Kitabı oku: «Les mystères du peuple, Tome III», sayfa 13
–Si le coffre était ouvert, – m'écriai-je, songeant à la sauvage cupidité de la soeur du grand roi Néroweg, – Elwig aura voulu, en vraie fille de race pillarde, s'emparer de quelque objet précieux.
–Tu l'as dit, Scanvoch; au moment où j'entrais dans cette chambre, la femme franque tenait entre ses mains un collier d'or d'un travail précieux; elle le contemplait avidement. À ma vue, elle a laissé tomber le collier à ses pieds; puis, croisant ses deux bras sur sa poitrine, elle m'a d'abord contemplée en silence d'un air farouche: son pâle visage s'est empourpré de honte ou de rage; puis, me regardant d'un oeil sombre, elle a prononcé mon nom; j'ai cru qu'elle me demandait si j'étais Victoria, je lui fis un signe de tête affirmatif, en lui disant: «Oui, je suis Victoria.» À peine avais-je prononcé ces mots, qu'Elwig s'est jetée à mes pieds; son front touchait presque le plancher, comme si elle eût humblement imploré ma protection… Sans doute cette femme a profité de ce moment pour tirer son couteau de dessous sa robe sans être vue de moi, car je me baissais pour la relever, lorsqu'elle s'est redressée, les yeux étincelants de férocité, en me portant un coup de couteau, et répétant avec un accent de haine: Victoria! Victoria!…
À ces paroles de sa mère, quoique le danger fût passé, Victorin tressaillit, se rapprocha de ma soeur de lait, et prit entre ses deux mains sa main blessée qu'il baisa avec un redoublement de pieuse tendresse.
–Voyant le couteau d'Elwig levé sur moi, – ajouta Victoria, – mon premier mouvement fut de parer le coup et de tâcher de saisir la lame en m'écriant: «À moi, Robert!» Celui-ci, au bruit de la lutte, accourut de la pièce voisine; il me vit aux prises avec Elwig… Mon sang coulait… Robert me crut dangereusement blessée; il tira son épée, saisit cette Elwig à la gorge, et la tua avant que j'aie pu m'opposer à cette inutile vengeance… Je regrette la mort de cette Franque, venue volontairement près de moi.
–Vous la plaignez, ma mère, – dit vivement Victorin, – cette créature pillarde et féroce, comme ceux de sa race? Vous la plaignez! et elle n'a sans doute suivi Scanvoch qu'afin de trouver l'occasion de s'introduire près de vous pour vous voler et vous égorger ensuite!
–Je la plains d'être née d'une telle race, – reprit tristement Victoria-je la plains d'avoir eu la pensée d'un meurtre!
–Croyez-moi, – ai-je dit à ma soeur de lait, – la mort de cette femme met un terme à une vie souillée de forfaits dont frémit la nature… Fassent les dieux que, comme Elwig, son frère, le roi Néroweg ait aujourd'hui perdu la vie, et que sa race soit éteinte en lui, sinon, je regretterais toujours de n'avoir pas achevé cet homme… Je ne sais pourquoi, il me semble que sa descendance sera funeste à la mienne…
Victoria me regardait, surprise de ces paroles, dont elle ne comprenait pas le sens, lorsque Victorin s'écria:
–Béni soit Hésus, ma mère! c'est un jour heureux pour la Gaule que celui-ci!.. Vous avez échappé à un grand danger, nos armes sont victorieuses, et les Franks sont chassés de nos frontières…
Puis, s'interrompant et prêtant au loin l'oreille, Victorin ajouta:
–Entendez-vous, ma mère? entendez-vous ces chants que le vent nous apporte?..
Tous nous avons fait silence, et ces refrains lointains, répétés en choeur par des milliers de voix, vibrantes de la joie du triomphe, sont venus jusqu'à nous à travers la sonorité de la nuit:
» – Ce soir nous disons: Combien étaient-ils donc ces barbares?
» – Ce soir nous disons, combien étaient-ils donc ces Franks?..»
