Kitabı oku: «Les mystères du peuple, Tome III», sayfa 16
–Scanvoch… je t'en supplie…
–Jamais…
–Sois donc maudit! toi, qui dis: Non, à la prière d'un mourant, à la prière d'un vieux soldat… qui pleure… car tu le vois… est-ce agonie, faiblesse… je ne sais; mais je pleure…
Et de grosses larmes coulaient sur son visage déjà livide.
–Bon Marion! ta mansuétude me navre… toi, implorer la grâce de ton meurtrier!..
–Qui s'intéresserait maintenant… à ce malheureux… si ce n'est moi, – me répondit-il avec une expression d'ineffable miséricorde.
–Oh! Marion, ces paroles sont dignes du jeune homme de Nazareth que mon aïeule Geneviève a vu mourir à Jérusalem!
–Ami Scanvoch… merci… tu ne diras rien… je compte sur ta promesse…
–Non! non! ta céleste commisération rend le crime plus horrible encore… Pas de pitié pour le monstre qui a tué son ami… un ami tel que toi!
–Va-t'en! – murmura Marion en sanglotant; – c'est toi qui rends mes derniers moments affreux! Eustache n'a tué que mon corps… toi, sans pitié pour mon agonie, tu tortures mon âme. Va-t'en!..
–Ton désespoir me navre… et pourtant, écoute-moi… Tout me dit que ce n'est pas seulement l'ami, le vieil ami que ce meurtrier a frappé en toi…
–Depuis vingt-trois ans… nous ne nous étions pas quittés, Eustache et moi… – reprit le bon Marion en gémissant. – Amis depuis vingt-trois ans!..
–Non, ce n'est pas seulement l'ami que ce monstre a frappé en toi, c'est aussi, c'est surtout peut-être le chef de la Gaule, le général de l'armée… La cause mystérieuse de ce crime intéresse peut-être l'avenir du pays… Il faut qu'elle soit recherchée, découverte…
–Scanvoch, tu ne connais pas Eustache… il se souciait bien, ma foi, que je sois ou non chef de la Gaule et général… Et puis, qu'est-ce que cela me fait… à cette heure où je vais aller vivre ailleurs… Seulement, accorde-moi cette dernière demande… ne dénonce pas mon ami Eustache…
–Soit… je te garderai le secret, mais à une condition.
–Dis-la vite…
–Tu m'apprendras comment ce crime s'est commis…
–As-tu bien le coeur de marchander ainsi… le repos à… un mourant…
–Il y va peut-être du salut de la Gaule, te dis-je! Tout me donne à penser que ta mort se rattache à une trame infernale, dont les premières victimes ont été Victorin et son fils… Voilà pourquoi les détails que je te demande sont si importants…
–Scanvoch… tout à l'heure je distinguais ta figure… la couleur de tes vêtements… maintenant, je ne vois plus devant moi qu'une forme… vague… Hâte-toi… hâte-toi…
–Réponds… Comment le crime s'est-il commis? et par Hésus! je te jure de garder le secret… sinon… non…
–Scanvoch…
–Un mot encore… Eustache connaissait-il Tétrik?
–Jamais Eustache ne lui a seulement adressé… la parole…
–En es-tu certain?
–Eustache me l'a dit… il éprouvait même… sans savoir pourquoi, de l'éloignement pour le gouverneur… Cela ne m'a pas surpris… Eustache… n'aimait que moi…
–Lui… et il t'a tué!.. parle, et je te le jure par Hésus! je te garde le secret… sinon, non…
–Je parlerai… mais ton silence sur cette chose ne me suffit pas. Vingt fois j'ai proposé à mon ami Eustache de partager ma bourse avec lui… il a répondu à mes offres par des injures… Ah! ce n'est pas une âme vénale… que la sienne… il n'a pas d'argent… comment pourra-t-il fuir?..
–Je favoriserai sa fuite… j'aurai hâte de délivrer le camp et la ville de la présence d'un pareil monstre!
–Un monstre! – murmura Marion d'un ton de douloureux reproche. – Tu n'as que ce mot-là à la bouche… un monstre!..
–Comment, et à propos de quoi t'a-t-il frappé?
