Kitabı oku: «La coucaratcha. I»
LA CUCARACHA1
Aï que me piqua,
Aï que me araña,
Con sus patitas
La Cucaracha.
Chant populaire espagnol.
Vers la fin de la guerre d'Espagne, je me trouvais à Chiclana, charmant village peu éloigné de Cadix, et renommé par l'efficacité de ses sources minérales; – on m'avait conseillé ces eaux pour parfaire la guérison d'une blessure assez dangereuse, et mon excellent hôte don Andrès d'Arhan, en m'entourant de tous les soins attentifs d'une amitié délicate, me rendait presque ingrat envers la France, car en vérité, j'avais honte de me trouver aussi heureux au fond de l'Andalousie.
On jugera de l'esprit et de l'âme de don Andrès, quand on saura que lui témoignant un jour toute ma reconnaissance pour sa sollicitude si bienveillante et si paternelle; je lui demandais pourtant ce qui me l'avait gagnée? – Il ne me répondit que ces mots: – J'ai un fils de votre âge qui voyage en France…
Et l'on me pardonnera ces détails tous personnels, si l'on songe que le seul bonheur pur et vrai, que goûte peut-être l'écrivain, est le plaisir de retracer le nom d'un ami, – une date précieuse pour son cœur, – un doux souvenir, – dans l'espoir presque toujours insensé – qu'après lui, ce nom, cette date, ce souvenir, vivront encore un peu.
Un soir donc, un beau soir d'été, assis sous un magnifique berceau d'orangers, fumant de légitimes cigares réales, buvant à petits coups une délicieuse agria glacée, nous étions don Andrès, moi et quelques amis, plongés dans une extase silencieuse, jouissant de la fraîcheur de la nuit, du parfum des orangers, et de cet état de torpeur si inappréciable dans les pays chauds.
Lorsque tout à coup, des castagnettes résonnent; une guitare prélude et une voix jeune, suave, mais un peu traînante se met à chanter un boléro… puis deux, puis trois… enfin une espèce de frénésie musicale et chantante semble s'emparer de l'invisible Orphée: les airs, les paroles se pressent, se succèdent avec une merveilleuse rapidité, et finissent par devenir presque inintelligibles.
– Dieu me sauve, c'est la Juana, – dit don Andrès.
La Juana était une paysanne dont le père était fermier de don Andrès; – une belle jeune fille, brune, grande, svelte, véritable type d'Andalousie.
– Holà, Juana! – appela don Andrès.
A la voix du maître, – la Juana se tut, et bientôt nous la vîmes arriver avec ses deux sœurs aussi fort jolies et vêtues comme la Juana de la Saïa – avec des fleurs naturelles dans leurs cheveux noirs, et chaussées de satin, – car en Espagne tout le monde est chaussé de satin.
– Holà! Juana, dit le maître… quelle mouche te pique?
– La Cucaracha… répondit la folle jeune fille avec un éclat de rire mal dissimulé…
– C'est la Cucaracha– dirent aussi les deux sœurs.
– Si c'est la Cucaracha, – c'est différent reprit fort sérieusement don Andrès; mais alors dansez et chantez là, mes filles. Qu'en dites-vous… – me demande-t-il?..
– Moi, je dis bravo; – mais la Cucaracha?..
– Allons, dit le maître sans me répondre en frappant dans ses mains, allons Anda, anda salero…
Et la Juana se reprit à chanter de sa voix sonore et un peu monotone. Une des jeunes filles l'accompagnait sur trois cordes de sa guitare, tandis que l'autre, agitant des castagnettes, dansait une de ces segendillas si gracieuses et si lascives.
C'était en vérité quelque chose de ravissant, que ce groupe de trois belles filles doucement éclairé par la lune, dansant sous des orangers… – au son de ces paroles bizarres, accompagnées par le tintement de la guitare et le roulement des castagnettes qui se perdaient dans le silence de la nuit.
Et puis moi, je voyais tout cela, mollement couché sur un gazon épais, à travers la fumée d'un excellent cigare, sous un ciel d'Espagne, lorsque les étoiles brillent et que le rossignol chante… – Oh! le plaisir était complet – car le cadre valait le tableau…
Après une heure passée dans cette contemplation, la Juana se tut et les chants cessèrent…
– Oh! la Juana… la Cucaracha est-elle donc déjà envolée…
– Oui, seigneur…
– Allez donc, mes filles, et dites à dona Christiana, que nous souperons tout à l'heure, et de veiller au gaspacho…
Et elles disparurent comme une rêverie d'Orient, comme un songe mauresque – alors je pensai à demander à don Andrès de me dire enfin ce que c'était que la Cucaracha.
