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Kitabı oku: «Les mystères du peuple, Tome III», sayfa 19

Yazı tipi:

LA GARDE DU POIGNARD
KARADEUK LE BAGAUDE ET RONAN LE VAGRE

PROLOGUE

LES KORRIGANS. -375-529

Le vieil Araïm. – Danse magique des Korrigans et des Dûs. – Le colporteur. – Le roi Hlod-Wig et ses crimes. – Sa femme Chrotechild. – La basilique des saints apôtres à Paris. -Bagaudes et Bagaudie. – Karadeuk, favori du vieil Araïm, veut rencontrer les Korrigans. – Ce qu'il en advient.

Ils ont parfois la vie longue, les descendants du bon Joel, qui vivait en ces mêmes lieux, près les pierres sacrées de la forêt de Karnak, il y a cinq cent cinquante ans et plus.

Oui, ils ont parfois la vie longue, les descendants du bon Joel, puisque moi, qui aujourd'hui écris ceci dans ma soixante-dix-septième année, j'ai vu mourir, il y a cinquante-six ans, mon grand-père Gildas, alors âgé de quatre-vingt-seize ans… après avoir écrit dans sa première jeunesse, sur notre légende, les dernières lignes tracées avant celles-ci.

Mon grand-père Gildas a vu mourir son fils Goridek (mon père); j'avais dix ans lorsque je l'ai perdu; neuf ans après, mon aïeul est mort… Plus tard, je me suis marié; j'ai survécu à ma femme Martha, et j'ai vu mon fils Jocelyn devenir père à son tour: il a aujourd'hui une fille et deux garçons; la fille s'appelle Roselyk; elle a dix-huit ans; l'aîné des garçons, Kervan, a trois ans de plus que sa soeur; le plus jeune, Karadeuk, mon favori, a dix-sept ans.

Lorsque tu liras ceci, mon fils Jocelyn, tu diras sans doute:

«Pourquoi donc mon bisaïeul Gildas n'a-t-il écrit rien autre chose dans notre chronique que la date de la mort de son père Amaël? Pourquoi donc mon grand-père Goridek n'a-t-il rien écrit non plus? Pourquoi donc enfin mon père Araïm a-t-il attendu si tard… si tard… pour accomplir le voeu du bon Joel, notre ancêtre?»

A ceci, mon fils Jocelyn, je répondrai:

Ton bisaïeul Gildas avait l'horreur des écritoires et des parchemins; de plus, ainsi que son père Amaël, il avait coutume de remettre toujours au lendemain ce qu'il pouvait se dispenser de faire le jour. Sa vie de laboureur n'était d'ailleurs ni moins paisible, ni moins laborieuse que celle de nos pères. Depuis la descendance de Scanvoch, revenu au berceau de notre famille, après qu'un grand nombre de nos générations en avaient été éloignées par les dures vicissitudes de la conquête romaine et de l'esclavage antique, ton bisaïeul Gildas disait d'habitude à mon père:

«J'aurai toujours le temps d'ajouter quelques lignes à notre légende; et puis, il me paraît (et c'est sottise, je l'avoue,) qu'écrire: J'ai vécu, cela ressemble beaucoup à écrire: Je vais mourir… Or, moi, je suis si heureux, que je tiens à la vie ni moins ni plus que les huîtres de nos côtes tiennent à leurs rochers.»

Et voici comment, de demain en demain, ton bisaïeul Gildas est arrivé jusqu'à quatre-vingt-seize ans sans avoir augmenté d'un mot l'histoire de notre famille… Alors, se voyant mourir, il m'a dit:

–Mon enfant, tu écriras seulement ceci sur notre légende:

«Mon grand-père Gildas et mon père Goridek (puisque j'ai survécu à mon fils) ont vécu dans notre maison, calmes, heureux, en bons laboureurs, fidèles à l'amour de la vieille Gaule et à la foi de leurs pères, bénissant Hésus de les avoir fait naître et mourir au fond de la Bretagne, seule province où depuis tant d'années l'on n'aie presque jamais ressenti les secousses qui ébranlent le reste de la Gaule, car ces agitations viennent mourir aux frontières impénétrables de l'Armorique bretonne, comme les vagues furieuses de notre Océan viennent se briser au pied de nos rocs de granit.»

Or, mon fils Jocelyn, voici pourquoi ni ton aïeul, ni son fils Goridek, mort avant son père, n'ont pas écrit un mot sur nos parchemins.

«-Et pourquoi, – diras-tu, – vous, Araïm, vous, mon père, si vieux déjà, ayant fils et petit-fils, pourquoi avez-vous payé si tard votre tribut à notre chronique?»

