Kitabı oku: «Le morne au diable», sayfa 15
CHAPITRE XXIII.
LA SURPRISE
Pendant quelque temps, M. de Chemeraut et Croustillac marchèrent en silence en continuant leur route vers le Morne-au-Diable.
Bientôt l’escorte atteignit les derniers escarpements du rocher.
De cet endroit, on découvrait au loin la plate-forme et la muraille de clôture de l’habitation de la Barbe-Bleue.
En voyant cette espèce de fortification, M. de Chemeraut dit au chevalier:
– Cette retraite était habilement choisie, monseigneur, pour éloigner et dérouter les curieux; sans compter que les bruits que vous aviez fait répandre par trois drôles qui étaient à votre service ne devaient pas encourager beaucoup les visiteurs.
– Vous voulez sans doute parler, monsieur, d’un boucanier, d’un flibustier et d’un Caraïbe?..
– Oui, monseigneur, on dit qu’ils vous sont dévoués à la vie et à la mort.
– En effet, monsieur, ils me sont singulièrement attachés.
– Avec tout cela, pensa Croustillac, je ne sais pas encore à quel titre ces trois misérables sont dans l’intimité de la duchesse, ni surtout comment son mari, monseigneur le duc de Monmouth, pouvait souffrir que de pareils bandits fussent aussi indécemment familiers avec madame sa femme… la tutoyassent… l’embrassassent… Le Caraïbe surtout, avec son air sérieux comme un âne qu’on étrille, était celui qui avait particulièrement le don de m’agacer les nerfs… Encore une fois, comment le duc de Monmouth permet-il ces privautés?.. Sans doute cela déroute… cela sauve les apparences… mais, mordioux! il me semble à moi que cela déroute un peu trop… Ah! Croustillac, Croustillac, vous êtes toujours et de plus en plus amoureux, mon ami… c’est surtout la jalousie qui vous monte contre ces bandits… Allons, il y a encore un mystère que je découvrirai peut-être tout à l’heure… En attendant, tâchons d’apprendre comment l’on a su que le prince était caché au Morne-au-Diable.
– Monsieur, dit Croustillac à M. de Chemeraut, j’ai une question très importante à vous faire.
– Monseigneur, je vous écoute…
– Dans le cas où vos ordres vous permettraient de me répondre, toutefois, apprenez-moi donc comment on a su à Versailles que j’étais caché à la Martinique.
Après un moment de silence, M. de Chemeraut répondit:
– En vous instruisant de ce que vous désirez connaître, monseigneur, je ne trahis en rien un secret d’état… ni le roi, ni ses ministres ne m’ont rien confié à ce sujet; non, monseigneur, c’est par une circonstance qu’il serait trop long de vous raconter ici que j’ai découvert ce qu’on avait cru devoir me laisser ignorer, je puis néanmoins compter que Votre Altesse gardera le silence à ce sujet.
– Vous pouvez en être sûr, monsieur.
– D’abord je crois savoir… monseigneur, que le dernier gouverneur de la Martinique, feu M. le chevalier de Crussol, vous avait connu en Hollande, où il vous avait dû la vie… lors de la bataille de Saint-Denis, où vous commandiez une brigade écossaise dans l’armée du stathouder, tandis que le chevalier de Crussol servait dans l’armée de M. le maréchal de Luxembourg.
– Cela est vrai de tout point, monsieur, dit imperturbablement Croustillac. Poursuivez.
– Je crois encore savoir, monseigneur, que feu M. le chevalier de Crussol ayant été, par suite des événements, nommé gouverneur de cette colonie, et ayant cru de son devoir de s’enquérir de l’existence mystérieuse d’une jeune veuve, surnommée la Barbe-Bleue, se rendit au Morne-au-Diable, ignorant complétement que vous y fussiez réfugié…
– C’est encore vrai, monsieur, vous voyez que je suis franc… dit Croustillac charmé de pénétrer peu à peu ce mystère.
– Il paraît enfin certain, monseigneur, que feu M. de Crussol, reconnaissant en vous le prince qui lui avait sauvé la vie, vous jura de vous garder le secret…
– Il le jura, monsieur… et si quelque chose m’étonne de la part d’un si galant homme… c’est qu’il ait manqué à sa parole, dit sévèrement le Gascon.