Selon leurs idées ou leurs traditions, ou plutôt d'après leur manie de tout personnifier… vous diriez, vous, poétiser – la Cucaracha est la Mouche causeuse. – Quand ils se sentent une irrésistible envie de chanter ou de parler, ils disent que la mouche les a touchés, et il y en a comme vous voyez pour une bonne heure; il existe même une chanson populaire sur la Cucaracha, je ne me la rappelle pas tout entière; mais elle commence ainsi:
Écoutez, écoutez,
Dans son vol
La Cucaracha m'a touché;
Elle est là.
Oh! qu'elle me pique!
Oh! qu'elle me démange!
La Cucaracha.
Écoutez
– Il faut que je chante,
– Il le faut.
– Vous voyez que tout cela ne dit pas grand'chose; – mais je vois Massarédo… le souper doit être prêt, et le gaspacho à point. – Nous soupâmes, et en effet le gaspacho était parfait.
– Le but de tout cela est de faire comprendre ce que signifie ce mot la Cucaracha attaché en tête de ce recueil de contes, – sinon amusants, au moins variés.
– Que si des critiques me demandent pourquoi j'ai plutôt appelé ce livre la Cucaracha– que Contes, – je répondrai que cette naïve tradition espagnole m'a paru parfaitement rendre ce besoin insurmontable de conter ou d'écrire qui nous atteint quelquefois; car, ainsi que cette mouche aux mille couleurs, vive, indocile et légère, qui tantôt repose son vol inconstant sur le front pur d'une jeune fille ou sur la résille d'un hideux Bohémien… l'imagination aussi emportée par une exaltation fièvreuse peut s'abattre sur une fraîche illusion ou sur une réalité sombre et fatale.
Que si le critique obstiné, non encore satisfait de cette explication en veut encore une autre, – je lui dirai, puisqu'il le faut, que j'ai choisi ce titre, parce qu'il se liait par ma pensée à un des plus beaux moments de ma vie; à cet âge où parfois le repos, l'insouciance et la paresse coupaient si délicieusement une existence active et voyageuse; à cet âge où j'amassais tant de souvenirs et tant de matériaux; – sans me douter jamais qu'ils serviraient un jour de base à l'éphémère et fragile monument que je tente d'élever.
Parmi ceux des contes maritimes qui complètent ce volume, il en est un, autrefois publié en partie dans la Mode, – qui est historique, sauf quelques détails. – Je veux parler du combat de Navarin. J'aurais désiré, dans cette relation, donner une marque de souvenir à d'excellents officiers de la marine royale, mes bons et chers camarades du Breslaw, – dire tout ce que je vis de courage, de sang-froid et de folle témérité prodigués par eux dans cette action meurtrière, mais il aurait fallu pour cela citer tout l'état-major du vaisseau, et ces nobles noms sont d'ailleurs écrits sur une des plus belles pages de notre histoire maritime.
Pourrai-je maintenant répondre à l'un des critiques les plus éclairés de notre époque, qui, tout en m'encourageant avec éloge à suivre la voie que j'ai tracée le premier, – m'a reproché de n'avoir jusqu'ici rien publié d'historique. – Je crois avoir dit quelque part – qu'avant de faire mouvoir mes personnages au milieu d'évènements historiques, j'avais voulu d'abord familiariser les lecteurs avec l'étrangeté de leurs mœurs et de leur langage.
– J'ose considérer cette première partie de ma tâche comme à peu près remplie. – Aussi m'occupai-je en ce moment d'une de nos phases maritimes les plus glorieuses et peut-être les moins connues par leurs résultats inespérés: – Je veux parler de notre guerre dans l'Inde en 1780, – sous les ordres du bailli de Suffren. – Tel sera du moins le sujet de la Tour de Koat-Ven, roman historique qui, je crois, paraîtra, bien prochainement.
