Kitabı oku: «Christine», sayfa 10
XVII
On n'est pas impunément le jeune mari d'une jolie femme. Les rapides semaines de la lune de miel s'écoulèrent pour Georges dans une sorte de fièvre de plaisir, au milieu des fêtes, au sein d'une dissipation étourdie. Nadéje l'entraînait; il n'avait pas le temps d'être malheureux.
Mais, au premier relâche, et dans l'intervalle de deux plaisirs, la pensée de Christine lui revint, et, une fois venue, elle resta, assidue, obstinée: le remords troubla ses joies mondaines. Bientôt il s'aperçut que Nadéje n'était pas celle qu'il avait rêvée. Le châtiment commençait. Il croyait avoir épousé une femme; il ne trouvait qu'une poupée, qui passait sa vie à s'habiller et à se déshabiller. Stockholm fut ébloui de ses toilettes; mais les femmes qui ont de si belles robes font en général plus de plaisir aux autres qu'à leurs maris. A vrai dire, Georges n'avait plus d'intérieur depuis qu'il était marié. Il éprouva quelques moments d'ennui; sa pensée fit beaucoup de chemin en arrière. Il était certain maintenant d'avoir passé à côté de son bonheur. C'est ce qui arrive à beaucoup dans ce monde. Comme tous ceux qui sont malheureux, il devint injuste, et, intervertissant les rôles, il accusa Christine de l'avoir sacrifié. Quand il se trouvait seul, il songeait aux heures charmantes passées près d'elle, si rapides et tellement remplies.
Il s'aperçut bientôt que Nadéje ne l'aimait point, et il en souffrit; non point dans sa tendresse, qu'elle n'avait point éveillée, mais dans son orgueil si adroitement flatté d'abord, et maintenant si rudement déçu. Il vit clairement que l'ambition seule, avec l'intérêt, avait guidé son choix, et il en ressentait un mécontentement secret, que mille causes chaque jour venaient irriter encore.
Sur beaucoup de choses, Nadéje et lui n'avaient point la même façon de voir. Sur beaucoup d'autres, Nadéje n'avait même pas d'opinion. Quand une pointe d'aigreur envenimait entre eux quelque querelle, Georges se rappelait cette sympathie si profonde entre la comtesse et lui, que l'un achevait toujours la phrase que l'autre avait commencée, comme si tous les deux n'avaient eu qu'une pensée. Il se disait qu'au lieu d'être un obstacle dans sa vie, elle en eût été la force, le conseil et la raison. Bientôt il éprouva contre le baron des accès de jalousie âpre. La jalousie était la seule nuance de l'amour que Christine lui eût encore jamais fait connaître.
Il s'étonnait cependant que le mariage de la comtesse fit si peu de bruit à Stockholm; il se demandait si l'on ne voulait point avoir des ménagements pour lui. Christine était capable de tous les raffinements. Au lieu de lui en savoir gré, il s'en irritait. Enfin il interrogea le chevalier de Valborg, le seul des amis de la comtesse qu'il vît encore.
«Elle ne se marie pas! dit le chevalier; et, si j'en crois le baron de Vendel, si je m'en crois moi-même, elle ne se mariera jamais. Ah! mon cher comte! vous êtes un homme dangereux; mais, cette fois, je ne vous en fais pas mon compliment: vous avez brisé le cœur d'une pauvre femme qui méritait mieux.»
Cette parole de Valborg fut pour Georges le dernier trait de lumière. Il courut chez la comtesse, égaré, fou de douleur.
On lui dit que Mme de Rudden était sortie. Il revint trois fois en deux jours, et comme, à la dernière tentative, il voulait forcer la porte, qu'un groom n'osait pas trop défendre, le vieux valet de chambre accourut.
«Que veut monsieur? demanda-t-il en reconnaissant Georges.
– Ne puis-je voir Mme la comtesse?
– On ne la voit pas!
– Pas même moi?»
Le vieux serviteur le regarda sans répondre.
«Est-ce que Mme de Rudden ne reçoit pas?
– Non, monsieur.
– Quand recevra-t-elle?