– Ne vous hâtez pas d’accuser M. de Crussol, monseigneur…
– Je suspendrai donc mon jugement, monsieur…
– Vous savez, monseigneur, qu’il y avait peu d’hommes plus sincèrement religieux que M. de Crussol?..
– Sa piété était proverbiale, monsieur… C’est ce qui fait que je m’étonne de son manque de parole…
– Au moment de mourir, monseigneur, M. de Crussol se fit un cas de conscience de n’avoir pas donné connaissance au roi son maître d’un secret d’état de cette importance… il confessa toute la vérité au révérend père Griffon.
– Je sais tout cela, monsieur… passons, dit Croustillac, qui ne voulait pas laisser paraître la dévorante curiosité avec laquelle il écoutait M. de Chemeraut.
– Aussi, monseigneur, je ne parle de ces précédents que pour mémoire. J’arrive à certaines particularités ignorées, je crois, de votre Altesse… Sur le point de mourir, M. le chevalier de Crussol, voulant, autant que possible, vous continuer la protection dont il vous avait entouré pendant sa vie, et craignant que son successeur ne commençât une nouvelle enquête contre les mystérieux habitants du Morne-au-Diable. M. de Crussol, dis-je, écrivit une lettre au gouverneur actuel, qu’on attendait d’un jour à l’autre. Dans cette lettre, il lui affirmait, sous sa garantie et sous celle du père Griffon, que la conduite de la Barbe-Bleue, ne devait être nullement suspectée… ni inquiétée… On a cru savoir enfin, monseigneur, que M. de Crussol vous avait prévenu que des scrupules de conscience l’ayant obligé de tout avouer au père Griffon, sous le sceau de la confession… il ne croyait pas avoir forfait à la parole qu’il vous avait donnée.
– S’il en est ainsi, monsieur… ce pauvre M. de Crussol… est resté jusqu’à la fin de sa vie, ce que je l’ai toujours connu… un religieux, un loyal gentilhomme, dit Croustillac d’un ton pénétré, mais faudrait-il donc maintenant accuser le père Griffon d’une indiscrétion sacrilége?.. Cela serait cruel. Je m’y résoudrais avec peine, monsieur…
Après un moment de silence, M. de Chemeraut dit à l’aventurier:
– Connaissez-vous, monseigneur, le jeu de l’aiguillette empoisonnée?
Le Gascon regarda l’envoyé d’un air surpris:
– Est-ce une plaisanterie, monsieur?
– Je ne prendrais pas cette liberté, monseigneur, dit M. de Chemeraut en s’inclinant…
– Alors, monsieur… quel rapport?
– Permettez-moi, monseigneur, de vous apprendre quel est ce jeu, et à l’aide de cette figure je pourrai peut-être expliquer à Votre Altesse la fortune du secret d’état dont il s’agit.
– Voyons cette figure, monsieur…
– Eh bien, monseigneur, ce jeu de l’aiguillette empoisonnée consiste en ceci… Un cercle d’hommes et de femmes est rassemblé; un homme prend une des aiguillettes de son pourpoint, et il s’agit de la glisser dans la poche de son voisin le plus subtilement possible, car la personne qui se trouve en possession de l’aiguillette est condamnée à une pénitence.
– Très bien, monsieur, dit le Gascon, l’habileté du jeu se réduit à se débarrasser le plus lestement possible de l’aiguillette, en la passant adroitement à une autre.
– Vous y voilà, monseigneur…
– Mais je ne vois pas quel rapport il y a entre ce secret d’état qui me concerne… et… ce jeu-là.