–Il y a deux raisons à ce retard, mon fils Jocelyn: la première est que je n'avais pas assez à dire, la seconde est que j'aurais eu trop à dire.

«-Bon, – penseras-tu en lisant ceci, – le vieux Araïm a trop attendu pour écrire… Hélas! le grand âge a troublé la raison du digne homme; ne dit-il pas avoir à la fois trop et trop peu à raconter? est-ce raisonnable? S'il a trop, il a assez… s'il n'a pas assez, il n'a point trop…»

–Attends un peu, mon garçon… ne te hâte pas de croire que le bon grand-père tombe en enfance… Or, voilà comment j'ai à la fois trop et point assez à écrire ici.

En ce qui touche ma vie à moi, vieux laboureur, je n'ai pas, non plus que nos aïeux, depuis Scanvoch, assez à raconter; car, en vérité, voyez un peu l'intéressant et beau récit:

L'an passé les semailles d'automne ont été plus plantureuses que les semailles d'hiver; cet an-ci, c'est le contraire; ou bien, la grande taure noire donne quotidiennement six pintes de plus de lait que la grosse taure poil de loup; ou bien, l'aignelée de janvier est plus laineuse que l'aignelée de mars de l'an dernier; ou bien encore, l'an passé, le froment était si cher, si cher, qu'un muids de blé vieux se vendaient douze à treize deniers 67; de ce temps-ci, le prix des bestiaux et des volailles va toujours augmentant, puisque nous payons maintenant un boeuf de travail deux sous d'or 68; une bonne vache laitière, un sou d'or; un bon cheval de trait, six sous d'or… Voire encore: notre descendance ne sera-t-elle point fort aise de savoir qu'en ce temps-ci un bon porc, très en chair, vaut, en automne, douze deniers 69, ni plus ni moins qu'un maître bélier? et que notre dernière bande d'oies grasses a été vendue cet hiver, au marché de Vannes, une livre d'argent pesant 70? La voilà-t-il pas bien avisée, notre descendance, quand elle saura que les journaliers que nous prenons en la moisson, nous les payons un denier par jours 71? Oui, voilà-t-il pas de beaux et curieux récits à lui laisser, à notre race?

D'autre part, en sera-t-elle plus fière, quand je lui dirai: Ce qui fait ma fierté, à moi, c'est de penser qu'il n'y a point de plus fin laboureur que mon fils Jocelyn, de meilleure ménagère que sa femme Madalèn, de plus douce créature que ma petite-fille Roselyk, de plus beaux et de plus hardis garçons que mes petits-fils Kervan et Karadeuk; celui-ci surtout, le dernier né, mon favori, un vrai démon de gentillesse et de courage… Il faut le voir, à dix-sept ans, dompter les poulains sauvages de nos prairies, plonger dans la mer comme un poisson, ne pas perdre une flèche sur dix lorsqu'il tire au vol des corbeaux de mer sur la grève pendant la tempête… et quand il vous manie le pèn-bas, notre terrible bâton breton… voire cinq ou six soldats, armés de lances ou d'épées, auraient plus de horions que de plaisir s'ils s'y frottaient, au pèn-bas de mon Karadeuk… Il est si robuste, si agile, si dextre! et puis si beau, avec ses cheveux blonds coupés en rond, tombant sur le col de sa saie gauloise; ses yeux bleus de mer et ses bonnes joues hâlées par l'air des champs et l'air marin!..

Non, par les glorieux os du vieux Joel! non, il ne pouvait être plus fier de ses trois fils: Guilhern, le laboureur; Mikaël, l'armurier; Albinik, le marin; et de sa douce fille Hêna, la vierge de l'île de Sên, île aujourd'hui déserte, qu'en ce moment, à travers ma fenêtre, je vois là-bas, là-bas… en haute mer, noyée dans la brume… Non, le bon Joel ne pouvait être plus fier de sa famille que moi, le vieil Araïm, je ne suis fier de mes petits-enfants!.. Mais ses fils, à lui, ont vaillamment combattu ou sont morts pour la liberté; mais sa fille Hêna, dont le saint et doux nom a été jusqu'à aujourd'hui chanté de siècle en siècle, a offert vaillamment sa vie à Hésus pour le salut de la patrie, tandis que les enfants de mon fils mourront ici, obscurs comme leur père, dans ce coin de la Gaule; libres du moins ils mourront, puisque les Franks barbares, deux fois venus jusqu'aux frontières de notre Bretagne, n'ont osé y pénétrer: nos épaisses forêts, nos marais sans fonds, nos rochers inaccessibles, et nos rudes hommes, soulevés en armes à la voix toujours aimée de nos druides chrétiens ou non chrétiens, ont fait reculer ces féroces pillards, maîtres pourtant de nos autres provinces depuis près de quinze ans.

