Kitabı oku: «La coucaratcha. I», sayfa 9
CHAPITRE XI.
CONVERSATION
– Quand je serai loin de toi… rassure-moi par une lettre, Julie…
– Si je te disais qu'une lettre peut me compromettre… que penserais-tu, Saint-Preux…
– Tu ne peux pas me dire cela, mon amie, en me choisissant… Tu m'as choisi digne de toi, et homme d'honneur.
– Si je persistais, Saint-Preux?
– Je croirais que tu ne m'aimes plus, Julie, si une crainte aussi frivole était plus forte que ton amour pour moi.
– Non, non, va je t'écrirai: qu'est-ce qu'une lettre maintenant, au prix de ce que je t'ai donné.
ROUSSEAU, —Nouvelle Héloïse.
Le projet de jouer la comédie, n'avait pas été abandonné, il s'en faut bien; – car, grâce à l'esprit fertile de Georges, – ce nouveau plaisir promettait de montrer Marcel sous un autre point de vue.
On était convenu de jouer l'Othello de Shakespear, – dans l'intention d'engager Marcel à se charger du rôle du Maure. – On devait répéter très-sérieusement la pièce, jusqu'au jour de la représentation: – et ce jour là seulement, ajouter les plaisanteries que le débit et la figure de Marcel amèneraient infailliblement. – Lui seul étant de bonne foi dans cette bouffonnerie improvisée.
Ce qui paraissait impraticable, c'était de décider Marcel, – tel apprivoisé qu'on le supposât; – ce fut encore Hortense qui se chargea de cette négociation délicate. – On mit son amour-propre en jeu, – et elle ne pensa plus qu'aux moyens de remporter cette victoire sur l'opiniâtreté bien connue du personnage.
Or, un soir, Hortense ayant fait d'abord quelques coquetteries à Marcel, prit tout-à-coup un air froid et dur, et força ainsi le pauvre jeune homme à sortir du salon, et à aller déplorer dans la solitude du Parc, la bizarrerie du caractère des femmes. – C'est ce qu'on voulait.
– Georges suivit Marcel de loin, – et revint annoncer qu'il avait porté sa misanthropie du côté d'un quinconce d'acacias. Ce fut donc là que se rendit madame de Cérigny, accompagnée de son mari et de madame de Lussan. – Ne me quittez pas au moins, dit Hortense à son amie… restez tout proche… j'aurais véritablement peur du tête-à-tête.
– Nous veillons sur vous, – dirent-ils – en souriant… et l'on dirigea la promenade du côté du quinconce d'acacias. – En effet, ils y trouvèrent Marcel triste et malheureux, de la froideur subite d'Hortense…
– Eh! mon Dieu… c'est vous, Marcel, dit madame de Lussan… comme vous êtes esseulé… Fuyez-vous déjà le monde, vous commenciez à y être si bien… Allons, allons, beau solitaire, offrez votre bras à madame de Cérigny, et venez avec nous faire un tour de parc; jouir de la fraîcheur de la nuit…
– Je serais désolée d'arracher M. de Launay à ses méditations, dit Hortense.
– Mais Marcel s'était vivement approché d'elle, et tenait son bras sous le sien… Seulement, il n'avait pas dit un mot, sa langue était collée à son palais.
On sortit du quinconce, et l'on se dirigea vers une grande et profonde allée de tilleuls; M. de Cérigny et madame de Lussan hâtèrent un peu le pas… et Hortense et Marcel restèrent assez éloignés d'eux.
Le cœur de Marcel battait d'une force à lui rompre la poitrine. Pour la première fois il tenait le bras d'Hortense sous le sien, – et c'était le soir, – et il était presque seul avec elle. Aussi, trop heureux pour pouvoir parler, il se contentait de soupirer à de longs intervalles.
– J'ai vraiment été indiscrète, monsieur de Launay, – dit Hortense, d'accepter votre bras…
– Oh non… – dit Marcel.
– Mon Dieu, – qu'il est bête, – pensa Hortense, et puis, comme après ces deux mots il s'était tu, Hortense se dévoua et ajouta.
– Mais pourquoi donc, monsieur Marcel, recommencer à vous isoler; depuis quelque temps vous veniez au salon, on vous voyait davantage, vos manières avaient changé… et l'on vous en savait gré, soyez-en sûr.