– Pardonnez-moi, monseigneur… Pour quelques consciences scrupuleuses et timorées, certaines confidences… ou plutôt certaines confessions font le même effet que l’aiguillette dans le jeu de ce nom… lesdites consciences ne songeant qu’à se débarrasser du secret dans une conscience voisine… afin de se mettre à l’abri de toute responsabilité…
– Très bien, monsieur… je commence à saisir l’analogie… il se pourrait qu’on eût joué à l’aiguillette empoisonnée avec la confession de ce malheureux chevalier de Crussol…
– C’est justement ce qui est arrivé, monseigneur… Le père Griffon, se voyant dépositaire d’un secret d’état si important, s’est trouvé dans un mortel embarras; il craignait de commettre une action coupable envers son souverain en se taisant; il craignait, en parlant de violer le sceau de la confession et de vous perdre… Dans cette alternative, voulant mettre sa conscience en repos, il résolut d’aller en France, de tout confesser au général de son ordre, et de se décharger ainsi sur lui de toute responsabilité…
– Je comprends très bien maintenant votre comparaison, monsieur… Mais pour que ce secret se soit ébruité, il faut nécessairement, pour suivre toujours votre comparaison, que quelqu’un ait triché…
– Je puis affirmer à Votre Altesse qu’il y a quelques mois, le père Griffon, ainsi qu’il l’avait résolu, est arrivé en France et a tout confié… au général de son ordre; celui-ci, prenant alors sur lui toute la responsabilité, a déchargé complétement le père Griffon en lui recommandant le plus grand secret.
– Et à qui diable le général de l’ordre a-t-il passé l’aiguillette? dit le Gascon, que ce récit amusait beaucoup.
– Avant de répondre à Votre Altesse, je dois lui dire que don Sanche, le général de l’ordre, cache sous les dehors les plus austères une ambition effrénée; que peu d’hommes possèdent à un plus haut degré le génie de l’intrigue, se jouent plus audacieusement de ce que le monde révère… Une fois maître de l’importante confession que le père Griffon avait dû lui faire, comme à son supérieur spirituel, pour le repos de sa conscience… don Sanche voulut se servir de ce secret pour son élévation personnelle. Intimement lié avec le confesseur de S. M. le roi Jacques, le père Briars, jésuite madré, qui connaît parfaitement l’état des partis en Angleterre, il amena un jour la conversation sur la position de ce pays, et don Sanche demanda au père Briars si, dans le cas où vous eussiez encore vécu, monseigneur, vous n’auriez pas eu beaucoup de chances pour rallier autour de vous les partisans des Stuarts, et vous mettre ainsi à la tête d’un mouvement contre le prince d’Orange. Le père Briars répondit à don Sanche que si vous aviez vécu, votre influence eût été immense dans le cas où vous seriez sincèrement dévoué à la cause du roi Jacques; que ce prince déplorait souvent votre mort, en pensant aux services que vous auriez pu rendre à la cause des Stuarts… Vous concevez, monseigneur, quelle fut la joie de don Sanche… le secret de la confession fut trahi, et votre existence révélée, monseigneur…
– Mais c’est un abominable homme que ce don Sanche! s’écria Croustillac.
– Sans doute, monseigneur; mais il ambitionnait un chapeau de cardinal; et, comme premier moteur de l’entreprise, il sera prince de l’Église, si le roi Jacques, votre oncle, remonte sur le trône d’Angleterre. Il est inutile de vous dire, monseigneur, qu’une fois le père Briars maître du secret, il s’en prévalut auprès de son royal pénitent, et que le reste des dispositions fut concerté entre Louis XIV et Jacques Stuart.
– Tout s’éclaircit maintenant, se dit Croustillac. Je ne m’étonne plus de l’inquiétude du père Griffon lorsque je voulais absolument aller au Morne-au-Diable. Connaissant tout le mystère de cette habitation, il me prenait sans doute pour un espion; je m’explique aussi maintenant les questions dont il m’accablait pendant la traversée, et qui me semblaient si saugrenues.
M. de Chemeraut, attribuant le silence de Croustillac à l’étonnement où le plongeait cette révélation lui dit:
– Maintenant tout doit se dérouler clairement à vos yeux, monseigneur. Sans aucun doute, les préparatifs de l’entreprise n’auront pas été si secrets que Guillaume d’Orange n’en ait été instruit par ses espions, qui pénètrent dans le cabinet de Versailles, et jusqu’au sein de la petite cour de Saint-Germain. Pour déjouer des projets qui reposent entièrement sur Votre Altesse, l’usurpateur a donné au colonel Rutler la mission qui a failli vous être si fatale, monseigneur. Vous voyez qu’en tout ceci le père Griffon est complétement innocent; on a fait de sa confidence un abus sacrilége; mais après tout, monseigneur, il vous faut être indulgent, car c’est à cette révélation que vous devrez un jour la gloire d’avoir rétabli Jacques Stuart sur le trône d’Angleterre.
