Kitabı oku: «Le morne au diable», sayfa 23
– Jacques, monsieur.
– Oui… Jacques… mais… Jacques… quoi?
– Jacques, monsieur.
– Jacques, tout court?
– Oui, monsieur, répondit l’enfant en regardant Croustillac avec surprise.
– Voilà qui est de plus en plus étrange, dit Croustillac en réfléchissant.
– Et il y a longtemps qu’il est en France?
– Mais il y a toujours été, monsieur.
– Allons, j’étais fou, décidément j’étais fou. Est-ce que votre père était soldat, mes enfants?
Angèle et Jacques se regardèrent encore avec étonnement.
Le jeune garçon répondit:
– Non, monsieur, il a toujours été fermier.
A ce moment la porte qui communique dans l’abbaye s’ouvrit, l’un des frères lais parut du haut de l’escalier.
Ce frère était le type du moine ignoble, sensuel, grossier… Il fit un signe aux enfants, qui s’approchèrent tout tremblants.
– Viens ici, la petite, dit-il.
La pauvre enfant, après avoir jeté un regard craintif sur son frère, qu’elle ne pouvait se décider à quitter, monta timidement les marches de l’escalier.
Le moine lui prit insolemment le menton dans sa grosse main, lui redressa la tête qu’elle tenait baissée, et lui dit:
– La belle enfant, tu préviendras ton père que s’il ne paye pas, d’ici à huit jours, sa redevance en nature et cent écus qu’il doit, il y a un fermier plus solvable que lui qui demande la métairie et qui l’obtiendra. Comme ton père est un bon sujet, on lui donne huit jours… Sans cela, on l’aurait mis dehors aujourd’hui.
– Mon Dieu, mon Dieu, dirent les enfants en pleurant et en joignant les mains, il n’y a pas d’argent chez nous. Notre pauvre père est malade, hélas! comment ferons-nous?
– Vous ferez comme vous pourrez, dit le moine, c’est l’ordre du prieur, et il fit signe à la jeune fille de descendre.
Les deux enfants se jetèrent dans les bras l’un de l’autre en sanglotant et en disant: – Notre père en mourra… mon Dieu, il en mourra…
Croustillac, à demi caché par un pilier du hangar, avait été à la fois touché et indigné de cette scène.
Au moment où le moine allait fermer la porte de l’ogive, le Gascon lui dit:
– Mon révérend, un mot… c’est ici l’abbaye de Saint-Quentin?
– Oui, après? dit le frère d’un ton brutal.
– Vous voudrez bien, n’est-ce pas, me donner un gîte jusqu’à demain?
– Hum… toujours des mendiants, dit le moine… Eh bien! va sonner à la porte du portier, on te donnera une botte de paille et on te trempera une soupe. Puis il ajouta: – Ces vagabonda sont la plaie des maisons religieuses.
L’aventurier devint cramoisi, redressa sa grande taille, enfonça d’un coup de poing son bonnet de fourrure jusque sur ses yeux, frappa la terre de son bâton et s’écria d’une voix menaçante:
– Mordioux! mon révérend, connaissez un peu mieux votre monde, au moins.
– Qu’est-ce que c’est que ce vieux porte-besace? dit le moine irrité.
– Parce que je porte besace, il ne s’ensuit pas que je vous demande l’aumône, mon révérend, s’écria Croustillac.
– Que veux-tu donc alors?
– Je demande à souper et un abri, parce que votre riche couvent peut bien donner du pain et un abri aux pauvres voyageurs. La charité le commande à votre abbé. D’ailleurs, en hébergeant les chrétiens… vous ne donnez pas… vous restituez. Votre abbaye est assez engraissée par les dîmes.
– Veux-tu te taire, vieil hérétique, vieil insolent!
– Vous m’appelez vieil insolent! Eh bien! apprenez, dom Bourru, que j’ai encore un écu dans ma besace, et que je puis me passer de votre paille et de votre soupe, dom Ribaud.
– Qu’entends-tu par dom Ribaud, drôle que tu es? dit le frère lai en s’avançant sur le perron. Prends garde que j’aille un peu secouer tes guenilles.