Ici Marcel crut sentir la main d'Hortense s'appuyer plus fortement sur son bras…
Et surmontant si timidité, ma foi, il se hasarda à dire témérairement: – Combien je serais heureux, si en effet on l'avait remarqué…
– Je vous assure qu'on l'a remarqué monsieur Marcel, et que si l'on osait, on demanderait encore plus à votre… amitié…
– Oh! parlez… parlez, Madame, dit impétueusement Marcel.
– Mais vous ne voudrez pas?
– Je vous le promets d'avance.
– Non, je ne veux pas… je veux que ce soit de votre plein gré… Mais en vérité monsieur Marcel… je dis je veux, je crois, – ajouta Hortense timidement.
– Oh dites… dites…
– Eh bien, monsieur Marcel, si vous vouliez être tout-à-fait aimable, je vous prierais…
– Non, dites je voudrais, reprit Marcel.
– Eh bien, je voudrais que vous prissiez un rôle dans la pièce que nous allons jouer… le rôle d'Othello. —
– Moi, moi… vous n'y pensez pas, Madame… vous exigez… – encore une fois, ce que vous exigez est impossible. Je ne pourrai. Je n'oserai jamais…
– Je n'exige rien, Monsieur, dit sèchement Hortense, je suis fâchée que cela ne puisse vous convenir, voilà tout.
– Madame…
– Non, Monsieur, vous m'obligerez même de ne parler à personne de tout ceci. – Comme je remplis, moi, le rôle de Desdémona, qui est presque toujours en scène avec Othello… C'était une folie, une inconséquence même de ma part de vous avoir fait cette demande. Encore une fois, monsieur de Launay, je vous saurai un gré infini de n'en pas dire un mot.
– Marcel garda le silence pendant quelques instants. – Il paraissait combattu par mille pensées diverses – enfin il répondit à Hortense: – «vous ne saurez jamais, madame, tout ce que me coûte la promesse que je vous fais: je jouerai…»
– Il y avait dans ce mot – je jouerai – une expression si vraie, si sentie, un dévouement et une abnégation si sincères, qu'Hortense fut un instant émue, – qu'elle eut comme pitié de cette pauvre créature que l'on s'acharnait à tourmenter si cruellement… et puis elle pensa qu'après tout – il n'était pas si malheureux de se croire aimé, et que cette douce illusion compenserait bien la peine qu'il éprouverait quand on lui dirait que ce n'était qu'un mensonge, – et elle continua:
– Que vous êtes aimable, monsieur Marcel, vous ne sauriez croire combien vous me rendez joyeuse – c'est donc convenu… mais songez que nous devons jouer dans huit jours, et qu'il y aura des répétitions tous les jours, plutôt deux qu'une, qu'il faudra y assister.
– Je vous l'ai promis, Madame.
– Et je vous en remercie… Marcel… dit Hortense, en lui serrant légèrement le bras… puis hâtant le pas… pour rejoindre son mari et madame de Lussan.
– Mais j'y pense, ma chère Emma, dit-elle à cette dernière: M. de Launay jouerait parfaitement Othello!
– Sans doute… mais il est trop sauvage… il ne voudra jamais.
– Je vous demande pardon, ma cousine, je suis à vos ordres, dit Marcel.
– Vraiment… mais c'est admirable, vous serez parfait, répondit madame de Lussan…
– C'est à faire à vous, ma chère amie, dit tout bas M. de Cérigny à Hortense, qui toute fière de son succès, s'échappa légère comme un oiseau, monta précipitamment les marches du salon, où le reste de la société était rassemblé, et se jeta sur une causeuse, en disant:
– Eh bien! il jouera!
– Alors il sera impossible d'y tenir, dit Georges.
– Risum teneatis, ajouta le lycéen.
CHAPITRE XII.
LA PAGODE
– Oh se croire aimé… Grimm!
– Se voir aimé, Diderot.
– Le sentiment, – le cœur… l'âme… que peut-on préférer à cela, Grimm!
– Les yeux… la bouche… la gorge… Diderot…
– Matérialiste!
– Spiritualiste!
Le fait est, monsieur Diderot, que Grimm avait raison.
Ce qu'il y a de plus vrai dans l'amour, ce sont les faveurs.
Dialogues encyclopédiques.