Quoique cette confidence eût satisfait la curiosité de l’aventurier, il regrettait alors de l’avoir provoquée; s’il était découvert, on lui ferait sans doute payer cher le secret d’état qu’il avait involontairement surpris; mais Croustillac ne pouvait revenir sur ses pas, il devait s’engager de plus en plus dans la voie dangereuse où il marchait.
L’escorte arriva sur la plate-forme, au pied de la muraille de l’habitation du Morne-au-Diable.
Il fut convenu que Rutler, toujours garrotté, resterait en dehors, et que six soldats et les deux marins accompagneraient M. de Chemeraut et Croustillac.
Arrivé au pied du mur, le Gascon appela résolument:
– Holà! les esclaves!
Après quelques moments d’attente, on descendit l’échelle. L’aventurier et M. de Chemeraut, suivis de leurs gens, entrèrent dans la maison; la porte voûtée, particulièrement habitée par la Barbe-Bleue, fut ouverte par Mirette. Le chevalier pria M. de Chemeraut d’ordonner aux six soldats de rester en dehors de la voûte.
Mirette, prévenue par sa maîtresse de ce qu’elle avait à faire, à dire, et à répondre, parut frappée de surprise en apercevant le Gascon, et s’écria:
– Ah! monseigneur!
– Tu ne m’attendais pas?.. Et le père Griffon?..
– Comment, monseigneur, c’est vous?
– Certainement, c’est moi; mais le père Griffon où est-il?
– En apprenant tout à l’heure que vous étiez parti pour quelques jours, madame m’avait ordonné de ne laisser absolument entrer personne.
– Mais le révérend qui vient de venir ici de ma part?.. N’a-t-il donc pas vu ta maîtresse?
– Mon, monseigneur; madame m’avait dit de ne laisser entrer personne; alors on a conduit le révérend dans une chambre des bâtiments extérieurs.
– Ainsi, ta maîtresse ne s’attend pas du tout à mon retour?
– Non, monseigneur, mais…
– C’est bon, laisse-nous.
– Mais, monseigneur, je dois aller prévenir madame de…
– Non, c’est inutile; j’y vais, moi, dit le Gascon en passant devant Mirette et en se dirigeant vers le salon.
– Vous allez, monseigneur, causer une adorable surprise à madame la duchesse, qui ne vous attend que dans quelques jours, et changer ainsi ses regrets en une joie bien douce, dit M. de Chemeraut, puisque le père Griffon n’a pu parvenir jusqu’à madame votre femme.
– Elle est toujours ainsi… pauvre chère amie! elle devient d’une sauvagerie inimaginable, dit tendrement Croustillac. Dès que je ne suis plus là, il lui est impossible de voir une figure humaine… pas même ce bon religieux; ma plus légère absence lui cause une douleur, un chagrin, une désolation, des larmes… qui, quelquefois m’inquiètent… C’est tout simple… depuis que j’étais condamné à cette retraite absolue… je ne quittais jamais ma femme… et cette absence d’aujourd’hui, de si peu de durée qu’elle la croie… lui est horriblement pénible… pauvre chère âme!..
– Mais aussi, monseigneur, quelle surprise charmante! Si Votre Altesse me permet de lui donner un avis, je l’engagerai à supplier madame la duchesse de consentir à partir à la hâte, cette nuit même… car, monseigneur, vous le savez, notre entreprise ne peut réussir que grâce à une extrême célérité dans l’action…
– Mon désir est aussi d’emmener ma femme le plus promptement possible.
– Ce départ si précipité causera malheureusement sans doute quelques dérangements à madame la duchesse.
– Elle n’y pensera pas, monsieur… il s’agit de me suivre… répondit Croustillac d’un air triomphant.
M. de Chemeraut et l’aventurier arrivèrent dans la petite galerie qui précédait le salon où se tenait habituellement la Barbe-Bleue.
Nous l’avons dit, cette pièce n’était séparée de ce salon que par des portières; d’épais tapis de Turquie recouvraient les planchers.
M. de Chemeraut et Croustillac s’approchaient donc sans bruit, lorsqu’ils entendirent tout à coup des éclats de rire prolongés.