Et je ne mets cette sorte d'importance à me justifier de ce reproche, que parce que j'ai pressenti que notre Histoire nationale maritime renfermait des ressources inouïes pour le romancier, et qu'à la question purement littéraire se joindrait peut-être plus tard une question sociale et politique d'un ordre élevé, si l'on pouvait amener les masses à concevoir l'importance de la marine en France.
Et qu'on me permette de rappeler encore ici ce que j'ai dit ailleurs2.
«Ce que j'appelais de tous mes vœux est enfin arrivé. Une mine puissante et féconde est ouverte. – Peu m'importe qu'on oublie celui qui l'a signalée – si, habilement exploitée par ceux que j'ai précédés, mais qui me dépasseront sans doute, elle enrichit la France d'une littérature nouvelle.
«Aussi déjà cette impulsion commence, cette littérature maritime se crée, se forme; le cercle s'étend. – Déjà des revues nous ont donné des excellents mais trop rares extraits des livres que nous promettent MM. Jal, Raybaud, Gozlan, Romieu. Enfin M. de Lansac et M. Corbière du Hâvre nous ont aussi donné des ouvrages maritimes complets et remarquables.
« – Maintenant, en me voyant citer les noms d'écrivains aussi honorables, on comprendra et l'on excusera en moi, je l'espère, cette vanité de jeune homme, qui aime à compter les partisans qui se sont réunis à lui autour d'une bannière qu'il a plantée, – mais qu'il n'a jamais eu la prétention de porter.»
EUGÈNE SUE.
LE BONNET DE MAITRE ULRIK
A la bonne heure, c'est un hasard,mais ça est.
C'était, je crois, en 1826, il me manquait un homme pour compléter mon équipage, et alors les matelots se recrutaient difficilement à Brest, car on armait beaucoup pour la marine militaire.
Un capitaine de frégate de mes amis m'enseigna l'auberge d'Yvon-Polard, un des plus grands embaucheurs de Recouvrance.
En vérité ce sont des gens fort utiles que les embaucheurs, ils accueillent chez eux les matelots sans service et sans pain, les hébergent, les choyent, les engraissent, et vienne un capitaine cherchant un équipage, il s'entend avec l'embaucheur, choisit ses hommes, et paie généreusement leurs dettes à l'hôte sur les avances que chaque matelot doit recevoir au jour de l'embarquement.
C'est donc jusqu'à un certain point la traite des blancs.
Or, j'allai trouver Yvon-Polard, rue de la Souris, à son auberge du Chasse-Marée; la rue de la Souris est infecte, étroite et sombre, il faut descendre huit ou dix marches pour arriver dans la salle-basse de l'hôtellerie; et cette espèce de cave est tellement obscure, que sans le secours de quelques lampes de fer, on n'y verrait pas en plein midi.
Au bas de l'escalier un petit homme roux, trapu et manchot vint à moi, et me demanda civilement ce que je voulais; quand il le sut, il cligna des yeux, d'un geste me recommanda le silence, me prit la main, me fit traverser un couloir noir comme un four, et après quelques minutes de marche, je me trouvai dans une petite salle éclairée par un soupirail.
Alors Yvon Polard me dit à voix basse: «Mon officier, vous n'avez qu'à regarder et à écouter par cette fente… que vous voyez à cette cloison? il ne me reste que cinq culottes goudronées à placer; ils sont là à courir bon-bord; c'est l'histoire de rire en attendant de pousser au large. Vous pouvez les juger; ils vont tout-à-l'heure être saouls comme des soldats, et vous savez, mon officier, qu'alors on se déboutonne, qu'on fait voir sous quelle aire de vent on a l'habitude de naviguer. Vous ferez votre choix d'après ce que vous aurez vu, et nous nous entendrons pour le reste. Je vous laisse, mon officier.»
Je collai mon œil à la fente, et je vis les cinq matelots assis autour d'une table noire et grasse, éclairée par la lueur douteuse d'une lampe. Deux femmes envinées, l'œil brillant, les cheveux épars, à la voix rauque, leur versaient à boire: ils étaient ivres ou à peu près. Au bout de cinq minutes, deux tombèrent sous la table.
Ils restaient trois: un jeune garçon de vingt ans blond et frais comme une fille; le second était basanné, vigoureux, bien découplé, et pouvant avoir quarante ans; quant au troisième, je ne pus voir sa figure, car il tenait sa tête cachée dans ses mains.