– Mme la comtesse ne l'a pas dit.»
Georges rentra chez lui fort triste. C'était une de ces natures à la fois faibles et violentes, que les obstacles irritent. La femme qu'il ne pouvait plus obtenir était précisément celle qu'il était le plus près d'aimer. Les regrets se mêlèrent aux remords, et il entra dans une phase de tortures morales qui devint à ses propres yeux le commencement de l'expiation. Nadéje ne s'aperçut de la tristesse de son mari que pour s'en plaindre; elle laissa même échapper quelques mots de récrimination aigre, qui n'étaient guère propres à ramener le calme dans l'âme troublée du comte de Simiane.
A quelque temps de là, il rencontra Mme de Bjorn; il la connaissait un peu et savait qu'elle était l'amie intime de la comtesse. Il alla droit à elle. Maïa voulut l'éviter; mais il lui parut si malheureux, qu'elle n'en eut pas le courage.
«Si vous saviez ce que je souffre! dit-il en l'abordant.
– Vous ne faites que votre devoir,» riposta la baronne.
L'amie de la comtesse était à peu près de son âge: c'était une blonde piquante; un poëte de la cour avait comparé ses yeux à deux petits feux follets. Ils en avaient l'inquiétude et l'éclat et le mouvement. Mme de Bjorn n'était pas grande et méritait son surnom de petite baronne; sans être belle, elle était charmante: ses joues, ses mains, ses épaules, logeaient dans leurs fossettes de petites nichées d'amours. Avec cela, vive, pétulante, le cœur sur la main, et la main ouverte! Elle ne marchandait la vérité à personne, et se faisait assez craindre de ceux qu'elle n'aimait pas.
«Je n'ai pas l'honneur de vous comprendre, dit Georges, qui savait que tout mauvais cas est niable: de grâce, expliquez-vous.
– Non, ce serait trop long et c'est inutile. Si votre conscience ne vous a pas tout dit, je n'ai rien à vous apprendre.»
Maïa parlait d'un ton qui ne permettait guère de réplique. Georges baissa la tête sans répondre.
«Voilà comme vous êtes tous, reprit-elle en le regardant fixement; parce que vous savez vous faire aimer, vous croyez que tout est dit et que l'on n'a plus rien à vous demander; vous tuez une femme par votre inconstance et vos légèretés; vous en épousez une autre pendant qu'elle se meurt… et il faut encore qu'on vous plaigne! ajouta-t-elle avec une ironie d'autant plus poignante qu'elle la contenait davantage. Eh bien, non! souffrez, monsieur, comme vous avez fait souffrir!.. c'est maintenant ce qui peut vous arriver de mieux, s'il y a une justice là-haut!
– Mais regardez-moi donc! s'écria Georges en lui prenant la main, et dites si je ne suis pas assez puni!
– Oui, reprit Maïa en s'adoucissant, je vois que vous êtes malheureux, et cela m'aiderait à vous rendre quelque estime, si je pouvais oublier ce que je vois chaque jour… Ah! si vous assistiez comme moi à ces tortures d'une âme brisée…
– C'est plus que je ne puis supporter! dit Georges en se levant d'un bond. Chez elle! allons chez elle! je vous en supplie!
– Non, non! je vous le défends: elle n'est point préparée à vous revoir.
– Comme vous voudrez!» murmura-t-il en baissant la tête.
Maïa n'était point encore désarmée; elle profita, elle abusa peut-être du silence et de l'abattement du jeune homme, et, sans pitié, avec cette éloquence particulière aux femmes, et qu'elles ont parfois à un si haut degré, quand la passion parle en elles, elle lui peignit l'amour de Christine, si ardent, que, n'ayant plus d'autre aliment, il se dévorait lui-même; si profondément dévoué, que, pour assurer le bonheur de l'autre, aucun sacrifice ne lui avait coûté, pas même le sacrifice de soi; un amour tel, en un mot, qu'un homme ne le rencontre pas deux fois dans sa vie. Quant à son mariage avec le baron, ce n'était qu'une fable. L'idée ne venait pas d'elle; car jamais elle n'eût consenti à contrister un homme digne de son estime et qui souffrait pour elle; et, cependant, elle ne l'avait point repoussé tout d'abord, parce qu'elle ne voulait point devoir l'amour de Georges à un scrupule ou à un remords.