– Puisque nous nous tutoyons, dom Biberon, prends garde à ton tour, dom Glouton, que je te fasse tâter de mon bâton de cornouiller, dom Bedaine, tout infirme que je suis, dom Brutal…
Le vigoureux moine fut au moment de descendre pour châtier le Gascon, mais il haussa les épaules et dit à Croustillac:
– Si tu as jamais l’audace de te présenter à la loge du frère portier, tu seras étrillé d’importance. Voilà l’hospitalité que tu recevras désormais à l’abbaye de Saint-Quentin.
Puis s’adressant aux enfants:
– Et vous, dites bien à votre père que dans huit jours il ait à payer ou à sortir de la métairie, car, je vous le répète, il y a un fermier plus solvable qui la demande.
Et le moine ferma brusquement la porte.
– Je ne puis dire cela à ces enfants, reprit l’aventurier, en se parlant à lui-même, ce serait d’un mauvais exemple pour cette jeunesse; mais j’avais comme un petit remords d’avoir contribué à la rôtisserie d’un couvent dans la guerre de Moravie… Eh bien! je me plais à me figurer que les rôtis ressemblaient à cet animal dodu et pansu, et je me sens tout allègre… Le drôle!.. traiter si durement ces pauvres enfants. Il est bizarre combien je m’intéresse à eux… si j’avais moins de raison, je me laisserais aller à des espérances. Après tout, pourquoi ne pas éclaircir mes doutes? Qu’est-ce que je risque… j’ai un excellent moyen. – Ah ça! mes enfants, dit-il aux jeunes paysans… votre père est malade et pauvre? il ne sera pas fâché de gagner une petite aubaine; quoique je porte la besace, j’ai un boursicot… Eh bien! au lieu d’aller coucher et dîner à l’auberge… (que la foudre m’écrase si je mets jamais les pieds dans cette abbaye, que Dieu confonde), j’irai dîner et coucher chez vous! Je ne vous gênerai pas, j’ai été soldat, je ne suis pas difficile; un escabeau au coin du feu, un morceau de lard, un verre de cidre, et pour la nuit une botte de paille fraîche, à la douce chaleur de l’étable; voilà tout ce qu’il me faut… ça sera toujours une pièce de vingt-quatre sous qui entrera dans votre ménage… Qu’est-ce que vous dites de ça?
– Mon père n’est pas hôtelier, monsieur, répondit le jeune garçon.
– Bah… bah… mon enfant, si le bonhomme a du sens, si la bonne mère est ménagère, comme elle doit l’être, ils ne regretteront pas ma venue, cette aubaine fera toujours bouillir votre marmite pendant un jour… Allons!.. conduisez-moi à la métairie, mes enfants; votre père ne vous grondera pas de lui amener un vieux soldat.
Malgré la rudesse apparente et sa figure hétéroclite, le chevalier inspira quelque confiance à Jacques et à Angèle; les deux enfants se prirent par la main, marchèrent devant l’invalide, qui les suivait absorbé dans une profonde rêverie.
Au bout d’une heure de route, ils arrivèrent à l’entrée d’une longue avenue de pommiers qui conduisait à la métairie.
CHAPITRE XXXVII.
RÉUNION
Jacques et Angèle étaient entrés dans la métairie afin de savoir si leur père consentait à donner l’hospitalité au vieux soldat.
En attendant le retour des enfants, l’aventurier examinait l’extérieur de la ferme.
Tout y paraissait tenu avec soin et propreté; à côté des bâtiments d’exploitation était la maison du métayer, deux énormes noyers ombrageaient sa porte et son toit de chaume velouté de mousse verte, une légère fumée s’échappait de la cheminée de briques; au loin on entendait gronder l’Océan, car la ferme s’élevait presque sur les falaises de la côte.
La pluie commençait à tomber, le vent murmurait; un petit pâtre ramenait des champs deux belles vaches brunes qui regagnaient leur chaude étable en faisant tinter leurs clochettes mélancoliques.
L’aventurier se sentit ému à l’aspect de cette scène paisible; il enviait le sort des habitants de cette ferme, quoiqu’il sût leur gêne momentanée.
L’aventurier vit venir à lui une femme pâle et de petite taille, d’un âge mûr, vêtue comme les paysannes de Picardie, mais avec une extrême propreté. Son fils l’accompagnait; sa fille s’était arrêtée au seuil de la porte.
