Kitabı oku: «Les mystères du peuple, Tome III», sayfa 6
–Ce parent est Tétrik, gouverneur de Gascogne, – dis-je stupéfait; – cet homme est la bonté, la loyauté même, un des plus anciens, des plus fidèles amis de Victoria.
–Alors le témoignage de cet homme n'en est que plus certain.
–Quoi! lui, Tétrik! il aurait affirmé ce que tu racontes?
–Il en a fait part et l'a confirmé à son secrétaire, en déplorant l'horrible dissolution des moeurs de Victorin.
–Mensonge! Tétrik n'a que des paroles de tendresse et d'estime pour le fils de Victoria.
–Scanvoch, nous sommes tous deux Bretons; je sers dans l'armée depuis vingt-cinq ans: demande à mes officiers si Douarnek est un menteur.
–Je te crois sincère, mais l'on t'a indignement abusé!
–Morix, le secrétaire de Tétrik, a raconté l'aventure, non pas seulement à moi, mais à bien d'autres soldats du camp, auxquels il payait à boire… Cet homme a été cru sur parole, parce que plus d'une fois, moi, comme beaucoup de mes compagnons, nous avons vu Victorin et ses amis, échauffés par le vin, se livrer à de folles prouesses.
–L'ardeur du courage n'échauffe-t-il pas les jeunes têtes autant que le vin?
–Écoute, Scanvoch, j'ai vu de mes yeux Victorin pousser son cheval dans le Rhin, disant qu'il voulait le traverser; et il eût été noyé si moi et un autre soldat, nous jetant dans une barque, n'avions été le repêcher demi-ivre, tandis que le courant entraînait son cheval… un superbe cheval noir, ma foi… sais-tu ce qu'alors Victorin nous a dit? – «Il fallait me laisser boire, puisque ce fleuve coule du vin blanc de Béziers.» – Ce que je rapporte n'est pas un conte, Scanvoch; je l'ai vu de mes yeux, je l'ai entendu de mes oreilles.
À cela, malgré mon attachement pour Victorin, je ne pus rien répondre: je le savais incapable d'une lâcheté, d'une infamie; mais aussi je le savais capable de dangereuses étourderies.
–Quant à moi, – reprit un autre soldat, – j'ai souvent vu, étant de faction près de la demeure de Victorin, séparée de celle de sa mère par un jardin, des femmes voilées sortir à l'aube de son logis; il en sortait de grandes, il en sortait de petites, il en sortait de grosses, il en sortait de maigres, à moins que le crépuscule ne me troublât la vue et que ce fût toujours la même femme.
–À cela, ta sincérité n'a rien à répondre, ami Scanvoch, – me dit Douarnek; car, en effet, je n'avais pu contredire cette autre accusation. – Ne l'étonné donc plus de notre croyance aux paroles du secrétaire de Tétrik… Voyons, avoue-le, celui qui, dans son ivresse, prend le Rhin pour un fleuve de vin de Béziers, celui de chez qui sort à l'aube une pareille procession de femmes, ne peut-il pas, dans son ivresse, vouloir faire violence à son hôtesse?
–Non, – m'écriai-je, – non; l'on peut avoir les défauts de son âge, sans être pour cela un infâme!
–Tiens, Scanvoch, tu es l'ami de notre mère, à tous, de Victoria, la belle et l'auguste; tu chéris Victorin comme son fils; dis-lui ceci: «Les soldats, même les plus grossiers, les plus dissolus, n'aiment pas à retrouver leurs vices dans les chefs qu'ils ont choisis; aussi, de jour en jour, l'affection de l'armée se retire de Victorin pour se reporter tout entière sur Victoria.»
–Oui, lui dis-je en réfléchissant; – et cela seulement, n'est-ce pas, depuis que Tétrik, le gouverneur de Gascogne, parent et ami de Victoria, a fait un dernier voyage au camp? Jusqu'alors on avait aimé le jeune général, malgré les faiblesses de son âge.