Il est pourtant un âge, – non pas un âge du corps, si l'on peut s'exprimer ainsi, mais un âge du cœur, car alors que le corps a trente ans le cœur en a souvent soixante; il est pourtant un âge où le moment d'un rendez-vous fait palpiter tout notre être. Il y a des transes, des angoisses, des voluptés indéfinissables dans l'attente… il y a un épanouissement d'âme impossible à rendre… dès qu'on voit arriver celle qu'on désire, – légère, – furtive, toute rouge, toute tremblante, et qu'elle vous dit, – Mon Dieu, si tu savais quelle frayeur j'ai eue… ma mère est passée près de moi à me toucher… heureusement elle ne m'a pas vue, tiens… sens mon cœur comme il bat de crainte. – Et toi, mon ange… sens le mien comme il bat d'espoir et d'amour…
Et ce sont alors des frémissements, des baisers sans fin, – un bonheur irritant… des terreurs ravissantes, car on peut être surpris à chaque instant… – Et puis l'on se sépare pour se retrouver bientôt avec la même ivresse… Heureux… heureux âge… car plus tard, – les mêmes incidents vous trouveront froid… on s'impatiente bien d'un retard… mais c'est en regardant sa montre qu'on s'aperçoit que le temps s'écoule, et non plus en sentant son cœur défaillir à chaque minute passée.
Aussi le jour de la représentation d'Othello, Georges étendu sur le divan d'une petite pagode, fraîche, obscure, voilée, silencieuse, située au fond du parc de Lussan, dans l'endroit le plus solitaire du bois. – Georges sommeillait – à demi… de temps en temps il disait… – pourquoi diable me fait-elle attendre… moi qui encore ai eu la précaution de ne venir qu'une demi-heure plus tard…
Enfin la première porte de la pagode s'ouvre timidement, et l'on entend le bruit sonore du verrou, puis les secondes et troisièmes portes se referment… et Hortense est devant Georges.
Jamais peut-être elle n'avait été plus jolie, – sa longue promenade avait rosé ses joues toujours un peu pâles, sa robe blanche d'organdi était de la plus éblouissante fraîcheur, et sa petite capote de paille doublée de satin mauve, donnait le plus suave reflet à sa délicieuse figure, et encadrait sa belle chevelure brune. Ayant posé son ombrelle, et dénoué les longs cordons de son chapeau que Georges plaça délicatement sur une chaise, la jeune femme ôta ses gants, et passant le revers d'une de ses petites mains blanches et potelées sur le lisse bandeau de ses cheveux, elle secoua sa tête en arrière… et tendit l'autre main à Georges qui la baisa…
– Comme tu es venue tard, Hortense… dit doucement le jeune homme en l'attirant sur le sopha…
– Mon Dieu… Georges… ce n'est pas ma faute… il était arrivé une caisse de modes de chez Palmire, et sans vous…
– Tu l'aurais regardée!..
– Regardée, c'est ce que j'ai fait… Mais j'aurais essayé un canezou et une pélerine d'un goût parfait… mais que ne vous sacrifierais-je pas!.. ingrat que vous êtes, aussi j'accourais vite… lorsque j'ai trouvé dans mon chemin, le fils de M. de Mersac, ce maudit lycéen… ce n'est qu'au bout d'un quart-d'heure que j'ai pu m'en débarrasser… enfin me voilà, dit-elle en prenant en ses deux mains la tête de Georges et baisant ses cheveux. – De sorte que Georges passa ses bras autour de cette taille qui aurait tenu dans un bracelet… et fit asseoir Hortense à côté de lui.
– Oh! quelle fraîcheur… quelle bonne obscurité… dit-elle en s'accoudant sur un des côtés du divan.
Et ce qui me fait souvenir que je n'ai pas parlé de la chaussure d'Hortense, c'est que dans ce mouvement elle allongea ses jolis pieds et les croisa l'un sur l'autre… ces pieds d'enfant étaient chaussés d'un tout petit brodequin, dont la peau violette à reflet d'or, se dessinait sur la blancheur matte d'un bas de soie.
Oh! j'aime aussi l'obscurité, mon Hortense… il semble qu'on soit plus seuls n'est-ce pas?.. et la solitude avec toi… c'est le bonheur, dit Georges en prenant le bras d'Hortense, et se le passant autour du cou.