Le chevalier reconnut la voix d’Angèle, il saisit vivement la main de M. de Chemeraut, et lui dit à voix basse:
– C’est ma femme!.. Écoutons…
– Madame la duchesse me paraît moins accablée que monseigneur le supposait…
– Peut-être, monsieur… Il y a des sanglots, voyez-vous, qui, dans leur explosion, ont quelque chose d’un éclat de rire convulsif… Ne bougez pas… je veux la surprendre dans la naïveté de sa douleur, ajouta le Gascon, en faisant signe à son compagnon de rester immobile et de garder le plus profond silence.
CHAPITRE XXIV.
L’ENTRETIEN
Pour expliquer la confiance du Gascon, nous devons dire qu’en entendant Mirette l’appeler monseigneur, il s’était persuadé avec raison que la Barbe-Bleue était sur ses gardes, que Monmouth était bien caché; et, quoi qu’en eût dit la mulâtresse, Croustillac était convaincu, encore avec raison, que le père Griffon avait appris à Angèle que son soi-disant mari venait la chercher. Cette circonstance était trop grave pour que le révérend, au fait de tous les mystères du Morne-au-Diable, n’eût pas insisté pour prévenir la Barbe-Bleue du nouveau péril qui la menaçait.
Si Mirette avait affirmé que le père Griffon n’avait pas vu la Barbe-Bleue, c’est qu’il entrait dans les vues de celle-ci que le religieux ne parût pas avoir communiqué avec les habitants du Morne-au-Diable.
Nous expliquerons tout à l’heure ce qui doit sembler très contradictoire dans la conduite de Croustillac, et nous répondrons à cette question: «S’il voulait abuser du nom qu’il avait pris pour enlever la Barbe-Bleue, pourquoi l’avait-il fait avertir de son dessein par le père Griffon?»
Croustillac, ayant donc recommandé à M. de Chemeraut de rester muet, s’avança sur la pointe du pied, tout auprès de la portière entr’ouverte, et regarda ce qui se passait dans le salon, car les éclats de rire venaient encore de se faire entendre.
A peine eut-il jeté les yeux dans l’appartement, qu’il se retourna vivement du côté de M. de Chemeraut, et, la figure décomposée, il lui dit d’un air indigné:
– Voyez et écoutez, monsieur! voici à quoi servent les surprises? J’avais un pressentiment en envoyant ici le père Griffon!.. Par l’enfer! les maris prudents devraient toujours se faire précéder par une escouade de cymbaliers pour annoncer leur retour…
Malgré l’ironie de ces paroles, les traits de Croustillac étaient bouleversés, sa physionomie exprimait un singulier mélange de douleur, de colère et de haine.
Après avoir jeté un rapide coup d’œil dans le salon, M. de Chemeraut, malgré son assurance, baissa les yeux, rougit, et resta quelques moments complétement interdit.
Qu’on juge du spectacle qui causait la confusion de M. de Chemeraut, et la rage, non pas feinte, mais sincère, mais cruelle, du Gascon qui, nous l’avons dit, aimait passionnément la Barbe-Bleue, se dévouait généreusement pour elle, et n’était pas encore au fait des déguisements du prince.
Monmouth, sous les traits du capitaine l’Ouragan, le flibustier mulâtre, était négligemment étendu sur un canapé; il fumait une longue pipe de caroubier dont le fourneau reposait sur un tabouret doré.
Angèle, agenouillée auprès de ce tabouret, avivait la flamme de la pipe du flibustier avec une longue épingle d’or.
– Bon, ça va, ça va maintenant, dit Monmouth, que nous appellerons l’Ouragan pendant cette scène. Ma pipe est allumée; maintenant, à boire…
Angèle prit sur une table une large coupe de verre de Bohême et une carafe de cristal, s’approcha du divan, et pendant que le flibustier aspirait vivement quelques bouffées de tabac, la duchesse lui versa avec une grâce charmante plein un verre de vin de muscatelle.
L’Ouragan le vida d’un trait, après quoi il embrassa cavalièrement Angèle en lui disant: – Le vin est bon, la femme jolie, au diable le mari!