«Et pourtant je l'aimais! s'écria Georges, et de toute mon âme!
– Vous voyez bien que non, reprit Maïa, puisque vous en avez épousé une autre. Est-ce qu'elle n'était pas aussi jalouse que vous? est-ce qu'elle n'a pas souffert autant que vous? Cependant Mlle Borgiloff ne l'a pas jetée dans les bras du major.»
Georges ne trouvait pas une réponse; il éprouvait ce vertige qui nous prend quelquefois quand nous nous penchons sur les abîmes.
«Quittez-moi maintenant, dit la baronne; il est deux heures; il faut que je rentre chez elle.»
Georges baisa la main qu'elle lui tendait; elle y sentit tomber une larme.
«Portez-lui mes respects, mes regrets,» murmura-t-il d'une voix suppliante: il allait ajouter… et mon amour! il n'osa point.
«Ah! dit Maïa en regardant la goutte amère qui tremblait encore sur sa main, c'est cette larme qu'il faudrait lui porter!»
Quelques instants après, elle entra chez la comtesse.
Christine était étendue sur la chaise longue; elle se leva, et, aussi vite que ses forces le lui permirent, courant au-devant de son amie:
«Tu l'as vu! dit-elle en remarquant son trouble; ce visage a vu Georges!»
Maïa lui passa un bras autour des épaules, et, la baisant au front, doucement, elle la contraignit à se rasseoir.
«Si tu n'es pas calme, lui dit-elle, tu ne sauras rien.
– Mais tu vois bien que je suis calme, dit Christine en cachant ses mains qui tremblaient. Je suis très-calme: mais parle, parle donc!»
Maïa fut obligée d'avouer son entrevue avec M. de Simiane; et, comme elle prenait toutes sortes de précautions et de ménagements, choisissant ce qu'elle voulait dire et taisant ce qu'elle devait cacher:
«Non, tout! dis-moi tout!» s'écria la comtesse avec une exaltation mal contenue.
Maïa lui raconta leur entretien avec la plus scrupuleuse exactitude. Une fois ou deux, il lui arriva de se servir des expressions mêmes de Georges.
«Oui! je reconnais ce mot-là, dit Christine, c'est ainsi qu'il a dû parler; il me semble l'entendre! je distingue son accent et sa voix: une voix charmante dont le timbre caresse…»
Maïa vit bien qu'elle ne réussirait pas à la calmer; elle laissa la crise suivre son cours, espérant quelque adoucissement de sa violence même. C'était la première fois, depuis le mariage de Georges, qu'elle parlait avec tant d'abandon.
«Ainsi, disait-elle quand Maïa eut terminé son récit, il n'est pas même heureux, et je me suis perdue inutilement!»
On l'entendit à plusieurs reprises répéter encore, comme en se parlant à elle-même: «Il n'est pas heureux!»
Peut-être ceux qui ont étudié beaucoup le cœur humain… des femmes, prétendront-ils qu'au milieu de ses regrets, si vifs d'ailleurs et si sincères, il se glissait à son insu une secrète joie de voir que Georges n'avait pas trouvé auprès d'une autre le bonheur qu'il avait goûté près d'elle, que rien n'avait chassé son image, et qu'il l'aimait encore.
Maïa suivait attentivement sur son visage tout ce travail de la pensée rapide. «Veux-tu, dit-elle en prenant sa main brûlante en la regardant fixement dans les yeux, veux-tu le revoir?» Un éclair passa sur le visage ranimé de la comtesse. Elle se jeta au cou de Maïa.
«Oui!» lui dit-elle tout bas. Puis elle releva la tête, pâlit, mit sa main sur sa poitrine, et, au bout d'un instant de réflexion: «Non; reprit-elle, non, cela ne se peut pas, car cela ne se doit pas!.. Pas maintenant, du moins, pas encore… mais bientôt!» ajouta-t-elle avec un sourire qui eût rendu Georges fou d'amour et de douleur.