–Depuis mon acclamation comme chef… nous… Mais, s'interrompant, Marion ajouta:
–Tu me jures de favoriser la fuite d'Eustache?
–Par Hésus, je te le jure! mais achève…
–Depuis mon acclamation comme chef de la Gaule… et général (ah! combien j'avais donc raison… de refuser cette peste d'élévation… c'était sûrement un pressentiment…) mon ami Eustache était devenu encore plus hargneux, plus bourru… que d'habitude… il craignait, la pauvre âme… que mon élévation ne me rendît fier… moi, fier…
Puis, s'interrompant encore, Marion ajouta en agitant çà et là ses mains autour de lui…
–Scanvoch, où es-tu?
–Là, – lui ai-je dit en pressant entre les miennes sa main déjà froide. – Je suis là, près de toi…
–Je ne te vois plus… – Et sa voix s'affaiblissait de moment en moment. – Soulève-moi… appuie-moi le dos contre un arbre… le coeur me tourne… j'étouffe…
J'ai fait, non sans peine, ce que me demandait Marion, tant son corps d'Hercule était pesant; je suis parvenu à l'adosser à un arbre. Il a ainsi continué d'une voix de plus en plus défaillante:
-A mesure que la chagrine humeur de mon ami Eustache augmentait… je tâchais de lui être encore plus, amical qu'autrefois… Je comprenais sa défiance… déjà, lorsque j'étais capitaine, il ne pouvait s'accoutumer à me traiter en ancien camarade d'enclume… Général et chef de la Gaule, il me crut un potentat… il se montrait donc de plus en plus hargneux et sombre… Moi, toujours certain de ne pas le désaimer, au contraire… je riais à coeur joie de ces hargneries… je riais… c'était à tort, il souffrait… Enfin, aujourd'hui, il m'a dit: «Marion, il y a longtemps que nous ne nous sommes promenés ensemble… viens-tu dans le bois hors de la ville.» J'avais à conférer avec Victoria; mais dans la crainte de fâcher mon ami Eustache, j'écris à la mère des camps… afin de m'excuser… puis lui et moi nous partons bras dessus bras dessous pour la promenade… Cela me rappelait nos courses d'apprentis forgerons dans la forêt de Chartres… où nous allions dénicher des pies-grièches… J'étais tout content, et malgré ma barbe grise, et comme personne ne nous voyait, je m'évertuais à des singeries pour dérider Eustache: j'imitais, comme dans notre jeune temps, le cri des pies-grièches en soufflant dans une feuille d'arbre placée entre mes lèvres, et d'autres singeries encore… car… voilà qui est singulier, jamais je n'avais été plus gai qu'aujourd'hui… Eustache, au contraire, ne se déridait point… Nous étions à quelques pas d'ici, lui derrière moi… il m'appelle… je me retourne… et tu vas voir, Scanvoch, qu'il n'y a pas eu de sa part méchanceté, mais folie… pure folie… Au moment où je me retourne, il se jette sur moi l'épée à la main, me la plonge dans le côté en me disant: «La reconnais-tu cette épée? toi qui l'as forgée! 59» Très-surpris, je l'avoue, je tombe sur le coup… en disant à mon ami Eustache: «À qui en as-tu?.. au moins on s'explique… t'ai-je chagriné sans le vouloir?..» Mais je parlais aux arbres… le pauvre fou avait disparu… laissant son épée près de moi, autre signe de folie… puisque cette arme, remarque ceci… Scanvoch, puisque… cette arme… portait sur sa lame: Cette épée a été forgée par Marion… pour… son cher ami… Eustache…
Telles ont été les dernières paroles intelligibles de ce bon et brave soldat. Quelques instants après, il expirait en prononçant des mots incohérents, parmi lesquels revenaient souvent ceux-ci:
-Eustache… fuite… sauve-le…
Lorsque Marion eut rendu le dernier soupir, j'ai, en hâte, regagné Mayence pour tout raconter à Victoria, sans lui cacher que je soupçonnais de nouveau Tétrik de n'être pas étranger à cette trame, qui, ayant déjà enveloppé Victorin, son fils et Marion, laissait vacant le gouvernement de la Gaule. Ma soeur de lait, quoique désolée de la mort de Marion, combattit mes défiances au sujet de Tétrik; elle me rappela que moi-même, plus de trois mois avant ce meurtre, frappé de l'expression de haine et d'envie qui se trahissait sur la physionomie et dans les paroles de l'ancien compagnon de forge du capitaine, je lui avais dit à elle, Victoria, devant Tétrik: – «que Marion devait être bien aveuglé par l'affection pour ne pas reconnaître que son ami était dévoré d'une implacable jalousie.» En un mot, Victoria partageait cette croyance du bon Marion: que le crime dont il venait d'être victime n'avait d'autre cause que la haineuse envie d'Eustache, poussée jusqu'au délire par la récente élévation de son ami; puis enfin, singulier hasard, ma soeur de lait recevait ce jour-là même de Tétrik, alors en route pour l'Italie, une lettre dans laquelle il lui apprenait que sa santé dépérissant de plus en plus, les médecins n'avaient vu pour lui qu'une chance de salut: un voyage dans un pays méridional; il se rendait donc à Rome avec son fils.