– Nous sommes bien fâchés, monsieur…
A peine cette femme avait-elle dit ces mots, que Croustillac devint pâle comme un spectre, étendit les bras vers elle… sans prononcer une parole, abandonna son bâton, perdit l’équilibre et tomba subitement à la renverse sur un tas de feuilles sèches qui se trouva heureusement derrière lui.
L’aventurier était évanoui.
La duchesse de Monmouth (c’était elle), ne reconnaissant pas d’abord le chevalier, attribua sa faiblesse à la fatigue ou au besoin, et s’empressa, aidée de ses deux enfants, de secourir l’inconnu.
Jacques, garçon vigoureux pour son âge, appuya le vieillard au tronc de l’un des noyers, pendant que sa mère et sa sœur allèrent chercher un cordial.
En ouvrant l’uniforme du chevalier pour faciliter sa respiration, Jacques vit attaché avec un lacet de cuir le riche médaillon que l’aventurier portait sur sa poitrine.
– Ma mère, regardez donc le beau reliquaire! dit le jeune garçon.
La duchesse s’approcha et fut à son tour stupéfaite de reconnaître le médaillon qu’elle avait autrefois donné à Croustillac. Puis, regardant le chevalier avec plus d’attention, elle s’écria:
– C’est lui! c’est l’homme généreux qui nous a sauvés…
Le chevalier revint à lui.
Lorsqu’il ouvrit les yeux, ils étaient inondés de larmes.
Il est impossible de peindre le bonheur, les élans de joie du bon Croustillac.
– Vous! sous ce costume, madame! vous que je revois après tant d’années! Quand j’ai tout a l’heure entendu ces enfants s’appeler Jacques et Angèle, le cœur m’a battu si fort… Mais je ne pouvais croire… espérer… Et le prince?
La duchesse de Monmouth mit un doigt sur ses lèvres, secoua tristement la tête et dit:
– Vous allez le voir. Hélas! pourquoi faut-il que le plaisir de vous revoir soit attristé par la maladie de Jacques! Sans cela ce jour eût été beau pour nous.
– Je n’en reviens pas, madame, vous sous ces habits! dans cette pénible condition!
– Silence! mes enfants pourraient nous entendre… mais attendez-moi un moment ici, je vais préparer mon mari à vous recevoir.
Après quelques minutes, l’aventurier entra dans la chambre de Monmouth; ce dernier était couché dans un de ces lits à baldaquin de serge verte, comme on en voit encore dans quelques maisons de paysans.
Quoiqu’il fût amaigri par la souffrance, et qu’il eût alors plus de cinquante ans, la physionomie du prince offrait toujours le même caractère gracieux et élevé.
Monmouth tendit affectueusement ses mains à Croustillac, et lui montrant un fauteuil à son chevet, lui dit:
– Asseyez-vous là, mon vieil ami! A quel miraculeux hasard devons-nous cette heureuse rencontre? Je ne puis en croire mes yeux… Enfin, chevalier, nous voici réunis après plus de dix-huit années de séparation!.. Ah! bien souvent, Angèle et moi, nous avons parlé de vous, de votre généreux dévouement… Notre chagrin était de ne pouvoir dire à nos enfants la reconnaissance que nous vous devons… et qu’ils vous doivent aussi.
– Ah ça, monseigneur, songeons au plus pressé, dit le Gascon, chacun son tour.
Ce disant, il prit un couteau dans sa poche, dégrafa son justaucorps, et fit gravement dans la doublure de son habit une large incision.
– Que voulez-vous faire? demanda le duc.
Le chevalier tira de sa poche secrète une espèce de bourse de cuir, et dit au duc:
– Il y a là-dedans cent doubles louis, monseigneur; mon autre revers en contient autant. C’est le fruit de mes épargnes sur ma paye et le prix de la jambe que j’ai laissée l’an passé à la bataille de Mohiloff, après le passage de la Bérésina; car il faut être juste, Pierre le Grand, bien nommé, paye généreusement les soldats de fortune qui s’enrôlent à son service et qui lui font hommage de quelqu’un de leurs membres.