CHAPITRE IV
Scanvoch est établi en Bretagne dans les champs de ses pères, près de la forêt de Karnak. – Suite du récit. – Victorin et Kidda la Bohémienne. – Le voyage. – Le cavalier mystérieux. – Retour de Scanvoch à Mayence. – Le soulèvement. – Victorin et Victorinin. – Tétrik. – Le capitaine Marion et son ami Eustache.
Plusieurs années se sont passées depuis que j'ai écrit pour toi, mon enfant, le récit de la grande bataille du Rhin.
L'extermination des hordes franques et de leurs établissements sur l'autre rive du fleuve, a délivré la Gaule des craintes que lui inspirait cette invasion barbare toujours menaçante. Les Franks, retirés maintenant au fond des forêts de la Germanie, attendent peut-être une occasion favorable pour fondre de nouveau sur la Gaule. Je reprends donc ce récit d'autrefois après des années de douleur amère… De grands malheurs ont pesé sur ma vie; j'ai vu se dérouler une épouvantable trame d'hypocrisie et de haine, cette trame, dont j'avais eu soupçon dès le récit précédent, a enveloppé ce que j'avais de plus cher au monde… Depuis lors, une tristesse incurable s'est emparée de mon âme… J'ai quitté les bords du Rhin pour la Bretagne, je suis établi avec ta seconde mère et toi, mon enfant, aux mêmes lieux où fut jadis le berceau de notre famille, près des pierres sacrées de la forêt de Karnak, témoins du sacrifice héroïque de notre aïeule Hêna…
Hier encore, en revenant des champs avec toi, puisque de soldat je suis devenu laboureur comme nos pères, au temps de leur indépendance… hier encore je t'ai montré au bord d'un ruisseau deux saules creux, si vieux… si vieux… (ils ont plus de trois cents ans!) qu'ils ne végètent presque plus… Tu me priais d'attacher une corde de l'un à l'autre de ces deux arbres pour te balancer… Tu m'as vu avec étonnement m'attrister à ta demande, et soudain rester pensif.
Je songeais que, par un rapprochement étrange, notre aïeul Sylvest, dont tu liras l'histoire, et sa soeur Siomara avaient, comme toi, voulu, il y a près de trois siècles, attacher à ces deux saules une corde pour servir à leurs jeux enfantins… Et ces souvenirs, hélas! n'étaient pas les seuls que ces troncs séculaires éveillaient dans ma pensée; car je t'ai dit:
–Regarde ces deux arbres avec tristesse et vénération, mon enfant: un de nos aïeux, Guilhern, fils de Joel, le brenn de la tribu de Karnak, est mort dans un supplice atroce, garrotté à l'un de ces saules; le fils de Guilhern, un adolescent un peu plus âgé que toi, nommé Sylvest (c'est de lui que je te parlais tout à l'heure), fut attaché à l'autre saule pour mourir du même supplice que son père… un hasard inespéré l'a arraché à cette torture.
–Et quel était donc leur crime? – m'as-tu demandé.
–Le crime du père et de son fils était d'avoir voulu échapper à l'esclavage, afin de ne plus cultiver sous le fouet, le carcan au cou, la chaîne aux pieds, les champs paternels au profit des Romains, qui les en avaient dépouillés par violence ensuite de la bataille de Vannes…
Ma réponse t'a surpris, mon enfant, toi, qui as toujours vécu heureux et libre, toi, qui jusqu'ici n'as connu d'autre douleur que le regret d'avoir perdu ta mère bien-aimée, dont tu n'as conservé qu'un vague souvenir; car tu étais âgé de quatre ans et deux mois à peine, lorsque peu de temps après la victoire remportée sur les Franks des bords du Rhin.....
J'ai interrompu mon récit, cher enfant; ma main s'est arrêtée, inondée des pleurs qui coulaient de mes yeux; puis je suis tombé dans l'un de ces accès de morne tristesse que je ne peux vaincre… lorsque je me rappelle les terribles événements domestiques qui se sont passés après notre victoire sur le Rhin; mais j'ai repris courage en songeant au devoir que je dois accomplir, afin d'obéir aux derniers voeux de notre aïeul Joel, qui vivait il y a près de trois siècles dans ces mêmes lieux où nous sommes aujourd'hui revenus, après les vicissitudes sans nombre de notre famille.