– «Pour de vieux caïmans à peau salée, ils portent b… mal la voile, dit le jeune garçon en poussant dédaigneusement du pied le corps des deux matelots qui roulèrent sous les bancs… Allons, toi… la jambe de bois, verse;… verse donc cordieu; le gosier me démange…»
Il s'adressait à une des deux femmes qui avait effectivement une jambe de bois…
Il vida prestement son verre, et continua, après s'être essuyé la bouche au revers de sa manche; et s'adressant à son compagnon basanné…
– Est-ce que tu es aussi à la cape… toi, Pierre? Eh! mon matelot…
– Non, dit l'autre en baisant bruyamment les joues marbrées de sa compagne, qui rajustait sa coiffe… Mais je pense que nous filons notre câble d'une drôle de manière… et que si nous trouvons à embarquer, il nous restera de nos avances à peu près de quoi mettre dans l'œil d'un marsouin, et encore ça ne le fera pas loucher…
– Bah, bah!.. on embarque ici et au premier port étranger on prend de l'air; on s'arrange avec un autre navire… et en chasse… sabordé le capitaine… comme nous avons fait à Saint-Thomas; tu sais bien… heim!.. matelot?..
– Je le sais si bien que nous avons gagné quarante gourdes au change; que le capitaine a été obligé de prendre deux nègres pour nous remplacer, et qu'ils ont si bêtement manœuvré pendant un grain, que la Petite Nanette a chaviré au débouquement, et que le capitaine a été noyé…
– C'est sacredieu vrai, dit l'autre avec un éclat de rire; noyé comme un chien, noyé… aussi vrai que nous sommes aujourd'hui le 13 octobre, et que j'ai donné ma dernière gourde à ma mère!..
Je pensai intérieurement que ni l'un ni l'autre de ces deux compagnons ne mettrait jamais le pied sur mon navire. J'allais me retirer, fort peu satisfait de ma visite à Yvon-Polard, lorsque le marin qui n'avait dit mot jusque-là, leva vivement sa tête d'entre ses deux mains, et s'écria avec un accent indéfinissable:
– Qui parle ici et du 13 octobre et de mère?..
Ce fut alors un hourra général, et des éclats de rire retentirent dans la chambre.
– Enfin, dit le jeune matelot, il a largué le câble qui amarrait sa langue.
– C'est heureux qu'il ne fasse plus le milord; on n'est pourtant pas trop déchirée, dit la Jambe de bois en ajustant son fichu.
– Veux-tu un coup de grog, dit Pierre en lui tendant un verre.
– A sa santé, car il est fou, dit l'autre femme.
Et ils se mirent tous à hurler, en frappant sur la table avec leurs gobelets de fer-blanc, à sa santé! à sa santé!.. tandis que lui les regardait fixement et avec mépris.
Il pouvait avoir trente ans; ses traits étaient beaux, mais pâles; ses cheveux noirs se joignaient à d'épais favoris noirs qui encadraient sa figure rude et sévère…
Du reste, il portait un costume de matelot, de simple matelot, mais propre et soigné…
– A sa santé!.. A sa santé, crièrent encore les autres avec un redoublement de rire et de bruit…
– Tu n'entends donc pas, sauvage! hurla le jeune garçon, les yeux remplis de vin, les lèvres violettes, et les bras tremblants et lourds.
– On boit à ta santé, monsieur l'Air-en-dessous, dit la Jambe de bois en le tirant par la manche de sa veste.
– Allons, bois donc; tu nous embêtes à la fin, dit Pierre, tout-à-fait ivre, en lui heurtant violemment le verre contre les lèvres…
Ici je ne distinguai plus rien, car du premier coup de poing que donna l'homme pâle, la lampe s'éteignit, mais j'entendis un tapage infernal, des blasphèmes, des cris de douleur et de joie cruelle, et dominant sur le tout, la voix de l'homme pâle, qui criait: Ah chiens! vous parlez de mère et du 13 octobre; par satan! ce sera la dernière fois…
Comme les gémissements devinrent étouffés, j'allais sortir pour appeler Polard, lorsqu'il parut.
– Allez vite, lui dis-je, ils se tuent là-dedans…
– Ah bah!.. mon officier, c'est l'histoire de rire;… ils jouent.
– Les couteaux sont de la partie, lui dis-je.