Ces faits, la conduite de Tétrik depuis la mort de Victorin, ses lettres touchantes et les raisons irréfutables, je l'avoue, que me donnait Victoria, détruisirent encore une fois ma défiance à l'égard de l'ancien gouverneur de Gascogne; je me persuadai aussi, chose d'ailleurs rigoureusement croyable, d'après les antécédents d'Eustache, que l'horrible meurtre dont il s'était rendu coupable n'avait eu d'autre motif qu'une jalousie féroce, exaltée jusqu'à la folie furieuse par la récente et haute fortune de son ami.
J'ai tenu la promesse faite au bon et brave Marion à sa dernière heure. Sa mort a été attribuée à un meurtrier inconnu, mais non pas à Eustache. J'avais rapporté son épée à Victoria, aucun soupçon ne plana donc sur ce scélérat, qui ne reparut jamais ni à Mayence ni au camp. Les restes de Marion, pleuré par l'armée entière, reçurent les pompeux honneurs militaires dus au général et au chef de la Gaule.
CHAPITRE V
La ville de Trêves. – Sampso, seconde femme de Scanvoch. – Mora, la servante, ou Kidda, la bohémienne. – Entretien mystérieux. – Tétrik. – Projets du pape de Rome. – Le traître démasqué. – Sa vengeance. – Dernières prophéties de Victoria la Grande. – L'alouette du casque.
Le jour le plus néfaste de ma vie, après celui où j'ai accompagné jusqu'aux bûchers, qui les a réduits en cendres, les restes de Victorin, de son fils et de ma bien-aimée femme Ellèn, a été le jour où sont arrivés les événements suivants. Ce récit, mon enfant, se passe deux cent soixante ans après que notre aïeule Geneviève a vu mourir sur la croix le jeune homme de Nazareth, cinq ans après le meurtre de Marion, successeur de Victorin au gouvernement de la Gaule. Victoria n'habite plus Mayence, mais Trêves, grande et splendide ville gauloise de ce côté-ci du Rhin. Je continue de demeurer avec ma soeur de lait; Sampso, qui t'a servi de mère depuis la mort de mon Ellèn toujours regrettée, Sampso est devenue ma femme… Le soir de notre mariage elle m'a avoué ce dont je ne m'étais jamais douté: qu'ayant toujours ressenti pour moi un secret penchant, elle avait d'abord résolu de ne pas se marier et de partager sa vie entre Ellèn, moi et toi, mon enfant.
La mort de ma femme, l'affection, la profonde estime que m'inspirait Sampso, ses vertus, les soins dont elle te comblait, ta tendresse pour elle, car tu la chérissais comme ta mère qu'elle remplaçait, les nécessités de ton éducation, enfin les instances de Victoria, qui, appréciant les excellentes qualités de Sampso, désirait vivement cette union; tout m'engageait à proposer ma main à ta tante. Elle accepta; sans le souvenir de la mort de Victorin et de celle d'Ellèn, dont nous parlions chaque jour avec Sampso, les larmes aux yeux, sans la douleur incurable de Victoria, songeant toujours à son fils et à son petit-fils, j'aurais retrouvé le bonheur après tant de chagrins.