En entendant ces mots trop significatifs, M. de Chemeraut voulut se retirer.
Croustillac le retint, et lui dit à voix basse:
– Restez, monsieur, restez; je veux les confondre, les surprendre, les misérables!
La figure de Croustillac s’assombrissait de plus en plus. L’alerte qu’il avait donnée au Morne-au-Diable en priant le père Griffon d’aller avertir la Barbe-Bleue qu’il se préparait à venir la chercher, cachait un dessein très louable, très généreux, que nous expliquerons tout à l’heure.
La vue du flibustier, en exaltant la jalousie de l’aventurier jusqu’à la rage, changea brusquement ses bonnes intentions. Il ne se rendait pas compte de l’audacieux sang-froid de la jeune femme. Il ne pouvait se refuser à l’évidence des privautés du mulâtre qu’il n’avait pas encore vues; il se souvenait des familiarités non moins choquantes du Caraïbe et du boucanier. Il se persuada qu’il était dupe d’une créature affreusement dépravée; il crut que Monmouth, son mari, n’existait plus ou n’habitait plus au Morne-au-Diable, et que si Angèle avait secondé son stratagème (à lui Croustillac), ç’avait été pour se débarrasser d’un témoin importun.
Furieux d’être pris pour jouet, douloureusement blessé dans un amour vrai, Croustillac résolut de se venger sans pitié, et d’abuser cette fois véritablement du nom et de la situation qu’il avait pris par un motif si honorable. Il dit à M. de Chemeraut, d’une voix sourde, émue, avec une expression de colère concentrée, qui rentrait admirablement bien dans l’esprit de son rôle:
– Pas un mot, monsieur, je veux tout entendre parce que je veux tout punir sans miséricorde.
– Mais, monseigneur…
Un geste impérieux de Croustillac ferma la bouche à M. de Chemeraut; tous deux prêtèrent une oreille attentive à la conversation d’Angèle et du flibustier qui, nous devons le dire, savaient parfaitement être écoutés.
– Enfin, ma belle infante, disait l’Ouragan, te voilà libre au moins pour quelque temps.
– Si ce n’est pour toujours, répondit la Barbe-Bleue en souriant.
– Pour toujours? que veux-tu dire, mauvais petit démon? dit le flibustier.
Angèle vint s’asseoir auprès du mulâtre; en causant, elle lui passa une main dans les cheveux avec une câlinerie coquette qui fit bondir le malheureux Croustillac.
– Monseigneur… un mot, et mes gens vous débarrasseront de ce sacripant, dit tout bas M. de Chemeraut, qui avait pitié du Gascon.
– Je saurai bien me venger moi-même, dit sourdement l’aventurier, qui ne put voir se prolonger cette scène, et s’adressant à M. de Chemeraut:
– Monsieur, laissez-moi seul… avec ces deux misérables.
– Mais, monseigneur, cet homme a l’air robuste et déterminé…
– Soyez tranquille, monsieur, j’en aurai bon compte.
– Si vous m’en croyez, monseigneur… nous partirons à l’instant, vous abandonnerez à ses remords une femme assez malheureuse pour oublier ainsi ses devoirs.
– L’abandonner?.. Non, pardieu, monsieur. De gré ou de force elle me suivra… ce sera ma vengeance.
– Que Votre Altesse me permette une observation… Après un événement… si scandaleux, la vue de madame la duchesse ne peut vous être qu’à tout jamais odieuse… monseigneur. Partons, partons; oubliez une coupable épouse… la gloire vous consolera.
– Monsieur, dit impatiemment le Gascon, je désire parler à ma femme.
– Mais, monseigneur, ce misérable…
– Encore une fois, monsieur, suis-je un homme sans courage et sans force, pour qu’un pareil drôle m’intimide? Je veux rester seul avec eux… Certains débats domestiques doivent être murés. Veuillez m’attendre dans la pièce voisine; avant un quart d’heure je suis à vous.
Croustillac prononça ces mots d’un accent si impérieux, sa physionomie était tellement désolée, que M. de Chemeraut s’inclina sans oser insister davantage.
Il entra dans une chambre dont le chevalier lui avait ouvert la porte, qu’il referma aussitôt sur lui.