Hélas! elles se sont enfin réalisées après deux siècles, les sinistres divinations de la soeur de lait de notre aïeul Scanvoch. Victoria la Grande ne l'a que trop justement prédit… les Franks ont depuis longtemps conquis et asservi la Gaule, moins notre Armorique, grâce aux dieux…

Voilà pourquoi le vieux Araïm pensait que, comme père et comme Breton, son obscur bonheur ne méritait pas d'être relaté dans notre chronique, et qu'il avait, hélas! trop à écrire comme Gaulois… N'est-ce point trop, que d'écrire la défaite, la honte, l'esclavage de notre patrie commune, quoique nous soyons ici à l'abri des malheurs qui écrasent ailleurs nos frères?

«-Alors, – diras-tu, mon fils Jocelyn, – puisque le vieil Araïm a trop et pas assez à écrire dans cette légende, pourquoi avoir commencé ce récit plutôt aujourd'hui qu'hier ou demain?»

Voici ma réponse, mon fils: Lis le récit suivant, que j'écris en ce moment, à la tombée de ce jour d'hiver, pendant que toi, ta femme et tes enfants, vous vous préparez à la veillée dans la grande salle de la métairie, attendant le retour de mon favori Karadeuk, parti à la chasse au point du jour pour rapporter une pièce de venaison… Lis ce récit, il te rappellera la soirée d'hier, mon fils Jocelyn, et t'apprendra aussi ce que tu ignores… et ensuite tu ne diras plus:

«-Pourquoi le bonhomme Araïm a-t-il écrit ceci aujourd'hui plutôt qu'hier ou demain.»

La neige et le givre de janvier tombent par rafales, le vent siffle, la mer gronde au loin et se brise jusque sur les pierres sacrées de Karnak… Il est quatre heures, pourtant voici déjà la nuit: le bétail affouragé est renfermé dans les chaudes étables; les portes de la cour de la métairie sont closes, de peur des loups rôdeurs; un grand feu flambe au foyer de la salle; le vieux Araïm est assis dans son siége à bras, au coin de la cheminée, son grand chien fauve, à tête blanchie par l'âge, étendu à ses pieds… le bonhomme travaille à un filet pour la pêche; son fils Jocelyn charonne un manche de charrue; Kervan ajuste des attèles neuves à un joug; Karadeuk aiguise sur une pierre de grès la pointe de ses flèches: la tempête durera jusqu'au matin et davantage, car le soleil s'est couché tout rouge derrière de gros nuages noirs qui enveloppaient l'île de Sên comme un brouillard. Or, quand le soleil se couche ainsi, et que le vent souffle de l'ouest, la tempête dure deux, trois, et parfois quatre ou cinq jours. Le lendemain matin Karadeuk ira donc tirer des corbeaux de mer sur la grève, quand ils raseront de leurs fortes ailes les vagues en furie… C'est le plaisir de ce garçon; il est si adroit, mon petit-fils Karadeuk, il est si bon archer, mon favori… Pendant qu'il affûte ses flèches, sa mère et sa soeur Roselyk vont activement de ça, de là, préparant la table et les mets pour le repas du soir.

La mer gronde au loin comme un tonnerre, le vent souffle à ébranler la maison, le givre tombe dans la cheminée. Gronde, tempête! souffle, vent de mer! tombe, givre et neige! Oh! qu'il fait bon, qu'il fait bon d'entendre rugir cet ouragan, chargé de frimas, lorsqu'en famille on est joyeusement réuni dans sa maison autour d'un foyer flambant!

Et puis, les jeunes garçons et leurs soeurs disent à demi-voix de ces choses qui les font à la fois frissonner et sourire; car, en vérité, depuis cent ans, on dirait que tous les lutins et toutes les fées de la Gaule se sont réfugiés en Bretagne… N'est-ce pas encore un plaisir que d'ouïr à la veillée, durant la tempête, ces merveilles, auxquelles on croit toujours un peu quand on ne les a point vues, et bien plus encore quand on les a vues?

Et voici ce qu'ils se disaient, ces enfants, mon petit-fils Kervan commence en secouant la tête:

–Un voyageur égaré qui passerait cette nuit près la caverne de Penmarch entendrait, plus qu'il ne le voudrait, résonner les marteaux…

–Oui, les marteaux qui tombent en mesure, pendant que ces marteleurs du diable chantent leur chanson, dont le refrain est toujours: Un, deux, trois, quatre, cinq, six, lundi, mardi, mercredi

-Ils ont même ajouté, dit-on: Jeudi, vendredi et samedi, jamais dimanche, le jour de la messe… des chrétiens 72.