– Est-ce que Ulrik s'en est mêlé? me demanda-t-il.
– Comment? Ulrik…
– Oui, mon officier, le grand pâle, il s'appelle Ulrik; c'est qu'il est brutal en diable… et fort, fort comme un cabestan…
– Oui, oui, il s'en est mêlé; ainsi, allez vite, car ils s'égorgent… Entendez-vous ces cris?
– Ah bah!.. N'y a pas de mal, mon officier: petite pluie abat le gros grain. Avez-vous fait votre choix?..
– D'abord, maître Polard, deux étaient ivres-morts…
– Je parie que c'est Cavelier et Jangras…
– C'est possible… Les deux autres m'ont l'air de vrais corsaires.
– Le petit blond… pas vrai? mon officier, et le gros noirot… Vous avez raison… Deux faï-chiens, deux carognes… Vous venez de la part du brave commandant B***, je ne voudrais pas vous tromper. Ici, il n'y a que Ulrik qui puisse vous convenir: c'est fort, c'est sage, mais sombre et taciturne en diable.
– Va pour Ulrik, lui dis-je tout rêveur; vous me l'enverrez à bord demain au coup de canon.
– Suffit, mon officier; j'irai avec lui pour les avances, comme de juste.
– A la bonne heure, je vous attends.
Au point du jour, Polard était à mon bord avec Ulrik; je les fis tous deux descendre dans ma chambre.
– Capitaine, dit Polard, voici Ulrik dont je vous ai parlé…
– Approche, lui dis-je.
Il s'approcha. – Où as-tu navigué en dernier lieu?
– J'arrive de Lima, capitaine, passager sur le brick l'Alexandre.
– Passager!..
– Oui capitaine…
– Pourquoi pas matelot?..
– Parce que j'étais passager, capitaine.
– Et que faisais-tu à Lima?
– Je naviguais dans la mer du Sud… au service des Colombiens…
– Ah! diable… As-tu des papiers?..
– Non…
– Aucun?
– Si… un certificat du capitaine de l'Alexandre… Le voici…
– Il est bon… Veux-tu venir à mon bord?
– Comme vous voudrez, mais je ne vous y engage guère.
– Comment?
– Je m'entends, capitaine.
– Ne l'écoutez pas, dit Polard, c'est un braque; d'ailleurs, il me doit deux mois d'auberge; s'il fait l'original je le mets dehors, et il ira coucher et vivre où il voudra…
– Alors, capitaine, prenez-moi… mais tant pis pour vous…
– C'est dit, je t'arrête… Polard, envoyez-lui son coffre ici; nous compterons après pour ce qu'il vous doit… Et toi, mon garçon, tu vas aller là-haut, on est en train de rider les haubans et d'enverguer un hunier; nous verrons ce que tu sais… Va… Voilà ta pièce d'amarrage (le denier d'adieu).
J'avoue que la bizarrerie de cet homme m'avait singulièrement frappé, et presque décidé à le retenir à mon bord.
D'ailleurs, sa figure quoique sombre et triste, ne présageait rien de fatal…
Huit jours après, j'avais choisi Ulrik pour maître d'équipage, car jamais matelot ne s'était montré plus habile, plus prompt, plus entendu, et plus au fait du service…
D'une régularité parfaite, il ne descendait jamais à terre; son service fini, il allait s'asseoir dans les porte-haubans d'artimon, et restait là des heures entières sombre et silencieux.
L'équipage, qui le craignait comme le feu, l'avait surnommé le Croque-Mort.
Mon chargement fait, je mis à la voile le vendredi du 21 novembre, et sortis du port avec une jolie brise de S. – O. J'allais à Buénos-Ayres…
Ulrik avait été plus sombre qu'à l'ordinaire le jour de l'appareillage… Il s'était approché plusieurs fois de moi comme pour me parler, puis s'était retiré sans mot dire.
Vers le soir, la brise fraîchit; je fis serrer les perroquets, et nous louvoyâmes sous nos basses voiles pour nous tenir écartés de la côte…
– Eh bien! maître, dis-je à Ulrik, il vente bon frais… Qu'en penses-tu?..
– Capitaine… je vous avais prévenu, me répondit-il d'un air grave et solennel qui m'imposa.
– Que veux-tu dire?