J'habitais donc la maison de Victoria dans la ville de Trêves: le jour venait de se lever, je m'occupais de quelques écritures pour la mère des camps, car j'avais conservé mes fonctions près d'elle, j'ai vu entrer chez moi sa servante de confiance, nommée Mora; elle était née, disait-elle, en Mauritanie, d'où lui venait son nom de Mora; elle avait, ainsi que les habitants de ce pays, le teint bronzé, presque noir, comme celui des nègres; cependant, malgré la sombre couleur de ses traits, elle était belle et jeune encore. Depuis quatre ans (remarque cette date, mon enfant), depuis quatre ans que Mora servait ma soeur de lait, elle avait gagné son affection par son zèle, sa réserve et son dévouement qui semblait à toute épreuve: parfois Victoria, cherchant quelque distraction à ses chagrins, demandait à Mora de chanter, car sa voix était remarquablement pure; elle savait des airs d'une mélancolie douce et étrange. Un des officiers de l'armée était allé jusqu'au Danube, il nous dit un jour en écoutant Mora, qu'il avait déjà entendu ces chants singuliers dans les montagnes de Hongrie. Mora parut fort surprise, et répondit qu'elle avait appris tout enfant, dans son pays de Mauritanie, les mélodies qu'elle nous répétait.
–Scanvoch, – me dit Mora en entrant chez moi, – ma maîtresse désire vous parler.
–Je te suis, Mora.
–Un mot auparavant, je vous prie.
–Que veux-tu?
–Vous êtes l'ami, le frère de lait de ma maîtresse… ce qui la touche vous touche…
–Sans doute… qui y a-t-il?
–Hier, vous avez quitté ma maîtresse après avoir passé la soirée près d'elle avec votre femme et votre enfant…
–Oui… et Victoria s'est retirée pour se reposer…
–Non… car peu de temps après votre départ j'ai introduit près d'elle un homme enveloppé d'un manteau; après un entretien, qui a duré presque la moitié de la nuit, avec cet inconnu, ma maîtresse, au lieu de se coucher, a été si agitée, qu'elle s'est promenée dans sa chambre jusqu'au jour.
–Quel est cet homme? – me suis-je dit tout haut dans le premier moment de ma surprise; car Victoria n'avait pas d'habitude de secrets pour moi. – Quel mystère?..
Mora, croyant que je l'interrogeais, indiscrétion dont je me serais gardé, par respect pour Victoria, me répondit:
–Après votre départ, Scanvoch, ma maîtresse m'a dit: «Sors par le jardin; tu attendras à la petite porte… on y frappera d'ici à peu de temps; un homme en manteau se présentera… tu l'introduiras ici… et pas un mot de cette entrevue à qui que ce soit…»
–Ce secret, Mora, tu aurais dû me le taire…
–Peut être ai-je tort de ne pas garder le silence, même envers vous, Scanvoch, l'ami dévoué, le frère de ma maîtresse; mais elle m'a paru si agitée après le départ de ce mystérieux personnage, que j'ai cru devoir tout vous dire… Puis, enfin, autre chose encore m'a décidée à m'adresser à vous…
–Achève…
–Cet homme, je l'ai reconduit à la porte du jardin… Je marchais à quelques pas devant lui… sa colère était si grande, que je l'ai entendu murmurer de menaçantes paroles contre ma maîtresse; cela surtout m'a déterminée à lui désobéir au sujet du secret qu'elle m'avait recommandé…
–As-tu dit à Victoria que cet homme l'avait menacée?
–Non… car à peine j'étais de retour auprès d'elle, qu'elle m'a ordonné d'un ton brusque… elle, toujours si douce pour moi, de la laisser seule… Je me suis retirée dans une chambre voisine… et jusqu'à l'aube, où ma maîtresse s'est jetée toute vêtue sur son lit, je l'ai entendue marcher avec agitation… J'ai cependant longtemps hésité avant de me décider à ces révélations, Scanvoch; mais lorsque tout à l'heure ma maîtresse m'a appelée pour m'ordonner de vous aller quérir, je n'ai pas regretté ce que j'ai fait… Ah! si vous l'aviez vue!! comme elle était pâle et sombre!..