–Bien heureux encore est le voyageur, si les petits Dûs, quittant leurs marteaux de faux monnayeurs pour la danse, ne le forcent pas à se mêler à leur ronde, jusqu'à ce que pour lui mort s'ensuive…

–Quels dangereux démons pourtant, que ces nains, hauts de deux pieds… Il me semble les voir, avec leur figure vieillotte et ratatinée, leurs griffes de chat, leurs pieds de bouc et leurs yeux flamboyants: c'est à frissonner… rien que d'y penser…

–Prends garde, Roselyk, en voici un sous la huche… prends garde…

–Que tu es imprudent de rire ainsi des Dûs, mon frère Karadeuk! ils sont vindicatifs… je suis toute tremblante… j'ai failli laisser tomber ce plat…

–Moi, si je rencontrais une bande de ces petits bons hommes, je vous en prendrais deux ou trois paires que je lierais par les pattes comme des chevreaux… et en route pour quelque fondrière bien profonde…

–Oh! toi, Karadeuk, tu n'as peur de rien…

–Il faut rendre justice aux petits Dûs, s'ils font de la fausse monnaie dans les cavernes de Pen-March, on les dit très-bons maréchaux et sans pareils pour la ferrure des chevaux.

–Oui… fiez-vous-y; dès qu'un cheval a été ferré par l'un de ces nains du diable, il jette du feu par les naseaux, et de courir… de courir sans plus jamais s'arrêter… ni jour ni nuit; voyez un peu la figure de son cavalier!

–Mes enfants, quelle tempête! quelle nuit!

-Bonne nuit pour les petits Dûs, ma mère; ils aiment l'orage et les ténèbres, mais mauvaise pour les jolies petites Korrigans 73 qui n'aiment que les douces nuits du mois de mai…

–Certes, moi, j'ai grand'peur des petits Dûs noirs, velus, griffus, avec leur bourse de fausse monnaie à la ceinture, et leur marteau de forgeron sur l'épaule; mais j'aurais plus grand'peur encore de rencontrer au bord d'une fontaine solitaire une Korrigan, haute de deux pieds, peignant ses blonds cheveux, dont elles sont si glorieuses en se mirant dans l'eau claire.

–Quoi! peur de ces jolies petites fées, mon frère Kervan! moi, au contraire, souvent j'ai tâché d'en rencontrer. On assure qu'elles se rassemblent à la fontaine de Lyrwac'h-Hèn, au plus épais du grand bois de chênes qui ombragent un dolmen… trois fois j'y suis allé… trois fois je n'ai rien vu…

–Heureusement pour toi tu n'as rien vu, Karadeuk; Caron dit que c'est toujours près des pierres sacrées que se réunissent les Korrigans pour leurs danses nocturnes: malheur à qui les rencontre…

–Il paraît qu'elles sont fort curieuses de musique, et qu'elles chantent comme des rossignols.

–Et qu'elles sont gourmandes?

–Les Korrigans, gourmandes?

-Comme des chattes… oui, Karadeuk, tu as beau rire… tu dois me croire, je ne suis point menteuse: le bruit court que dans leurs fêtes de nuit elles étendent sur le gazon, toujours au bord d'une fontaine, une nappe blanche comme la neige, et tissée de ces légers fils blancs qu'on voit l'été sur les prairies. Au milieu de la nappe, elles mettent une coupe de cristal, remplie d'une liqueur merveilleuse, qui répand une clarté si vive, si vive qu'elle sert de flambeau à ces fées… L'on ajoute qu'une goutte de cette liqueur rendrait aussi savant que Dieu 74.

–Et que mangent-elles sur leur nappe d'un blanc de neige, les Korrigans? le sais-tu, Karadeuk, toi qui les aimes tant?

–Chères petites! leur corps rose et transparent, à peine haut de deux pieds, n'est pas gros à nourrir… Ma soeur Roselyk les dit gourmandes… Que mangent-elles donc? le suc des fleurs de nuit, servies sur des feuilles d'herbe d'or?

-L'herbe d'or?.. cette herbe magique qui, si on la foule par mégarde, vous endort et vous donne connaissance de la langue des oiseaux 75.

–Celle-là même.

–Et que boivent-elles, les Korrigans?

–La rosée des nuits dans la coquille azurée des oeufs du roitelet… voyez-vous les ivrognesses? Mais au moindre bruit humain… tout s'évanouit, et elles disparaissent dans la fontaine pour retourner au fond de l'onde, dans leur palais de cristal et de corail… c'est afin de pouvoir se sauver ainsi qu'elles restent toujours au bord des eaux. Ô gentilles naines… belles petites fées… ne vous verrai-je donc jamais! je donnerais dix ans, vingt ans de ma vie pour rencontrer une Korrigan!..