Alors sa joue touchait la joue d'Hortense, et son menton s'appuyait sur une épaule demi-nue…
Hortense tourna un peu la tête, et plongeant sa main dans la chevelure de Georges, elle s'amusa à en arrondir les boucles brunes, et à les séparer sur le front de son amant…
– Tiens que je t'aime avec cette coiffure, Georges… Oh! que cela te va bien… et puis tes cheveux sont si doux… tiens, c'est ma passion que tes cheveux… Et elle les baisa ardemment.
– Et moi, disait Georges en rendant les baisers avec usure, ma passion c'est toujours cette jolie bouche, avec ces dents de perle, et encore cette petite fossette au menton, et encore ce cou si arrondi.
Et le voluptueux jeune homme, tantôt effleurait à peine de ses lèvres toutes ces perfections, tantôt y imprimait de délicates morsures, de façon qu'Hortense sentit un frémissement délicieux courir partout son corps.
– Georges…
– Hortense…
…
– Mon Dieu… Georges… tenez-vous! j'ai entendu quelque bruit: – Écoutez… écoutez… dit tout-à-coup Hortense.
– Georges écouta…
– Ils n'entendirent plus rien…
– J'avais pourtant cru, dit Hortense, entendre du bruit du côté de la porte du souterrain.
– C'est impossible, Hortense, j'en ai la clef… la voilà… C'est par le souterrain que je suis venu…
– Alors vous me rassurez, mon ami, dit Hortense.
La pagode avait deux entrées, l'une, par le parc… et c'est par celle-là qu'Hortense était arrivée, l'autre, par un souterrain… construit en galerie, qui allait aboutir à une grotte fort éloignée de ce charmant pavillon si savamment construit.
Georges avait en effet la clef de la porte du souterrain qui communiquait à la pagode, – mais l'entrée de la grotte était restée ouverte, – et Crâo qui épiait depuis long-temps les deux amants – ayant enfin surpris l'heure de ce rendez-vous – et voulant, ce qu'il appelait désabuser Marcel – avait amené ce malheureux à cette porte, et l'y avait laissé en lui disant d'écouter – qu'il entendrait quelque chose d'intéressant pour son amour…
Or, pendant cette scène… Marcel était là.. – peut-être…
– Ah! mais je ne reviens pourtant pas de la terreur que j'ai ressentie, dit Hortense.
– Peureuse… dit Georges en faisant jouer nonchalamment dans ses doigts les longues girandoles émaillées des boucles d'oreille d'Hortense… – Oui peureuse; – c'est un reste de souvenir de ton rôle de Desdémona, mais ce n'est pas cela, non, je gagerais que vous n'êtes ainsi peureuse, que parce que vous savez que la peur vous sied… à ravir… Voyez la coquetterie…
– Ah! toujours ce vilain mot…
– Il est en effet laid… laid… comme une vérité, Hortense!..
– Mon Dieu, peux-tu me faire ce reproche… Voyons… quand ai-je été coquette…
– Dans les répétitions d'Othello.
– Oh! la bonne folie… Coquette avec M. de Cérigny peut-être… ou avec M. de Mersac? ou cet élégant M. d'Alby?.. le plus singulier Iago qu'on puisse voir…
– Du tout… Vous avez été coquette avec Othello… dit Georges avec un sérieux affecté.
– Avec Marcel… Ah le pauvre garçon! M. de Verneuil, répondit Hortense avec une dignité également affectée, me supposer un pareil goût… ce serait plus que de la médisance… ce serait de la calomnie…
– Puis riant comme une folle et s'asseyant sur les genoux de Georges.
– Ah, mon Dieu! qu'il m'a donc amusée hier soir… Tu sais que je me suis retirée de bonne heure. – Eh bien! mon Othello… s'était placé en face de ma chambre… C'est Fanny qui m'a dit cela, en face de ma chambre grimpé dans un énorme acacia… et ce qu'il y a de fort curieux, c'est que le fils de M. de Mersac est venu justement s'asseoir sur le banc qui est placé au-dessous de cet arbre, avec cette bonne madame d'Alby…
– Avec madame d'Alby!!!..