– Mais, mon ami, je ne vous comprends pas, dit Monmouth en repoussant doucement la bourse que l’aventurier lui tendait.
– Je vais être clair, monseigneur: vous êtes en arrière de cent écus de redevance, et vous êtes menacé d’être renvoyé de cette métairie sous huit jours. C’est un animal dodu, pansu, ventru et barbu, vêtu d’une robe de moine, qui a fait cette menace à vos pauvres chers enfants, cela tout à l’heure devant moi, à la porte du couvent.
– Hélas! Jacques, cela n’est que trop probable, dit tristement Angèle à son mari.
– Je le crains, dit Monmouth, mais ce n’est pas une raison, mon ami, pour accepter.
– Mais, monseigneur, il me semble que vous m’avez, il y a quelque dix-huit ans, fait un assez joli cadeau pour que nous partagions aujourd’hui; et, puisque nous parlons du passé, pour vous débarrasser tout de suite de ce qui me regarde, et causer ensuite de vos affaires tout à notre aise, monseigneur, en deux mots, voici mon histoire. En arrivant à La Rochelle, le père Griffon m’a dit que vous me donniez la Licorne et sa cargaison.
– Mon Dieu, mon ami, c’était si peu de chose auprès de ce que nous vous devions, dit Jacques.
– Pouvions-nous seulement essayer de reconnaître ce que vous aviez fait pour nous? reprit Angèle.
– Sans doute, c’était peu… ça n’était rien, rien du tout… une tasse de café bien sucrée, avec du rhum pour l’adoucir, n’est-ce pas? seulement la tasse était un navire… et pour la remplir, il y avait, en café, en sucre et en rhum, le chargement d’un bâtiment de 800 tonneaux… le tout valant environ 200,000 écus, vous avez raison, c’était moins que rien… Mais, pour en finir avec les mauvaises paroles, monseigneur, et pour parler franc, mordioux! ce don-là m’a blessé.
– Mon ami…
– J’étais payé par ce médaillon… n’en parlons plus… d’ailleurs, je n’ai plus le droit de vous en vouloir, j’ai fait un acte de donation du tout au père Griffon, afin qu’il en fît à son tour donation aux pauvres ou à des couvents, ou au diable si cela lui plaisait.
– Serait-il possible que vous ayez refusé, s’écrièrent les deux époux.
– Oui, j’ai refusé… et je suis sûr, monseigneur, quoique vous fassiez l’étonné, que vous auriez agi comme moi. Je n’étais pas déjà si riche en bonnes œuvres pour ne pas garder le souvenir du Morne-au-Diable pur et sans tache!.. C’était un luxe un peu cher, si vous voulez, mais j’avais été Jacques de Monmouth pendant vingt-quatre heures, et il m’était resté quelque chose de mon rôle de grand seigneur.
– Noble et excellent cœur! dit Angèle.
– Mais, reprit Monmouth, vous étiez si pauvre!
– C’est justement parce que j’avais l’habitude de la pauvreté et d’une vie aventureuse, que ça ne me coûtait pas… Je me suis murmuré à l’oreille: Polyphème… suppose que tu as rêvé cette nuit que tu étais riche à 200,000 écus. J’ai supposé le rêve… tout a été dit… et ça m’a fait du bien. Oui, souvent en Russie… quand j’avais de la misère… du chagrin… ou que j’étais cloué sur mon grabat par une blessure… je me disais pour me réconforter et me ragaillardir: – Après tout, Polyphème, tu as fait quelque chose de noble et de généreux une fois dans ta vie… eh bien, vous me croirez, ça me redonnait du courage. Mais voilà que je me vante, et, qui pis est, que je m’attendris… revenons à mon départ de La Rochelle… Je vous l’avoue et je vous en remercie… j’ai néanmoins profité un peu de votre générosité. Comme il ne me restait rien de mes trois malheureux écus de six livres et que c’était peu pour aller en Moscovie, j’empruntai 25 louis à maître Daniel sur la cargaison; je payai mon passage à un Hambourgeois, de Hambourg à Fallo; je m’embarquai pour Revel sur un Suédois; de Revel j’allai à Moscou, j’arrivai comme marée en carême; l’amiral Lefort recrutait des enfants perdus pour renforcer la polichnie du czar, autrement dit la première compagnie d’infanterie équipée et manœuvrant à l’allemande qui ait existé en Russie. J’avais fait la campagne de Flandre avec les reîtres, je connaissais le service; je fus donc enrôlé dans la polichnie du czar, et j’eus l’honneur d’avoir ce grand homme pour serre-file, car il servit dans cette compagnie comme simple soldat, vu qu’il avait l’habitude de croire que pour savoir un métier il faut l’apprendre…
Une fois incorporé dans l’armée moscovite, j’ai fait toutes les guerres. Vous pensez bien, monseigneur, que je ne vais pas vous raconter mes campagnes, vous parler du siége d’Azof, où je reçus un coup de sabre sur la tête; de la prise d’Astrakan sous Schérémétoff, où j’ai gagné un coup de lance dans les reins; du siège de Narva, où j’ai eu l’honneur d’ajuster sa majesté Charles XII et le bonheur de le manquer, et enfin de la grande bataille de Dorpat.