–C'est vrai; il était si bon, si brave, si avenant pour chacun! Il était si beau à cheval! il avait une si fière tournure militaire! Nous l'aimions comme notre enfant, ce jeune capitaine! nous l'avions vu naître et fait danser tout petit sur nos genoux aux veillées du camp; plus tard, nous fermions les yeux sur ses faiblesses, car les pères sont toujours indulgents; mais pour des indignités, pas d'indulgence!
–Et de ces indignités, – repris-je, de plus en plus frappé de cette circonstance qui, rappelant à mon esprit certains souvenirs, éveillait aussi en moi une vague défiance, – et de ces indignités, il n'existe pas d'autre preuve que la parole du secrétaire de Tétrik?
–Ce secrétaire nous a rapporté les paroles de son maître, rien de plus.
Pendant cet entretien, auquel je prêtais une attention de plus en plus vive, notre barque, conduite par les quatre vigoureux rameurs, avait traversé le Rhin dans toute sa largeur; les soldats tournaient le dos à la rive où nous allions aborder; moi, j'étais tellement absorbé par ce que j'apprenais de la désaffection croissante de l'armée à l'égard de Victorin, que je n'avais pas songé à jeter les yeux sur le rivage, dont nous approchions de plus en plus… Soudain j'entendis une foule de sifflements aigus retentir autour de nous, et je m'écriai:
–Jetez-vous à plat sur vos bancs!
Il était trop tard; une volée de longues flèches criblait notre bateau: l'un des rameurs fut tué, tandis que Douarnek, qui pour ramer tournait le dos à l'avant de la barque, reçut un trait dans l'épaule.
–Voilà comme les Franks accueillent les parlementaires en temps de trêve, – dit le vétéran sans discontinuer de ramer et même sans retourner la tête; – c'est la première fois que je suis frappé par derrière; cette flèche dans le dos sied mal à un soldat; arrache-moi-la vite, camarade, – ajouta-t-il en s'adressant au rameur devant lequel il était placé.
Mais Douarnek, malgré ses efforts, manoeuvrait sa rame avec moins de vigueur; et quoique la plaie fût légère, son sang coulait avec abondance.
–Je te l'avais bien dit, Scanvoch, – reprit-il, – que tes branchages de paix nous seraient de mauvais remparts contre la traîtrise de ces écorcheurs franks… Allons, enfants, ferme à nos rames, puisque nous ne sommes plus que trois; car notre camarade, qui se débat le nez sur son banc, ne peut plus compter pour un rameur!
Douarnek n'avait pas achevé ces paroles, que, m'élançant à l'avant de la barque en passant par dessus le corps du soldat qui rendait le dernier soupir, je saisis une des branches de chêne et l'agitai au-dessus de ma tête en signal de paix.
Une seconde volée de flèches, partie de derrière un escarpement de la rive, répondit à mon signal: l'une m'effleura le bras, l'autre s'émoussa sur mon casque de fer; mais aucun soldat ne fut atteint. Nous étions alors à peu de distance du rivage; je me jetai à l'eau; elle me montait jusqu'aux épaules, et je dis à Douarnek:
–Fais force de rames pour te mettre hors de portée des flèches, puis tu ancreras le bateau, et vous m'attendrez sans danger… Si après le coucher du soleil je ne suis pas de retour, retourne au camp, et dis à Victoria que j'ai été fait prisonnier ou massacré par les Franks; elle prendra soin de ma femme Ellèn et de mon fils Aëlguen…
–Cela me fâche de te laisser aller seul parmi ces écorcheurs, ami Scanvoch, – dit Douarnek; – mais nous faire tuer avec toi, c'est t'ôter tout moyen de revenir à notre camp, si tu as le bonheur de leur échapper… Bon courage Scanvoch… à ce soir…
Et la barque s'éloigna rapidement pendant que je gagnais le rivage.
CHAPITRE II
Le camp des Franks. -Les guerriers noirs.-Les écorcheurs. – Les uns veulent faire bouillir Scanvoch, les autres l'écorcher vif. – Moyen de concilier ces deux avis proposé par l'un des chefs. – Aspect du camp et des moeurs des Franks. – La clairière. – Divinités infernales. – La cuve d'airain. -Elwig, la prêtresse, et Riowag, le chef des guerriers noirs. – Coquetterie sauvage. – Inceste et fratricide. – Le trésor. -Neroweg, l'aigle terrible.-Message de Victoria. – Comment les Franks traitent un messager de paix. – Invocation aux dieux infernaux. – La caverne.