Je me rendis chez Victoria très-inquiet… Je fus douloureusement frappé de l'expression de ses traits… Mora ne m'avait pas trompé.
Avant de continuer ce récit, et pour t'aider à le comprendre, mon enfant, il me faut te donner quelques détails sur une disposition particulière de la chambre de Victoria… Au fond de cette vaste pièce se trouvait une sorte de cellule fermée par d'épais rideaux d'étoffe; dans cette cellule où ma soeur de lait se retirait souvent pour regretter ceux qu'elle avait tant aimés, se trouvaient, au-dessus des symboles sacrés de notre foi druidique, les casques et les épées de son père, de son époux et de Victorin; là aussi se trouvait, chère et précieuse relique… le berceau du petit-fils de cette femme si éprouvée par le malheur…
Victoria vint à moi, et me dit d'une voix altérée:
–Frère… pour la première fois de ma vie j'ai eu un secret pour, toi… frère… pour la première fois de ma vie je vais user de ruse et de dissimulation…
Puis me prenant la main, la sienne était brûlante, fiévreuse, elle me conduisit vers la cellule, écarta les rideaux épais qui la fermaient, et ajouta:
–Les moments sont précieux; entre dans ce réduit, restes-y muet, immobile… et ne perds pas un mot de ce que tu vas entendre tout à l'heure… Je te cache là d'avance pour éloigner tout soupçon…
Les rideaux de la cellule se refermèrent sur moi, je restai dans l'obscurité pendant quelque temps, je n'entendis que le pas de Victoria sur le plancher, elle marchait avec agitation; j'étais dans cette cachette depuis une demi-heure, peut-être, lorsque la porte de la chambre de Victoria s'ouvrit, se referma, et une voix dit ces mots:
–Salut à Victoria la Grande.
C'était la voix de Tétrik, toujours mielleuse et insinuante. L'entretien suivant s'engagea entre lui et Victoria; ainsi qu'elle me l'avait recommandé, je n'en ai pas oublié une parole, car dans la journée même je l'ai transcrit de souvenir, et parce que je sentais toute la gravité de cette conversation, et parce que cette mesure m'était commandée par une circonstance que tu apprendras bientôt.
–Salut à Victoria la Grande, – avait dit l'ancien gouverneur de Gascogne.
–Salut à vous, Tétrik.
–La nuit vous a-t-elle, Victoria, porté conseil?
–Tétrik, – répondit Victoria d'un ton parfaitement calme et qui contrastait avec l'agitation où je venais de la voir plongée, – Tétrik, vous êtes poëte?
–À quel propos, je vous prie, cette question?
–Enfin… vous faites des vers?
–Il est vrai… je cherche parfois dans la culture des lettres quelque distraction aux soucis des affaires d'État… et surtout aux regrets éternels que m'a laissés la mort de notre glorieux et infortuné Victorin… auquel je survis contre mon attente… Je vous l'ai souvent répété, Victoria… en nous entretenant de ce jeune héros… que j'aimais aussi paternellement que s'il eût été mon enfant… J'avais deux fils, il ne m'en reste qu'un… je suis poëte, dites-vous? hélas!.. je voudrais être l'un de ces génies qui donnent l'immortalité à ceux qu'ils chantent… Victorin vivrait dans la postérité comme il vit dans le coeur de ceux qui le regrettent! Mais à quoi bon me parler de mes vers… à propos de l'important sujet qui me ramène auprès de vous?
–Comme tous les poëtes… vous relisez plusieurs fois vos vers afin de les corriger?
–Sans doute… mais…
–Vous les oubliez, si cela se peut dire, à cette fin qu'en les lisant de nouveau vous soyez frappé davantage de ce qui pourrait blesser votre esprit et votre oreille.