Non, non, ne craignez rien, monseigneur; je garde ces beaux récits-là pour endormir vos enfants pendant les veillées d’hiver, au coin du feu, quand la bise de mer fera rage dans les branches de vos vieux noyers. Tout ce qui me reste à vous dire, monseigneur, c’est que j’ai fait la guerre, depuis que je vous ai quitté, d’abord comme bas officier, puis comme lieutenant; je la ferais peut-être encore, si l’an passé je n’avais pas oublié une de mes jambes à Mohiloff. Le czar m’a donné généreusement le capital de ma pension, et je suis revenu mourir en France, parce que, après tout, c’est encore là que l’on meurt le mieux… quand on y est né; Je m’en allais pédestrement, en flânant, regagner ma vallée paternelle, couchant et gîtant dans les abbayes pour ménager mon boursicot, lorsque le hasard… cette fois, non, dit le chevalier d’un ton grave et pénétré qui contrasta avec son langage ordinaire, oh! cette fois, non, ça n’a pas été le hasard… mais c’est la providence du bon Dieu qui m’a fait rencontrer vos enfants, monseigneur; ils m’ont amené jusqu’ici… je suis tombé à la renverse sur un tas de feuilles sèches en reconnaissant madame la duchesse… et me voilà!
Maintenant, voici mon projet… si vous y consentez toutefois, monseigneur. Ma vallée paternelle est bien déserte, mon père et ma mère sont morts depuis longtemps, j’aimerais donc furieusement m’établir auprès de vous… Quoique éclopé, je serais encore bon à quelque chose, quand ça ne serait qu’à servir d’épouvantail pour empêcher les oiseaux de manger vos pommes et vos cerises; j’oublierais que vous êtes monseigneur; je vous appellerais maître Jacques; j’appellerais madame la duchesse dame Jacques; vos enfants m’appelleraient le père Polyphème, je leur conterais mes batailles, et ça durerait comme ça jusqu’à vitam æternam.
– Oui… oui… nous acceptons, vous ne nous quitterez plus, dirent à la fois Jacques et Angèle, les yeux mouillés de larmes.
– Mais à une condition, dit le chevalier en essuyant aussi ses yeux, c’est que moi qui suis orgueilleux comme un paon, je vous paierai d’avance ma pension, et que vous accepterez ces deux cents louis que vous m’avez refusés; total 6,000 livres; à 500 francs par an, douze de pension… dans douze ans nous ferons un autre bail.
– Mais, mon ami…
– Mais, monseigneur, c’est oui ou non. Si c’est oui, je reste, et je suis plus heureux que je ne le mérite. Si c’est non, je reprends mon bâton, mon bissac, et je pars pour la vallée paternelle, où je crèverai, mordioux! tristement, tout seul dans un coin, comme un vieux chien qui a perdu son maître.
Si grotesques que fussent ces paroles, elles furent prononcées d’un ton si ému, si pénétré, que le duc et sa femme ne purent refuser l’offre du chevalier:
– Eh bien donc j’accepte.
– Hourra! cria Croustillac d’une voix de Stentor, et il accompagna cette exclamation moscovite en jetant en l’air son bonnet de poil.
– Oui, j’accepte de grand cœur, mon vieil ami, dit Monmouth, et pourquoi vous le cacher? ce secours inattendu que vous nous offrez si généreusement.. me sauve peut-être la vie… sauve peut-être ma femme et mes enfants de la misère, car cette somme nous remet à flot, et nous pouvons braver deux années aussi mauvaises que celle qui a été la cause première de notre gêne. La fatigue, le chagrin, l’inquiétude de l’avenir m’avaient rendu malade… Maintenant, tranquille sur le sort des miens… assuré d’un ami comme vous… je suis sûr que ma santé va renaître.
– Ah çà! mordioux, monseigneur, comment se fait-il qu’avec ces énormités de pierreries que vous aviez, vous soyez réduits?..
– Angèle va vous raconter cela, mon ami; l’émotion à la fois si douce et si vive que je ressens m’a fatigué…
– Après vous avoir laissé à bord de la Licorne, dit Angèle, nous fîmes voile en toute hâte pour le Brésil; nous y séjournâmes quelques temps, mais pour plus de prudence, nous résolûmes de partir pour l’Inde à bord d’un bâtiment portugais. Nous avions vécu trois ans dans ce pays très ignorés, très heureux, très tranquilles, lorsque je tombai sérieusement malade. Un des meilleurs médecins de Bombay déclara que le climat de l’Inde deviendrait mortel pour moi, l’air natal pouvant seul me sauver. Vous savez combien Jacques m’aime; il me fut impossible de vaincre sa résolution; il voulut à toute force revenir en Europe, en France, malgré les dangers qui le menaçaient. Nous partîmes du Cap sur un bâtiment hollandais, faisant voile pour le Texel. Nous possédions une somme très considérable provenant des ventes de nos pierreries. Notre traversée fut très heureuse jusque sur les côtes de France; mais là une tempête horrible nous assaillit. Après avoir perdu ses mâts, après avoir été pendant trois jours battu par les flots, notre navire échoua sur la côte, à un quart de lieue d’ici; par un miracle du ciel, moi et Jacques nous échappâmes seuls à une mort presque certaine. Plusieurs passagers furent, comme nous, jetés sur la grève pendant cette nuit horrible. Tous périrent, je vous le répète, mon ami, il fallait un miracle pour nous sauver, moi et Jacques, moi surtout, si souffrante. Les tenanciers que nous remplaçons dans cette ferme nous trouvèrent mourants sur la plage; ils nous transportèrent ici. Le navire était englouti avec toutes nos richesses; Jacques, ne s’occupant que de moi, avait tout oublié; nous ne possédions plus rien; j’étais orpheline, sans aucune fortune; Jacques ne pouvait s’adresser à personne sans être reconnu. Ce qui nous restait à la Martinique avait sans doute été confisqué… et puis comment réclamer ces biens? Pour toute ressource, il nous restait une bague que je portais au doigt lors du naufrage; nous chargeâmes les fermiers de cette métairie, qui nous avaient recueillis, de vendre ce diamant à Abbeville; ils en tirèrent environ quatre mille livres: c’était tout notre avoir. Ma santé était tellement altérée que nous fûmes obligés de nous arrêter ici; cette mesure conciliait d’ailleurs la prudence et l’économie; les métayers étaient bons, pleins de soins pour nous.
Peu à peu je me rétablis complétement. Presque sans ressources, nous pensâmes à l’avenir avec effroi; pourtant nous étions jeunes, le malheur avait redoublé notre amour; la vie simple, obscure, paisible de nos hôtes nous frappa; ils étaient vieux, sans enfants; nous leur proposâmes de prendre la moitié de leur métairie, et de faire sous leur direction notre apprentissage, leur avouant que nous n’avions pas d’autres ressources que ces quatre mille livres que nous partagerions avec eux. Touchés de notre position, ces braves gens voulurent d’abord nous dissuader de ce projet, nous représentant combien cette vie était dure et laborieuse. J’insistai, je me sentais pleine de force et de courage; Jacques avait trop longtemps vécu pour ne pas s’accoutumer à la vie des champs. Nous accomplîmes notre dessein, je fus tranquille pour Jacques. Comment chercher le duc de Monmouth dans une ferme obscure de Picardie? Au bout de deux ans, nous avions fait notre apprentissage, grâce aux leçons et aux enseignements de nos braves devanciers; leur petite fortune, augmentée de nos deux mille livres, était suffisante… Ils nous firent agréer pour leurs successeurs par le trésorier de l’abbaye, et nous prîmes la métairie tout entière.