À peine eus-je touché le bord, tenant ma branche d'arbre à la main, que je vis sortir des rochers, où ils étaient embusqués, un grand nombre de Franks, appartenant à ces hordes de leur armée, qui portent des boucliers noirs, des casaques de peau de mouton noires, et se teignent les bras, les jambes et la figure, afin de se confondre avec les ténèbres lorsqu'ils sont en embuscade ou qu'ils tentent une attaque nocturne 49. Leur aspect était d'autant plus étrange et hideux, que les chefs de ces hordes noires avaient sur le front, sur les joues et autour des yeux des tatouages d'un rouge éclatant… Je parlais assez bien la langue franque, ainsi que plusieurs officiers et soldats de l'armée, depuis longtemps habitués dans ces parages.
Les guerriers noirs, poussant des hurlements sauvages, m'entourèrent de tous côtés, me menaçant de leurs longs couteaux, dont les lames étaient noircies au feu.
–La trêve est conclue depuis plusieurs jours, – leur ai-je crié. – Je viens, au nom du chef de l'armée gauloise, porter un message aux chefs de vos hordes… conduisez-moi vers eux… Vous ne tuerez pas un homme désarmé…
Et en disant cela, convaincu de la vanité d'une lutte, j'ai tiré mon épée et l'ai jetée au loin; aussitôt, ces barbares se précipitèrent sur moi en redoublant leurs cris de mort… Quelques-uns détachèrent les cordes de leurs arcs, et, malgré mes efforts, me renversèrent et me garrottèrent, il me fut impossible de faire un mouvement.
–Écorchons-le, – dit l'un; – nous porterons sa peau sanglante au grand chef Néroweg; elle lui servira de bandelettes pour entourer ses jambes.
Je savais qu'en effet les Franks enlevaient souvent, avec beaucoup de dextérité, la peau de leurs prisonniers, et que les chefs de hordes se paraient triomphalement de ces dépouilles humaines. La proposition de l'écorcheur fut accueillie par des cris de joie; ceux qui me tenaient garrotté cherchèrent un endroit convenable pour mon supplice, tandis que d'autres aiguisaient leurs couteaux sur les cailloux du rivage…
Soudain le chef de ces écorcheurs s'approcha lentement de moi; il était horrible à voir: un cercle tatoué d'un rouge vif entourait ses yeux et rayait ses joues; on aurait dit des découpures sanglantes sur ce visage noirci. Ses cheveux, relevés à la mode franque autour de son front, et noués au sommet de sa tête, retombaient derrière ses épaules comme la crinière d'un casque, et étaient devenus d'un fauve cuivré, grâce à l'usage de l'eau de chaux dont se servent ces barbares pour donner une couleur ardente à leurs cheveux et à leur barbe. Il portait au cou et aux poignets un collier et des bracelets d'étain grossièrement travaillés; il avait pour vêtement une casaque de peau de mouton noire; ses jambes et ses cuisses étaient aussi enveloppées de peaux de mouton, assujetties avec des bandelettes de peau croisées les unes sur les autres. À sa ceinture pendait une épée et un long couteau. Après m'avoir regardé pendant quelques instants, il leva la main, puis l'abaissa sur mon épaule en disant:
–Moi, je prends et garde ce Gaulois pour Elwig!
Les sourds murmures de plusieurs guerriers noirs accueillirent ces paroles de leur chef. Celui-ci reprit d'une voix plus éclatante encore:
–Riowag prend ce Gaulois pour la prêtresse Elwig; il faut à Elwig un prisonnier pour ses augures.
L'avis du chef parut accepté par la majorité des guerriers noirs, car une foule de voix répétèrent:
–Oui, oui, il faut garder ce Gaulois pour Elwig…
–Il faut le conduire à Elwig!..