Lorsque tu auras lu ces pages, mon enfant, tu comprendras la cause des accès de tristesse mortelle où tu me vois souvent plongé, malgré ta tendresse et celle de ta seconde mère, que je ne saurais jamais trop chérir… Oui, lorsque tu auras lu les dernières et solennelles paroles de Victoria, la mère des camps, paroles effrayantes… tu comprendras que si douloureux que soit pour moi le passé, en ce qui touche ma famille, ce n'est pas seulement le passé qui m'attriste jusqu'à la mort, mais les prévisions de l'avenir réservé peut-être à la Gaule par la mystérieuse volonté de Hésus… Ô mon enfant! ces appréhensions pleines d'angoisses, tu les partageras en lisant cette réflexion sage et profonde de notre aïeul Sylvest:
–Hélas! à chaque blessure de la patrie, la famille saigne…
Oui, car si elles se réalisent jamais, les redoutables prophéties de Victoria, douée peut-être comme tant d'autres de nos druidesses vénérées de la science de l'avenir… si elles se réalisent, ces redoutables prophéties, malheur à la Gaule! Malheur à notre race! malheur à notre famille! elle aura plus longtemps et plus cruellement à souffrir de l'oppression de la Rome des évêques, qu'elle n'a souffert de l'oppression de la Rome des Césars et des empereurs!..
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Je reprends donc ce récit, mon enfant, au point où je l'ai laissé, il y a plusieurs années. Sans doute, je l'interromprai plus d'une fois encore…
Victorin, le soir de la bataille du Rhin, regagna Mayence avec sa mère, après l'avoir longuement entretenue du résultat de la journée; il prétexta d'une grande fatigue et de sa légère blessure pour se retirer. Rentré chez lui, il se désarma, se mit au bain, puis, enveloppé d'un manteau, il se rendit chez les Bohémiennes vers le milieu de la nuit…
–Cette femme te sera fatale!-avais-je dit au jeune général… Hélas! ma prévision devait s'accomplir. À propos de ces créatures, rappelle-toi, mon enfant, cette circonstance, que j'ai connue depuis, et tu apprécieras plus tard l'importance de ce souvenir:
«Ces Bohémiennes, arrivées à Mayence la surveille du jour où Tétrik était arrivé lui-même dans cette ville, venaient de Gascogne, pays qu'il gouvernait.»
Cette révélation, et bien d'autres, amenées par la suite des temps, m'ont donné une connaissance si exacte de certains faits, que je pourrai te les raconter comme si j'en avais été spectateur. Victorin quitta donc son logis au milieu de la nuit pour aller au rendez-vous où l'attendait Kidda, la Bohémienne; il la connaissait seulement depuis la veille. Elle avait fait sur ses sens une vive impression: il était jeune, beau, spirituel, généreux; il venait de gagner le jour même une glorieuse bataille; il savait la facilité de moeurs de ces chanteuses vagabondes, il se croyait certain de posséder l'objet de son caprice; quelle fut sa surprise, son dépit, lorsque Kidda lui dit avec un apparent mélange de fermeté, de tristesse et de passion contenue:
«-Je ne vous parlerai pas, Victorin, de ma vertu, vous ririez de la vertu d'une chanteuse bohémienne; mais vous me croirez si je vous dis que longtemps avant de vous voir, votre glorieux nom était venu jusqu'à moi; votre renommée de courage et de bonté avait fait battre mon coeur, ce coeur indigne de vous, puisque je suis une pauvre créature dégradée… Voyez-vous, Victorin, – ajouta-t-elle les larmes aux yeux, – si j'étais pure, vous auriez mon amour et ma vie; mais je suis flétrie, je ne mérite pas vos regards; je vous aime trop passionnément, je vous honore trop pour jamais vous offrir les restes d'une existence avilie par des hommes si peu dignes de vous être comparés…»
Cet hypocrite langage, loin de refroidir l'ardeur de Victorin, l'excita davantage; son caprice sensuel pour cette femme, irrité pas ses refus, se changea bientôt en une passion dévorante, insensée. Malgré ses protestations de tendresse, malgré ses prières, malgré ses larmes, car il pleurait aux pieds de cette misérable, la Bohémienne resta inexorable dans sa résolution. Le caractère de Victorin, jusqu'alors joyeux, avenant et ouvert, s'aigrit; il devint sombre, taciturne. Sa mère et moi, nous ignorions alors les causes de ce changement; à nos pressantes questions, le jeune général répondait que, frappé des symptômes de désaffection manifestés par l'armée à son égard, il ne voulait plus s'exposer à une pareille défaveur, et que désormais sa vie serait austère et retirée. Sauf pendant quelques heures consacrées chaque jour à sa mère, Victorin ne sortait plus de chez lui, fuyant la société de ses anciens compagnons de plaisir. Les soldats, frappés de ce brusque revirement dans sa conduite, virent dans cette réforme salutaire le résultat de leurs observations, présentées en leur nom au jeune général par Douarnek avec une amicale franchise; ils s'affectionnèrent à lui plus que jamais. J'ai su plus tard que ce malheureux, dans sa solitude volontaire, buvait jusqu'à l'ivresse pour oublier sa fatale passion, allant cependant chaque soir chez la bohémienne, et la trouvant toujours impitoyable.