–Karadeuk, ne faites pas de ces voeux impies par une pareille nuit de tempête… cela porte malheur… jamais je n'ai entendu la mer en furie gronder ainsi… c'est comme un tonnerre…

–Ma bonne mère, je braverais nuit, tempête et tonnerre pour voir une Korrigan…

–Taisez-vous, méchant enfant… vous m'effrayez… ne parlez pas ainsi… c'est tenter Dieu!

–Quel aventureux et hardi garçon tu fais, mon petit-fils…

–Grand-père, blâmez donc aussi mon frère Karadeuk, au lieu de l'encourager dans ses désirs périlleux… Ne savez-vous pas…

–Quoi! ma blonde Roselyk?

–Hélas! grand-père, les Korrigans volent les enfants des pauvres femmes, et mettent à leur place de petits monstres; la chanson le dit.

–Voyons la chanson, ma Roselyk.

–La voici, grand-père:

«-Mary, la belle, est bien affligée; elle a perdu son petit Laoïk; la Korrigan l'a emporté.

» – En allant à la fontaine puiser de l'eau, je laissai mon Laoïk dans son berceau; quand je revins à la maison, il était bien loin.

» – Et à sa place la Korrigan avait mis ce monstre; sa face est aussi rousse que celle d'un crapaud; il égratigne, il mord sans dire mot.

» – Et toujours il demande à téter, et il a sept ans passés, et il demande encore à téter.

» – Mary, la belle, est bien affligée; elle a perdu son petit Laoïk; la Korrigan l'a emporté[E].»

–Telle est la chanson, grand-père. Maintenant, mon frère Karadeuk voudra-t-il rencontrer ces méchantes Korrigans, ces voleuses d'enfants?

–Qu'as-tu à répondre pour défendre tes fées, Karadeuk, mon favori?

–Grand-père, ma gentille soeur Roselyk a été abusée par de mauvaises langues; toutes les mères qui ont de laids marmots crient qu'elles avaient un ange au berceau, et que les Korrigans ont mis en place un petit monstre!

–Bien trouvé, mon favori!

–Je soutiens, moi, que les Korrigans sont avenantes et serviables… Vous savez bien, grand-père, le vallon de l'Hellè?

–Oui, mon intrépide.

–Il y avait autrefois les plus beaux foins du monde dans ce vallon…

–C'est la vérité: Foin de l'Hellè, foin parfumé, dit le proverbe.

–Or, c'était grâce aux Korrigans…

–Vraiment! conte-moi ça…

–Le temps de la fauchaison et de la fenaison venu, elles arrivaient sur la cime des rochers du vallon pour veiller sur les prés… S'ils avaient, pendant le jour, trop séché, les Korrigans y faisaient tomber une abondante rosée… Si le foin était coupé, elles éloignaient les nuées qui auraient pu gâter la fenaison… Un sot et méchant évêque voulut chasser ces bonnes petites fées si serviables; il fit, à la tombée du jour, allumer un grand feu de bruyère sur les rochers; puis, quand ils furent très-chauds, on balaya la cendre… La nuit venue, les Korrigans ne se doutant de rien, arrivent pour veiller à la fenaison; mais aussitôt elles se brûlent leurs petits pieds sur la roche ardente… Alors elles se sont écriées en pleurant: Oh! méchant monde! oh! méchant monde!… Et depuis, elles ne sont plus jamais revenues, et aussi depuis, le foin a toujours été pourri par la pluie ou desséché par le soleil dans le vallon de l'Hellè… Voilà ce que c'est que de faire du mal aux petites Korrigans… Non, je ne mourrai pas content si je n'en ai rencontré une…

–Mes enfants, mes enfants, ne croyez pas à ces magies, et surtout ne désirez pas en être témoins, cela porte malheur…

–Quoi, mère, parce que je désire voir une Korrigan, il m'arriverait malheur… quel malheur?

–Hésus le sait, méchant enfant… car vos paroles me serrent le coeur…

–Quelle tempête! quelle tempête! la maison en tremble…

–Et c'est par une nuit pareille que ce méchant enfant ose dire qu'il donnerait sa vie pour voir des Korrigans…

–Femme, cette alarme est faiblesse.

–Les mères sont faibles et craintives, Jocelyn… Il ne faut pas tenter Dieu…

Le vieil Araïm cesse un moment de travailler à son filet; sa tête se baisse sur sa poitrine… il rêve.