–Depuis plusieurs jours elle ne nous a pas fait d'augures…
–Et nous, nous ne voulons pas livrer ce prisonnier à Elwig; non, nous ne le voulons pas, nous qui les premiers nous sommes emparés de ce Gaulois, – s'écria l'un de ceux qui m'avaient garrotté; – nous voulons l'écorcher pour faire hommage de sa peau au grand chef Néroweg…
Peu m'importait le choix: être écorché vif ou être mis à bouillir dans une cuve d'airain; je ne sentais pas le besoin de manifester ma préférence, et je ne pris nulle part au débat. Déjà ceux qui me voulaient écorcher regardaient d'un air farouche ceux qui voulaient me faire bouillir, et portaient la main à leurs couteaux, lorsqu'un guerrier noir, homme de conciliation, dit au chef:
–Riowag, tu veux livrer ce Gaulois à la prêtresse Elwig?
–Oui, – répondit le chef, – oui… je le veux.
–Et vous autres, – poursuivit-il, – vous voulez offrir la peau de ce Gaulois au grand chef Néroweg?
–Nous le voulons!..
–Vous pouvez être tous satisfaits…
Un grand silence se fit à ces mots de conciliation; il continua:
–Écorchez-le vif d'abord et vous aurez sa peau… Elwig fera bouillir ensuite le corps dans sa chaudière.
Ce moyen terme sembla d'abord satisfaire les deux partis; mais Riowag, le chef des guerriers noirs, reprit:
–Ne savez-vous pas qu'il faut à Elwig un prisonnier vivant, pour que ses augures soient certains? et vous ne lui donnerez qu'un cadavre en écorchant d'abord ce Gaulois…
Puis il ajouta d'une voix éclatante:
–Voulez-vous vous exposer au courroux des dieux infernaux en leur dérobant une victime?
À cette menace, un sourd frémissement courut dans la foule; le parti des écorcheurs parut lui-même céder à une terreur superstitieuse.
Le même homme de conciliation qui avait proposé de me faire écorcher et ensuite bouillir reprit:
–Les uns veulent faire offrande de ce Gaulois au grand chef Néroweg, les autres à la prêtresse Elwig; mais donner à l'une, c'est donner à l'autre: Elwig n'est-elle pas la soeur de Néroweg?..
–Et il serait le premier à vouer ce Gaulois aux dieux infernaux pour les rendre propices à nos armes, – dit Riowag.
Puis, se tournant vers moi, il ajouta d'un ton impérieux:
–Enlevez ce Gaulois sur vos épaules, et suivez-moi…
–Nous voulons ses dépouilles, – dit un de ceux qui s'était un des premiers emparé de moi, – nous voulons son casque, sa cuirasse, ses braies, sa ceinture, sa chemise; nous voulons tout, jusqu'à sa chaussure.
–Ce butin vous appartient, – répondit Riowag. – Vous l'aurez puisque Elwig dépouillera ce Gaulois de tous ses vêtements pour le mettre dans sa chaudière.
–Nous allons te suivre, Riowag, – reprirent-ils; – d'autres que nous s'empareraient des dépouilles du Gaulois.
–Oh! race pillarde, – m'écriai-je, – il est dommage que ma peau ne soit d'aucune valeur, car au lieu de la vouloir donner à votre chef, vous l'iriez vendre si vous pouviez.
–Oui, nous te l'arracherions ta peau, si tu ne devais être mis dans la chaudière d'Elwig.
Mes perplexités cessaient, je connaissais mon sort, je serais bouilli vif; je me serais résigné sans mot dire à une mort vaillante ou utile, mais cette mort me semblait si stérile, si absurde, que, voulant tenter un dernier effort, je dis au chef des guerriers noirs:
–Tu es injuste… plusieurs fois des guerriers franks sont venus dans le camp gaulois demander des échanges de prisonniers; ces Franks ont toujours été respectés; nous sommes en trêve, et en temps de trêve on ne met à mort que les espions qui s'introduisent furtivement dans un camp… Moi, je suis venu ici à la face du soleil, une branche d'arbre à la main, au nom de Victorin, fils de Victoria, la grande; j'apporte de leur part un message aux chefs de l'armée franque… Prends garde! si tu agis sans leur ordre, ils regretteront de ne pas m'avoir entendu, et ils pourront te faire payer cher ta trahison envers ce qui est partout respecté: un soldat sans armes qui vient en temps de trêve, en plein jour, le rameau de paix à la main.
