… Jamais on ne paie une dot.
Révolté, M. Josserand se leva.
– Comment! voilà tout ce que vous trouvez à nous dire!
Mais l'oncle se méprenait, insistait sur l'usage.
– Jamais, entendez-vous! On donne un acompte, on sert la rente. Voyez monsieur Vabre lui-même… Est-ce que le père Bachelard vous a payé la dot d'Éléonore? non, n'est-ce pas? On garde son argent, parbleu!
– Enfin, c'est une saleté que vous me conseillez! cria M. Josserand. Je mentirais, je ferais un faux en produisant la police de cette assurance…
Madame Josserand l'arrêta. L'idée suggérée par son frère, l'avait rendue grave. Elle s'étonnait de ne pas y avoir songé.
– Mon Dieu! comme tu prends feu, mon ami… Narcisse ne te dit pas de faire un faux.
– Bien sûr, murmura l'oncle. Pas besoin de montrer les papiers.
– Il s'agit simplement de gagner du temps, continua-t-elle. Promets la dot, nous la donnerons toujours plus tard.
Alors, la conscience du brave homme éclata. Non! il refusait, il ne voulait pas se risquer une fois encore sur de pareilles pentes. Toujours on abusait de sa complaisance, pour lui faire accepter peu à peu des choses dont il tombait malade ensuite, tant elles lui barraient le coeur. Puisqu'il n'avait pas de dot à donner, il ne pouvait en promettre une.
Bachelard était allé battre le vitrage du bout des doigts, en sifflotant une sonnerie de clairon, comme pour montrer son parfait mépris devant de pareils scrupules. Madame Josserand avait écouté son mari, toute pâle d'une colère lentement amassée, et qui brusquement fit explosion.
– Eh bien! monsieur, puisqu'il en est ainsi, ce mariage se fera… C'est la dernière chance de ma fille. Je me couperais le poignet plutôt que de la laisser échapper. Tant pis pour les autres! A la fin, quand on vous pousse, on devient capable de tout.
– Alors, madame, vous assassineriez pour marier votre fille?
Elle se leva toute droite.
– Oui! dit-elle furieusement.
Puis, elle eut un sourire. L'oncle dut calmer l'orage. A quoi bon se chamailler? Il valait mieux s'entendre. Et, tremblant encore de la querelle, éperdu et las, M. Josserand finit par vouloir bien causer de l'affaire avec Duveyrier, dont tout dépendait, selon madame Josserand. Seulement, pour prendre le conseiller en un moment de bonne humeur, l'oncle offrit à son beau-frère de le lui faire rencontrer dans une maison, où il ne savait rien refuser.
– C'est une simple entrevue, déclara M. Josserand luttant encore. Je vous jure que je ne m'engagerai pas.
– Sans doute, sans doute, dit Bachelard. Éléonore ne vous demande rien contre l'honneur.
Berthe revenait. Elle avait vu des boîtes de fruits confits, et, après de vives caresses, elle tâcha de s'en faire donner une. Mais l'oncle se trouvait repris de son bégaiement; pas possible, c'était compté, ça partait le soir même pour Saint-Pétersbourg. Lentement, il les poussait vers la rue, tandis que sa soeur, devant l'activité des vastes magasins, pleins jusqu'aux solives de toutes les marchandises imaginables, s'attardait, souffrant de cette fortune gagnée par un homme sans principes, faisant un retour amer sur l'honnêteté incapable de son mari.
– Eh bien! à demain soir, vers neuf heures, au café de Mulhouse, dit Bachelard dans la rue, en serrant la main de M. Josserand.
Justement, le lendemain, Octave et Trublot, qui avaient dîné ensemble, avant de se rendre chez Clarisse, la maîtresse de Duveyrier, entrèrent au café de Mulhouse, pour ne pas se présenter chez elle trop tôt, bien qu'elle demeurât rue de la Cerisaie, au diable. Il était à peine huit heures. Comme ils arrivaient, un bruit violent de querelle les attira au fond, dans une salle écartée. Et, là, ils aperçurent Bachelard, déjà gris, les joues saignantes, énorme, qui se trouvait aux prises avec un petit monsieur, blême et rageur.
– Vous avez encore craché dans mon bock! criait-il de sa voix tonnante. Je ne le souffrirai pas, monsieur!
– Fichez-moi la paix, entendez-vous! ou je vous gifle! dit le petit homme, debout sur la pointe des pieds.