– Avec madame d'Alby…
– En vérité, ma chère, l'adolescence ne respecte plus la vieillesse, même dans les femmes… Ce jeune de Mersac va se faire une querelle à mort avec les petits-enfants de cette dame qui sont dans la même classe que lui… quand ils vont savoir qu'il peut compromettre leur grand'mère…
– Taisez-vous donc, fou… dit Hortense en riant, et écoutez la fin…
Il paraît que le tête-à-tête dura longtemps et tu juges de la position de l'Othello pendant ces doux entretiens…
A ce moment des éclats de rire vinrent interrompre les amants… Par-dessus tout on distinguait la voix mordante de M. de Cérigny, et la voix voilée de l'adolescent fils de M. de Mersac. C'était encore le maudit lycéen.
– Ah, mon Dieu!.. ton mari, Hortense… dit Georges, en prenant à la hâte le chapeau et l'ombrelle de madame de Cérigny… Vite… je vais ôter le verrou; passe par la porte du souterrain… je te suis…
– Dépêchez-vous, Georges… car j'aurais une peur horrible dans cette galerie…
Viens… vite… Et Georges prenant la main d'Hortense disparut avec elle par le côté souterrain de la pagode. – Marcel n'y était pas, ou n'y était plus.
– A peine cette porte était-elle fermée, que M. de Cérigny monta l'autre escalier du pavillon, accompagné de madame de Lussan et du lycéen qui ne les quittait pas.
– Enfin nous voilà dans notre jolie pagode, dit madame de Lussan avec une humeur mal dissimulée.
– La trouvez-vous de votre goût, Jules, ajouta-t-elle en s'adressant au jeune lycéen…
– Je crois bien, Madame… Mirabile visu…
– Que dit-il donc, monsieur de Cérigny, demanda madame de Lussan…
– Admirable à voir… C'est du latin… Vous voyez, Madame, qu'il ne perd pas son temps…
– Ah, mon Dieu! dit madame de Lussan en cherchant avec anxiété dans une petite corbeille de jonc du Mexique… je ne trouve plus mon alkali… Si j'étais piquée par ces affreux cousins du bord de l'étang?..
– Permettez-moi d'aller vous le chercher, Madame… dit M. de Cérigny en courant vers la porte…
– Comment… je ne le souffrirai pas… Jules… il faut être galant… allez-y… mon ami, vous m'obligerez… Si vous ne nous retrouvez pas ici, nous serons à la balançoire…
– Oui, Madame, j'y vais, dit Jules d'un air rechigné… Puis il ajouta en descendant chaque marche: Fastidiosus, fastidiosa, fastidiosum… Quelle scie!!..
– Maudit lycéen… c'est qu'il ne s'en va pas souvent…
– A qui vous en plaignez-vous… Victor… ajouta tendrement madame de Lussan…
…
– Après la toilette du dîner, tout le monde était réuni dans le salon; on attendait avec impatience l'heure de se mettre à table, car on jouait Othello le soir même, – comme on sait, – lorsque le damné Jules arriva bruyamment… rouge et essoufflé…
– «Ah bien! dit-il à madame de Lussan… vous m'avez joliment fait trotter… Je suis venu à la pagode… j'ai eu beau cogner… beau cogner… ouich! personne… Nemo… Je vais à la balançoire… personne… Alors je me suis balancé; et me voilà… Ego ipse!
« – J'avais retrouvé l'alkali, Jules… et nous avions pris par l'étang,» répondit madame de Lussan, – en échangeant un coup-d'œil avec M. de Cérigny, pendant que Georges et Hortense échangèrent un sourire…
– Bon Dieu… comme il a chaud, dit l'excellente madame d'Alby…
– Madame la comtesse est servie, annonça le maître d'hôtel.
CHAPITRE XIII.
ENTR'ACTE
– Comment veux-tu que ma maîtresse puisse me tromper, Jehan Pol, – quand les mêmes rideaux nous enveloppent au sein d'une nuit profonde?
– Aujourd'hui, soit, maître, – mais hier? mais demain?
– Songe-creux venu du Tyrol; – que me font l'avenir et le passé, si le présent est à moi. – C'est le plaisir, et non l'amour que je cherche, Jehan Pol. – Or, ce ne sera jamais sous les rideaux de ma maîtresse que j'aurai dispute avec mon rival… Elle a trop de vertu pour faire à la fois trois parts de son oreiller…
– Dites donc cela à la femme du Burgrave, maître.
– Fils de sot qui ressemble tant à ton père, la jalousie est la politesse des liaisons; et je ne songe jamais à mes soupçons que lorsque j'en parle à Tcharlette, pour savoir-vivre.