À mes paroles, Riowag répondit par un signe, et quatre guerriers noirs, m'enlevant sur leurs épaules, m'emportèrent, suivant les pas de leur chef, qui se dirigea vers le camp des Franks d'un air solennel.
Au moment où ces barbares me soulevaient sur leurs épaules, j'entendis l'un de ceux qui voulaient m'écorcher vif dire à l'un de ses compagnons en termes grossiers:
–Riowag est l'amant d'Elwig; il veut lui faire présent de ce prisonnier…
J'ai compris dès lors que Riowag, le chef des guerriers noirs, étant l'amant de la prêtresse Elwig, lui faisait galamment hommage de ma personne, de même que dans notre pays les fiancés offrent une colombe ou un chevreau à la jeune fille qu'ils aiment.
(Une chose t'étonnera peut-être dans ce récit, mon enfant, c'est que j'y mêle des paroles presque plaisantes, lorsqu'il s'agit de ces événements redoutables pour ma vie… Ne pense pas que ce soit parce qu'à cette heure où j'écris ceci j'ai échappé à tout danger… non… même au plus fort de ces périls, dont j'ai été délivré comme par prodige, ma liberté d'esprit était entière, la vieille raillerie gauloise, naturelle à notre race, mais longtemps engourdie chez nous par la honte et les douleurs de l'esclavage, m'était ainsi qu'à d'autres revenue pour ainsi dire avec notre liberté… Ainsi les réflexions que tu verras parfois se produire au moment où la mort me menaçait étaient sincères, et par suite de ma disposition d'esprit et de ma foi dans cette croyance de nos pères, que l'homme ne meurt jamais… et qu'en quittant ce monde-ci il va revivre ailleurs…)
Porté sur les épaules des quatre guerriers noirs, je traversai donc une partie du camp des Franks; ce camp immense, mais établi sans aucun ordre, se composait de tentes pour les chefs, et de tentes pour les soldats; c'était une sorte de ville sauvage et gigantesque: çà et là, on voyait leurs innombrables chariots de guerre, abrités derrière des retranchements construits en terre et renforcés de troncs d'arbres; selon l'usage de ces barbares, leurs infatigables petits chevaux maigres, au poil rude, hérissé, ayant un licou de corde pour bride, étaient attachés aux roues des chariots ou arbres dont ils rongeaient l'écorce… Les Franks, à peine vêtus de quelques peaux de bêtes, la barbe et les cheveux graissés de suif, offraient un aspect repoussant, stupide et féroce: les uns s'étendaient aux chauds rayons de ce soleil qu'ils venaient chercher du fond de leurs sombres et froides forêts; d'autres trouvaient un passe-temps à chercher la vermine sur leur corps velu, car ces barbares croupissaient dans une telle fange, que, bien qu'ils fussent campés en plein air, leur rassemblement exhalait une odeur infecte.
À l'aspect de ces hordes indisciplinées, mal armées, mais innombrables, et se recrutant incessamment de nouvelles peuplades, émigrant en masse des pays glacés du nord pour venir fondre sur notre fertile et riante Gaule, comme sur une proie, je songeais, malgré moi, à quelques mots de sinistre prédiction échappés à Victoria; mais bientôt je prenais en grand mépris ces barbares qui, trois ou quatre fois supérieurs en nombre à notre armée, n'avaient jamais pu, depuis plusieurs années, et malgré de sanglantes batailles, envahir notre sol, et s'étaient toujours vus repoussés au delà du Rhin, notre frontière naturelle.