– Ah! madame, quelle résignation! quelle énergie! s’écria le chevalier.
– Ah! si vous saviez, mon ami, dit Monmouth, avec quelle admirable sérénité d’âme, avec quelle douce gaieté Angèle supportait cette vie si rude, elle habituée à une existence somptueuse! si vous saviez, comme elle savait toujours être gracieuse, élégante et charmante, tout en surveillant les travaux du ménage avec une admirable activité; si vous saviez enfin quelle force je puisais dans ce cœur vaillant et dévoué, dans ce doux regard toujours attaché sur moi avec une admirable expression de bonheur et de contentement, si précaire que fût notre position! Ah! qui récompensera jamais cette conduite si belle!
– Mon ami, dit tendrement Angèle, Dieu n’a-t-il pas béni votre vie laborieuse et paisible? ne nous a-t-il pas envoyé deux petits anges pour changer nos devoirs en plaisirs? Que vous dirai-je enfin, reprit Angèle, s’adressant au chevalier; depuis bientôt seize ans que dure cette vie uniforme qui chaque jour amène son pain, comme disent les bonnes gens, jamais un chagrin n’était venu la troubler, lorsque, l’an passé, de mauvaises récoltes nous gênèrent beaucoup. Nous fumes obligés de renvoyer deux de nos gens de ferme par économie. Jacques redoubla d’ardeur, de travail; ses forces le trahirent, il s’alita; nos petites ressources s’épuisèrent. Une mauvaise année, voyez-vous, pour de pauvres fermiers, dit Angèle en souriant doucement, c’est terrible. Enfin, sans vous, je ne sais comment nous aurions pu échapper au sort dont on nous menaçait, car l’abbé de Saint-Quentin est inflexible pour les tenanciers en retard; et pourtant nous mettions notre orgueil à lui payer toujours un terme d’avance. Cent écus… tout autant… et cent écus, chevalier, ne s’amassent pas aisément.
– Cent écus? cela ne payait pas la broderie d’un baudrier! dit Jacques avec un sourire mélancolique. Ah! que de fois… en voyant ma pauvre Angèle et ma fille travailler à leur dentelle une partie de la nuit pour parfaire cette somme… que de fois j’ai regretté le bien que j’aurais pu faire en éprouvant ce que c’est que le malheur.
– Écoutez, monseigneur, dit gravement Croustillac, je ne suis pas cagot. J’ai tout à l’heure manqué de secouer la robe d’un moine; j’ai fait des irrégularités pendant ma campagne de Moravie, mais je suis sûr qu’il y a quelqu’un là-haut qui ne perd pas de vue les honnêtes gens. Or, il est impossible qu’après dix-huit ans d’une vie de travail et de résignation, à cette heure que vous voilà vieux avec deux beaux enfants, vous pensiez rester à la merci d’un moine avare ou d’une année de grêle. En vous écoutant, il m’eut venu une idée. Si j’étais le fanfaron d’autrefois, je dirais que c’est une idée d’en haut… mais je crois tout bonnement que c’est une idée heureuse. Qu’est devenu le père Griffon?
– Nous l’ignorons, nous ne sommes pas retournés à la Martinique.
– Il appartient à l’ordre des Frères Prêcheurs; il doit être au bout du monde, dit Monmouth.
– Moi qui n’ai aucune nouvelle de France depuis dix-huit ans, j’en ignore comme vous, monseigneur, mais voici pourquoi je m’en inquiète. Je lui ai laissé le prix de la Licorne; c’est un bon et honnête religieux; s’il vit encore, il doit lui en rester quelque chose, car il aura été prudent et ménager dans ses aumônes. Mon avis serait donc de tâcher de savoir où est le révérend, car si le bon Dieu voulait qu’il eût gardé quelque bon morceau de la Licorne, avouez, monseigneur, que ça ne serait pas un méchant manger à cette heure! si ce n’est pour vous, du moins pour ces deux beaux enfants, car le cœur me saigne de les voir avec leurs sabots et leurs bas de laine, quoique ça leur tienne les pieds plus chauds que des bottes de basane à éperons dorés, ou des souliers de satin avec des bas de soie, fussent-ils roses, ces bas! roses comme ceux que je portais en 1690, ajouta le chevalier avec un soupir. Puis il reprit: – Eh bien! monseigneur, que dites-vous de mon idée griffonnante?