– Mais si Tcharlette, vous dédaignait, maître?
– Crois-tu pas, Jehan, qu'elle soit la seule à Munich, qui ait des épaules blanches, la peau douce et les dents perlées?
– Mais son âme, maître? son âme.
– Est-ce que les femmes ont moins d'âme pour cela, triple sot!
JEHAN POL, —Oubli et Consolation.
Le petit théâtre du château de Lussan était brillamment éclairé. On avait quitté la table de bonne heure. Une foule de personnes de la ville prochaine, avaient été invitées, et jusqu'aux moindres places, tout était occupé dans cette jolie salle de spectacle.
On le sait, le spectacle se composait d'Othello de Shakespear et de La Maison en loterie. – Dans cette dernière pièce, Crâo avait absolument voulu se charger du rôle du bossu Rigaudin.
C'était pendant un entr'acte, car déjà les quatre premiers actes de l'œuvre admirable de Shakespear, avaient été entendus, – mais avec quelle froideur, mon Dieu!.. – Ces auditeurs provinciaux étaient incapables de te comprendre, grand Williams! Les hôtes de Lussan eux-mêmes, n'avaient été tirés des accès de somnolence qui les engourdissaient quelquefois, que par le débit burlesque et emporté de Marcel, Othello, – et par la délicieuse romance du saule, empruntée à l'opéra de Rossini, et chantée par Hortense avec une expression ravissante.
Que ton ombre dut sourire, grand Williams! si elle entendit le propos de ce Bourguignon, qui, dissimulant un atroce bâillement avec sa main, murmurait: – Enfin, plus qu'un acte… mais au moins on le dit amusant celui-là… car les autres sont d'un bête… Ah – je vous demande un peu qu'est-ce que tout cela signifie… C'est absurde.
– Parbleu! je le crois bien dit un avocat de petite ville, c'est d'un romantique forcené, du Père aux autres, un enragé.
Enragé parut l'épithète justement choisie;… car un léger frisson courut dans tous les membres des auditeurs… rien qu'à la pensée d'avoir écouté l'œuvre du romantique le Père aux autres. (Hist.)
Encore pardon, grand Williams, enveloppe dans la même clémence M. de la Harpe, les auditeurs et l'avocat.
Enfin la toile était momentanément baissée, – on causait, on riait, on attendait, – et l'on se promettait de terminer gaîment la soirée par un bal.
Et puis pour se divertir on parlait d'Othello, car on pouvait être certain qu'il s'agissait de Marcel, si l'on entendait un éclat de rire perçant.
Pourtant Marcel avait, à mon avis, – surpassé l'attente générale. – Des gens moins prévenus eussent peut-être remarqué des moments d'admirable expression dès qu'il parlait de soupçons, de jalousie, ou de vengeance, alors sa voix tremblait, ses traits étaient altérés, et il y avait jusque dans ses mouvements, cette soudaineté de geste, ces tressaillements imprévus qui trahissaient plutôt l'âme de l'homme, que l'habileté de l'acteur…
Pendant cet entr'acte, sous prétexte de rajuster quelque chose à son costume, Marcel s'était retiré dans une petite tourelle assez voisine de la salle de spectacle.
Il était assis sur le rebord d'une fenêtre, – sa figure déjà basanée, rendue encore plus dure par une couche de bistre, contrastait avec la blancheur éclatante des plis de son turban. – Un fort beau costume moresque, rouge et or, cachait ce que sa taille avait de lourd et de gauche.
Ainsi vêtu, son cou nerveux et découvert supportait fièrement sa tête, et ses larges épaules prenaient de la noblesse sous le palampore oriental, somme toute, avec son œil fixe, son front soucieux, sa puissante stature qui se drapait sous la coupe grandiose, et la richesse magnifique de ce vêtement, Marcel avait un air sombre et fatal, profondément empreint de l'esprit funeste de son rôle.
Il paraissait plongé dans je ne sais quelles réflexions: – son regard était fixe, et lorsque Crâo frappa deux coups, pour l'avertir qu'on allait commencer, Marcel fit un mouvement pareil à celui d'un homme éveillé en sursaut.
Le bossu entra, – il était vêtu, lui, du costume noir de Rigaudin; sa figure maigre, ordinairement pâle, était livide ce soir-là.