Alors, Bachelard haussa le ton, très provocant, sans reculer d'une semelle.
– Si vous voulez, monsieur!.. Comme il vous plaira!
Et, l'autre lui ayant défoncé d'une claque son chapeau, qu'il gardait crânement sur l'oreille, même dans les cafés, il répéta avec plus d'énergie:
– Comme il vous plaira, monsieur!.. Si vous voulez!
Puis, après avoir ramassé son chapeau, il s'assit d'un air superbe, il cria au garçon:
– Alfred, changez-moi mon bock!
Octave et Trublot, étonnés, avaient aperçu Gueulin à la table de l'oncle, le dos appuyé contre la banquette du fond, fumant avec une tranquillité pleine d'indifférence. Comme ils l'interrogeaient sur les causes de la querelle:
– Sais pas, répondit-il en regardant monter la fumée de son cigare. Toujours des histoires… Oh! une bravoure à être claqué! Ne recule jamais.
Bachelard serra la main aux nouveaux venus. Il adorait la jeunesse. Quand il sut qu'ils allaient chez Clarisse, il fut ravi, car lui-même s'y rendait avec Gueulin; seulement, il fallait attendre son beau-frère Josserand, auquel il avait donné rendez-vous. Et il emplit la petite salle des éclats de sa voix, encombrant la table de toutes les consommations imaginables, pour régaler ses jeunes amis, avec la prodigalité enragée d'un homme qui ne comptait plus, dans les occasions de plaisir. Dégingandé, les dents trop neuves et le nez en flamme, sous sa calotte neigeuse de cheveux ras, il tutoyait les garçons, leur cassait les jambes, se rendait insupportable à ses voisins, au point que le patron vint deux fois le prier de sortir, s'il continuait. On l'avait chassé la veille du café de Madrid.
Mais une fille ayant paru, puis étant ressortie, après avoir fait le tour de la salle d'un air las, Octave parla des femmes. Bachelard cracha de côté, attrapa Trublot, sans même s'excuser. Les femmes lui avaient coûté trop d'argent; il se flattait de s'être payé les plus belles de Paris. Dans la commission, on ne marchandait pas là-dessus: histoire de montrer qu'on était au-dessus de ses affaires. Maintenant, il se rangeait, il voulait être aimé. Et, Octave, devant ce braillard jetant au feu les billets de banque, songeait avec surprise à l'oncle qui exagérait son ivresse bégayante, pour échapper aux entreprises de la famille.
– Ne posez donc pas, mon oncle, dit Gueulin. On a toujours plus de femmes qu'on n'en veut.
– Alors, fichu serin, demanda Bachelard, pourquoi n'en as-tu jamais?
Gueulin haussa les épaules, plein de mépris.
– Pourquoi?.. Tenez! pas plus tard qu'hier, j'ai dîné avec un ami et sa maîtresse. Tout de suite, la maîtresse m'a flanqué des coups de pied, sous la table. C'était une occasion, n'est-ce pas? Eh bien! quand elle m'a demandé de la reconduire, j'ai filé, et je cours encore… Oh! sur le moment, je ne dis pas, ça n'aurait rien eu de désagréable. Mais ensuite, ensuite, mon oncle! Peut-être une femme collante qui me serait retombée sur le dos… Pas si bête!
Trublot l'approuvait d'un hochement de tête, car lui aussi avait renoncé aux femmes de la société, par terreur des embêtements du lendemain. Et Gueulin, sortant de son flegme, continua à donner des exemples. Un jour, en chemin de fer, une brune superbe, qu'il ne connaissait pas, s'était endormie sur son épaule; mais il avait réfléchi, qu'en aurait-il fait, en arrivant à la gare? Un autre jour, après une noce, il avait trouvé dans son lit la femme d'un voisin; hein? c'était un peu fort, et il aurait commis la bêtise, sans cette idée que, pour sûr, elle lui demanderait ensuite des bottines.
– Des occasions, mon oncle! dit-il en terminant, personne n'a des occasions comme moi! Mais je me retiens… Tout le monde, d'ailleurs, se retient; on a peur des suites. Sans ça, parbleu! ce serait trop agréable. Bonjour, bonsoir, on ne verrait que ça dans les rues.
Bachelard, devenu rêveur, ne l'écoutait plus. Son tapage était tombé, il avait les yeux humides.