En traversant une partie de ces campements, porté sur les épaules des quatre guerriers noirs, je fus poursuivi d'injures, de menaces et de cris de mort par les Franks qui me voyaient passer; plusieurs fois l'escorte dont j'étais accompagné fut obligée, d'après l'ordre de Riowag, de faire usage de ses armes pour m'empêcher d'être massacré. Nous sommes ainsi arrivés à peu de distance d'un bois épais. Je remarquai, en passant, une hutte plus grande et plus soigneusement construite que les autres, devant laquelle était plantée une bannière jaune et rouge. Un grand nombre de cavaliers vêtus de peaux d'ours, les uns en selle, les autres à pied à côté de leurs chevaux, et appuyés sur leurs longues lances, postés autour de cette habitation, annonçaient qu'un des chefs importants de leurs hordes l'occupait. J'essayai encore de persuader à Riowag, qui marchait à mes côtés, toujours grave et silencieux, de me conduire d'abord auprès de celui des chefs dont j'apercevais la bannière, après quoi l'on pourrait ensuite me tuer; mes instances ont été vaines, et nous sommes entrés dans un bois touffu, puis arrivés au milieu d'une grande clairière. J'ai vu à quelque distance de moi l'entrée d'une grotte naturelle, formée de gros blocs de roche grise, entre lesquels avaient poussé, çà et là, des sapins et des châtaigniers gigantesques; une source d'eau vive, filtrant parmi les pierres, tombait dans une sorte de bassin naturel. Non loin de cette caverne se trouvait une cuve d'airain assez étroite, et de la longueur d'un homme; un réseau de chaînes de fer garnissait l'orifice de cette infernale chaudière; elles servaient sans doute à y maintenir la victime que l'on y mettait bouillir vivante. Quatre grosses pierres supportaient cette cuve, au-dessous de laquelle on avait préparé un amas de broussailles et de gros bois; des os humains blanchis, et dispersés sur le sol, donnaient à ce lieu l'aspect d'un charnier. Enfin, au milieu de la clairière s'élevait une statue colossale à trois têtes, presque informe, taillée grossièrement à coups de hache dans un tronc d'arbre énorme et d'un aspect repoussant.
Riowag fit signe aux quatre guerriers noirs qui me portaient sur leurs épaules de s'arrêter au pied de la statue, et il entra seul dans la grotte, pendant que les hommes de mon escorte criaient:
–Elwig! Elwig!..
–Elwig! prêtresse des dieux infernaux!
–Réjouis-toi, Elwig, nous t'apportons de quoi remplir ta chaudière!
–Tu nous diras tes augures!
–Et tu nous apprendras si la terre des Gaules ne sera pas bientôt la nôtre!
Après une assez longue attente, la prêtresse, suivie de Riowag, apparut au dehors de la caverne.
Je m'attendais à voir quelque hideuse vieille, je me trompais: Elwig était jeune, grande et d'une sorte de beauté sauvage; ses yeux gris, surmontés d'épais sourcils naturellement roux, de même nuance que ses cheveux, étincelaient comme l'acier du long couteau dont elle était armée; son nez en bec d'aigle, son front élevé lui donnaient une physionomie imposante et farouche. Elle était vêtue d'une longue tunique de couleur sombre; son cou et ses bras nus étaient surchargés de grossiers colliers et de bracelets de cuivre, qui, dans sa marche, bruissaient, choqués les uns contre les autres, et sur lesquels, en s'approchant de moi, elle jeta plusieurs fois un regard de coquetterie sauvage. Sur son épaisse et longue chevelure rousse éparse autour de ses épaules, elle portait une espèce de chaperon écarlate, ridiculement imité de la charmante coiffure que les femmes gauloises avaient adoptée. Enfin, je crus remarquer (je ne me trompais pas) chez cette étrange créature ce mélange de hauteur et de vanité puérile particulier aux peuples barbares.
Riowag, debout à quelques pas d'elle, semblait la contempler avec admiration; malgré sa couleur noire et les tatouages rouges sous lesquels son visage disparaissait, ses traits me parurent exprimer un violent amour, et ses yeux brillèrent de joie lorsque, par deux fois, Elwig, me désignant du geste, se retourna vers son amant, le sourire aux lèvres, pour le remercier sans doute de sa sanglante offrande. Je remarquai aussi sur les bras nus de cette infernale prêtresse deux tatouages; ils me rappelèrent un souvenir de guerre.
L'un de ces tatouages représentait deux serres d'oiseau de proie; l'autre, un serpent rouge.