– Je dis, mon ami, que c’est un fol espoir. Le père Griffon est sans doute mort; il aura légué sans doute votre fortune à quelque communauté religieuse.
– A l’abbaye de Saint-Quentin, peut-être? dit Angèle.
– Mordioux! il ne manquerait plus que ça. J’irais mettre sur l’heure le feu au couvent.
– Ah! fi… fi… chevalier! dit Angèle.
– C’est qu’aussi je rage d’avoir fait ce que j’ai fait à l’endroit de vos deux cent mille écus; mais pouvais-je alors m’imaginer que je retrouverais fermier un fils de roi qui remuait des diamants à la pelle? Ah ça! il ne s’agit pas de philosopher, mais de retrouver le père Griffon, s’il existe.
– Et comment le retrouver? dit Monmouth.
– En le cherchant, monseigneur. Moi qui n’ai aucune raison pour me cacher, dès demain je me mettrai en quête, clopin clopant.. Rien n’est plus simple, en vérité, je suis stupide de n’y avoir pas songé plus tôt: je m’adresserai directement au supérieur des Missions étrangères, à Paris; ainsi nous saurons à quoi nous en tenir… Le supérieur m’apprendra du moins si le bon père est en vie ou non; et même, à ce sujet, je ferai demain une visite à votre voisin l’abbé de Saint-Quentin; il me dira comment m’y prendre… pour avoir ces renseignements. Je lui porterai vos cent écus, ce sera une bonne manière d’entamer l’entretien.
La journée se passa entre les trois amis. On laisse à penser les récits, les souvenirs, gais ou touchants ou tristes, qui furent évoqués.
Le lendemain Croustillac, qui s’était déjà fait un ami du jeune Jacques, partit pour l’abbaye. Le montant de la redevance, bien proprement empaqueté en beaux louis d’or, fut un excellent passe-port pour arriver jusqu’au père trésorier…
– Mon père, lui dit Croustillac, j’aurais une lettre très importante à remettre à un bon religieux de l’ordre des Frères-Prêcheurs; je ne sais s’il vit, s’il meurt, s’il est en Europe, ou au bout du monde; à qui faut-il s’adresser pour être renseigné à son sujet?
– A un de nos chanoines, mon fils, qui a fait partie des missions, et qui, après de longs et pénibles travaux apostoliques, est venu depuis six mois se reposer dans un canonicat de notre abbaye.
– Et quand pourrai-je voir ce vénérable chanoine, mon père?
– Ce matin même; demandez, en descendant dans la cour du cloître, qu’un frère lai vous conduise chez le père Griffon, et…
Croustillac donna un si furieux coup de bâton sur le plancher en poussant trois fois son exclamation moscovite: – Hourra… hourra… hourra!.. que le père trésorier fut effrayé et sonna précipitamment, croyant avoir affaire à un fou.
Un père entra.
– Pardon, mon bon père, dit Croustillac, ces cris sauvages et ce coup de bâton non moins sauvage vous peignent l’état de mon âme!.. mon étonnement!.. ma joie!.. C’est justement le père Griffon que je cherche.
– Conduisez donc monsieur chez le père Griffon, dit le trésorier.
Nous renonçons à peindre cette nouvelle reconnaissance si importante pour les résultats qu’en attendait le Gascon.
Nous dirons seulement que le bon religieux, chargé du fidéicommis de Croustillac, et craignant que le chevalier ne vînt un jour à regretter son désintéressement, mais voulant pourtant exécuter jusque-là ses intentions charitables et ne pas priver les malheureux de cette riche aumône, avait chaque année distribué aux pauvres les revenus du capital, qu’il se réservait d’employer à une fondation pieuse si le Gascon ne reparaissait pas.