Un mois environ se passa de la sorte: Tétrik était resté à Mayence afin de tâcher de vaincre la répugnance de Victoria à faire acclamer son petit-fils comme héritier du pouvoir de son père; mais Victoria répondait au gouverneur d'Aquitaine:
«-Ritha-Gaür, qui s'est fait une saie de la barbe des rois qu'il a rasés, a renversé, il y a dix siècles, la royauté en Gaule, les peuples étant las d'être transmis, eux et leur descendance, par droit d'héritage, à des rois rarement bons, presque toujours mauvais. Les Gaulois, de plus en plus éclairés par nos druides vénérés, ont sagement préféré choisir librement le chef qu'ils croyaient le plus digne de les gouverner; ils se sont ainsi constitués en république. Mon petit-fils est un enfant au berceau, nul ne sait s'il aura un jour les qualités nécessaires au gouvernement d'un grand peuple comme le nôtre. Reconnaître aujourd'hui cet enfant comme héritier du pouvoir de son père, ce serait rétablir une sorte de royauté. Or, ainsi que Ritha-Gaür, moi, Victoria, je hais les royautés.»
Tétrik, espérant vaincre par sa persistance la résolution de la mère des camps, restait dans la ville (j'ai du moins longtemps cru que tel était le seul but de son séjour à Mayence), et s'étonnait non moins que nous de la transformation du caractère de Victorin. Celui-ci, quoique plongé dans une morne tristesse, s'était toujours montré affectueux pour moi; plusieurs fois même je le vis sur le point de m'ouvrir son coeur et de me confier ce qu'il cachait à tous; craignant sans doute mes reproches, il retint ses aveux. Plus tard, ne venant plus chez moi, comme par le passé, il évita même les occasions de me rencontrer; ses traits, naguère si beaux, si ouverts, n'étaient plus reconnaissables; pâlis par la souffrance, creusés par les excès de l'ivresse solitaire à laquelle il se livrait, leur expression semblait de plus en plus sinistre; parfois une sorte d'égarement se trahissait dans la sombre fixité de son regard.
Environ cinq semaines après la grande victoire du Rhin, Victorin redevint assidu chez moi; seulement il choisit pour ses visites à ma femme et à Sampso les heures où d'habitude j'allais chez Victoria pour écrire les lettres qu'elle me dictait. Ellèn accueillit le fils de ma soeur de lait avec son affabilité accoutumée. Je crus d'abord que, regrettant de s'être éloigné de moi sans motif et par caprice, il cherchait à amener entre nous un rapprochement par l'intermédiaire de ma femme; car, malgré sa persistance à éviter ma rencontre, il ne parlait de moi à Ellèn qu'avec affection. Sampso assistait aux entretiens de sa soeur et de Victorin. Une seule fois elle les laissa seuls; en rentrant, elle fut frappée de l'expression douloureuse de la physionomie de ma femme et de l'embarras de Victorin, qui sortit aussitôt.