Elwig, tournant et retournant son couteau dans sa main, attachait sur moi ses grands yeux gris avec une satisfaction féroce, tandis que les guerriers noirs la contemplaient d'un air de crainte superstitieuse…
–Femme, – dis-je à la prêtresse, – je suis venu ici sans armes, le rameau de paix à la main, apportant un message aux grands chefs de vos hordes… On m'a saisi et garrotté… Je suis en ton pouvoir… tue-moi si tu le veux… mais auparavant, fais que je parle à l'un de vos chefs… cet entretien importe autant aux Franks qu'aux Gaulois, car c'est Victorin et sa mère Victoria la grande qui m'ont envoyé ici.
–Tu es envoyé ici par Victoria? – s'écria la prêtresse d'un air singulier, – Victoria que l'on dit si belle?
–Oui.
Elwig réfléchit, et après un assez long silence, elle leva ses bras au-dessus de sa tête, brandit son couteau en prononçant je ne sais quelles mystérieuses paroles d'un ton à la fois menaçant et inspiré; puis elle fit signe à ceux qui m'avaient amené de s'éloigner.
Tous obéirent et se dirigèrent lentement vers la lisière du bois dont était entourée la clairière.
Riowag resta seul, à quelques pas de la prêtresse. Se tournant alors vers lui, elle désigna d'un geste impérieux le bois où avaient disparu les autres guerriers noirs. Le chef n'obéissant pas à cet ordre, elle éleva la voix et redoubla son geste, en disant:
–Riowag!
Il insistait encore, tendant vers elle ses mains suppliantes; Elwig répéta d'une voix presque menaçante:
–Riowag! Riowag!
Le chef n'insista plus et disparut aussi dans le bois, sans pouvoir contenir un mouvement de colère.
Je restai seul avec la prêtresse, toujours garrotté, et couché au pied de la statue des divinités infernales. Elwig s'accroupit alors sur ses talons près de moi, et reprit:
–Tu es envoyé par Victoria pour parler aux chefs des Franks?
–Je te l'ai déjà dit.
–Tu es l'un des officiers de Victoria?
–Je suis l'un de ses soldats.
–Elle t'affectionne?
–C'est ma soeur de lait, je suis pour elle un frère.
Ces mots parurent faire de nouveau réfléchir Elwig; elle garda encore le silence, puis continua:
–Victoria regrettera ta mort?
–Comme on regrette la mort d'un serviteur fidèle.
–Elle donnerait beaucoup pour te sauver la vie?
–Est-ce une rançon que tu veux?
Elwig se tut encore, et me dit avec un mélange d'embarras et d'astuce dont je fus frappé:
–Que Victoria vienne demander ta vie à mon frère, il la lui accordera; mais, écoute… on dit Victoria très-belle, les femmes belles aiment à se parer de ces magnifiques bijoux gaulois si renommés… Victoria doit avoir de superbes parures, puisqu'elle est la mère du chef des chefs de ton pays… Dis-lui qu'elle se couvre de ses plus riches ornements, cela réjouira les yeux de mon frère… Il en sera plus clément et accordera ta vie à Victoria.
Je crus dès lors deviner le piége que me tendait la prêtresse de l'enfer, avec cette ruse grossière naturelle aux sauvages; voulant m'en assurer je lui dis, sans répondre à ses dernières paroles:
–Ton frère est donc un puissant chef?
–Il est plus que chef! – me répondit orgueilleusement Elwig; il est roi!
–Nous aussi, du temps de notre barbarie, nous avons eu des rois, et ton frère, comment s'appelle-t-il?
–Néroweg surnommé l'aigle terrible.
–Tu as sur les bras deux figures représentant un serpent rouge et deux serres d'oiseau de proie: pourquoi cela?
–Les pères de nos pères ont toujours, dans notre famille de rois, porté ces signes des vaillants et des subtils: les serres de l'aigle, c'est la vaillance; le serpent, c'est la subtilité… Mais assez parlé de mon frère, – ajouta Elwig avec une sombre impatience, car cet entretien semblait lui peser; – veux-tu, oui ou non, engager Victoria à venir ici?
–Un mot encore sur ton royal frère… Ne porte-t-il pas au front les deux mêmes signes que tu portes sur les bras?
–Oui, – reprit-elle avec une impatience croissante, – oui, mon frère porte une serre d'aigle bleue au-dessus de chaque sourcil, et le serpent rouge en bandeau sur le front, parce que les rois portent un bandeau… Mais assez parlé de Néroweg… assez…
Et je crus voir sur les traits d'Elwig un ressentiment de haine à peine dissimulé en prononçant le nom de son frère; elle continua:
–Si tu ne veux pas mourir, écris à Victoria de venir dans notre camp parée de ses plus magnifiques bijoux. Elle se rendra seule dans un lieu que je te dirai… un endroit écarté que je connais… et moi-même je la conduirai auprès de mon frère, afin qu'elle obtienne ta grâce…
–Victoria venir seule dans ce camp?.. J'y suis venu, moi, comptant sur la franchise de la trêve… le rameau de paix à la main, et l'on a tué l'un de mes compagnons; un autre a été blessé, puis l'on m'a livré à toi garrotté, pour être mis à mort…
–Victoria pourra se faire accompagner d'une petite escorte.
–Qui serait massacrée par tes gens!.. l'embûche est trop grossière.
–Tu veux donc mourir! – s'écria la prêtresse en grinçant les dents de rage et me menaçant de son couteau; – on va rallumer le foyer de la chaudière… Je te ferai plonger vivant dans l'eau magique, et tu y bouilliras jusqu'à la mort… Une dernière fois, choisis… Ou tu vas mourir dans les supplices, ou tu vas écrire à Victoria de se rendre au camp parée de ses plus riches ornements… Choisis!.. – ajouta-t-elle dans un redoublement de rage, en me menaçant encore de son Couteau… – choisis… ou tu vas mourir.
Je savais qu'il n'était pas de race plus pillarde, plus cupide, plus vaniteuse que cette maudite race franque… Je remarquai que les grands yeux gris d'Elwig étincelaient de convoitise chaque fois qu'elle me parlait des magnifiques parures que, selon elle, devait posséder la mère des camps. L'accoutrement ridicule de la prêtresse, la profusion d'ornements sans valeur, dont elle se couvrait avec une coquetterie sauvage, pour plaire sans doute à Riowag, le chef des guerriers noirs; et surtout la persistance qu'elle mettait à me demander que Victoria se rendît au camp couverte de riches ornements; tout me donnait à penser qu'Elwig voulait attirer ma soeur de lait dans un piége pour l'égorger et lui voler ses bijoux. Cette embûche grossière ne faisait pas honneur à l'invention de l'infernale prêtresse; mais sa vaniteuse cupidité pouvait me servir; je lui répondis d'un air indifférent:
–Femme, tu veux me tuer si je n'engage pas Victoria à venir ici? Tue-moi donc… fais bouillir ma chair et mes os… tu y perdras plus que tu ne sais, puisque tu es la soeur de Néroweg, l'aigle terrible, un des plus grands rois de vos hordes!..
–Que perdrai-je?
–De magnifiques parures gauloises!
–Des parures… Quelles parures? – s'écria Elwig d'un air de doute, quoique ses yeux brillassent plus que jamais de convoitise. – De quelles parures parles-tu?..
–Crois-tu que Victoria, la grande, en envoyant ici son frère de lait porter un message aux rois des Franks, ne leur ait pas envoyé, en gage de trêve, de riches présents pour leurs femmes et leurs soeurs, qui les ont accompagnés ou qui sont restées en Germanie?..
Elwig bondit sur ses talons, se releva d'un saut, jeta son couteau, frappa dans ses mains, poussa des éclats de rire presque insensés, puis s'accroupit de nouveau près de moi, me disant d'une voix entrecoupée, haletante:
–Des présents? tu apportes des présents?.. quels sont-ils? où sont-ils?..
–Oui, j'apporte des présents capables d'éblouir une impératrice: colliers d'or ornés d'escarboucles, pendants d'oreilles de perles et de rubis, bracelets, ceintures et couronnes d'or, si chargés de pierreries, qu'ils resplendissent de tous les feux de l'arc-en-ciel… ces chefs-d'oeuvre de nos plus habiles orfévres gaulois… Je les apportais en présent… et puisque ton frère Néroweg, l'aigle terrible, est le plus puissant roi de vos hordes, tu aurais eu la plus grosse part de ces richesses…