– Ecoutez-moi, monsieur Marcel, dit le bossu d'un air mystérieux:
– Oh! va-t'en… va-t'en, Crâo, va-t'en, tu es mon mauvais génie…
– Silence… répondit le bossu en levant son doigt, silence; je vous ai prouvé ce matin qu'on vous trompait, je vous ai prouvé que comme vous j'avais été dupe de l'amour que cette femme vaine et insolente semblait vous porter; je vous ai dit qu'elle s'était jouée de vous… que, grâce à elle, vous serviez maintenant de risée à tout ce monde imbécile… Maintenant, je…
– Mais Marcel – lui serrant les poignets à les lui écraser, – l'interrompit: – Je devrais te tuer pour tant de mensonges, vois-tu, Crâo… car je ne puis y croire… misérable… Ce serait trop horrible… Que lui ai-je fait pour me vouloir rendre aussi malheureux?.. Encore une fois c'est impossible… tu mens… laisse-moi… va-t'en…
– Ah! je mens… Eh bien donc! au nom de l'enfer… silence et venez… car ce sont encore eux, vous dis-je, – répondit Crâo d'un air d'imposante conviction.
Marcel se leva en regardant pourtant Crâo d'un air de doute.
Mais le bossu lui renouvelant par un geste le signe de faire silence, conduisit Marcel en dehors de la tourelle, dans un passage étroit et obscur qui communiquait à la porte d'une petite galerie faiblement éclairée.
Arrivé près la porte qui séparait cette galerie du passage, Crâo écarta un peu les plis du rideau et fit voir à Marcel Hortense vêtue de son costume blanc de Desdémona, et Georges un bras passé autour de sa taille, et sa bouche sur la sienne.
– Eh bien, je mentais!.. – murmura le bossu… et Marcel ayant collé son oreille au treillis doré de cette petite porte, il écoutait.
– Il entendit, – car Hortense et Georges s'arrêtèrent auprès, pour échanger un voluptueux baiser, et Georges dit tendrement… – Tu as été charmante, Hortense!
– Ai-je été aussi touchante que notre Othello a été amusant?
– Tu as été aussi adorable…
– Qu'il a été ridicule, interrompit Hortense. C'est beaucoup dire, car il y a eu un moment, au troisième acte, où j'ai failli d'éclater de rire. – Enfin, j'ai fait danser l'ours, vous devez être content; maintenant, quand me débarrasserez-vous de ce brutal adorateur?.. C'est qu'il finirait par prendre tout ceci au sérieux, au moins.
– Bah!.. Un jeune homme sans conséquence… Et puis tout le monde sait bien que tu t'en amuses.
– A la bonne heure, mais moi je me blase sur cette espiéglerie; je dirai plus… je l'ai en dégoût, et il faut que vous me trouviez autre chose pour passer le temps. Mais avant tout, renvoyez-moi ce sauvage dans ses montagnes, car, je ne sais pourquoi, mais quelquefois j'en ai comme peur… Il a une physionomie saisissante.
– Enfant!.. dit Georges en la baisant au col.
– Ah! mon Dieu, Georges, j'entends le signal du lever du rideau, je me sauve. – Adieu, mon Georges, encore un baiser, car Desdémona va bientôt mourir, dit-elle en souriant…
– Adieu donc, ma jolie bientôt morte, répondit Georges avec un nouveau baiser; mais cette nuit… à deux heures, tu revivras, dis, mon ange!.. à deux heures, n'est-ce pas?
– Oui, à deux heures, mon Georges; mais viens doucement, dit Hortense.
Et ils quittèrent la galerie.
Et Marcel restait à la porte, appuyé sur le mur, inondé d'une sueur froide…
– Je mentais, dit encore Crâo… Mais Marcel ne l'entendit pas.
– Cet être si robuste se sentait défaillir sous le poids de la douleur et de l'étonnement. – Pour son premier chagrin celui-ci était au-dessus de ses forces. – Aussi Marcel était-il inerte; il croyait rêver, et machinalement passait la main sur ce rideau, comme pour s'assurer que c'était bien une réalité. —
Je mentais… dit encore le bossu, avec sa voix grêle et stridente.
– Oh non! et Marcel revenait à lui. – Non, – mais c'est bien infâme… n'est-ce pas, Crâo… dit-il avec accablement.
– Et Marcel pleura. —
– Car Marcel tenait encore à l'enfance par la simplicité de son caractère. – D'un enfant il avait eu la confiance naïve et sans bornes, – la joie innocente de se croire aimé, l'abnégation et le dévouement pour celle qui lui souriait. – Aussi c'étaient ces sensations si douces à jamais perdues qu'il pleurait si amèrement. – Mais, quand l'enfant eut bien pleuré son jouet brisé, – que ses pleurs furent séchées, – l'homme voulut venger son injure.
Alors ce ne furent plus des larmes, mais des éclairs d'un feu sombre et ardent, qui roulèrent dans les yeux de Marcel… car maintenant la haine et la jalousie dévoraient son âme… son âme tombée d'un si beau ciel dans un affreux abîme de malheur et de désespoir.
Car maintenant Marcel se voyait joué, moqué, méprisé; maintenant il se rappelait les ris étouffés, les regards railleurs, les attentions perfides qu'il avait si faussement interprétés, le malheureux!
Aussi ne croyez-vous pas alors qu'un homme, si en dehors de notre civilisation des salons, à demi sauvage, – seul, sans un ami auquel il pût confier sa haine et demander que faire! – forcé de prendre conseil des sentiments de vengeance désespérée qui ronge son cœur, – que cet homme ne puisse se porter à quelque épouvantable excès… car il faudra bien qu'il se venge enfin!
– Mais comment se venger! – Marcel ne pouvait rien combiner: les pensées se heurtaient confuses dans sa pauvre tête qui se perdait… il était comme fou. Et quand il entendit Crâo l'appeler et lui dire qu'on n'attendait plus qu'Othello, il regardait autour de lui d'un air stupide.
– Othello… Quel Othello… disait-il?
– Mais on n'attend plus que vous pour jouer… criait encore Crâo; descendez-donc, monsieur Marcel.
– Pour jouer!.. jouer quoi!.. Ah oui!.. je me souviens… je joue avec elle… je le lui ai promis au nom de son amour, – ajouta Marcel avec un rire amer. – Oui, je joue Othello. – Othello où j'amuse tant, – Othello où je suis si bouffon… – Othello le sauvage, le farouche Othello, si plaisant sous mes traits… Damnation! Croient-ils donc que je vais supporter le mépris jusqu'au bout… qu'ils ne me feront pas grâce d'une raillerie… Mais c'est une dérision en vérité… que de compter encore sur moi… Oui, j'irais compléter la fête et leur joie… j'irais continuer; j'irais lui dire à elle, si moqueuse. —Avez-vous fait votre prière ce soir, Desdémona.– Qu'ils ont dû rire de moi! Suis-je assez foulé aux pieds!.. Oh!.. Hortense!.. Oh!.. Georges! – Puis il s'arrêta un instant et reprit…
– Oui, – j'irais lui dire encore: Si vous vous souvenez dans votre âme de quelque crime, demandez grâce sur-le-champ, Desdémona.
– Et il s'arrêta encore. – Fatalité! s'écria-t-il! je n'oublie rien de ce rôle… rien… Je pourrais le jouer… si je le voulais… je pourrais…
– Puis, après un nouveau silence, il ajouta avec un air d'effrayante résolution…
– Oh!.. mais!.. oui, je jouerai. – Je jouerai. – Et il descendit.
– Et ce n'était pas étonnant qu'il n'eût rien oublié de cette scène qu'il allait jouer. – Shakespear avait trop profondément creusé cette horrible jalousie et ce besoin de vengeance qui torture Othello pour que Marcel pût trouver autre chose à dire, lui. – Car dans cette scène qu'il va réciter avec Hortense – ce ne sera plus Othello, mais Marcel, qui parlera. – Où sa passion chercherait-elle d'autres termes? – Cette scène, il l'avait déjà apprise; – mais dès ce moment elle est à jamais gravée dans sa tête, parce que cette scène est le fond et la forme de sa pensée, – cette scène c'est sa position à lui; et si sa mémoire le sert, s'il n'oublie pas, s'il ne peut oublier un mot de ce rôle, – c'est que ce rôle n'est plus un rôle pour lui, – c'est ce qui est, – c'est une réalité; – car Marcel est Othello vrai, Othello avec sa haine acérée, Othello avec ses regards fauves et luisants comme ceux de la hyène qui tient sa proie.