–Qu'as-tu, Ellèn? – lui dit Sampso.
–Ma soeur, je t'en conjure, désormais ne me laisse pas seule avec le fils de Victoria…
–Quelle est la cause de ton trouble?
–Fassent les dieux que je me sois trompée; mais à certains demi-mots de Victorin, à l'expression de son regard, j'ai cru deviner qu'il ressent pour moi un coupable amour… et pourtant il sait ma tendresse, mon dévouement pour Scanvoch!
–Ma soeur, – reprit Sampso, – les excès de Victorin m'ont toujours révoltée; mais depuis quelque temps il semble s'amender. Le sacrifice de ses goûts désordonnés lui coûte sans doute beaucoup, car chacun, tout en louant le changement de conduite du jeune général, remarque sa profonde tristesse… Je ne peux donc le croire capable de songer à déshonorer ton mari, lui qui aime Victorin comme son fils, lui qui à la guerre lui a sauvé la vie… tu es dans l'erreur, Ellèn… non, une pareille indignité est impossible…
–Puisses-tu dire vrai, Sampso; mais, je t'en conjure, si Victorin revient à la maison, ne me laisse pas seule avec lui, et quoi qu'il en soit, je veux tout dire à Scanvoch.
–Prends garde, Ellèn… Si, comme je le crois, tu te trompes, c'est jeter un soupçon affreux dans l'esprit de ton mari; tu sais son attachement pour Victoria et pour son fils, juge du désespoir de Scanvoch à une telle révélation… Ellèn, suis mon conseil, reçois une fois encore Victorin seule à seul, et si tu acquiers la certitude de ce que tu redoutes, alors, n'hésite plus… révèle tout à Scanvoch, car s'il est imprudent à toi d'éveiller dans son esprit des soupçons peut-être mal fondés, tu dois démasquer un infâme hypocrite, lorsque tu n'as plus de doute sur ses projets.
Ellèn promit à sa soeur d'écouter ses avis; mais de ce jour Victorin ne revint plus… Je n'ai connu ces détails que plus tard. Ceci s'était passé durant les cinq ou six premières semaines qui suivirent la grande bataille du Rhin, et huit jours avant les terribles événements qu'il me faut, hélas! mon enfant, te raconter…
Ce jour-là j'avais passé la première partie de la soirée auprès de Victoria, conférant avec elle d'une mission très-urgente pour laquelle je devais partir le soir même, et qui me pouvait retenir plusieurs jours. Victorin, quoiqu'il l'eût promis à sa mère, ne se rendit pas à cet entretien, dont il savait l'objet. Je ne m'étonnai pas de son absence; je te l'ai dit, depuis quelque temps, et sans qu'il m'eût été possible de pénétrer la cause de cette bizarrerie, il évitait les occasions de se rencontrer avec moi. Victoria me dit d'une voix émue au moment où je la quittais, à l'heure accoutumée:
–Les affections privées doivent se taire devant les intérêts de l'État; j'ai longuement parlé avec toi de la mission dont tu te charges, Scanvoch; maintenant, la mère te dira ses douleurs. Ce matin encore j'ai eu un triste entretien avec mon fils; en vain je l'ai supplié de me confier la cause du chagrin secret qui le dévore; il m'a répondu avec un sourire navrant:
«-Autrefois, ma mère, vous me reprochiez ma légèreté, mon goût trop ardent pour les plaisirs… ces temps sont loin déjà… je vis dans la retraite et la méditation. Ma demeure, où retentissait jadis, pendant la nuit, le joyeux tumulte des chants et des festins aux flambeaux, est aujourd'hui solitaire, silencieuse et sombre… sombre comme moi-même… Nos scrupuleux soldats, édifiés de ma conversion, ne me reprochent plus, je crois, aujourd'hui d'aimer trop la joie, le vin et les maîtresses? Que vous faut-il de plus, ma mère?..
» – Il me faut de plus que tu paraisses heureux comme par le passé, – lui ai-je répondu sans pouvoir retenir mes larmes; – car tu souffres, tu souffres d'une peine que j'ignore. La conscience d'une vie sage et réfléchie, comme doit l'être celle du chef d'un grand peuple, donne au visage une expression grave, mais sereine, tandis que ton visage est pâle, sinistre, sardonique comme celui d'un désespéré…»
–Que vous a répondu Victorin?