–Certes, après avoir d'inspiration écrit quelque ode, il m'est parfois arrivé de laisser, ainsi que l'on dit, dormir ces vers pendant plusieurs mois, puis les relisant j'étais choqué de choses qui m'avaient d'abord échappé. Mais encore une fois, Victoria, il n'est pas question de poésie…
–Il y a un grand avantage en effet à laisser ainsi dormir des idées et à les reprendre ensuite, – répondit ma soeur de lait avec un sang-froid dont j'étais de plus en plus étonné, – Oui, cette méthode est bonne; ce qui, sous le feu de l'inspiration, ne nous avait pas d'abord blessé… nous blesse parfois, alors que l'inspiration s'est refroidie… si cette épreuve est utile pour un frivole jeu d'esprit, ne doit-elle pas être plus utile encore lorsqu'il s'agit des circonstances graves de la vie?..
–Victoria… je ne vous comprends pas.
–Hier, dans la journée, j'ai reçu de vous une lettre conçue en ces termes: «Ce soir, je serai à Trêves à l'insu de tous; je vous adjure au nom des plus grands intérêts de notre chère patrie, de me recevoir en secret, et de ne parler à personne, pas même à votre ami et frère Scanvoch; j'attendrai vers minuit votre réponse à la porte du jardin de votre maison.»
–Et cette entrevue… vous me l'avez accordée, Victoria… Malheureusement pour moi, elle n'a pas été décisive, et au lieu de retourner à Mayence, sans que ma venue ait été connue dans cette ville, j'ai été forcé de rester aujourd'hui, puisque vous avez remis à ce matin la réponse et la résolution que j'attends de vous.
–Cette résolution, je ne saurais vous la faire connaître avant d'avoir soumis votre proposition à l'épreuve dont nous parlions tout à l'heure.
–Quelle épreuve?
–Tétrik, j'ai laissé dormir… ou plutôt j'ai dormi avec vos offres, faites-les-moi de nouveau… peut-être alors ce qui m'avait blessée… ne me blessera plus… peut-être ce qui ne m'avait pas choquée, me choquera-t-il…
–Victoria, vous, si sérieuse? plaisanter en un pareil moment…
–Celle-là, qui avant d'avoir à pleurer son père et son époux, son fils et son petit-fils, souriait rarement… celle-là ne choisit pas le temps d'un deuil éternel pour plaisanter… Croyez-moi, Tétrik…
–Cependant…
–Je vous le répète, vos propositions d'hier m'ont paru si extraordinaires… elles ont soulevé dans mon esprit tant d'indécision, tant d'étranges pensées, qu'au lieu de me prononcer sous le coup de ma première impression… je veux tout oublier et vous entendre encore, comme si pour la première fois vous me parliez de ces choses.
–Victoria, votre haute raison, votre esprit d'une décision toujours si prompte, si sûre, ne m'avaient pas habitué, je l'avoue, à ces tempéraments.
–C'est que jamais, dans ma vie, déjà longue, je n'ai eu à me décider sur des questions de cette gravité.
–De grâce, rappelez-vous qu'hier…
–Je ne veux rien me rappeler… Pour moi, notre entretien d'hier n'a pas eu lieu… Il est minuit, Mora vient d'aller vous quérir à la porte du jardin; elle vous a introduit près de moi: vous parlez, je vous écoute…
–Victoria…
–Prenez garde… si vous me refusez, je vous répondrai peut-être selon ma première impression d'hier… et, vous le savez, Tétrik, lorsque je me prononce… c'est toujours d'une manière irrévocable…
–Votre première impression m'est donc défavorable? – s'écria-t-il avec un accent rempli d'anxiété. – Oh! ce serait un grand malheur!