Lui, sans répondre à ma question, me saisit fortement le bras, et murmura tout bas: Faites sur-le-champ amener les perroquets, et mettre les huniers au bas ris… Le grain approche… La tempête sera affreuse… affreuse, je le sens là, me dit-il en enfonçant ses ongles dans sa poitrine velue…
J'obéis machinalement, et bien m'en prit, car à peine cette manœuvre était-elle exécutée, que le vent souffla du N. – E. avec une furieuse violence; le jour baissa tout-à-coup, et la mer devint horrible…
Nous passâmes la nuit sur le pont, et au point du jour, le temps étant par trop forcé, nous relâchâmes au Hâvre…
Quand nous fûmes mouillés, Ulrik entra dans ma chambre, où je m'étais retiré pour prendre un peu de repos…
– Capitaine, me dit-il, je vous quitte.
– Tu me quittes, et pourquoi?
– Je ne puis vous le dire… mais il le faut… pour vous…
– Non, pardieu!.. tu m'es trop utile… Où trouverai-je un maître comme toi?.. Du tout, tu resteras… et j'augmenterai ta paye…
– Alors je déserterai…
– Non, car je te consignerai à bord, dans ta chambre, et je te mettrai aux fers, s'il le faut…
– Vous le voulez donc?.. A la bonne heure… Vous verrez…
Et en prononçant ces mots, ses grands yeux gris prirent une singulière expression de pitié…
Mais le lendemain de cette entrevue, je ne sais pourquoi de sourdes rumeurs circulèrent dans mon équipage…
– C'est ce chien de Croque-Mort qui nous porte malheur, disaient les uns…
– Avec un b… comme ça à bord, c'est à y laisser sa peau…
Dès longtemps je connaissais la singulière superstition des matelots, qui attribuaient tous les événements pénibles de la navigation à un seul, espèce de bouc d'Israël qui était responsable de tout ce qui pouvait arriver de fâcheux; je fis en conséquence donner quarante bons coups de cordes à chacun des deux meneurs qui avaient propagé ces idées stupides, et j'enfermai Ulrik dans sa chambre; puis je fis mettre à la voile le jour même, car la brise avait molli.
Nous sortîmes du Hâvre le 26, avec un bon vent qui nous éloigna bientôt du rivage. Une fois au large, je rendis la liberté à Ulrik.
– On a donc tanné le cuir à quelqu'un, capitaine? me demanda-t-il.
– Un peu, à deux chiens… qui t'indiquaient à l'équipage comme cause du mauvais temps, comme si ton souffle faisait grossir la mer, crever les voiles ou craquer les mâts!..
– Peut-être, dit-il sourdement.
Je haussai les épaules, et laissai mon pauvre maître, que je crus timbré.
Par une inexplicable fatalité, à la hauteur des îles de Palme et de Fer (Canaries), comme je faisais gouverner dans l'espoir de prendre connaissance de l'île Saint-Antoine, le temps se chargea de grains, la brise se fit, il venta grand frais, et la tempête devint bientôt si violente, que dans une bourrasque mon petit mât d'hune et mon bâton de foc furent emportés.
Alors une affreuse idée s'empara de l'équipage, consterné de cette perte, et les matelots s'avancèrent vers moi en poussant avec un horrible accent de rage ces cris frénétiques: A la mer! à la mer le Croque-Mort!.. il est cause de tout…
Je frémis… et regardais Ulrik. Pour la première fois, je le vis sourire… mais quel sourire, mon Dieu!
Infâmes! m'écriai-je en m'armant d'un anspec, je vous assommerai comme des chiens si vous faites un seul pas.
– A la mer… à la mer!.. Nous ne voulons pas sombrer pour lui… A la mer!..
Ils s'approchèrent encore. Je me jetai au-devant d'Ulrik, qui me dit: – Laissez-les faire: C'est écrit:
– Laisser commettre un assassinat de sang-froid!.. Non, non… Descends dans ma chambre, tu y trouveras mes pistolets; tu remonteras avec… En attendant, je vais les maintenir…
Et ce disant, je tournai rapidement mon anspec en m'avançant vers eux.
– Pardon, capitaine… mais le Croque-Mort y passera dit l'un d'eux…
– Oui, oui, il y passera, répétèrent-ils avec fureur.
Et leurs cris dominaient le sifflement de la tempête.