–Rien; il est retombé dans ce morne silence où je le vois si souvent plongé, et dont il ne sort que pour jeter autour de lui des regards presque égarés… Alors je lui ai présenté son enfant, que je tenais entre mes bras; il l'a pris et l'a embrassé plusieurs fois avec tendresse; puis il l'a replacé dans son berceau, et s'est retiré brusquement sans prononcer une parole, sans doute pour me cacher ses larmes; car j'ai vu qu'il pleurait… Ah! Scanvoch, mon coeur se brise en songeant à l'avenir que je voyais si beau pour la Gaule, pour mon fils et pour moi…
J'ai tâché de consoler Victoria en cherchant inutilement avec elle la cause du mystérieux chagrin de son fils; puis, l'heure me pressant, car je devais voyager la nuit, afin d'accomplir ma mission le plus promptement possible, j'ai quitté ma soeur de lait pour rentrer chez moi et embrasser ta mère et toi, mon enfant, avant de me mettre en route. J'ai trouvé Ellèn et sa soeur assises auprès de ton berceau… En me voyant, Sampso s'écria:
–Vous arrivez à propos, Scanvoch, pour m'aider à convaincre Ellèn que sa faiblesse est sans excuse… voyez ses larmes…
–Qu'as-tu, mon Ellèn? – lui dis-je avec inquiétude, – d'où vient ton chagrin?
Elle baissa la tête, ne me répondit pas, et continua de pleurer.
–Elle n'ose vous avouer la cause de son chagrin, Scanvoch; mais savez-vous pourquoi ma soeur se désole ainsi? c'est parce que vous partez…
–Quoi? – dis-je à Ellèn d'un ton de tendre reproche, – toi toujours si courageuse quand je partais pour la bataille, te voici craintive, éplorée, alors que je m'éloigne pour un voyage de quelques jours au plus, entrepris au milieu de la Gaule, en pleine paix!.. Ellèn… tes inquiétudes n'ont pas de motif.
–Voilà ce que je ne cesse de répéter à ma soeur, – reprit Sampso. – Votre voyage ne vous expose à aucun danger, et si vous partez cette nuit, c'est que votre mission est urgente.
–Sans doute, et n'est-ce pas d'ailleurs un véritable plaisir que de voyager, ainsi que je vais le faire, par une douce nuit d'été au milieu de notre beau pays, si tranquille aujourd'hui?
–Je sais tout cela, – reprit Ellèn d'une voix altérée, – ma faiblesse est insensée; mais, malgré moi, ce voyage m'épouvante…
Puis, tendant vers moi ses mains suppliantes:
–Scanvoch, mon époux bien-aimé! ne pars pas, je t'en conjure, ne pars pas…
–Ellèn, – lui dis-je tristement, – pour la première fois de ma vie, je suis obligé de répondre à ton désir par un refus…
–Je t'en supplie… reste près de moi.
–Je te sacrifierai tout, hormis mon devoir… La mission dont m'a chargé Victoria est importante… j'ai promis de la remplir, je tiendrai ma promesse…
–Pars donc, – me dit ma femme en sanglotant avec désespoir, – pars donc, et que ma destinée s'accomplisse! tu l'auras voulu…
–Sampso, – ai-je dit le coeur navré, – de quelle destinée parle-t-elle?
–Hélas! ma soeur est accablée depuis ce matin de noirs pressentiments; ils lui paraissent, ainsi qu'à moi, inexplicables, pourtant elle ne peut les vaincre; elle se persuade qu'elle ne vous verra plus… ou qu'un grand malheur vous menace pendant votre voyage.
–Ellèn, ma femme bien-aimée, – lui ai-je dit en la serrant contre ma poitrine. – Ignores-tu que, si courte que doive être notre séparation, il m'en coûte toujours de m'éloigner d'ici?.. Veux-tu joindre à ce chagrin celui que j'aurai en te laissant ainsi désolée?