Traversant le salon à grands pas, l’aventurier entra brusquement dans la pièce où se tenaient le mulâtre et la Barbe-Bleue.
– Madame, s’écria le Gascon, la figure contractée par une douloureuse indignation, votre conduite est abominable!
Le mulâtre, qui était couché sur le canapé, se releva brusquement, il allait répondre… Angèle, d’un coup d’œil, le supplia de n’en rien faire.
Autant Monmouth avait voulu généreusement s’opposer au sacrifice du chevalier lorsqu’il croyait ce sacrifice désintéressé, autant il était résolu à ne pas se faire connaître alors qu’il croyait l’aventurier capable d’une indigne trahison.
– Monsieur, dit froidement Angèle au Gascon, l’envoyé de France peut encore nous entendre. Passons dans une autre pièce.
Elle ouvrit la porte de l’appartement particulier de Monmouth, et y entra, suivi du flibustier et de Croustillac.
La porte fermée, l’aventurier s’écria:
– Je vous répète, madame, que vous avez indignement abusé de ma délicatesse!
– J’ai à vous demander compte de votre déloyale conduite, monsieur, dit fièrement Angèle. Mais expliquez-vous d’abord.
Pendant cette scène, Monmouth, gravement préoccupé, se promenait, les bras croisés dans la chambre, les yeux fixés sur le parquet.
– Vous voulez que je m’explique, madame; oh! ce ne sera pas long. D’abord, apprenez… qu’à tort… ou à raison… je vous aimais, madame! s’écria Croustillac avec une explosion de tendresse et de colère.
– C’est-à-dire que vous vous étiez vanté à vos compagnons de voyage d’épouser la riche veuve du Morne-au-Diable, monsieur!
– Soit, madame, à bord de la Licorne… mon langage a été impertinent, mes prétentions ont été absurdes, cupides… je vous l’accorde… Mais quand je parlais ainsi, mais quand je pensais ainsi, je ne vous avais pas vue.
– Ma vue, monsieur, ne vous a pas donné des idées beaucoup plus honorables, dit sévèrement Angèle, toujours persuadée que Croustillac voulait cruellement abuser de la position où il se trouvait.
– Écoutez-moi… madame, je vous aimais véritablement… C’est vous dire que j’étais capable de tout pour vous prouver cet amour, tout grotesque, tout stupide qu’il vous parût… Oui… je vous aimais parce que mon cœur me disait que je faisait bien de vous aimer, parce que je me sentais meilleur en vous aimant… Vous pouviez railler cet amour… j’étais assez payé par le bonheur qu’il me donnait… Quand vous m’avez dit: – Monsieur, je me suis moquée de vous, je vous ai pris pour un jouet… vous êtes un pauvre diable, je vous ferai l’aumône… et vous serez trop content…
– Monsieur…
– Quand vous m’avez dit cela… ne croyez pas que j’aie été humilié, madame… non, cela m’a fait mal… bien mal, mais j’ai vite oublié cette injure… dès que j’ai vu que vous compreniez que tout pauvre que j’étais… je pouvais être sensible à autre chose qu’à l’argent… Alors vous m’avez dit quelques bonnes paroles, vous m’avez appelé votre ami, votre ami!.. après ce mot-là… je me serais jeté dans le feu pour vous, et cela pour le seul plaisir de m’y jeter; car je n’avais plus rien à espérer de vous, moi… le bon temps de ma folie était passé… je voyais trop clair dans mon cœur pour ne pas reconnaître que j’étais une espèce de mendiant bouffon… je ne pouvais jamais avoir rien de commun avec une femme aussi belle, aussi jeune que vous!.. Ma seule ambition… et celle-là n’offensait personne… eût été de me dévouer pour vous… Mais comment avoir un pareil bonheur… moi?.. moi… vagabond! qui n’ai que ma vieille épée, mon vieux chapeau et mes bas roses… Eh bien! pourtant, par un hasard que j’ai d’abord béni, le soir, le colonel Rutler me prend pour celui qu’on nomme votre mari; l’erreur du colonel peut vous être utile… Jugez de ma joie… Je puis sauver un homme que vous aimez passionnément… J’aurais préféré sauver autre chose… mais je n’avais pas le temps de choisir… Je risque tout, y compris l’éternel poignard du colonel. J’augmente par tous les moyens possibles sa double méprise. Vous venez à mon aide… c’est-à-dire que vous m’enfoncez dans le bourbier jusqu’au cou, au moyen de bagatelles dont vous me harnachez… C’est égal… j’y vais de tout cœur… je me trouve satisfait comme ça, et je quitte cette maison sans espoir de jamais vous revoir, avec la potence ou la prison en perspective, sans compter l’éternel poignard du Flamand… Eh bien! malgré tout, je vous le répète, j’étais content… Je me disais: Je ne sais pas ce qui m’attend, corde ou cachot; mais je suis bien sûr que la Barbe-Bleue se dira: C’est heureux, mordioux, bien heureux pour nous au moins que cet original de Gascon soit venu ici… Pauvre diable, que lui sera-t-il arrivé?.. Voilà quelle était mon ambition… Mais je ne demandais pas même un regret… un souvenir seulement… un souvenir, dit le Gascon en s’attendrissant malgré lui.
– Aussi, monsieur, dit Angèle, tant que je vous ai cru réellement généreux, ma reconnaissance ne vous a pas manqué.
Ces mots parurent redoubler la colère du Gascon. Il s’écria:
– Votre reconnaissance, madame! mordioux, parlons-en… elle est belle! Mais je continue: – Nous sortons d’ici avec le Flamand… En descendant du morne, nous rencontrons l’envoyé de France; Rutler se croit trahi, il commence par m’allonger un coup furieux de son éternel poignard… Ce sont les profits du dévouement. Si la lame ne s’était pas brisée, j’étais tué. Rien de plus simple: quand on se sacrifie aux gens… ça n’est probablement pas dans l’espérance d’être prochainement couronné de roses ou caressé par des nymphes silvestres. Enfin le poignard se brise, on garrotte Rutler, je me trouve face à face avec l’envoyé de France… Je ne perds pas la tête, il s’agissait de vous et d’un malheureux proscrit que vous aimiez passionnément… J’aurais toujours mieux aimé qu’il se fût agi de M. votre père ou de M. votre oncle… Mais je continuais à n’avoir pas le choix… d’ailleurs la conscience d’être utile à deux jeunes gens intéressants faisait taire mon égoïsme… Plus ça se compliquait plus je mettais d’amour-propre à vous sauver… Il fallait redoubler d’aplomb, d’audace… ça m’allait… Les monstrueux mais honnêtes mensonges que je faisais pour vous m’absolvaient de tous ceux que j’avais faits dans de mauvaises intentions… Le bon Dieu s’en mêla, il m’inspira les plus énormes bourdes qu’on puisse imaginer, elles furent avalées comme une manne céleste par l’envoyé de France; je jouai mon rôle de mon mieux; M. de Chemeraut me dit en deux mots le sujet de sa mission: une insurrection appuyée par le roi de France était prête à éclater en Angleterre; si le duc de Monmouth se mettait à la tête du mouvement, le succès était certain.
Monmouth fit un mouvement et échangea à la dérobée un regard avec Angèle.
Le Gascon continua:
– Quand je m’en allais en prison en Angleterre en compagnie du Flamand et de son poignard, je n’avais pas soufflé mot… Je m’étais bien gardé de vouloir revenir ici; mais M. de Chemeraut me confiait une chose peut-être avantageuse pour le prince… je n’avais pas le droit de refuser pour lui… Je commençai donc par accepter en son nom toutes sortes de vice-royauté. Mais s’il voulait réellement prendre part à ce mouvement, comment le prévenir? M. de Chemeraut désirait mettre à la voile sur-le-champ. Par quel moyen pouvais-je revenir ici avec l’envoyé de France sans exposer le duc, qui, ignorant ma dernière rencontre et me croyant toujours prisonnier du Flamand, pensait, sans doute être ici en sûreté? Une idée me vint; je dis à M. de Chemeraut: – «Les choses ont changé de face. Je veux emmener ma femme avec moi, allons la chercher au Morne-au-Diable!» C’était le seul moyen d’avoir une entrevue avec vous, madame… et d’avertir le prince de ce qu’on lui proposait. S’il acceptait, je me déprincipalisais; s’il refusait, je refusais comme devant, et il était sauvé…