Georges, cependant, avait repris, bon gré, mal gré, la vie du monde: il le fallait; ne fût-ce que pour éviter un éclat inutile. A travers les raouts et les soirées, il traînait le boulet conjugal, comme un forçat du mariage. Les femmes qui ne voyaient pas Christine commençaient à la plaindre tout bas.
La comtesse ne sortait point; elle cachait le deuil de son cœur. Maïa la soignait comme une sœur. Le mois de mars eut deux ou trois belles matinées. Un jour, le soleil frappait aux fenêtres avec la pointe d'or de ses rayons; Maïa jeta une pelisse de fourrures sur les épaules de Christine.
«Viens-tu boire un peu d'air? lui dit-elle; cela te fera du bien!»
La voiture attendait tout attelée dans la cour.
«Où allons-nous?
– Je ne sais; où tu voudras, n'importe! nous allons pour aller! à Djurgaard, par exemple?
– Soit!» dit Christine assez nonchalamment.
La voiture s'engagea dans les faubourgs, longea les bassins du port – dont la glace, soulevée par le flot de la Baltique, se détachait déjà – passa devant la caserne du Roi, et s'engagea bientôt dans un parc superbe, semé de villas, de châteaux, de jardins, de théâtres en plein vent, de cafés en plein air, où la bourgeoisie de Stockholm fête le dimanche et vient se réjouir pendant les beaux soirs d'été. Elles descendirent près du château de Rosendal (la vallée des roses), non loin de cette belle coupe de porphyre, la plus grande du monde, dont les Anglais ne manquent jamais de mesurer avec leurs cannes le diamètre et la hauteur. Christine était mieux et pouvait marcher.
«Allons voir les chênes,» dit Maïa.
Une longue avenue de pins, qui ondulait avec les plis du terrain inégal, conduisait jusqu'au rond-point du parc, où un bouquet gigantesque de chênes centenaires, jetant leurs fortes racines entre les rochers de granit, flottait au vent comme un panache sur le front de la ville. Les deux femmes traversèrent à pas lents une clairière de gazon ras; mais, au moment de prendre une autre allée qui conduisait à un petit chalet suisse dominant la mer au loin, Christine s'arrêta tout à coup. Elle avait aperçu Georges qui venait à elle.
Elle regarda Maïa.
«Je le savais,» dit Mme de Bjorn.
Christine se pressa en frissonnant contre son amie. Toutes deux s'assirent sur un banc. Georges s'approcha et se tint un moment devant elles, immobile et muet.
Il releva les yeux, et, en voyant Christine si changée, il sentit une immense pitié s'emparer de lui.
«Je vous fais peur, Georges?» dit Christine en remarquant l'émotion qui s'était emparée de lui.
Deux larmes jaillirent des yeux du jeune homme.
«Tu vois bien qu'il m'aime encore! fit-elle en serrant le bras de Maïa.
– Oh! toujours, et plus que jamais!
– Taisez-vous, reprit-elle en levant la main comme pour la poser sur les lèvres de Georges, taisez-vous! vous n'avez plus le droit de me le dire.
– C'est vrai, fit-il en gardant sa main, et d'une voix où il y avait des larmes; mais j'ai du moins le droit de m'accuser d'avoir méconnu la plus chère et la plus adorée des femmes!
– Ne vous accusez pas, reprit Christine; sans doute je ne devais pas être heureuse. Il y a eu dans ma vie plus d'un malentendu cruel; celui-ci fut le plus cruel de tous. Mais, enfin, des deux parts la loyauté est sauve; consolez-vous, car je crois que maintenant j'aime ma douleur.»
Insensiblement l'émotion la gagnait; Maïa s'en aperçut.
«Christine, lui dit-elle, il faut partir.» Et elle se leva la première.
«Encore une minute!» dit Georges.
La comtesse ne dit rien, mais elle regarda son amie.
«Impossible! reprit Maïa; c'est assez, c'est trop déjà!
– Ne vous reverrai-je point? demanda Georges avec la timidité d'un amoureux de quinze ans.