Au même instant, un nœud d'agui me fut lancé; je tombai sur le pont, et fus garrotté en un moment… J'écumais de rage en voyant Ulrik calme, les attendre impassible…
– A son tour maintenant, cria le maître voilier, homme d'une taille énorme, en s'avançant vers Ulrik.
En ce moment, la tempête était si furieuse, que le navire donna un violent coup de roulis, et presque tous les matelots roulèrent sur le pont.
– Profite de l'embellie! criai-je à Ulrik… A ma chambre!..
Mais lui, s'élançant après les haubans d'artimon, fut d'un bond sur la lisse du navire.
– Je devrais, cria-t-il aux matelots, qui se relevèrent blasphémant; je devrais vous laisser commettre un crime inutile, car ma mort ne peut vous sauver que si elle est volontaire… Ce n'est pas pour vous, mais pour le capitaine, car il a une mère… une mère! répéta-t-il avec un affreux grincement de dents.
Et il secouait les cordages avec fureur.
Je vivrais, je crois, cent ans, que je n'oublierai jamais ce sombre tableau. Je le vois encore, lui Ulrik, cramponné aux haubans, les cheveux flottants, sa pâle figure qui se détachait blanche sur le gris foncé du ciel, ses yeux flamboyants et les hideuses contorsions de sa bouche hurlant le mot… mère…
L'équipage resta pétrifié, comme fasciné par cette résolution inconcevable; resta immobile, le regard fixe, attachant sur Ulrik des yeux hagards.
– Adieu donc, capitaine…
Ce furent ses dernières paroles, car il disparut.
– Hourra… hourra, vilain Croque-Mort! cria l'équipage en frappant des mains.
On vint poliment me dégager de mes liens.
Je croyais rêver.
Le timonnier qui tenait la barre, fut renversé par un coup de mer, le navire vint au vent, et nous faillîmes engager. Cette violente secousse et cet effroyable péril me firent revenir à moi… Je me précipitai sur la barre; et j'y restai… commandant la manœuvre de ce poste, car le temps pressait.
– Vous voyez, chiens, leur criai-je, que le ciel vous punit de votre atroce forfait… La mort de ce malheureux fait-elle cesser la tempête? Elle augmente au contraire, elle augmente… Malédiction!.. Dans une heure peut-être, nous irons le rejoindre… lui…
L'équipage fut un peu démoralisé; quelques-uns baissèrent la tête, lorsque l'infernal voilier reparut au grand panneau, portant un coffre…
– Va donc dans le même tombeau que ton maître le Croque-Mort! et que le bon Dieu nous laisse en repos, car nous n'avons plus rien à ce matelot de l'enfer.
Et le coffre fut lancé par-dessus le bord, aux acclamations de tout l'équipage, persuadé que la tempête cesserait quand il n'y aurait plus rien à bord qui eût appartenu au pauvre Ulrik…
Au contraire, la tempête redoubla de violence. J'entendis une horrible explosion; c'était notre grand'voile que le vent venait d'emporter, d'emporter si rapidement, que je ne vis qu'un point blanc tourbillonner et disparaître en une seconde.
– Malédiction… enfer!.. criai-je… Dieu est juste!..
– C'est qu'il y a encore ici quelque chose au Croque-Mort, dit l'imperturbable voilier. Mousse, descends et cherche, et gare à ta peau si tu ne trouves rien…
…
Cinq minutes après, le mousse remonta avec un vieux, vieux bonnet de laine rouge, oublié dans un coin de la chambre d'Ulrik…
Allons, dit le voilier, en le jetant à la mer… allons, on n'a plus rien à lui… Tais-toi, et fais calme…
Un hasard… (était-ce un hasard)? voulut que les deux ou trois dernières raffales qui nous avaient durement drossés furent, comme on dit, la queue du grain… Le vent tomba, le ciel s'éclaircit, la brise souffla légère, et la mer calmit… Depuis ce moment, notre traversée fut heureuse, fut la plus heureuse que j'aie faite, et nous arrivâmes à Buénos-Ayres le 1er janvier.
N. B. Le lecteur m'excusera de ne pas lui dévoiler le mystère ou la fatalité qui semble se rattacher au mot mère et au nombre treize; mais ne l'ayant jamais su moi-même, je n'ai rien voulu ajouter qui pût dénaturer un fait vrai.