–Parlez donc de nouveau, si vous voulez que ce malheur soit réparable…
–Qu'il en soit ainsi que vous le désirez, Victoria… bien qu'une pareille singularité de votre part me confonde… Vous le voulez? soit… notre entretien d'hier n'a pas eu lieu… je vous revois en ce moment pour la première fois après une assez longue absence, quoiqu'une fréquente correspondance ait toujours eu lieu entre nous, et je vous dis ceci: Il y a cinq ans, frappé au coeur par la mort de Victorin… mort à jamais funeste, qui emportait avec elle mes espérances pour le glorieux avenir de la Gaule!.. j'étais mourant en Italie, à Rome, où mon fils m'avait accompagné… Ce voyage, selon les médecins, devait rétablir ma santé; ils se trompaient: mes maux empiraient… Dieu voulut qu'un prêtre chrétien me fût secrètement amené par un de mes amis récemment converti… la foi m'éclaira, et en m'éclairant, elle fit un miracle de plus, elle me sauva de la mort… Je revins à une vie pour ainsi dire nouvelle, avec une religion nouvelle… Mon fils abjura comme moi, mais en secret, les faux dieux que nous avions jusqu'alors adorés… À cette époque, je reçus une lettre de vous, Victoria; vous m'appreniez le meurtre de Marion: guidé par vous, et selon mes prévisions, il avait sagement gouverné la Gaule… Je restai anéanti à cette nouvelle, aussi désespérante qu'inattendue; vous me conjuriez, au nom des intérêts les plus sacrés du pays, de revenir en Gaule: personne, disiez-vous, n'était capable, sinon moi, de remplacer Marion… Vous alliez plus loin: moi seul, dans l'ère nouvelle et pacifique qui s'ouvrait pour notre pays, je pouvais, en le gouvernant, combler sa prospérité; vous faisiez un véhément appel à ma vieille amitié pour vous, à mon dévouement à notre patrie… Je quittai Rome avec mon fils; un mois après j'étais auprès de vous, à Mayence; vous me promettiez votre tout-puissant appui auprès de l'armée, car vous étiez ce que vous êtes encore aujourd'hui, la mère des camps… Présenté par vous à l'armée, je fus acclamé par elle… Oui, grâce à vous seule, moi, gouverneur civil, moi, qui de ma vie n'avais touché l'épée, je fus, chose unique jusqu'alors, acclamé chef unique de la Gaule, puisque vous déclariez fièrement de ce jour à l'empereur, que la Gaule désormais indépendante n'obéirait qu'à un seul chef gaulois librement élu… L'empereur, engagé dans sa désastreuse guerre d'Orient contre la reine Zénobie, votre héroïque émule, l'empereur céda… Seul, je gouvernai notre pays. Ruper, vieux général éprouvé dans les guerres du Rhin, fut chargé du commandement des troupes; l'armée, dans sa constante idolâtrie pour vous, voulut vous conserver au milieu d'elle… Moi, je m'occupai de développer en Gaule les bienfaits de la paix… Toujours secrètement fidèle à la foi chrétienne, je ne crus pas politique de la confesser publiquement; je vous ai donc caché à vous-même, Victoria, jusqu'à aujourd'hui, ma conversion à la religion dont le pape est à Rome. Depuis cinq ans la Gaule prospère au dedans, est respectée au dehors; j'ai établi le siége de mon gouvernement et du sénat à Bordeaux, tandis que vous restiez au milieu de l'armée qui couvre nos frontières, prête à repousser, soit de nouvelles invasions des Franks, soit les Romains, s'ils voulaient maintenant attenter à notre complète indépendance si chèrement reconquise… Vous le savez, Victoria, je me suis toujours inspiré de votre haute sagesse, soit en venant souvent vous visiter à Trèves, depuis que vous avez quitté Mayence, soit en correspondant journellement avec vous sur les affaires du pays; mais je ne m'abuse pas, Victoria, et je suis fier de reconnaître cette vérité: votre main toute-puissante m'a seule élevé au pouvoir, seule elle m'y soutient… Oui, du fond de sa modeste maison de Trèves, la mère des camps est de fait impératrice de la Gaule… et moi, malgré le pouvoir dont je jouis, je suis, et je m'en honore, Victoria, je suis votre premier sujet… Ce rapide regard sur le passé était indispensable pour établir nettement la position présente… Ainsi que je vous l'ai dit hier, veuillez vous le rappeler…
–Je ne me souviens plus d'hier… Poursuivez, Tétrik…
–La déplorable mort de Victorin et de son fils, le meurtre de Marion vous prouvent la funeste fragilité des pouvoirs électifs… Cette idée n'est pas, vous le savez, nouvelle chez moi… J'étais autrefois venu à Mayence afin de vous engager à faire acclamer l'enfant de Victorin l'héritier de son père… Dieu a voulu qu'un crime affreux ruinât ce projet auquel vous eussiez peut-être consenti plus tard… malgré votre aversion pour les royautés…
–Continuez…
–La Gaule est maintenant en paix, sa valeureuse armée vous est dévouée plus qu'elle ne l'a jamais été à aucun général, elle impose à nos ennemis; notre beau pays, pour atteindre à son plus haut point de prospérité, n'a plus besoin que d'une chose, la stabilité; en un mot, il lui faut une autorité qui ne soit plus livrée au caprice d'une élection intelligente aujourd'hui, stupide demain; et à ce propos je vous citerai tout à l'heure un sage et excellent exemple donné par les évêques chrétiens, élus d'abord, eux aussi, par l'universalité des fidèles; il nous faut donc un gouvernement qui ne soit plus personnifié dans un homme toujours à la merci du soulèvement militaire de ceux qui l'ont élu, ou du poignard d'un assassin. L'institution monarchique, basée non sur un homme, mais sur un principe, existait en Gaule il y a des siècles; elle peut seule aujourd'hui donner à notre pays la force, la prospérité, qui lui manquent… La monarchie, vous disais-je hier, Victoria, – seule, vous pouvez la rétablir en Gaule: – je viens vous en offrir les moyens, guidé par mon fervent amour pour mon pays…
–C'est cette offre que je veux vous entendre me proposer de nouveau, Tétrik…
–Ainsi, vous exigez…
–Rien n'a été dit hier… parlez…
–Victoria, vous disposez de l'armée… moi, je gouverne le pays; vous m'avez fait ce que je suis… j'ai plaisir à vous le répéter… vous êtes au vrai l'impératrice de la Gaule, et moi, votre premier sujet… Unissons-nous dans un but commun pour assurer à jamais l'avenir de notre glorieuse patrie, unissons, non pas nos corps, je suis vieux… vous êtes belle et jeune encore, Victoria… mais unissons nos âmes devant un prêtre de la religion nouvelle, dont le pape est à Rome… Embrassez le christianisme, devenez mon épouse devant Dieu… et proclamez-nous, vous, impératrice, moi, empereur des Gaules… L'armée n'aura qu'une voix pour vous élever au trône… vous régnerez seule et sans partage… Quant à moi, vous le savez, je n'ai aucune ambition, et, malgré mon vain titre d'empereur, je continuerai d'être votre premier sujet… Seulement, il sera, je crois, très-politique d'adopter mon fils comme successeur au trône; il est en âge d'être marié; nous choisirons pour lui une alliance souveraine… j'ai déjà mes vues… et la monarchie des Gaules est à jamais fondée… Voilà, Victoria, ce que je vous proposais hier… voilà ce que je vous propose aujourd'hui… Je vous ai, selon votre désir, exposé de nouveau mes projets pour le bien du pays; adoptez ce plan, fruit de longues années de méditation, d'expérience… et la Gaule marche à la tête des nations du monde…
Un assez long silence de ma soeur de lait suivit ces paroles de son parent… Elle reprit, toujours calme:
–J'ai été sagement inspirée en voulant vous entendre une seconde fois, Tétrik… Et d'abord, dites-moi, vous avez abjuré pour la religion nouvelle l'antique foi de nos pères? la Gaule, presque tout entière, est cependant restée fidèle à la foi druidique.
–Aussi ai-je tenu, par politique, mon abjuration secrète, d'accord en cela avec le pape de Rome; mais si, acceptant mon offre, vous abjuriez aussi votre idolâtrie lors de notre mariage, je confesserais très-haut ma nouvelle croyance; et, selon la profonde prévision des évêques, votre conversion, à vous, Victoria, l'idole de notre peuple, entraînerait la conversion des trois quarts du pays; le reste suivra bientôt, car j'ai la promesse des évêques qu'ils vous glorifieront comme une sainte au milieu des pompes splendides de la nouvelle Église; et, croyez-moi, Victoria, un pouvoir consacré au nom de Dieu par les prélats gaulois et par le pape qui siége à Rome, aura sur les peuples une autorité presque divine…
–Dites-moi, Tétrik, vous avez abjuré la croyance de nos pères pour la foi nouvelle, pour l'Évangile prêché par ce jeune homme de Nazareth, crucifié à Jérusalem il y a plus de deux siècles… À cette foi nouvelle, vous croyez sans doute?
–L'aurais-je embrassée sans cela?