– Je le voudrais, reprit Christine, mais cela serait mal: vous êtes le mari d'une autre. Je serai franche et droite jusqu'au bout, même contre moi! Je devais peut-être cette suprême entrevue à votre douleur et à notre passé… plus serait trop! Adieu!»
Le comte fit un geste de désespoir violent.
«Georges, dit-elle en lui prenant la main, épargnez-moi! laissez-moi ma conscience. Que me resterait-il si je ne l'avais plus?»
Maïa fit deux ou trois pas dans l'allée: les longues aiguilles des pins, broyées par ses petits pieds impatients, faisaient entendre un craquement sec: elle revint à Christine et toucha son bras.
La comtesse voulut se lever. Ses forces la trahirent; elle se rassit et appuya sa tête contre le tronc du chêne auquel on avait adossé le banc rustique. Un vif incarnat couvrait sa joue, une toux sèche déchira sa poitrine. Bientôt elle pâlit en regardant Maïa. Quand elle retira le mouchoir qu'elle avait posé sur ses lèvres, Georges s'aperçut qu'il était rouge. Il ne trouva plus une parole: il y a des sentiments que les mots n'expriment pas. Sans la présence de Maïa, il l'aurait prise dans ses bras, serrée contre son cœur, et leurs deux âmes, plus que jamais éprises, eussent oublié le présent et retrouvé le passé.
Devant l'amie, si indulgente qu'elle fût, chacun devait garder ses pensées.
Enfin la comtesse fit un effort; elle se leva et prit le bras de Maïa, adressant à Georges un signe d'adieu.
«Ne venez point! lui dit Mme de Bjorn; les gens sont au chalet, et il ne faut pas qu'on vous voie.»
Georges, immobile à la même place, les suivit du regard. Christine traversa la pelouse lentement, et avec la grâce languissante d'un beau cygne blessé. Elle se retourna une dernière fois pour le voir. Mais bientôt les deux femmes entrèrent sous une allée d'épicéas et de tamarins; un pli du terrain les cacha tout à fait.
Georges, resté seul, s'enfonça sous les plus sombres taillis du parc; il ne rentra chez lui que vers le soir. Nadéje avait dîné sans l'attendre, et était allée chez une de ses amies, où l'on répétait un certain quadrille, appelé les Lanciers, vieille danse rajeunie, que deux merveilleuses de Vienne venaient d'importer en Suède. Il put donc jouir en paix de l'âcre volupté de sa douleur, et savourer avec ses larmes ce que le poëte anglais appelle the joy of grief! Depuis qu'il avait revu Christine, il sentait le besoin de se cacher à tous les yeux et de vivre avec sa pensée solitaire. Cependant sa douleur avait retrouvé le calme. Il respectait trop les volontés de sa malheureuse amie pour se présenter chez elle; mais il passait chaque jour dans la rue de la Reine: il voyait au moins sa maison. Un matin, il trouva les volets fermés: un voisin lui apprit que Mme de Rudden avait quitté Stockholm.
Quelques jours après, il recevait une lettre de Maïa, portant le timbre de Lübeck. La baronne lui annonçait que Christine, plus souffrante, avait dû quitter la Suède et chercher un ciel moins rigoureux.
Georges resta trois mois sans nouvelles, livré aux tortures de l'incertitude et de l'absence, les plus grands des maux pour une âme aimante.
Un matin que M. de Simiane travaillait dans son cabinet, un domestique sans livrée fut introduit près de lui. Cet homme venait l'avertir qu'une femme l'attendait en voiture dans une rue voisine qu'il lui nomma. Georges le suivit et aperçut bientôt la voiture. Un mouchoir s'agita, une portière s'ouvrit; il monta, et le cocher, sans attendre d'ordres, lança ses chevaux. Georges, à travers les doubles plis du voile noir, avait reconnu Maïa, dont les cheveux blonds éclairaient le visage. Il la regarda avec une inquiétude profonde, mais sans toutefois oser encore l'interroger, bien qu'il eût un nom dans le cœur et sur les lèvres.
«C'est maintenant qu'il faut venir!» dit la baronne en lui serrant la main.
Elle releva son voile; il vit qu'elle avait pleuré.
«Et Christine? demanda-t-il, mais tout bas et comme un homme qui craint d'entendre sa voix.
– Vous allez la voir, dit Maïa; du courage!»
Georges jeta un regard distrait à la portière: il reconnut la route de Haga, qu'il avait si souvent parcourue pour aller chez la comtesse. Il eût voulu donner des ailes aux chevaux. Enfin on arriva.
L'attelage fumant franchit la grille de fer doré que tant de fois sa main tremblante avait ouverte. Il contourna un tapis de gazon anglais, semé de bouquets d'arbres, et s'arrêta devant un petit perron de quatre marches, dont les houblons verts et le chèvrefeuille brodaient la rampe de festons flottants. C'était une radieuse matinée; juin souriait à la terre amoureuse et rajeunie; il y avait des chansons dans tous les arbres; le soleil étincelait dans les fenêtres et le printemps jetait des fleurs partout.
Georges s'élança sur le perron; c'est à peine si Maïa put le suivre. Deux lévriers, favoris de Christine, couchés sur le ventre, et allongeant sur leurs pattes menues leur fin museau de brochet, gardaient la dernière marche. Ils reconnurent Georges, et se levèrent joyeusement pour lui lécher les mains.
«Comme ils me haïraient, pensa-t-il, s'ils me connaissaient mieux!»
Au bruit de la voiture, le vieux valet de chambre de la comtesse était accouru. En apercevant Georges il porta la main à son front.
«Comment est-elle? demanda la baronne.
– Elle se croit mieux.
– Et vous, Niels, comment la trouvez-vous?
– Plus mal.»
Mme de Bjorn regarda Georges.
«Remettez-vous, lui dit-elle, et soyez fort pour elle, sinon pour vous!
– Entrons! dit le comte; maintenant je ne puis plus attendre.»
Il se dirigea vers la chambre de Christine.
«Pas là! dit le vieux Niels en hochant la tête, ici!» Et il montra le salon.
«Attendez que je la prévienne, fit Maïa, qui passa la première.
– Il est là! je sais qu'il est là! dit Christine; je le vois, poursuivit-elle en étendant le bras vers le mur, que son regard ardent semblait percer.
– Oh! comme elle l'aime encore!» murmurait M. de Vendel, assis près de la fenêtre la tête entre ses mains.
La porte se rouvrit: Georges s'élança vers le canapé sur lequel Christine était étendue, et tomba à genoux devant elle.
«Georges! Georges!» dit Christine, mais si bas, qu'à peine on put l'entendre. Et de ses bras amaigris elle entoura la tête du jeune homme, qu'elle pressait contre sa poitrine.
Georges la regarda, et fut frappé de sa beauté, plus peut-être que le jour où il la vit pour la première fois. C'est qu'elle était plus belle encore. Sa joue animée s'était teinte d'un soudain éclat: elle éblouissait. Son œil brillait d'un feu étrange; ses belles mains, que si souvent il avait couvertes de baisers, semblaient s'être encore allongées et amincies; elles avaient la transparence de la cire diaphane, et la plus légère pression rougissait leur blancheur délicate. Ses cheveux dénoués roulaient en ondes épaisses sur ses épaules, comme un ruisseau d'or fluide. Elle plongea ses yeux dans les yeux du jeune homme avec une expression d'ineffable tendresse. Elle oubliait le passé, elle oubliait l'avenir, l'avenir qu'il fallait mesurer par minutes. La vie, pour elle, se concentrait dans l'instant présent. Mais la violence de ses émotions l'épuisa: les roses blanchirent sur sa joue, ses lèvres se décolorèrent, ses yeux s'éteignirent; elle laissa retomber sa tête et s'évanouit.
Maïa la prit dans ses bras et lui fit respirer des sels. Le baron se leva, fit quelques pas vers le lit de repos, et montrant la comtesse:
«Voilà ce que vous en avez fait!» dit-il.
Georges le regarda sans lui répondre. Sa bouche n'avait plus de voix, comme ses yeux n'avaient plus de larmes: l'angoisse sculptait sur son visage l'image de la douleur. Le baron regretta sa violence… il se rassit sans ajouter un mot.
Georges tenait toujours une des mains de Christine dans les siennes: Maïa soutenait sa tête échevelée et défaillante. Enfin elle revint à elle, essaya de sourire, et dit tout haut: Je suis mieux! pardon et merci!» Puis elle ajouta quelques mots tout bas et murmurés à l'oreille de son amie.
Le baron, avec cette merveilleuse délicatesse qui semble donner un sens de plus à certaines natures, comprit que la comtesse désirait rester seule avec M. de Simiane, et, si avare qu'il fût de ses dernières minutes, comme s'il eût été jaloux de s'oublier et de se sacrifier jusqu'au bout, il sortit sur la pointe du pied.
«Va le remercier,» dit Christine en serrant la main de Maïa.
Celle-ci rejoignit le baron; Georges et la comtesse restèrent seuls. Georges avait posé ses lèvres sur les mains de Christine; il les mouillait de ses larmes.
Ce fut elle la première qui retrouva la parole.
«Georges, lui dit-elle, j'ai manqué de courage; je n'ai pas pu mourir sans vous revoir.»
Il la regarda d'un air égaré.
«O Christine! pardonnez-moi!
– Pauvre cher! que veux-tu que je te pardonne? tu t'es trompé de chemin; mais ce n'est pas ta faute. Tu es allé où tu croyais le bonheur. Qui donc n'eût pas fait comme toi?
– Christine, soyez bonne, ne m'accablez pas… Je vous jure…
– Ne jurez rien, mon ami; maintenant je sais tout… Ah! si du moins vous étiez heureux!
– Heureux! peut-on l'être quand on vous a connue et perdue?
– N'est-ce pas, dit-elle avec une sorte d'égarement passionné, n'est-ce pas que je savais bien aimer?
– Oui, Christine… et pourtant!
– Pourtant… j'ai fait comme si je ne vous aimais pas; mais écoutez-moi, Georges, car c'est comme le testament de mon cœur que je vous ouvre ici. Un jour vous vous le rappellerez avec une tristesse douce… Quand je commençai de vous aimer, quand je recueillis, oh! avec quelle joie profonde! tous ces trésors de tendresse que vous répandiez à mes pieds, je vous promis, ou plutôt je me promis à moi-même de n'être jamais un obstacle dans votre vie. Cet obstacle, je crus l'être le jour où vous rencontrâtes… celle qui est aujourd'hui votre femme.»
Georges fit un geste de désespoir. Christine pressa d'une molle étreinte sa main tour à tour brûlante et glacée.
«Ménagez-moi, lui dit-elle; j'ai encore besoin d'un peu de force… Je vis vos incertitudes, reprit-elle après un instant de silence, je vis le trouble de votre âme, je vis vos combats, vos résistances, vos nobles efforts pour rester à moi! Et pour tout cela, je vous aimai plus encore… Mais je ne crus point pouvoir vous rendre heureux davantage… Vos désirs allaient plus loin… Je sentais tout ce qu'il y avait en vous de reconnaissance profonde, de pitié généreuse, de tendresse délicate, de dévouement chevaleresque. Tout cela, c'était assez pour le bonheur de dix autres… Ce n'était pas assez pour moi, Georges… Georges, voilà ma faute: j'ai péché par orgueil; mais cet orgueil, c'était encore de l'amour… je voulais donner… je ne voulais pas recevoir. Je rompis violemment les liens que vous n'auriez pas voulu dénouer… J'acceptai l'apparence d'un tort… et vous fûtes libre!
– Ainsi vous m'aimez encore!
– Ah! malheureux! j'en meurs, et tu le demandes! Est-ce qu'on peut ne plus t'aimer?
– Et moi! et moi, Christine!.. Ma tête a pu un instant s'égarer, jamais mon cœur… Je t'ai toujours aimée… je t'aime!
– Tais-toi, par pitié! Tu veux donc me rendre la mort impossible?
– Mourir! toi!.. Oh!.. non, jamais! Je te défendrai… je te cacherai… La mort… elle ne te verra pas!»