–Qu'avez-vous, mon père, que vous voici tout pensif? Croyez-vous, comme Madalèn, qu'un malheur menace Karadeuk, parce que, par une nuit de tempête, il a voulu voir une Korrigan?

–Je pense, non point aux fées, mais à la nuit de tempête, Jocelyn… Je t'ai lu, ainsi qu'à tes enfants, les récits de notre aïeul Joel, qui vivait il y a cinq cents et tant d'années, sinon dans cette maison, du moins dans ces lieux où nous sommes.

–Oui, mon père.

–Sais-tu à quoi je suis là songeant?

–A quoi donc, grand-père?

–A quoi? dis-tu, mon Karadeuk, mon adroit archer? Je songeais que par un pareil jour de tempête, le bon Joel et son fils, avides de récits, comme de curieux Gaulois qu'ils étaient…

–Ont fait ce bon tour d'arrêter un voyageur dans la cavée du Chraig'h (j'y suis encore passé ce matin, dit Kervan); puis ils ont garrotté cet étranger, et l'ont amené à la maison pour l'entendre raconter…

–Et ce voyageur, c'était le chef des cent vallées… un martyr! un héros!..

–Oh! oh! comme tes yeux brillent en parlant ainsi, Karadeuk, mon favori…

–S'ils brillent, grand-père, c'est qu'ils sont humides… Quand j'entends parler du chef des cent vallées, les larmes me viennent aux yeux…

–Qu'est-ce que cela, mon père? Voyez donc, votre vieil Erer gronde entre ses dents et dresse les oreilles.

–Grand-père, entendez-vous aboyer les chiens de garde?

–Il faut qu'il se passe quelque chose au dehors de la maison…

–Hélas! si les dieux veulent punir mon fils de son désir audacieux, leur colère ne se fait pas attendre… Karadeuk, venez, venez près de moi, méchant enfant…

–Quoi! Madalèn… te voici pleurant et embrassant ton fils, comme si quelque malheur le menaçait… Allons, chère femme, plus de raison.

–N'entends-tu pas les aboiements redoublés des chiens au dehors? Tiens, voici Erer qui court en grondant vers la porte… Je vous dis qu'il se passe quelque chose de sinistre autour de la maison…

–Ne crains rien, mère, c'est un loup qui rôde… A moi mon arc!

–Karadeuk, ne bougez pas… Non, moi, votre mère, je vous le défends…

–Ma chère fille, ne tremblez pas ainsi pour votre fils, ni toi non plus pour ton frère, ma douce Roselyk… Peut-être vaut-il mieux ne point braver les lutins et les fées en une nuit de tempête, mais vos craintes son vaines… D'abord ce n'est pas un loup qui rôde au dehors; il y a longtemps que le vieux Erer mordrait les ais de la porte pour aller recevoir ce mauvais hôte…

–Mon père a raison… c'est peut-être un étranger égaré.

–Viens, Kervan, viens, mon frère, allons à la porte de la cour voir ce que c'est…

–Mon fils, restez près de moi…

–Mais, ma mère, je ne peux laisser mon frère Kervan aller seul.

–Écoutez… écoutez… il me semble entendre, au milieu du vent, une voix appeler ou crier…

–Hélas! ma bonne mère, un malheur menace notre maison… vous l'avez dit…

–Roselyk, mon enfant, n'augmente pas ainsi la frayeur de ta mère… Qu'y a-t-il d'étonnant à ce qu'un voyageur appelle du dehors pour qu'on lui ouvre la porte…

–Ces cris n'ont rien d'humain… je me sens glacée de frayeur…

–Viens avec moi, Kervan, puisque ta mère veut garder Karadeuk auprès d'elle… Quoique le pays soit tranquille, donne-moi mon pèn-bas, et prends le tien, mon garçon.

–Mon mari, mon fils, je vous en conjure, ne sortez pas…

–Chère femme… Et si un étranger est au dehors par un temps pareil… viens, Kervan…

–Hélas! je vous le dis… les cris que j'ai entendus n'avaient rien d'humain… Kervan! Jocelyn!.. Ils ne m'écoutent pas… les voilà partis…

–Mon père et mon frère vont au danger, s'il y en a, et moi je reste ici…

–Ne frappez pas ainsi du pied, méchant enfant! Peut-être êtes vous cause de tout le mal, avec vos voeux impies…

–Calmez-vous, Madalèn… et vous, mon favori, ne prenez point, s'il vous plaît, de ces airs de poulain sauvage regimbant contre ses entraves, et, sans murmurer, obéissez à votre mère…

–J'entends des pas… on approche… Oh! grand-père!..