–Pardonne-moi, – me dit Ellèn en faisant un violent effort sur elle-même; – tu dis vrai, ma faiblesse est indigne de la femme d'un soldat… Tiens, vois, je ne pleure plus, je suis calme… tes paroles me rassurent; j'ai honte de mes lâches terreurs… mais au nom de notre enfant qui dort là dans son berceau, ne t'en va pas irrité contre moi; que tes adieux soient bons et tendres comme toujours… j'ai besoin de cela, vois-tu… oui, j'ai besoin de cela pour retrouver le courage dont je manque aujourd'hui sans savoir pourquoi.
Ma femme, malgré son apparente résignation, semblait tant souffrir de la contrainte qu'elle s'imposait, qu'un moment, afin de rester auprès d'Ellèn, je songeai à prier Victoria de donner au capitaine Marion la mission dont je m'étais chargé; une réflexion me retint: le temps pressait, puisque je partais de nuit, il faudrait employer plusieurs heures à mettre le capitaine Marion au courant d'une affaire à laquelle il était resté jusqu'alors complétement étranger, et qui, pour réussir, devait être traitée avec une extrême célérité. Obéissant à mon devoir, et, il faut le dire aussi, convaincu de la vanité des craintes d'Ellèn, je ne cédai pas à son désir; je la serrai tendrement entre mes bras, et, la recommandant à l'excellente affection de Sampso, je suis parti à cheval.
Il était alors environ dix heures du soir; un cavalier devait me servir d'escorte et de messager pour le cas où j'aurais à écrire à Victoria pendant la route; choisi par le capitaine Marion, à qui j'avais demandé un homme sûr et discret, ce cavalier m'attendait à l'une des portes de Mayence; je l'ai bientôt rejoint; quoique la lune se levât tard, la nuit était pourtant assez claire, grâce au rayonnement des étoiles; j'ai remarqué, sans attacher d'importance à cette circonstance, que, malgré la douceur de la saison, mon compagnon de voyage portait une grosse casaque dont le capuchon se rabattait sur son casque, de sorte qu'en plein jour j'aurais eu même quelque difficulté à distinguer les traits de cet homme. Simple soldat comme moi, au lieu de chevaucher à mes côtés, il me laissa le dépasser sans m'adresser une parole; puis il me suivit. En toute autre occasion, et enclin, comme tout Gaulois, à la causerie, je n'aurais pas accepté cette marque de déférence exagérée, qui m'eût privé de l'entretien d'un compagnon pendant un long trajet; mais, attristé par les adieux de ma femme, et songeant, malgré moi, à mesure que je m'éloignais, aux sinistres pressentiments dont elle avait été agitée, je ne fus pas fâché de rester seul avec mes réflexions durant une partie de la nuit; je m'éloignai donc de la ville suivi du cavalier, non moins silencieux que moi…
Nous avions, sans échanger une parole, chevauché environ deux heures, car la lune, qui devait se lever vers minuit, commençait de poindre derrière une colline bornant l'horizon. Nous nous trouvions à un carrefour où se croisaient trois grandes routes tracées et exécutées par les Romains. J'avais ralenti l'allure de Tom-Bras, afin de reconnaître le chemin que je devais suivre, lorsque soudain mon compagnon de voyage, élevant la voix derrière moi, m'a crié:
–Scanvoch! reviens à toute bride sur tes pas… un grand crime se commet à cette heure dans ta maison!..
À ces mots je me retournai vivement sur ma selle, et grâce à la demi-obscurité de la nuit je vis le cavalier, faisant faire à son cheval un bond énorme, franchir le talus de la route et disparaître dans l'ombre d'un grand bois, dont nous longions la lisière depuis quelque temps… Frappé de stupeur, je restai quelques moments immobile, et lorsque, cédant aune curiosité pleine d'angoisse, je voulus m'élancer à la poursuite du cavalier, afin d'avoir l'explication de ses paroles, il était trop tard, la lune ne jetait pas encore assez de clarté pour qu'il me fût possible de m'aventurer à travers des bois que je ne connaissais pas, le cavalier avait d'ailleurs sur moi une avance qui s'augmentait à chaque instant; prêtant attentivement l'oreille, j'entendis, au milieu du profond silence de la nuit, le galop rapide et déjà lointain du cheval de cet homme; il me parut reprendre par la forêt, et conséquemment par une voie plus courte, la direction de Mayence. Un moment j'hésitai dans ma résolution; mais, me rappelant les inexplicables pressentiments de ma femme, et les rapprochant surtout des paroles du cavalier, je regagnai la ville à toute bride…
–Si, par un hasard inconcevable, – me disais-je, – l'avertissement auquel j'obéis est aussi mal fondé que les pressentiments d'Ellèn, avec lesquels il concorde pourtant d'une manière étrange, si mon alarme a été vaine, je prendrai au camp un cheval frais pour recommencer mon voyage, qui n'aura d'ailleurs subi qu'un retard de trois heures.