Il l'entoura de ses deux bras…
«Jamais! jamais plus je ne te quitterai!
– Et Nadéje? murmura-t-elle.
– Nadéje? reprit-il avec un geste de fou, les cheveux en désordre et l'œil hagard… Qu'est-ce, Nadéje? je ne la connais pas… je ne la reverrai de ma vie.
– Et le devoir! dit-elle en soulevant, comme pour regarder le ciel une dernière fois, ses longues paupières fatiguées; le devoir!.. un grand mot et une grande chose, que ta pauvre morte te supplie de n'oublier jamais! Le temps n'est plus où nous étions libres tous deux. Oh! les beaux jours! Mais comme ils ont passé vite! T'en souviens-tu de nos beaux jours?»
Georges cacha sa tête dans ses mains.
«Non, dit-elle avec une mutinerie d'enfant, regarde-moi. Maintenant, je veux te voir toujours! toujours! reprit-elle comme en se parlant à elle-même, toujours, avec moi, ce n'est pas bien long!»
Et, comme il faisait un signe d'incrédulité:
«Va, reprit-elle, je ne me trompe pas… Si ce n'était pas vrai, tu ne serais pas ici. Mais avant que le soleil ait quitté cette fenêtre, Georges, je ne vivrai plus que dans ton cœur.»
Elle parlait avec une telle conviction et un si profond accent de vérité, que Georges vit bien qu'elle ne le trompait point. Il étouffa ses sanglots pour ne pas troubler la sérénité de sa dernière heure, et il laissa couler ses larmes silencieuses.
«Pourquoi pleurer? dit-elle d'une voix douce et faible: ne sais-tu pas que nous nous reverrons?
– Oui! et bientôt!
– Pas encore, je t'avertirai!» reprit-elle.
Et un sourire ineffable vint éclairer ses lèvres, qui se fermèrent.
Le baron et Maïa rentraient: ils s'arrêtèrent immobiles à deux pas du lit. Le soleil tournait l'angle de la maison. Son rayon quitta le lit de la mourante.
«Il fait nuit, dit Christine… et j'étouffe!»
Maïa courut à la fenêtre et l'ouvrit. Un rouge-gorge chantait dans le cytise en fleur, sous lequel plus d'une fois Christine s'était assise, pendant que Georges, à ses pieds, lui lisait quelque poëte ou lui parlait d'amour. Elle prit leurs mains à tous trois, et les réunit dans la même étreinte; puis, sans relever les yeux, d'une voix qui s'éteignit, elle murmura: «Mes amis, mes chers amis!.. Georges! Georges!..» Puis sa main se roidit et s'attacha dans une convulsion suprême à la main du jeune homme.
Georges voulut la prendre dans ses bras.
«Plus en ce monde!» lui dit Maïa en s'agenouillant devant son amie, dont elle ferma les yeux avec ses lèvres.
La plus aimante et la plus douce des créatures avait quitté la terre pour toujours.
Georges écarta brusquement Mme de Bjorn et reprit les deux mains de Christine: tantôt il la regardait tendrement, tantôt il promenait autour de lui des yeux égarés; des sanglots étouffés brisaient sa poitrine, puis il retombait dans un muet désespoir.
Maïa et le baron voulurent l'arracher à cette contemplation funeste; et comme il leur résistait:
«C'est maintenant, fit M. de Vendel, qu'il vous faut du courage!
– Je n'en ai pas! dit Georges; il y a des choses qu'on ne peut point supporter.
– Et moi donc, reprit le baron, comment fais-je depuis un an?»
Georges ne répondit rien et se laissa emmener.
Le lendemain, il revint à Haga, avec le baron, pour rendre à Christine les suprêmes devoirs. Tous deux accompagnèrent jusqu'à sa dernière demeure les restes de la comtesse, qui alla dormir avec ses pères dans la chapelle funèbre des Oxen-Stjerna.
«Nous l'avons trop aimée, pour ne pas nous aimer en souvenir d'elle!» dit le major sur la tombe où l'on venait de sceller leur amour unique à tous deux.
Georges lui serra la main, mais ne répondit qu'avec des larmes.