–Eh bien, ma douce Roselyk, pourquoi trembler? quoi d'effrayant dans ces pas qui s'approchent? Bon, voici maintenant au dehors de grands éclats de rire… Êtes-vous rassurée, Madalèn?

–Des éclats de rire… pendant une pareille nuit!

–Sont très-effrayants, n'est-ce pas, Roselyk, surtout lorsque les rieurs sont ton père et ton frère? Tiens, les voici. Eh bien, mes enfants, pourquoi si joyeux?

–Ce malheur, qui menaçait la maison…

–Ces cris, qui n'avaient rien d'humain…

–Achevez donc, avec vos rires… Voire! le père est aussi fou que le fils… Parlerez-vous enfin?

–Ce grand malheur, c'est un pauvre colporteur égaré…

–Cette voix surhumaine, c'était la sienne…

Et le père et le fils de rire, il faut l'avouer, comme gens enchantés d'être rassurés. La mère, pourtant, toujours inquiète, ne riait point; mais les jeunes garçons, mais la jeune fille, mais Jocelyn lui-même, tous de s'écrier joyeux:

–Un colporteur! un colporteur!..

–Il a des rubans jolis et de fines aiguilles.

–Des fers pour les flèches, des cordes pour les arcs.

(Qui peut parler ainsi, sinon Karadeuk, mon favori, l'adroit archer.)

–Des ciseaux pour tondre les brebis.

–Des hameçons pour la pêche, puisqu'il vient sur la côte.

–Et il nous racontera ce qu'il sait des contrées lointaines, s'il vient de loin.

–Où est-il donc? où est-il donc, ce bon colporteur qu'Hésus nous envoie par cette longue veillée d'hiver?

–Quel bonheur de voir en détail toutes ses marchandises!

–Où est-il donc? où est-il donc?

–Il secoue sous le porche les frimas dont il est couvert.

–Bonne mère, tel est donc le malheur qui nous menaçait parce que je désire voir une Korrigan?

–Taisez-vous, mon fils… demain est à Dieu!

–Voici le colporteur! le voici…

C'était lui… Il secoua au seuil de la porte ses bottines de voyage, si couvertes de neige, qu'il semblait porter des chaussons blancs. Homme robuste, d'ailleurs, trapu, carré, dans la force de l'âge, à l'air jovial, ouvert et déterminé. Madalèn, toujours inquiète, ne le quittait point des yeux, et par deux fois elle fit signe à son fils de revenir à ses côtés; le colporteur, relevant le capuchon de son épaisse casaque où miroitait le givre, se débarrassa de sa balle, lourd fardeau qui semblait léger pour ses fortes épaules; puis, ôtant son bonnet de laine, il s'avança vers Araïm, le plus vieux de la maisonnée:

–Longue vie et heureux jours aux gens hospitaliers! c'est le voeu que fait pour toi et ta famille Hêvin, le colporteur. Je suis Breton; je m'en allais à Falgoët, lorsque la nuit et la tempête m'ont surpris sur la côte; j'ai vu au loin la lumière de cette demeure, je suis venu, j'ai appelé, l'on m'a ouvert… Encore une fois, merci aux gens hospitaliers…

–Madalèn, qu'avez-vous à rêver ainsi, pensive et triste? la bonne figure et les bonnes paroles de ce colporteur ne vous rassurent-elles pas? lui croyez-vous une Korrigan dans sa manche?

–Mon père, demain appartient à Dieu… Je me sens plus chagrine encore depuis l'entrée de cet étranger.

–Plus bas, parlez plus bas encore, chère fille; ce pauvre homme pourrait vous entendre et se chagriner… Ah! ces mères! ces mères!

Et s'adressant à l'étranger:

–Approche-toi du feu, brave porte-balle; la nuit est rude. Karadeuk, en attendant le souper, un pot d'hydromel pour notre hôte.

–J'accepte, bon vieux père… le feu réchauffera le dehors, l'hydromel le dedans.

–Tu me parais un joyeux routier?

–C'est la vérité; la joie est ma compagne: si long, si rude que soit mon chemin, elle ne se lasse pas de me suivre.

–Tiens, bois…

–Salut à vous, bonne mère et douce fille, salut à vous tous… Et faisant claquer sa langue contre son palais:

–Jamais je n'ai bu meilleur hydromel. L'hospitalité cordiale rend les meilleurs breuvages… meilleurs.

–Donc, mon joyeux routier, tu viens de loin?

–Parles-tu de ma journée d'aujourd'hui ou du commencement de mon voyage?

–Oui, du commencement de ton voyage.

–Il y a deux mois, je suis parti de Paris.

–De Paris?

–Cela t'étonne, bon vieux père?

–Quoi! en ces temps-ci, traverser la moitié de la Gaule, envahie par ces Franks maudits!

–Je suis un vieux routier; je parcours en tous sens la Gaule depuis vingt ans… Le grand chemin est-il hasardeux? je prends le sentier; la plaine périlleuse? je prends la montagne; le jour chanceux? je marche de nuit.

–Et tu n'as pas été cent fois dévalisé par ces pillards franks?

–Je suis un vieux routier, te dis-je; aussi, avant d'entrer en Bretagne, j'endossais bravement une robe de prêtre, et sur ma balle était peinte une croix avec les flammes rouges de l'enfer. Ces larrons franks, aussi féroces que stupides, craignent le diable, dont les évêques leur font peur pour partager avec eux les dépouilles de la Gaule; ils n'osaient m'attaquer, me prenant pour un prêtre.

–Allons, voici le souper prêt… à table, – dit le vieil Araïm; et, s'adressant tout bas à la femme de son fils, toujours pensive et triste:

–Qu'avez-vous donc, Madalèn?.. Songez-vous encore aux Korrigans?..

–Cet étranger, qui revêt la robe du prêtre sans être prêtre, portera malheur à notre maison… La tempête semble redoubler de fureur depuis qu'il est entré ici…

Rassurer le coeur d'une mère est impossible: le grand-père n'y tâcha plus. On s'attable, on boit, on mange; le colporteur boit et mange en homme à qui la route a donné grand appétit. Les mâchoires ont joué, les langues démangent, celle du grand-père lui démange non moins qu'aux autres; on n'a pas tous les jours pour la veillée un colporteur venant de Paris.

–Et que se passe-t-il à Paris, brave porte-balle?

–Ce que j'ai vu de plus satisfaisant dans cette ville, c'est la mise en terre du roi de ces Franks maudits!

–Ah! il est mort, leur roi!..

–Il y a plus de deux mois… le 25 novembre de l'an passé, de l'an 512 de l'Incarnation du Verbe, comme disent les évêques, qui ont béni et enterré ce meurtrier couronné, dont les os pourriront dans la basilique des saints apôtres de Paris.

–Ah! il est mort, le roi des Franks!.. Comment s'appelait-il?

–Un nom du diable! Il se nommait Hlode-Wig.

–Il y a de quoi étrangler en le prononçant… Tu dis…

67.Le muids tenait à cette époque six cent vingt-six livres. -12 à 13 deniers valaient 28 à 30 livres de notre monnaie actuelle.
68.Le sou d'or valait 90 livres.
69.Douze deniers, 28 livres.
70.Une livre d'argent pesant valait 563 livres.
71.Un denier, 2 livres 7 sous. – Voir le beau travail du savant M. Guérard, sur la Polyptique d'Irminon (1er vol., p. 147 et suivantes). Nous citerons souvent dans les notes cet excellent ouvrage d'une immense érudition.
72.M. de la Villemarqué, dans son excellent et curieux ouvrage: Chants populaires de la Bretagne, déjà souvent cité par nous, dit à propos des Dûs ou petits hommes génies:
  «Ils sont noirs, hideux, velus et trapus; leurs mains sont armées de griffes, ils portent toujours sur eux une bourse de cuir, qu'on dit pleine d'or; la nuit ils dansent en chantant une ronde dont le refrain primitif était lundi, mardi, mercredi, auquel ils ont ajouté par la suite jeudi et vendredi; mais ils se sont bien gardés d'aller jusqu'au samedi et jusqu'au dimanche, jour de la messe; malheur au voyageur qui passe: il est entraîné dans le cercle et doit danser jusqu'à ce que mort s'en suive… Les Bretons supposent les Dûs faux monnoyeurs et très-habiles forgerons. C'est au fond de leurs grottes de pierre qu'ils cachent leurs invisibles ateliers.» (Introd., p. XLIX.)
73.«Nos traditions, dit M. de la Villemarqué, prêtent aux Korrigans une grande passion pour la musique et de belles voix; les traditions populaires les représentent souvent peignant leurs blonds cheveux, dont elles semblent prendre un soin particulier; leur taille n'a pas plus de deux pieds de hauteur; leur forme, admirablement proportionnée, est aussi diaphane et aérienne que celle de la guêpe.» (Ibid., p. XLVI.)
74.Voir ibid. M. de la Villemarqué, XLVI.
75.Même auteur, XLVII.
Yaş sınırı:
12+
Litres'teki yayın tarihi:
22 ekim 2017
Hacim:
380 s. 1 illüstrasyon
Telif hakkı:
Public Domain
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