J'excitai donc des talons et de la voix la rapide allure de mon vigoureux Tom-Bras, et me dirigeai vers Mayence avec une folle vitesse. À mesure que je me rapprochais des lieux où j'avais laissé ma femme et mon enfant, les plus noires pensées venaient m'assaillir; quel pouvait être ce crime qui se commettait dans ma maison? était-ce à un ami? était-ce à un ennemi que je devais cette révélation? Parfois il me semblait que la voix du cavalier ne m'était pas inconnue, sans qu'il me fût possible de me souvenir où je l'avais déjà entendue; mais ce qui redoublait surtout mon anxiété, c'était ce mystérieux accord entre le malheur dont on venait de me menacer et les pressentiments d'Ellèn. La lune, s'étant levée, facilitait la précipitation de ma course en éclairant la route; les arbres, les champs, les maisons, disparaissaient derrière moi avec une rapidité vertigineuse. Je mis moins d'une heure à parcourir cette même route, parcourue naguère par moi en deux heures; j'atteignis enfin les portes de Mayence… Je sentais Tom-Bras faiblir entre mes jambes, non pas faute d'ardeur et de courage, mais parce que ses forces étaient à bout. Avisant un soldat en faction, je lui dis:
–As-tu vu un cavalier rentrer cette nuit dans la ville?
–Il y a un quart d'heure à peine, – me répondit le soldat, – un cavalier, vêtu d'une casaque à capuchon, a passé au galop devant cette porte; il se dirigeait vers le camp.
–C'est lui, – ai-je pensé en reprenant ma course, au risque de voir Tom-Bras expirer sous moi. – Plus de doute, mon compagnon de voyage m'aura devancé par le chemin de la forêt; mais pourquoi se rend-il au camp, au lieu d'entrer dans la ville? – Quelques instants après j'arrivais devant ma maison: je sautai à bas de mon cheval, qui hennit en reconnaissant notre logis. Je courus à la porte, j'y frappai à grands coups… personne ne vint m'ouvrir, mais j'entendis des cris étouffés; je heurtai de nouveau, et tout aussi vainement, avec le pommeau de mon épée; les cris redoublèrent; il me sembla reconnaître la voix de Sampso… J'essayai de briser la porte… impossible… Soudain la fenêtre de la chambre de ma femme s'ouvre, j'y cours l'épée à la main. Au moment où j'arrive devant cette croisée, on poussait du dedans les volets qui la fermaient. Je m'élance à travers ce passage, je me trouve ainsi face à face avec un homme… L'obscurité ne me permit pas de reconnaître ses traits; il fuyait de la chambre d'Ellèn, dont les cris déchirants parvinrent jusqu'à moi: saisir cet homme à la gorge au moment où il mettait le pied sur l'appui de la fenêtre pour s'échapper, le repousser dans la chambre pleine de ténèbres, où je me précipite avec lui, le frapper plusieurs fois de mon épée avec fureur, en criant: – Ellèn! me voici… – Tout cela se passa avec la rapidité de la pensée; je retirais mon épée du corps étendu à mes pieds pour l'y replonger encore, car j'étais fou de rage, lorsque deux bras m'étreignent avec une force convulsive… Je me crois attaqué par un autre adversaire: je traverse de mon épée ce corps, qui dans l'obscurité se suspendait à mon cou, et aussitôt j'entends ces paroles prononcées d'une voix expirante: